Mémoires sur la vie privée de Marie-Antoinette/Tome 2/6

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CHAPITRE XVII.

Première fédération. — Tentatives d’assassinat contre la reine. — Autre projet formé pour l’empoisonner. — Paroles remarquables de cette princesse. — Scène touchante. — Relation de l’affaire de Nancy écrite par madame Campan, la nuit dans la salle du conseil, sous la dictée du roi. — Madame Campan devient l’objet de dénonciations calomnieuses. — Marques de confiance que lui donne la reine. — Entrevue de cette princesse avec Mirabeau, dans les jardins de Saint-Cloud. — Il traite avec la cour. — Dérisions du parti révolutionnaire. — Pierres de la Bastille offertes au dauphin. — La reine sent augmenter son aversion pour M. de La Fayette. — Projet qu’avaient les princes de rentrer en France par Lyon. — Imprudences des personnes dévouées à la reine. — Anecdote relative à M. de La Fayette. — Départ de Mesdames. — Mort de Mirabeau.

On se rendit à Paris pour la première fédération, le 14 juillet, anniversaire de la prise de la Bastille. Quelle étonnante réunion que celle de quatre cent mille hommes, dont il n’y en avait peut-être pas deux cents qui ne crussent que le roi trouvait son bonheur et sa gloire dans l’ordre de choses qui s’établissait ! L’amour qu’on lui portait, à l’exception de ceux qui avaient médité sa ruine, était encore dans toute sa force dans le cœur de tous les Français des départemens ; mais si j’en juge par ceux que j’ai eu occasion de voir, il était totalement impossible de les éclairer et de les faire sortir de leur enchantement ; ils aimaient autant le roi que la constitution, et la constitution autant que le roi ; et l’on ne pouvait plus, dans leur esprit et dans leur cœur, séparer l’un de l’autre[1].

La cour revint à Saint-Cloud après la fédération : un scélérat, nommé Rotondo, s’y introduisit dans le dessein d’assassiner la reine. On a su qu’il avait pénétré jusque dans les jardins intérieurs : la pluie empêcha Sa Majesté de sortir ce jour-là. M. de La Fayette, qui avait eu connaissance de ce complot, donna les consignes les plus sévères à tous les factionnaires ; et le signalement de ce monstre fut répandu dans le palais, par l’ordre du général. J’ignore comment on parvint à le soustraire au supplice. Une contre-police, qui appartenait au roi, découvrit aussi qu’il se tramait un projet d’empoisonner la reine. Elle m’en parla sans la moindre émotion, ainsi qu’à son premier médecin, M. Vicq-d’Azyr. Mais nous cherchâmes, lui et moi, quelles précautions il fallait prendre : il se reposait beaucoup sur l’extrême sobriété de la reine ; cependant, il me conseilla d’avoir toujours à ma portée une bouteille d’huile d’amandes douces, que je ferais renouveler de temps en temps ; cette huile et le lait étant, comme on sait, le contre-poison le plus sûr pour les déchiremens qu’excitent les corrosifs. La reine avait une habitude qui inquiétait particulièrement M. Vicq-d’Azyr : du sucre en poudre se trouvait toujours sur la commode de la chambre de Sa Majesté ; et souvent, sans même appeler personne, elle en mettait des cuillerées dans un verre d’eau, lorsqu’elle voulait boire. Il fut convenu que je ferais râper une grande quantité de sucre chez moi ; que j’en aurais toujours des cornets dans mon sac, et que trois ou quatre fois dans le jour, lorsque je me trouverais seule dans la chambre de Sa Majesté, je le substituerais à celui du sucrier. Nous savions que la reine eût empêché toute précaution de ce genre, mais nous ignorions son motif. Un jour, elle me surprit seule, faisant l’échange dont je viens de parler, et me dit qu’elle jugeait bien que c’était une opération concertée entre moi et M. Vicq-d’Azyr ; mais que je prenais une peine bien inutile : « Souvenez-vous, ajouta-t-elle, qu’on n’emploiera pas un grain de poison contre moi. Les Brinvilliers ne sont pas de ce siècle-ci ; on a la calomnie qui vaut beaucoup mieux pour tuer les gens ; et c’est par elle qu’on me fera périr. »

