Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 087

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Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 304-307).
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LXXXVII

Géologie


À cette époque, il arriva un malheur : Viegas mourut. Il mourut tout à coup, chargé de soixante-dix hivers, suffoquant d’asthme, désarticulé par le rhumatisme, avec une lésion du cœur par-dessus le marche. Ce fut un des fins appréciateurs de notre intrigue. Virgilia fondait de grandes espérances sur ce vieux parent, avare comme un sépulcre : elle comptait bien qu’il laisserait quelque héritage, non pas à elle, mais à son fils. Lobo Neves, s’il nourrissait les mêmes espérances, les étouffait ou tout au moins les dissimulait. Il faut bien le dire, il y avait chez Lobo Neves une certaine dignité fondamentale, une couche de granit, qui résistait au commerce des hommes. Quant aux autres couches plus superficielles, le torrent limoneux de la vie les a emportées. Si le lecteur se souvient du chapitre xxiii, il remarquera que pour la seconde fois je compare la vie à un torrent boueux ; mais cette fois, j’ajoute un adjectif : perpétuel. Et Dieu sait la puissance d’un adjectif, principalement dans un pays nouveau et chaud.

C’est une nouveauté dans ce livre que l’étude de la géologie morale de Lobo Neves, et probablement aussi du monsieur qui est en train de me lire. Oui, ces couches du caractère, que la vie altère, conserve ou dissout, ces couches mériteraient qu’on leur consacrât un chapitre, et si je ne l’écris point, c’est pour ne pas allonger cette narration. Je dirai seulement que l’homme le plus honnête que j’ai rencontré dans ma vie fut un certain Jacob Medeiros ou Jacob Valladares, je ne me rappelle plus bien ; Jacob Rodriguez je crois : enfin Jacob. C’était la probité en personnes. Il aurait pu devenir riche ; il lui eût suffi de vaincre un petit scrupule ; il ne voulut pas ; et il laissa échapper quatre cents contos, ce qui est un joli denier. Sa probité était tellement exemplaire, qu’elle en arrivait à être minutieuse et fatigante. Un jour que nous nous trouvions chez lui en tête à tête, et causant allègrement, on vint lui dire que le Dr B…, qui n’était pas amusant tous les jours, demandait à le voir. Jacob fit répondre qu’il n’y était pas.

— Ça ne prend pas, cria une voix dans le corridor ; je suis déjà dans la place.

C’était effectivement le Dr B… qui apparut à la porte du salon. Jacob alla à sa rencontre, en affirmant qu’il avait entendu le nom d’une autre personne, car il avait le plus grand plaisir à le voir. Ces protestations nous valurent une heure d’ennui mortel. Jacob tira sa montre de sa poche, et le Dr B… lui demanda s’il allait sortir.

— Avec ma femme, dit Jacob.

B… s’en alla, et nous respirâmes. Quand nous eûmes fini de respirer, je dis à Jacob qu’il venait de mentir quatre fois, en moins de deux heures : d’abord en faisant dire qu’il n’y était pas, ensuite en feignant une trompeuse allégresse ; troisièmement en disant qu’il allait sortir ; quatrièmement en ajoutant : « avec ma femme ». Jacob réfléchit un instant : ensuite il se rendit à la justesse de mon observation ; mais il s’excusa en disant que la véracité absolue est incompatible avec un état social avancé, et que la paix d’une cité civilisée ne se peut obtenir que par des mensonges réciproques… Ah ! je me rappelle, maintenant : il s’appelait Jacob Tavares.