Marguerite, ou Deux Amours/Ch. 12

La bibliothèque libre.
Marguerite, ou Deux Amours
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome III (p. 98-107).


XII.

Madame de Meuilles remonta seule chez elle, seule, c’est-à-dire sans être reconduite par Étienne et sans avoir dit adieu à sa mère. Ce fut un vieil ami de madame d’Estigny qui lui donna le bras jusqu’à sa porte.

Marguerite avait été abandonnée de tous les siens : Étienne s’était enfui pendant qu’elle prenait congé de la maîtresse de la maison, il craignait de se trahir, et il ne voulait point d’explication ; madame d’Arzac voulait une explication, mais elle la voulait complète, et pour cela elle se promettait de courir Paris le lendemain et d’apprendre de ses parents, amis et connaissances, tout le mal que l’on pouvait penser et savoir sur le compte de M. de la Fresnaye, afin de chasser à jamais cet odieux fat de la maison de sa fille.

Marguerite avait cru que Robert, la voyant ainsi délaissée, s’offrirait pour la ramener jusqu’à son appartement. Elle se disposait à refuser cette offre avec une très-grande dignité ; mais M. de la Fresnaye était un trop savant stratégiste pour commettre une pareille faute. Tant qu’on ne s’est pas fait comprendre, toutes les occasions sont bonnes pour tâcher de se faire écouter, mais une fois que l’on est compris, il faut éviter cet empressement banal qui ne peut que déconsidérer l’amour. D’ailleurs, il savait bien que son pouvoir sur Marguerite était primé dans ce moment ; il y avait à supporter une première crise de remords inévitable, et pendant laquelle les soins les plus séduisants seraient inutiles. Il fallait lui laisser user son remords. Et, en effet, la triste Marguerite, réveillée de son rêve d’infidélité, était indignée contre elle-même. Elle cherchait en vain à s’expliquer ce qui se passait dans son cœur. Un instant, cette affreuse idée qu’elle pourrait aimer M. de la Fresnaye se présenta à son esprit ; mais elle la repoussa bien vite par ces mots si raisonnables : « Je ne peux pas l’aimer, je ne le connais pas. » Et elle se rassura en se disant encore : « Ce serait le malheur de ma vie, donc cela ne peut pas être. »

Une autre femme aurait eu sans doute la malice de se dire : « Cette grande émotion, cet attrait qu’il m’inspire, sont bien naturels : il a sauvé mon enfant, mon âme s’élance vers lui. Ce souvenir, à sa vue, me trouble, m’exalte… » Mais Marguerite était de trop bonne foi avec elle-même ; elle savait très-bien que si le sauveur de son enfant avait été un vieux notaire ou un gros major allemand, elle n’aurait pas éprouvé pour lui cette émotion ni cet attrait ; ce qu’elle éprouvait était donc tout autre chose que de la reconnaissance : c’était une sympathie dangereuse, coupable, qui ressemblait à de l’amour… mais qui n’était pas de l’amour… parce que… parce qu’elle ne voulait pas que ce fût de l’amour !

Et puis il y avait encore une bien meilleure raison pour qu’elle n’aimât pas Robert de la Fresnaye, c’est qu’elle aimait Étienne d’Arzac. Or, comme on ne peut pas aimer deux personnes à la fois, du moment où il était avéré qu’elle aimait l’un, elle ne devait pas craindre d’aimer l’autre !

Enfin elle se dit, — toujours pour expliquer le trouble où la jetait la présence de cet homme qu’elle n’aimait pas, — elle se dit que lui l’aimait et qu’il était ainsi très-naturel que cet amour qu’il lui avait déclaré si singulièrement et qu’il lui témoignait avec nue tendresse si franche, la rendît timide, embarrassée en sa présence, lui causât même une certaine confusion qu’on pouvait prendre pour de l’amour ; mais comme elle était pleine de bon sens et d’un caractère très-décidé, elle conclut qu’il y avait un moyen certain de faire cesser toutes ces craintes, c’était d’éviter de voir désormais M. de la Fresnaye, et elle fit défendre sa porte pour tout le monde.

Elle attendait Étienne, mais elle sentait bien qu’il ne viendrait pas. Un prétexte pour lui écrire se présenta, elle le saisit avec empressement. Étienne avait, dans plusieurs, magasins, fait mettre de côté diverses étoffes d’ameublement, de rideaux de portières, de tentures ; il avait dit qu’on les portât chez madame de Meuilles. Elle devait choisir dans le nombre ce qui convenait à telle ou telle pièce de son appartement. Marguerite prétendit qu’elle n’oserait pas se décider toute seule ; elle fit attendre le commis du magasin et envoya chercher M. d’Arzac.

