Manuel d’économique/2/1/3

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III. — La nature comme facteur de la production[1]

83. Rôle de la nature dans la production. — La production exige toujours une dépense de travail. Elle implique le plus souvent, en même temps, le concours de la nature, c’est-à-dire l’utilisation de cette matière et de ces forces qui constituent le monde extérieur. Si l’on voulait, même, approfondir les choses, on devrait aller plus loin, et dire que l’homme a perpétuellement besoin de la nature : car sans elle il ne saurait ni vivre, ni agir d’aucune façon. Abstenons-nous d’entrer dans cette considération. Convenons de ne parler d’un concours de la nature qu’à propos des cas où ce concours apparaît dès le premier abord, et où, par-dessus le marché, il est de telle sorte qu’il est concevable que quel qu’un nous le fasse payer, qu’il puisse faire l’objet d’un échange. Alors il y aura des travaux dont on pourra dire qu’ils produisent des utilités sans le concours de la nature, des productions où l’on pourra dire que la nature n’intervient pas. Certains services, par exemple ceux du masseur, peuvent être fournis sans que l’on demande rien à la nature. Et il est des productions où le concours de la nature représente si peu de chose qu’on peut le négliger : ainsi le professeur qui va donner des leçons en ville exerce son métier sans que lui et ses élèves empruntent rien de plus à la nature que les matières avec lesquelles ont été faits les livres et les cahiers qu’ils emploient, l’encre qu’ils usent et un petit nombre d’autres objets.

Toutefois, les productions dans lesquelles la nature ne joue aucun rôle, ou ne joue qu’un rôle insignifiant, sont l’exception. Le plus souvent le rôle de la nature apparaîtra comme plus ou moins important : cela, du moins, si l’on envisage dans la production, non pas des opérations isolément qui en réalité ne peuvent pas être séparées d’autres opérations, mais des processus complets. Le tailleur en tant que tel ne demande à la nature que les matières dont sont faits ses outils, et peut-être encore la place occupée par les locaux où il travaille et où il reçoit ses clients. Mais le tailleur ne peut travailler que si on lui fournit des étoffes ; et dans la production de ces étoffes, la part de la nature est très grande.

Quand la nature intervient dans la production, tout ce que nous lui devons peut être attaché, en quelque sorte, à une certaine portion de notre planète. Nous pouvons monter dans les airs ; mais il nous est impossible de prendre possession des régions tant soit peu élevées de l’atmosphère : et d’ailleurs jusqu’à ce jour on ne voit pas quels biens on pourrait être obligé d’aller chercher là-haut. Mais on a créé des exploitations, qui sont importantes, dans les entrailles de la terre. Et on utilise surtout la surface et les couches superficielles de celle-ci. C’est de là que nous tirons la plupart des matériaux et des substances qui nous sont utiles. Et c’est là que nous percevons toutes les utilités que nous pouvons obtenir, puisque c’est là que nous vivons : ces dons de la nature, par exemple, qui nous viennent de l’atmosphère, ou à travers elle, c’est sur la surface de la terre que nous les recueillons ; et nous en prenons possession quand nous prenons possession de cette surface.

Il suit de ce qu’on vient de lire qu’il est légitime, dans une très grande mesure, d’employer dans l’économique, à la place du mot « nature », les mots « terre » ou « sol » — étant entendu qu’en employant ces mots on pense, en même temps qu’à la terre proprement dite, aux eaux qui la recouvrent en tant d’endroits — .

Adoptons le mot « terre » pour désigner ce que nous avons appelé jusqu’à présent du nom de nature. Nous rappelant ce qu’on a vu tantôt, à savoir que rarement le travail était productif à lui tout seul, nous pourrons reprendre la formule fameuse de Petty, que le travail est le père, et la terre la mère de toute richesse. Cette formule ne signifie pas que la terre, dans la production, demeure inerte. La terre, nous l’avons dit, est un ensemble de forces en même temps qu’une masse de matière — si tant est même que la matière se puisse concevoir en dehors de la force, qu’elle soit autre chose qu’un complexus de forces — : ce sont des forces naturelles, par exemple, qui font germer la semence enfouie. Mais la terre est passive en un sens, comme on se représentait jadis que la mère l’était dans la procréation de l’enfant. Elle est passive par rapport à l’homme parce qu’elle lui est extérieure, et que c’est du point de vue de l’homme, sujet de l’économie, que l’économique la considère.

84. De quelles façons la terre nous est utile. — C’est de deux façons différentes que la terre peut nous être utile. Tantôt elle nous est utile simplement par la place qu’elle nous donne — par elle-même par conséquent — : et tantôt elle nous est utile par les biens que proprement nous tirons d’elle, d’une manière ou de l’autre.