Pendant que des avertissemens aussi tristes et les projets les plus criminels affligeaient et flétrissaient le cœur de cette infortunée princesse, des témoignages les plus sincères d’attachement pour sa personne et pour la cause du roi, venaient souvent lui offrir d’agréables illusions, ou le spectacle touchant des larmes que ses malheurs faisaient répandre. Un jour, pendant ce même voyage de Saint-Cloud, je fus témoin d’une scène bien attendrissante, et que nous eûmes soin de ne pas divulguer. Il était quatre heures après-midi, la garde n’était pas montée, il n’y avait presque personne ce jour-là à Saint-Cloud, et je faisais une lecture à la reine qui travaillait à son métier dans une pièce de son appartement dont un balcon donnait sur la cour. Les fenêtres étaient fermées ; nous entendîmes cependant un bruit sourd formé par un grand nombre de voix qui semblaient n’articuler que des sons étouffés. La reine me dit d’aller voir ce que c’était ; je levai le rideau de mousseline, et j’aperçus, au-dessous du balcon, plus de cinquante personnes : cette réunion était composée de femmes, jeunes et vieilles, parfaitement mises dans le costume en usage à la campagne ; de vieux chevaliers de Saint-Louis, de jeunes chevaliers de Malte et de quelques ecclésiastiques. Je dis à la reine que c’était probablement une réunion de plusieurs sociétés des campagnes voisines, qui désiraient la voir. Elle se leva, ouvrit la fenêtre et parut sur le balcon : voilà tous ces braves gens qui lui disent à voix basse : « Ayez du courage, Madame, les bons Français souffrent pour vous et avec vous ; ils prient pour vous, le Ciel les exaucera ; nous vous aimons, nous vous respectons, nous révérons notre vertueux roi. » La reine fondait en larmes, et avait porté son mouchoir sur les yeux. « Pauvre reine ! elle pleure ! » disaient les femmes et les jeunes filles : mais la crainte de compromettre Sa Majesté et même les personnes qui lui montraient tant d’amour, m’inspira de prendre la main de Sa Majesté, avec le signe de vouloir la faire rentrer dans sa chambre ; et, en levant les yeux, je fis entendre à cette estimable société que la prudence dictait ma démarche. On le jugea ainsi, car j’entendis : Elle a raison cette dame ; et puis des : Adieu, Madame ; et tout cela avec des accens d’un sentiment si vrai et si douloureux, qu’en me les rappelant, au bout de vingt ans, j’en suis encore attendrie.

Quelques jours après arriva l’insurrection de Nancy. On n’en a connu que le motif apparent ; il y en avait un autre dont j’aurais pu être bien informée, si le trouble extrême que j’éprouvai à ce sujet ne m’eût pas ôté la faculté d’y faire attention : je vais tâcher de m’expliquer. Dans les premiers jours de septembre, la reine, en se couchant, m’ordonna de laisser sortir tout son service, et de rester près d’elle : lorsque nous fûmes seules, elle me dit : « À minuit le roi viendra ici. Vous savez qu’il vous a toujours distinguée ; il vous donne la marque de confiance de vous choisir pour écrire, sous sa dictée, tout le récit de l’affaire de Nancy. Il faut qu’il en ait plusieurs copies. » À minuit, le roi entra chez la reine, et me dit en souriant : « Vous ne vous attendiez pas à être mon secrétaire, et cela pendant la nuit. » Je suivis le roi ; il me conduisit dans la salle du conseil. J’y trouvai un cahier de papier, un encrier, des plumes, tout cela préparé. Il s’assit à côté de moi, et me dictait le rapport du marquis de Bouillé, qu’il copiait en même temps. Ma main tremblait, j’avais de la peine à écrire ; mes réflexions me laissaient à peine l’attention nécessaire pour écouter le roi. Cette grande table, ce tapis de velours, ces siéges qui ne devaient servir qu’aux premiers conseillers du souverain ; ce qu’avait été ce séjour, ce qu’il était dans ce moment où le roi employait une femme à des fonctions qui avaient si peu de rapport avec ses devoirs ordinaires ; les malheurs qui l’avaient amené à cette nécessité ; ceux que mon amour et mes craintes pour mes souverains me faisaient encore redouter : toutes ces idées me firent une telle impression, que, rentrée dans l’appartement de la reine, je ne pus, du reste de la nuit, retrouver le sommeil, ni me ressouvenir de ce que j’avais écrit.