Étienne était plongé dans le plus profond désespoir ; il méditait un adieu, une rupture ; sa seule préoccupation était de ne point faire d’éclat et de ménager la réputation de Marguerite. On lui remit son billet ; il le laissa sur la table et dit : « J’enverrai plus tard la réponse… Elle va s’excuser, pensait-il, je ne veux rien croire, je souffre trop pour n’avoir pas raison de souffrir. Elle m’écrit qu’elle m’aime encore ; qu’elle a beaucoup pleuré parce que je suis parti, sans la voir ; elle m’écrit que je suis injuste. Ah ! mon Dieu, je lui pardonne ; mais il ne dépend plus d’elle de me rendre la foi !… » Il ouvrit le billet et il resta étourdi, déconcerté après l’avoir lu… Pas d’excuses, pas de protestations ; il n’y avait que ce seul mot :

« Le marchand d’étoffes est là, venez vite m’aider à choisir. »

Le marchand d’étoffes ! comme il l’avait oublié !

Le marchand d’étoffes ! cela voulait dire : Nous arrangeons ensemble notre appartement pour nous marier dans un mois.

Ce mot fut magique. Il rendit à Étienne la vie ; par ce mot, son chagrin lui fut retiré du cœur comme une lame d’acier par une main habile.

Étienne courut chez madame de Meuilles.

Elle craignait qu’il ne refusât de venir, elle pensait qu’il faudrait lui écrire encore une fois, et se justifier des torts de la veille pour obtenir son retour. Comme elle fut joyeuse de le voir entrer !

— C’est vous ! s’écria-t-elle.

— Eh bien, ne m’avez-vous pas fait demander ?

— Oui, mais…

Elle n’acheva pas et se troubla. Étienne osa la regarder ; il la trouva divinement belle, presque aussi belle que la veille ; cette beauté qu’elle avait à cause de lui le consola de celle que lui avait donnée la présence d’un autre. Sa jalousie tomba, il redevint heureux. Et comme deux enfants, ils se mirent à jouer avec les riches étoffes qu’on étalait à leurs yeux. Après avoir choisi un superbe lampas pour la tenture générale de l’appartement, ils s’amusèrent à chercher des dessins bizarres pour les fauteuils, les petites chaises, les canapés de fantaisie. Ces soins de ménage, pris en commun, rendaient à Étienne sa confiance, et quand le marchand d’étoffes fut parti, il se sentit rassuré au point de s’écrier avec une grande indulgence pour ses propres tourments :

— Ah ! Marguerite, que je me suis ennuyé hier !

— Quel dommage que ces vilaines gens soient venus nous troubler ! répondit-elle : cette musique était charmante… je les ai maudits. Le monde ne me vaut rien à moi, j’ai la tête trop faible ; le monde me grise… Ce bruit de commérage, ces flatteries, cet empressement dont on est l’objet, ces femmes qui vous regardent, qui vous dévisagent… tout cela m’étourdit, je ne sais plus ce que je fais. Je crois que si j’allais toujours dans le monde, je deviendrais vaine comme les autres ; je courrais après les succès, les hommages… je n’y tiens pas, mais quand on est avec toutes personnes qui ne pensent qu’à plaire, on finit par vouloir plaire aussi, n’est-ce pas ? C’est comme pour le jeu, on ne tient pas à jouer, mais une fois qu’on a les cartes en main, on veut avoir des atouts et gagner, et l’on se passionne et l’on se laisse emporter à faire des choses qui ne sont pas du tout dans votre caractère, et dont on finit par se repentir… Ah ! j’en ai assez du monde ! Étienne, nous n’irons jamais.

Étienne était vivement touché de cette confession naïve, pleine de tendresse et de remords. Il voulut aider Marguerite à se pardonner à elle-même.

— Je comprends, dit-il, que vos succès vous aient enivrée, madame… Vous étiez bien belle hier ! quelle fraîcheur ! quel éclat !

— Je le crois bien, j’avais la fièvre. Mais je paye cher ce triomphe aujourd’hui : je suis hideuse, regardez-moi.