La terre nous est utile par elle-même quand il s’agit d’un site qui nous est nécessaire pour construire une maison, une usine, des magasins, ou encore pour établir un jardin d’agrément ou un parc. Dans, ce cas, il est clair que ce qui importe tout d’abord, c’est la surface dont nous disposerons. Si nous voulons bâtir, il est vrai, nous aurons la ressource, au lieu de nous étendre en surface, d’accroître la hauteur de nos bâtiments. Mais cette élévation des bâtiments a des limites qu’on ne peut guère franchir. De plus, le besoin que nous satisfaisons en construisant ne sera pas satis fait exactement de la même façon si nous élevons nos constructions au lieu de les élargir. Enfin et surtout, le choix de l’un ou de l’autre parti ne sera pas indifférent économiquement, parce que les deux modes de construction ne sont pas également coûteux, et qu’il faut tenir compte en outre du prix de la terre.

Bien entendu, quand nous désirons acquérir de la terre pour la place que cela nous donnera, la surface n’est pas la seule chose que nous considérons. La situation de la terre a ici une importance capitale. On cherche à se loger près des endroits où l’on a ses affaires, ses relations ; on n’établira de même des magasins que dans les lieux où l’on peut trouver une clientèle suffisante : c’est ce qui fait que les terrains valent beaucoup plus dans les villes qu’à la campagne. Les usines elles-mêmes seront situées à proximité des voies de communication par lesquelles elles peuvent recevoir à peu de frais les matières premières qu’elles devront consommer, et expédier à peu de frais leurs produits à leur clientèle. Les jardins et les parcs seront à l’ordinaire attenants aux maisons d’habitation.

Il faut tenir compte encore, dans certains cas, de la vue, laquelle résulte de la formation orographique de la région, etc. Et il faut tenir compte aussi, dans les mêmes cas, du climat — celui-ci d’ailleurs contribue à faire la beauté du paysage —. Qu’il suffise de rappeler la valeur que prennent les terrains dans certains endroits particulièrement favorisés au point de vue des beautés naturelles et de la clémence des saisons.

Passons aux cas où la terre nous est utile, non plus par elle-même, mais par les biens qu’on en peut tirer. Ici la première chose à envisager, c’est la constitution géologique du sol. C’est cette constitution géologique qui fait que dans le sol nous trouverons de la houille, des minerais, du marbre, des phosphates, des pierres précieuses, etc. Et si nous voulons, non pas aller chercher dans la terre des matières, mais lui faire produire, comme on dit, des plantes, c’est sa constitution géologique en premier lieu qui rendra cette terre apte ou inapte à produire telle ou telle sorte de plantes. Selon sa constitution géologique, le sol fournira plus ou moins abondamment aux diverses plantes les aliments dont elles ont besoin pour se développer, il favorisera plus ou moins leur croissance par sa perméabilité ou son imperméabilité, etc.

Il n’y a pas lieu d’insister, maintenant, sur l’influence du climat. Sur l’hydrographie et l’orographie des terres, de même, on peut passer rapidement : on aperçoit sans peine qu’elles modifient le climat, qu’elles créent des conditions particulières pour (elles opérations nécessaires ou utiles comme l’irrigation du sol, qu’elles donnent des facilités ou créent au contraire des obstacles pour la circulation, etc. Mais il convient d’attirer l’attention, ici encore, sur la question de la situation des terres, c’est-à-dire de leur proximité ou de leur éloignement par rapport aux lieux avec lesquels ceux qui les exploitent entretiennent des relations économiques. On ne manquera pas de voir, au reste, que la proximité ou l’éloignement ne sont pas mesurés par la seule distance, mais aussi par la facilité plus ou moins grande des communications. Un lieu donné sera plus rapproché, économiquement parlant, d’un autre lieu distant de 1.000 kilomètres, mais où conduit un chemin de 1er, par exemple, ou une rivière navigable, que de tel lieu distant seulement de 100 kilomètres, mais où l’on ne peut aller que par des routes.

La situation des terres, comme leur fertilité, donne naissance à une rente dont Thünen a fait la théorie, et sur laquelle nous reviendrons plus tard[2]. Si l’on considère, non pas telles terres isolément, mais un pays, on constatera que la facilité avec laquelle il est possible à ce pays de multiplier les relations entre ses différentes parties, et de multiplier aussi les relations de ces parties avec l’extérieur, influera beaucoup sur sa prospérité. Un sol peu accidenté, des rivières nombreuses, la possibilité de construire à peu de frais des chemins de fer et des canaux, c’est pour un pays une excellente condition de développement économique : les États-Unis, par exemple, doivent en partie leur grande prospérité à leur réseau de fleuves et à leurs grands lacs. Et de tout temps on a bien vu qu’un pays ne pouvait que retirer du profit d’une étendue de côtes considérable.

Dans ce qui précède, nous avons parlé des terres proprement dites. Les eaux, elles, nous sont utiles par la faune et la flore qu’on y trouve — que l’on pense principalement à la pêche —, par la force motrice qu’elles nous fournissent parfois — ainsi quand on utilise la pente des torrents pour faire marcher des moulins ou pour créer de l’énergie électrique —, par les commodités qu’elles nous donnent pour le transport des choses et des gens, enfin par elles-mêmes — quand nous nous en servons pour arroser les cultures, pour alimenter les chaudières des machines à vapeur, pour laver ou pour nous désaltérer —.

  1. Voir Schmoller, Grundriss, §§ 52-57 (trad. fr., t. I), Philippovich, Grundriss, 1er vol., §§ 48-51.
  2. Au livre IV, § 346.