Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Bienstock)/00

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Marchez pendant que vous avez la lumière
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 27p. 137-144).


INTRODUCTION

Une fois, dans une maison riche, des amis se trouvèrent réunis. Une conversation sérieuse sur la vie s’engagea. On se mit à parler de personnes absentes, et ni parmi celles-ci, ni parmi les personnes présentes, on ne put trouver quelqu’un qui fût content de sa vie. Non seulement personne ne pouvait se dire heureux, mais personne ne pouvait prétendre mener l’existence qui doit être celle d’un chrétien. Tous durent avouer qu’ils ne vivaient qu’en pensant à eux et à leur famille, sans penser au prochain, et encore moins à Dieu.

Ainsi parlaient entre eux les convives, et tous étaient d’accord pour déclarer qu’ils menaient une vie impie.

— Pourquoi donc continuer à mener cette existence ? s’écria un jeune homme. Pourquoi continuer à faire ce que nous condamnons ? Ne sommes-nous point libres de changer notre vie ? Nous voilà d’accord pour reconnaître que notre luxe, notre oisiveté, nos richesses, et, principalement, notre orgueil font que nous vivons isolés au milieu de nos semblables et nous mènent à notre perte. Afin d’être célèbres et riches, nous devons nous priver de tout ce qui fait la joie de la vie humaine. Nous vivons entassés dans les villes où nous étouffons, nous nous amollissons, nous ruinons notre santé, et, malgré tous nos amusements, nous mourrons d’ennui et du regret que notre vie ne soit pas telle qu’elle devrait être.

Pourquoi donc vivre ainsi ? Pourquoi perdre ainsi notre vie, ce bien que nous tenons de Dieu ? Je ne veux plus vivre comme autrefois. J’abandonne les études commencées, elles ne me mèneront à rien d’autre qu’à cette même vie pénible dont nous tous nous nous plaignons maintenant. Je renoncerai à ma propriété ; j’irai vivre à la campagne avec les pauvres ; je travaillerai avec eux ; j’apprendrai les travaux manuels, et si les pauvres ont besoin de mes connaissances, je les leur communiquerai, et cela non à l’aide d’institutions et de livres, mais en vivant avec eux en frères. Oui, je l’ai résolu ainsi, dit-il, en jetant un regard interrogateur sur son père qui était présent.

— Ton désir est excellent, dit le père, mais léger et irréfléchi. Tout te paraît si facile parce que tu ne connais pas la vie. Il y a tant de choses qui nous paraissent bonnes ! Mais leur réalisation est souvent fort difficile et fort compliquée. Il est difficile de marcher droit sur une voie battue, mais il est encore bien plus difficile de tracer une voie nouvelle. Seuls les hommes mûrs, et qui possèdent tout ce qui est accessible à l’homme, peuvent les tracer. Les nouvelles voies de la vie te paraissent faciles parce que tu ne comprends pas encore la vie. Tout cela n’est que la légèreté et l’orgueil de la jeunesse. Nous autres, hommes âgés, notre rôle est précisément de modérer vos élans, de vous guider par notre expérience, et vous autres, les jeunes, vous devez nous obéir afin de profiter de notre expérience. Ta vie active est encore dans l’avenir ; maintenant tu grandis et te développes. Façonne-toi, instruis-toi tout à fait, fais-toi une situation, aie des convictions fermes, personnelles, et alors commence une vie nouvelle, si tu te sens pour cela des forces. Pour le moment, obéis à ceux qui te guident pour ton propre bien et ne te mêle pas de tracer de nouvelles voies de la vie.

Le jeune homme se tut ; les aînés approuvèrent les paroles du père.

— Vous avez raison, dit au père du jeune homme un monsieur marié, d’âge moyen. Il est vrai que le jeune homme, qui n’a pas l’expérience de la vie, peut se tromper en cherchant de nouvelles voies, et sa décision ne peut être ferme, mais nous tous nous reconnaissons que notre vie est contraire à notre conscience et qu’elle ne nous donne pas le bonheur. Aussi, ne peut-on méconnaître la légitimité du désir d’en changer. Un jeune homme peut prendre son rêve pour les déductions de la raison, mais moi, je ne suis pas un jeune homme et je vous parlerai de moi. En écoutant la conversation de ce soir, la même pensée m’est venue. Il est évident pour moi que ma vie ne peut me donner la paix de l’âme et le bien. L’expérience et la raison me le montrent. Alors qu’attends-je ? Du matin au soir on travaille pour la famille, et il résulte que ni moi ni ma famille ne vivons selon Dieu, et que nous nous embourbons de plus en plus dans le péché. On travaille pour la famille, et il n’en résulte pour elle rien de bon, parce que ce qu’on fait pour elle n’est pas bien. C’est pourquoi je me demande souvent s’il ne vaudrait pas mieux pour moi, changer de vie et faire précisément ce que disait le jeune homme, cesser de me soucier de ma femme et de mes enfants pour ne plus songer qu’à mon âme.