Elle s’approcha de lui et il remarqua qu’elle avait beaucoup pleuré. Oh ! comme il la trouvait jolie ! Avec quelle passion il l’aurait pressée dans ses bras ! Mais Marguerite était très-pieuse, et tant qu’Étienne n’était pas son mari, il n’avait que le droit de lui baiser la main. Lui-même était très-superstitieux, et il craignait qu’un moment de bonheur usurpé ne fût le dernier de sa vie… Mais quel supplice, et que ce mois d’attente lui paraissait long !

Madame d’Arzac vint avec sa provision de médisances. Tout ce qu’elle avait pu ramasser de laides histoires, de propos révoltants, d’horreurs de toutes espèces contre M. de la Fresnaye, avait été recueilli par elle avec un zèle religieux. Elle était comme ces personnes qui soignent un blessé, ou un malade, et qui arrivent toujours chez lui avec une foule de renseignements et de recettes relatifs au mal qu’il faut guérir. Sa malveillance contre M. de la Fresnaye tenait de la monomanie ; elle oubliait pour lui sa bonté naturelle, son éducation distinguée, les lois de la politesse même. Son esprit impérieux devinait le caractère despotique de Robert ; la tyrannie de la maternité s’épouvantait d’avance de la tyrannie de l’amour. Madame d’Arzac ne voyait point dans M. de la Fresnaye un prétendant qui voulait épouser sa fille, mais un ravisseur qui cherchait à la lui enlever, et tout lui semblait permis pour la défendre contre cet ennemi redoutable.

C’était peut-être la seule mère, dans tout Paris, qui eût peur d’avoir pour gendre ce jeune homme si bien né, qui avait de si grandes alliances et une fortune si bien établie en belles et bonnes terres !

Elle trouva les jeunes fiancés souriants, joyeux, confiants comme s’il n’y avait aucun rival menaçant à l’horizon. Elle eut l’air d’avoir oublié ses craintes de la veille ; mais elle mit à part dans sa mémoire toutes les méchancetés qu’elle avait rapportées de ses courses du matin, bien décidée à les lancer à propos, si l’ennemi osait reparaître.

Vers la fin de la journée, on apporta à madame de Meuilles des lettres et des cartes de visite. Elle avait fermé sa porte ce jour-là ; plusieurs personnes étaient Venues ; parmi les noms laissés, elle chercha celui de M. de la Fresnaye. Elle s’accusait elle-même et se disait que la manière dont elle l’avait traité devait l’encourager à revenir la voir plus tôt qu’il n’aurait osé le Faire ; mais M. de la Fresnaye ne s’était point présenté chez elle. Alors, elle se persuada qu’elle n’avait rien fait pour l’y attirer, et ses remords s’adoucirent. Elle se répéta plusieurs fois que sans doute il ne songeait plus à elle ; elle alla même jusqu’à trouver qu’elle était bien ridicule de tant s’épouvanter de l’amour d’un homme léger qui savait se distraire si facilement. Elle avait bien, en pensant toutes ces choses, un peu de dépit, mais elle n’avait plus du tout d’inquiétude, c’était l’important. Le danger était passé.

Hélas ! le danger était plus grand que jamais ; Robert ne s’occupait pas de Marguerite chez elle, mais il s’occupait d’elle chez la duchesse, et le coup qu’il portait à cette généreuse femme devait frapper Marguerite au cœur.

Madame de Bellegarde avait quitté le salon de madame d’Estigny presque rassurée. Robert s’était rapproché d’elle, et comme il avait accueilli ses reproches, ses épigrammes avec douceur et tristesse, elle s’était soudain calmée ; sa colère s’était changée en une espèce de pitié.

— Qu’avez-vous donc ? lui avait-elle dit malgré elle ; vous paraissez soucieux.

— Je suis inquiet, tourmenté.

— Vous me confierez vos ennuis ?

— Oui… répondit M. de la Fresnaye.

Et la duchesse fut effrayée de l’air solennel avec lequel il prit cet engagement.

— Vous serez chez vous demain à deux heures ? reprit-il.

— Je vous attendrai.

Et elle était montée dans sa voiture. Seule, elle s’interrogea à son tour comme avait fait Marguerite, et elle ne comprit plus d’où lui était venue sa subite jalousie. « Madame de Meuilles va se marier ; elle ne songe pas à lui… Il la regardait avec admiration. Eh bien, tout le monde la regarde ainsi, et tous ceux qui la regardent ne sont point amoureux d’elle. Quelle folle idée m’est passée par l’esprit ! il ne la connaît pas, ils ne se voient jamais. Pourtant, ce soir, j’aurais juré qu’il était tout à elle, et qu’elle-même… Non, je me suis trompée… j’avais cru voir qu’ils s’aimaient. Oh ! que j’ai souffert ! Mais Étienne ?… Étienne m’a vue jalouse, il a eu peur ; voilà tout. »

Alors elle chercha à deviner quel était le chagrin qui attristait M. de la Fresnaye, mais elle ne le devina pas.