Plus je voyais que j’avais le bonheur d’être de quelque utilité à mes maîtres, plus j’observais de vivre seulement avec ma famille, et jamais je ne me permettais aucun entretien qui pût faire connaître l’intimité dans laquelle j’étais admise ; mais rien ne reste ignoré à la cour, et je me vis bientôt de nombreux ennemis. Les moyens de desservir, surtout auprès des rois, ne sont que trop faciles ; ils l’étaient devenus bien plus encore, depuis que le seul soupçon de communication avec des partisans de la révolution pouvait faire perdre l’estime et la confiance du roi et de la reine : heureusement que ma conduite me préservait auprès d’eux des dangers de la calomnie. J’avais quitté Saint-Cloud depuis deux jours, lorsque je reçus, à Paris, un billet de la reine, qui contenait ces mots : « Venez de suite à Saint-Cloud, j’ai à vous communiquer quelque chose qui vous intéresse. » Je partis à l’instant. Sa Majesté me dit qu’elle avait un sacrifice à me demander : je lui répondis qu’il était fait. Elle me dit qu’il s’agissait de renoncer à la société d’un ami ; que cela était pénible, mais qu’il le fallait essentiellement pour moi ; que pour elle, peut-être lui aurait-il convenu qu’un député, homme d’esprit, fût reçu habituellement chez moi, ce qui pouvait lui être fort utile ; mais qu’elle ne pensait en ce moment qu’à mes propres intérêts. La reine m’apprit alors que les dames du palais, la veille au soir, l’avaient assurée que M. de Beaumetz, député de la noblesse d’Artois, qui s’était rangé du côté gauche de l’Assemblée, passait sa vie chez moi. Voyant sur quelles fausses bases on avait voulu me rendre un mauvais service, je répondis respectueusement, mais en souriant, qu’il m’était impossible de faire à Sa Majesté le sacrifice qu’elle exigeait de moi ; que M. de Beaumetz, homme de beaucoup d’esprit, n’avait pas pris la résolution de se ranger au côté gauche de l’Assemblée pour venir se dépopulariser, en passant son temps chez la première femme de la reine, et que depuis le 1er octobre 1789, je ne l’avais aperçu qu’au spectacle et dans les promenades, sans même qu’il fût venu m’y parler ; que cette conduite m’avait paru toute naturelle ; que, voulant plaire au parti populaire, ou se faire gagner par la cour, il ne devait pas agir autrement à mon égard. La reine termina cette explication en disant : « Oh ! c’est juste, cent fois juste ! On a fort mal choisi cette occasion de vous nuire ; mais observez-vous dans vos moindres démarches. Vous voyez que la confiance que nous vous accordons, le roi et moi, vous fait de puissans ennemis. »