Ce n’est pas en vain qu’on trouve chez Paul : Celui qui est marié se soucie de sa famille ; celui qui n’est pas marié, ne pense qu’à Dieu.

À peine l’homme marié avait-il terminé que toutes les femmes présentes, y compris la sienne, le prirent à partie.

— Il fallait songer à cela auparavant, remarqua une femme âgée.

— Une fois qu’on s’est mis sous le joug, il faut le traîner, autrement chacun dirait qu’il veut faire son salut, quand il lui paraîtrait difficile de nourrir sa famille. C’est un mensonge et une lâcheté ! Non, l’homme doit vivre selon Dieu, en famille. C’est facile de faire son salut quand on est seul ! Et, de plus, agir ainsi, c’est agir contrairement à la doctrine du Christ. Dieu a ordonné d’aimer son prochain, tandis que vous, sous prétexte d’être agréable à Dieu, vous voulez affliger les autres. Non, un homme marié a des devoirs très définis, et il ne doit pas les dédaigner. Quand la famille est élevée, c’est une autre affaire. Alors, vivez comme vous l’entendez. Mais faire du mal à sa famille, nul n’en a le droit.

Le monsieur marié ne se rendit pas. Il répliqua :

— Je ne veux pas abandonner ma famille. Je dis seulement qu’il faut que la famille, les enfants, vivent, non pas selon les exigences du monde, non pas pour leurs plaisirs, mais qu’il faut les habituer à la pauvreté, au travail, à la charité, et, surtout, à la vie fraternelle avec tous, et que, pour cela, il est nécessaire de renoncer aux avantages des honneurs et de la richesse.

— Il ne t’appartient pas de reprendre les autres tant que toi-même ne vis pas selon Dieu, objecta sa femme avec chaleur. Pendant toute ta jeunesse tu n’as vécu que pour ton plaisir, pourquoi donc veux-tu maintenant tourmenter ta famille, tes enfants ? Qu’ils grandissent tranquillement et, ensuite, ils agiront comme ils voudront.

L’homme marié se tut ; mais un monsieur âgé, qui était présent, intervint pour lui.

— Admettons, dit-il, qu’un homme marié, qui a accoutumé sa famille à une certaine aisance, ne puisse pas, tout d’un coup, l’en priver. Il est vrai que si l’éducation des enfants est déjà commencée il vaut mieux la terminer que de tout briser, d’autant plus que les enfants, une fois grands, choisiront eux-mêmes la voie qu’ils trouveront la meilleure. Je reconnais que pour un homme marié il est difficile, impossible même, de changer entièrement sa manière de vivre, sans commettre de péchés, tandis qu’à nous, c’est Dieu même qui l’ordonne. Ainsi moi, je vis maintenant affranchi de tout devoir, je ne vis, à vrai dire, que pour mon ventre : je mange, je bois, je ne fais rien, et je suis dégoûté de moi-même. Pour moi, il est temps de renoncer à cette vie, de distribuer mes richesses et au moins à la veille de la mort, de vivre comme Dieu l’ordonne, de vivre en chrétien.

Mais on ne fut pas de l’avis du vieillard. Il y avait là sa nièce, sa filleule, dont il avait tenu tous les enfants sur les fonts baptismaux et auxquels il faisait des cadeaux à chaque fête ; et son fils était également présent. Tous se mirent à lui faire des objections.

— Non, dit le fils, vous avez assez travaillé, vous avez besoin de vous reposer et de ne pas vous tourmenter. Vous avez vécu soixante ans dans les mêmes habitudes, vous n’en pouvez pas changer maintenant. Ce serait vous tourmenter tout à fait en vain.

— Parfaitement, ajouta la mère. Si vous étiez dans le besoin, vous seriez de mauvaise humeur, mécontent, et vous commettriez encore plus de péchés. Dieu est miséricordieux et pardonne à tous les pécheurs, surtout à vous, un si bon oncle.

— À quoi bon t’inquiéter de cela ? ajouta un autre vieillard, du même âge que l’oncle. À toi comme à moi il ne reste peut-être que deux jours à vivre. Pourquoi recommencer toute une vie ?

— C’est extraordinaire ! fit un des auditeurs qui tout le temps s’était tu. C’est surprenant ! Nous disons tous qu’il est bien de vivre selon Dieu, que nous vivons mal, que nous souffrons du corps et de l’âme, et aussitôt qu’il est question d’agir voilà qu’on objecte qu’il ne faut pas bouleverser la vie des enfants, les élever selon Dieu, mais les élever selon les anciennes idées. Les jeunes gens ne doivent pas braver la volonté de leurs parents et ils ne doivent pas vivre selon Dieu, mais vivre comme autrefois. Les hommes mariés n’ont pas le droit de bouleverser la vie de leurs femmes et de leurs enfants et doivent vivre non selon Dieu mais vivre comme autrefois. Quant aux vieillards, il serait insensé à eux de commencer une vie à laquelle ils ne sont pas habitués, d’autant qu’il ne leur reste que deux jours à vivre. La conclusion c’est que personne ne peut vivre bien ; tout ce qu’on peut faire c’est de disserter.