Il le lui apprit sans pitié… Il était passionnément épris d’une autre femme, et c’est à sa chère Isabelle qu’il venait demander des secours dans cette douloureuse démence !…

Certes, il l’aimait encore assez pour la tromper facilement ; mais il l’estimait trop pour vouloir la tromper. Il la savait bonne et généreuse, elle comprendrait qu’il y avait beaucoup de tendresse dans cet étrange aveu.

— J’ai toujours été sincère avec vous, disait-il ; je ne veux pas vous faire douter du passé en vous mentant aujourd’hui. Je suis malheureux, je suis fou, pardonnez-moi et aimez-moi pour me guérir. Je n’ai aucun espoir, et cependant j’agis comme, un homme qui aurait le droit d’espérer. Cette femme que j’aime va s’engager loin de moi pour jamais, cela est inévitable, et cependant j’attends avec confiance l’événement qui doit me la rendre. Quand j’ai quitté Bellegarde, je suis allé m’établir dans les environs de son château ; je lui ai fait savoir que c’était moi qui avais sauvé son enfant… Je le lui avais caché d’abord ; je croyais l’avoir oubliée, car il y a deux ans que l’idée de cet amour me tourmente ; ce ne fut longtemps qu’une idée… ce n’est devenu une passion que le jour où j’ai revu cette femme… Eh ! mon Dieu, chez vous !… Elle m’est apparue d’une manière si poétique, seule, dans ce grand, salon, pâle comme une ombre, couverte, inondée de ses longs cheveux qu’elle relevait avec tant de peine et avec tant de grâce !… Elle m’a tourné la tête ; je me suis remis à l’aimer comme je l’aimais avant de vous connaître.

— Oh ! dit la duchesse un peu soulagée de son émotion, c’était avant moi ?

— Je vous l’ai dit. Il y a deux ans, je la suivais partout…. Elle est revenue à Paris, je suis parti en même temps qu’elle, je voyageais sur ses pas ; s’il lui était arrivé un malheur, quelque accident, je serais accouru. J’avais appris qu’on arrangeait pour elle et son mari futur un appartement à Paris ; j’avais aussitôt écrit à un homme de confiance que j’ai ici d’apporter tous les obstacles imaginables à l’arrangement de cet hôtel, et de rendre cet appartement inhabitable le plus longtemps possible. En effet, quand elle le vit, elle renonça au projet de l’habiter et résolut de s’établir dans un autre. Cette résolution hâtait son mariage d’un mois ; j’étais ivre de rage !… J’envoyai ordre aux ouvriers, que je tenais captifs, de terminer les travaux de cet appartement en trois jours. Cette ruse me réussit, et une nouvelle combinaison dans ses projets retarda le mariage de six semaines. Je vous raconte toutes ces niaiseries pour que vous compreniez que cet amour est plutôt une maladie de mon esprit qu’une véritable affection de mon cœur : il y a de la folie dans tout cela, je le pense bien. C’est pourquoi j’espère, par un plus digne amour, me distraire. Je suis allé plusieurs fois chez cette femme, je lui ai dit non pas que je l’aime, elle ne m’aurait pas écouté, mais que je l’avais aimée ; elle a souri avec indifférence, et j’ai bien vu que je ne lui plaisais pas et qu’il fallait renoncer à elle… mais je n’en ai pas la force, donnez-la-moi… Cette passion m’a dompté, je ne me connais plus, je souffre comme jamais je n’ai souffert… et je viens vous demander à vous, ma chère Isabelle, vous, la seule personne au monde que j’aime sérieusement, je viens vous demander de m’aider à supporter cette douleur poignante et de me consoler.

La duchesse, stupéfaite et tremblante, le laissa parler avec un respectueux effroi comme on écoute un homme qui a le délire ; quand elle vit qu’il lui fallait répondre à cette inimaginable confidence :

— Ah ! je comprends bien, dit-elle, ce que vous devez souffrir ; n’être pas aimé, c’est si triste !