Les communications secrètes qui existaient toujours entre la cour et Mirabeau, finirent par l’amener à une entrevue avec la reine dans les jardins de Saint-Cloud[2]. Il partit de Paris, à cheval, sous prétexte de se rendre à la campagne, chez un de ses amis, M. de Clavières ; mais il s’arrêta à une porte des jardins de Saint-Cloud, et fut conduit, je ne sais par qui, vers un endroit où la reine l’attendait seule, dans la partie la plus élevée de ses jardins particuliers. Elle me raconta qu’elle l’avait abordé en lui disant : « Auprès d’un ennemi ordinaire, d’un homme qui aurait juré la perte de la monarchie, sans apprécier l’utilité dont elle est pour un grand peuple, je ferais en ce moment la démarche la plus déplacée ; mais quand on parle à un Mirabeau, etc...... » Cette pauvre reine était charmée d’avoir trouvé cette manière de le placer au-dessus de tous, et, en me confiant les détails de cette entrevue, elle me disait : « Savez-vous que ces mots, un Mirabeau, ont paru le flatter infiniment. » Cependant, selon moi, c’était le flatter bien peu, car son esprit a fait plus de mal qu’il n’eût jamais pu faire de bien. Il avait quitté la reine en lui disant avec enthousiasme : « Madame, la monarchie est sauvée[3] ! » Ce fut bientôt après que Mirabeau dut recevoir des sommes très-considérables. Il le laissa trop apercevoir par l’augmentation de sa dépense. Déjà quelques-uns de ses propos, sur la nécessité d’arrêter les factieux, circulaient dans la société. Invité un jour à dîner avec une personne très-attachée à la reine, il sut que cette personne s’était retirée en apprenant qu’il était un des convives ; les maîtres de la maison se plurent à le lui dire, et l’on fut très-étonné de l’entendre louer le convive absent, et assurer qu’à sa place, il en aurait fait autant ; mais il ajouta qu’on n’avait qu’à inviter de nouveau cette personne dans quelques mois, et qu’on la ferait dîner avec le restaurateur de la monarchie. Mirabeau oubliait que le mal était plus aisé à faire que le bien, et se croyait en politique l’Atlas du monde entier.

Les outrages et même la moquerie se mêlaient sans cesse à la marche audacieuse des révolutionnaires : l’usage était de donner des aubades sous les fenêtres du roi le jour de l’an. La musique de la garde nationale s’y rendit ce jour-là 1791 : voulant faire allusion à la liquidation des dettes de l’État, décrétée par l’Assemblée, elle joua uniquement, à plusieurs reprises, l’air de l’opéra-comique des Dettes, dont le refrain est : Mais nos créanciers sont payés ; c’est ce qui nous console.

Ce même jour, des vainqueurs de la Bastille, grenadiers de la garde parisienne, précédés d’une musique militaire, vinrent présenter pour étrennes au jeune dauphin un domino fait de pierre et de marbre de cette prison d’État. La reine me donna ce sinistre bijou, en me disant de le conserver, qu’il serait curieux pour l’histoire du temps de la révolution. Sur le couvercle étaient gravés de mauvais vers dont voici le sens : Des pierres de ces murailles, qui renfermaient d’innocentes victimes du pouvoir arbitraire, ont été transformées en jouet pour vous être offert, Monseigneur, comme un hommage de l’amour du peuple, et pour vous apprendre quelle est sa puissance.

La reine disait que la passion de la popularité condamnait M. de La Fayette à se prêter indistinctement à toutes les impertinences populaires. Son aversion pour ce général augmentait de jour en jour, au point que, vers la fin de la révolution, lorsqu’il parut vouloir soutenir le trône ébranlé, elle ne voulut jamais tenir de lui un si grand service.

L’émigration avait déjà beaucoup éloigné de monde ; des gens qui, avant cette époque, n’auraient jamais osé prétendre à quelque emploi distingué, cherchaient, sous prétexte de zèle pour la cause du roi, à s’approcher de l’intérieur des Tuileries. J’ai connu beaucoup de ces gens-là ; quelques-uns n’étaient que de misérables intrigans ; d’autres avaient de bonnes intentions, mais manquaient des lumières qui auraient pu les rendre utiles.

