Mœurs des diurnales/discours

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 5-10).


DISCOURS LIMINAIRE


« Vous êtes le printemps de l’année et l’espoir de la France. » Edgar Quinet, Lettre à un Jeune Journaliste (1867).


Messieurs et chers Confrères — et rappellerai-je que le bon poète Victor Hugo, s’adressant à vous en un jour inoubliable, ajoutait, vibrant d’émotion : « et dans ce mot il y a frères » — à vous sont destinées ces brèves pages ; à l’ardente pléiade des jeunes, à tous ceux qui en ces temps bien modernes de struggleforlifisme aspirent à une écriture prestigieuse et peu banale. Qui n’a pas de nos jours un brin de plume au bout des doigts ? Mais parvenir à une facture suggestive, savoureuse, connaître son public, traiter un petit éditorial de main de maître, savoir être tour à tour troublant ou empoignant, silhouetter une attitude, crayonner un mot d’esprit, avoir à la fois la note réaliste et idéaliste, varier les ambiances, colorer les atmosphères, parisianiser les cadres, nimber les veuleries quotidiennes d’un joli ton qui chante le long des colonnes, passer de l’épique au gracile, de la capiteuse mousse mondaine des échos aux nécessités protéiformes du fait divers, être parfait journaliste enfin, n’est pas, comme dit l’autre, une petite affaire.

M. le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld glissait un jour à un débutant : « Vous avez une jolie plume, jeune homme : cultivez-la, cultivez-la. » C’était le mot de la situation. Il faut cultiver sa plume. Plume agile et bien taillée, plume vivante, nourrie et légère, spirituelle et émue, sceptique et convaincue, éminemment parisienne, — en prenant ce mot dans le meilleur sens — qu’elle coure, qu’elle palpite dans son gentil frisselis sur la table volante du journaliste[1].

Vous avez, chers Confrères, d’illustres devanciers qui ont pu répéter, bravant d’avance les impitoyables ciseaux des jeunes chroniqueurs, le délicieux mot d’Abélard : Non omnis moribor. Vous les connaissez dès longtemps. C’est Jules Janin, l’étincelant critique des Débats, qui nous montre Charlemagne mêlé à la grande épopée des croisades, et tout justement Abélard persécuté par Louis XI. Qui ne se souvient de sa savoureuse description de l’île de Smyrne, du majestueux morceau où il nous fait voir le puissant fleuve du Rhône traversant l’immensité de Marseille, et de la ravissante phrase sur la ville de Cannes « doublement célèbre par la victoire remportée par Annibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte » ? C’est Cuvillier-Fleury, que Victor Hugo encore appelait familièrement Villier-Fleury. C’est Paul d’Ivoi, le brillant chroniqueur du Figaro, et son enthousiaste apostrophe au Paris moderne : « Sur ces marécages qui n’avaient pas vu le soleil depuis qu’ils avaient été labourés pour la dernière fois par les quatre bœufs du char de Childéric, des rues nouvelles, larges, aérées, droites, des boulevards immenses, de vastes places se sont alignés fièrement, remplaçant tous ces quartiers malsains et sombres que le Jéricho municipal a condamnés à une si sage destruction ! » (Le Figaro, 19 janvier 1860). À bon entendeur, salut. C’est notre maître Francisque Sarcey, qui tout jeune, s’inspirant de la phrase de George Sand : « Et comme Hérode ils ne savent plus que se laver les mains de toutes les iniquités sociales ! » écrivait hardiment à l’Opinion nationale : « Henri réclame ses lettres à cor et à cri : on le renvoie de Ponce à Pilate[2]. » C’est de la Bédollière, et ses exquises citations :


J’embrasse mon rival, mais pour mieux l’étouffer.
Regnum meum non est ex hoc sæculi.
(Le Siècle, avril 1857.)


C’est de Fiennes, Havin, Jourdan, Barbier, Plée[3], Lamarche, Chadeuil… j’en passe et des meilleurs, tous journalistes, et de la bonne encre, dont le talent impeccable doit vous piquer au jeu. Et, comme dit l’ode d’Horace au jeune Jules César :


Macteamini puer : sic itur ad astra !


À quoi bon secouer davantage la poussière des vieux documents : vous trouverez (si le cœur vous en dit) toutes ces choses, et d’autres encore, dans le savant recueil du baron de la Flotte publié à Paris chez Dentu en 1860. Nil novo sub soli.

En ce menu aide-mémoire, j’ai tâché de vous rappeler par les meilleurs exemples quelques notions que vous possédez tous, d’ailleurs, mais qui pourront peut-être servir aux débutants. Fallait-il puiser dans l’antiquité ? Dieu merci, nous sommes au vingtième siècle, et l’enseignement moderne a fait justice de tous ces radotages de cuistres. J’ai cru devoir prendre, au contraire, et sans hésiter, dans le vaste arsenal de la presse contemporaine, pour faire une œuvre qui soit bien de notre temps. L’avenir est, comme on dit, aux leçons de choses. Apprendre à se servir du Larousse, du Musée de la Conversation ; s’exercer rapidement à une facture souple et agréable ; s’assimiler superficiellement les notions nouvelles, pour les exposer de même : à cela doit se borner votre ambition. Chacun de ces courts chapitres a été rédigé pour vous y aider. N’oubliez pas que vous êtes devenus les instructeurs du peuple. Un sage article du Temps (17 novembre 1902) vous trace votre devoir. Le rédacteur a fait une enquête sur le colportage des livres. Quelle bibliothèque, hélas ! on apporte dans nos campagnes ! « Des manuels de différents métiers ou professions, voilà pour la partie pratique : quelques livres de piété, voilà pour la nourriture de l’âme ; et, enfin, des ouvrages d’imagination : voilà pour l’éducation de l’intelligence. Quels ouvrages ? L’Iliade… les œuvres de Virgile… les Natchez, Atala, René… j’en passe, et des meilleurs ! » Risum contenibitis mei amici ? Tandis que « le journal ne pénètre pas partout… Il faudrait plaindre, dit le Temps, tous ceux qui ne lisent pas, ou qui ne lisent que des niaiseries, il faudrait leur donner de quoi lire. » Voilà votre tâche, voilà votre rôle, à vous, jeunes journalistes, colporteurs de la pensée moderne. N’est-il pas assez beau ? Allez, il est immortel. Souvenez-vous du magnifique mot d’Octave Mirbeau sur notre maître à tous, et méditez-le bien :

« La postérité, c’est Sarcey continué. »

Et maintenant, comme dit l’autre, travaillons.

L.-B.



  1. Quelques-unes de ces élégances ont été empruntées à la Chronique théâtrale du Temps (24 novembre 1902). Reddate Cæsaro quod est Cæsari
  2. George Sand, Préface du Chantier, poésies de Charles Poncy. F. Sarcey (De Suttières) : l’Opinion Nationale, 14 octobre 1859.
  3. Havin et Léon Plée, dit Baudelaire, admiraient Voltaire comme un grand poète.

    (Lettre de Charles Baudelaire à Poulet-Malassis, 9 décembre 1856. — Œuvres inédites, p. 139.)