M. de J***, colonel attaché à l’état-major de l’armée, eut le bonheur de rendre plusieurs services à la reine, et s’acquitta avec la discrétion et la dignité convenables de plusieurs missions importantes[4]. Leurs Majestés avaient la plus grande confiance en lui, quoique souvent la sagesse de ses craintes, quand il s’agissait de projets inconsidérés, l’eût fait taxer, par des imprudens et des ennemis, de suivre les principes des constitutionnels. Envoyé à Turin, il eut de la peine à dissuader les princes du projet qu’ils avaient, à cette époque, de rentrer en France par Lyon, avec une très-faible armée ; et lorsque, dans un conseil qui se prolongea jusqu’à trois heures du matin, il eut fait voir ses instructions, et démontré que cette démarche exposerait le roi, le seul comte d’Artois se prononça contre le plan, qui était de M. le prince de Condé.

Parmi les employés d’un ordre subalterne, que les circonstances critiques initièrent dans les affaires importantes, s’était introduit un M. de Goguelat, ingénieur géographe à Versailles, très-bon dessinateur. Il avait fait pour la reine des plans de Saint-Cloud et de Trianon ; elle en fut très-contente, et fit admettre cet ingénieur dans le corps de l’état-major de l’armée. Au commencement de la révolution, il fut envoyé au comte d’Esterhazy, à Valenciennes, en qualité d’aide-de-camp. Ce dernier grade lui avait été donné uniquement pour l’éloigner de Versailles, où, pendant les premiers mois de l’assemblée des états-généraux, il avait compromis la reine. Voulant faire remarquer son dévouement pour les intérêts du roi, il allait sans cesse aux tribunes de l’assemblée, y frondait tout haut les motions des députés, et revenait aux antichambres de la reine, où il répétait tout ce qu’il venait d’entendre, ou ce qu’il avait eu l’imprudence de dire.

J’avais averti la reine du mauvais effet que produisait l’exaltation de cet officier ; elle partagea mon opinion sur les dangers que j’y voyais. Mais, malheureusement, en éloignant M. de Goguelat, elle conserva l’idée que, dans un cas périlleux et qui exigerait un grand dévouement, cet homme serait utile à employer. On lui donna, en 1791, la commission de contribuer, de concert avec M. le marquis de Bouillé, à l’évasion du roi[5].

Non-seulement beaucoup d’hommes à projets cherchaient à s’introduire auprès de la reine, mais madame Élisabeth avait aussi des communications avec plusieurs particuliers qui se mêlaient de faire des plans pour la conduite de la cour. Le baron de Gilliers, M. de Vanoise, étaient de ce nombre ; ils se rendaient chez la baronne de Mackau, où la princesse passait presque toutes les soirées. La reine n’aimait pas ces réunions où madame Élisabeth pouvait adopter des vues qui étaient manifestement opposées aux intentions du roi ou aux siennes.

La reine donnait souvent des audiences à M. de La Fayette. Un jour qu’il était dans ses cabinets intérieurs, ses aides-de-camp se promenaient en l’attendant dans le grand cabinet où se tenait le service. Quelques jeunes femmes imprudentes se plaisaient à dire, avec le projet d’être entendues par ces officiers, qu’il était bien inquiétant de voir la reine seule avec un rebelle et un brigand. Je souffrais de ces inconséquences qui produisaient toujours de mauvais effets, et je leur imposai silence. Une d’elles insistait sur la dénomination de brigand. Je lui dis que pour rebelle, M. de La Fayette méritait bien ce titre ; mais que celui de chef de parti était donné par l’histoire à tout homme qui commandait à quarante mille hommes, à une capitale, et à quarante lieues de pays ; que souvent les rois avaient traité avec des chefs de parti ; et que s’il convenait à la reine de le faire, il ne nous appartenait à nous que de nous taire et de respecter ses actions. Le lendemain, la reine, d’un ton sérieux, mais avec la plus grande bonté, me demanda ce que j’avais dit la veille au sujet de M. de La Fayette, ajoutant qu’on l’avait assurée que j’avais imposé silence à ses femmes, parce qu’elles ne l’aimaient pas, et que j’avais pris son parti. Je répétai à la reine, mot pour mot, ce qui s’était passé. Elle voulut bien me dire que j’avais parfaitement raison.

Toutes les fois que la jalousie lui faisait parvenir de faux rapports sur moi, elle avait la bonté de m’en prévenir, et ils ne portaient aucune atteinte à la confiance dont elle n’a cessé de m’honorer, et que je me suis trouvée heureuse de justifier, même au péril de ma vie.

Mesdames, tantes du roi, partirent de Bellevue au commencement de l’année 1791[6]. Je fus prendre congé de madame Victoire. Je ne croyais pas voir, pour la dernière fois de ma vie, cette auguste et vertueuse protectrice de ma première jeunesse. Elle me reçut seule dans ses cabinets, et m’assura qu’elle espérait, autant qu’elle le désirait, rentrer bientôt en France ; que les Français seraient trop à plaindre, si les excès de la révolution arrivaient à un degré qui dût lui faire prolonger son absence. Je savais par la reine que le départ de Mesdames avait été jugé nécessaire, pour laisser le roi libre dans ses démarches, lorsqu’il serait contraint de s’éloigner avec sa famille. La constitution du clergé ne pouvant être qu’en opposition directe avec les principes de religion de Mesdames, l’on pensait que leur voyage à Rome ne serait attribué qu’à leur seule piété. Cependant il était difficile de tromper une Assemblée qui devait peser les moindres actions de la famille royale, et, dès ce moment, on eut plus que jamais les yeux ouverts sur ce qui se passait aux Tuileries.

Mesdames désiraient emmener madame Élisabeth à Rome. Le libre exercice de la religion, le bonheur de se réfugier près d’un chef de l’Église, et de vivre avec sécurité auprès de ses tantes qu’elle aimait tendrement, tout fut sacrifié par cette vertueuse princesse à son attachement pour la personne du roi[7].

Le serment exigé des prêtres par la constitution civile du clergé, avait amené, dans l’Église de France, une division qui augmentait les dangers multipliés dont le roi était déjà environné. Mirabeau passa une nuit entière chez le curé de Saint-Eustache, confesseur du roi et de la reine, pour le décider à faire le serment exigé par cette constitution. Leurs Majestés choisirent un autre confesseur qui resta inconnu.

Quelques mois après, ce trop fameux Mirabeau, démocrate mercenaire et royaliste vénal, termina sa carrière. La reine le regretta, et s’étonnait elle-même en parlant de ses regrets ; mais elle avait espéré que celui-là seulement, qui avait eu l’adresse et la force de tout désorganiser, aurait pu avoir celle de réparer le mal causé par son funeste génie. On a beaucoup parlé sur le genre de mort de Mirabeau. M. Cabanis, son ami et son médecin, niait qu’il eût été empoisonné. Voici ce que j’ai entendu dire à la reine par M. Vicq-d’Azyr, le jour même de l’ouverture du cadavre. Ce médecin l’assura que le procès-verbal qui avait été fait sur l’état des intestins, était aussi applicable à une mort produite par des remèdes violens, que par le poison. Il disait aussi que les gens de l’art avaient été fidèles dans leur rapport ; mais qu’il était plus prudent de le conclure par la mort naturelle, puisque, dans l’état de crise où était la France, un parti, innocent d’un tel crime, pourrait être victime de la vengeance publique.


  1. Aux détails que renferment les Mémoires de Ferrières, sur la fédération, je joindrai ceux qu’on va lire. Ils peignent, d’une part, l’enthousiasme que cette fête excitait même chez les Anglais, et caractérisent de l’autre la gaieté par trop licencieuse de leur théâtre.

    « Deux députés nantais, envoyés en Angleterre pour resserrer les nœuds fraternels qui unissent le club de la révolution de Londres avec tous les amis de la constitution française, écrivirent la lettre suivante :

    « D’après tout ce que nous avons vu et su, nous pouvons vous assurer que le peuple de Londres est, pour le moins, aussi enthousiaste de la révolution française que le peuple de France. Nous fûmes voir, hier, l’opéra de la Confédération des Français au Champ-de-Mars. Depuis six semaines, on joue cette pièce tous les jours. La salle est pleine à cinq heures, quoique l’on ne commence qu’à sept. Il n’y avait plus de place lorsque nous arrivâmes ; mais, aussitôt qu’on nous entendit parler français, on s’empressa de nous placer sur le devant des loges, sans nous connaître ; on eut pour nous toutes les attentions possibles, on nous força d’accepter des rafraîchissemens.

    » Le premier acte de cet opéra présente l’arrivée de plusieurs personnes à Paris pour la fédération.

    » Le second, les travaux du Champ-de-Mars.

    » Le troisième, la Confédération même.

    » Dans le second acte, on voit des capucins en bonnets de grenadiers, des filles qui caressent des abbés, le roi qui vient donner un coup de hache, et tout le monde travaillant en chantant : Ça ira, ça ira.

    » Au troisième acte, les officiers municipaux en écharpe, l’Assemblée nationale, les gardes nationales, les officians en habits pontificaux, et des prêtres qui chantent. Un régiment d’enfans, chantant : Moi, je suis soldat pour la patrie, en français et en anglais. Tout cela nous paraît très-nouveau au bord de la Tamise, et chaque couplet est redemandé et applaudi jusqu’au délire. » (Anecdotes du règne de Louis XVI, tome IV, pag. 93-94.)

    (Note de l’édit.)
  2. Ce n’est pas dans son appartement, comme le dit M. de Lacretelle, que la reine reçut Mirabeau ; sa personne était trop généralement connue ; elle se rendit seule dans son jardin, à un rond-point qui est encore sur les hauteurs du jardin particulier de Saint-Cloud.
    (Note de madame Campan.)
  3. Voyez l’anecdote racontée dans les Mémoires de Weber, tome II, pag. 37, au sujet de cette entrevue.
    (Note de l’édit.)
  4. Pendant la détention de la reine au Temple, il s’introduisit dans cette prison sous les sales vêtemens de l’allumeur de quinquets, et y remplit ses fonctions sans être découvert. Ce trait de dévouement n’est encore connu que de sa famille et de quelques amis très-intimes.
    (Note de madame Campan.)
  5. Consultez, sur la conduite de cet officier, les Mémoires de M. de Bouillé, ceux de M. le duc de Choiseul, et la relation du voyage de Varennes, par M. de Fontanges, dans les Mémoires de Weber.
    (Note de l’édit.)
  6. Alexandre Berthier, prince de Neufchâtel, alors colonel dans l’état-major de l’armée, et commandant la garde nationale de Versailles, favorisa le départ de Mesdames. Les jacobins de cette ville le firent destituer, et il courut les plus grands périls pour avoir rendu ce service à ces princesses*.
    (Note de madame Campan.)

    *. Le départ de Mesdames eut l’importance d’un événement. C’en était un véritablement que cet essai fait par la cour des moyens à prendre pour quitter Paris : Je rapporterai ici, d’après les Mémoires consacrés à l’histoire de ces princesses, ce qui concerne le général Berthier (depuis prince de Wagram), et son intervention dans le départ de Mesdames. On trouvera dans les éclaircissemens (lettre H) des discours, des faits, des délibérations qui prouvent les soupçons qu’avait conçus le parti national, et les intentions cachées de l’administration.

    « Une foule de femmes se rendirent à Bellevue pour s’opposer au passage de Mesdames. Arrivées au château, on leur dit que Mesdames n’y étaient plus, et qu’elles étaient parties avec une suite de vingt personnes. La nouvelle de ce départ causa une grande fermentation au Palais-Royal. Tous les clubs avertis donnèrent l’ordre aux chefs de mettre sur pied leurs troupes légères. Le département de Seine-et-Oise prit un arrêté portant qu’il n’y avait pas lieu de retenir les effets de ces princesses. La municipalité de Versailles fut chargée de requérir le commandant de la garde nationale et des troupes de ligne de prêter main-forte. Elle devait s’entendre avec les municipalités de Sèvres et de Meudon, pour faire cesser tous les obstacles.

    » Le général Berthier avait justifié la confiance du monarque par une conduite ferme et prudente qui devait l’élever aux premiers honneurs militaires, et fixer l’estime du guerrier dont il partagea la fortune, les périls et la gloire. Il s’était rendu à Bellevue, à minuit, le jour même que l’ordre avait été expédié. Dès que les municipalités de Sèvres et de Meudon furent instruites de son arrivée au château, elles prirent, l’une et l’autre, un arrêté par lequel elles s’en remettaient entièrement à ce général pour l’exécution de celui du département ; mais, afin de lever les doutes sur leurs propres sentimens pour Mesdames, ces deux municipalités relatèrent la disposition qui prescrivait de ne permettre aucune fouille dans le château ni dans les dépendances.

    » Les postes furent relevés avec assez de tranquillité ; mais, lorsqu’il fallut faire partir les voitures, les murmures éclatèrent, et la résistance fut excessive. Une partie de la force armée et des groupes non armés déclarèrent que Mesdames ne partiraient pas, et proférèrent contre ces princesses d’horribles imprécations. Un sapeur de la garde nationale de Sèvres, un officier de la même garde et un officier de chasseurs de la première division se distinguèrent par une désobéissance formelle et opiniâtre ; plusieurs canonniers, au lieu d’en imposer en restant à leurs pièces, coupèrent les traits d’une des voitures. Telle était l’impuissance des lois, que le général Berthier, quoique investi de tous les pouvoirs par des actes réitérés du département et des municipalités de Versailles et de Meudon, ne put faire partir les équipages. Cet officier, plein d’honneur et doué du plus grand courage, fut enfermé dans les cours de Bellevue par sa propre troupe ; il courut risque d’être égorgé. Ce ne fut que le 14 mars qu’il put parvenir à faire exécuter la loi. Et l’on verra, plus bas, quels obstacles il eut à vaincre, à quels dangers il fut exposé. Il dut son salut à son sang-froid, et sut éviter le carnage qu’il eût pu faire des factieux. (Voyez la note de la page suivante et les éclaircissemens indiqués sous la lettre (H). (Mémoires de Mesdames, par Montigny, tome I.)

    (Note de l’édit.)
  7. La Chronique de Paris, journal écrit sous l’influence du parti constitutionnel, fit paraître, au sujet du départ de Mesdames, l’article suivant :

    « Deux princesses, sédentaires par état, par âge et par goût, se trouvent tout-à-coup possédées de la manie de voyager et de courir le monde.... C’est singulier, mais c’est possible. Elles vont, dit-on, baiser la mule du pape.... C’est drôle, mais c’est édifiant.

    » Trente-deux sections et tous les bons citoyens se mettent entre elles et Rome.... C’est tout simple.

    » Mesdames, et surtout madame Adélaïde, veulent user des droits de l’homme.... C’est naturel.

    » Elles ne partent pas, disent-elles, avec des intentions opposées à la révolution.... C’est possible, mais c’est difficile.

    » Ces belles voyageuses traînent à leur suite quatre-vingts personnes.... C’est beau ; mais elles emportent douze millions.... C’est fort laid.

    » Elles ont besoin de changer d’air.... C’est l’usage. Mais ce déplacement inquiète leurs créanciers.... C’est aussi l’usage.

    » Elles brûlent de voyager (désir de fille est un feu qui dévore).... C’est l’usage. On brûle de les retenir ; c’est aussi l’usage.

    » Mesdames soutiennent qu’elles sont libres d’aller où bon leur semble.... C’est juste. »

    (Note de l’édit.)