Elle éclata en sanglots. Robert ne l’avait jamais vue pleurer. L’aspect de cette beauté si fière, si brillante, si heureuse, tout à coup vaincue par le désespoir, lui brisa le cœur… il se reprit à l’aimer, non plus avec tendresse, mais avec exaltation, comme un poëte qui admire une œuvre ou une action sublime. Un moment, il oublia ce qu’il avait appelé son délire ; mais elle… ne l’oublia pas. Elle le repoussa loin d’elle, et lui dit avec beaucoup de dignité :

— Ce n’est pas ainsi que je veux vous consoler, Robert ; j’ai un moyen plus sûr et qui vous plaira davantage ; je vous consolerai en vous disant que madame de Meuilles vous aime et que… vous avez tout à espérer.

Elle devint très-pâle en parlant ainsi.

— Vous croyez ? s’écria-t-il avec une joie barbare qu’il ne sut pas cacher.

— Elle vous aime, je le crois, et… je le sens ! ajouta-t-elle d’une voix éteinte.

Il y avait de la grandeur dans la manière dont la duchesse acceptait ce rôle douloureux de confidente, elle si digne d’être le plus charmant des secrets. Robert l’admira davantage encore pour sa bonté et pour sa générosité ; elle devina cette admiration et comprit que cette admiration lui acquérait la reconnaissance de Robert pour toujours.

— Ce fol amour passera, se dit-elle, mais le sentiment que je lui inspire aujourd’hui survivra à tout.

Un peu d’espoir rentra dans son âme désolée ; elle pleurait en silence, mais on devinait que sa résolution était prise ; avant de la faire connaître, elle laissait le temps à son agitation de s’apaiser, comme un voyageur qui vient de gravir péniblement une montagne attend que les palpitations de son cœur soient arrêtées avant de reprendre sa route.

— Que m’ordonnez-vous ? dit Robert avec une feinte soumission.

— Je vous ordonne de l’aimer, dit-elle, et de rester ici ; moi, je partirai demain.

Robert n’eut qu’une pensée : dissimuler sa joie.

— C’est comme cela que vous me consolez ? dit-il.

— Je ne puis rien pour vous maintenant, votre accès de folie doit avoir son cours ; tant qu’il durera, cette puissance sur votre esprit que vous voulez bien me reconnaître serait sans valeur ; j’attendrai qu’il soit passé.

Elle dit ces mots avec plus d’orgueil que de douleur, et M. de la Fresnaye, croyant avoir perdu son amour, le regretta.

— Ah ! vous attendrez que mon accès de folie soit passé ! En vérité, dit-il tout à coup en se rapprochant d’elle, je crois qu’il l’est déjà ; je ne sais plus pourquoi je me tourmente… je me figure que j’aime une autre femme… Pourquoi vous causé-je tant de peine, quand nous pourrions être si heureux ! Nous nous aimons… rien ne nous sépare….

La duchesse, dans sa joie, fut imprudente.

— Ils s’aimaient aussi, pourquoi les séparer ? dit-elle.

— Parce que je ne veux pas qu’ils s’aiment !… reprit M. de la Fresnaye avec violence.

Et toute sa passion pour Marguerite lui revint au cœur.

— Adieu donc ! dit la duchesse ; vous m’écrirez… Et elle attacha sur lui ses grands yeux baignés de larmes.

— Et si je m’aperçois que je ne l’aime plus ? car il faut tout prévoir… dit-il avec un sourire étrange qui fit rougir la duchesse.

— Vous viendrez nous rejoindre.

— Et vous ne m’en voudrez pas ?

— Non ; vous pouviez me tromper, j’aurais appris la vérité, et je vous aurais haï ; vous êtes cruel loyalement, cela vaut mieux, Cette franchise me permet de garder de vous un noble souvenir. Vous me reprenez votre amour, mais vous me laissez le mien.

Elle lui tendit la main avec une coquetterie charmante qui le fâcha. Il la trouvait trop résignée et trop spirituelle pour la circonstance ; mais il comprit bientôt qu’elle jouait l’habileté, et qu’elle n’était si douce, si patiente, que parce qu’elle avait encore beaucoup d’espoir. D’ailleurs, que voulait-il ? rompre avec elle sans perdre son amitié. Quel but était le sien en lui faisant ces confidences si douloureuses ? obtenir qu’elle quittât Paris promptement sans lui. Eh bien ! il avait ce qu’il désirait : une rupture amicale, un départ prochain, et dans trois jours Marguerite entendrait dire de tous côtés : « Vous savez la nouvelle ! la duchesse de Bellegarde est partie pour l’Italie ; elle est brouillée avec M. de la Fresnaye, elle a découvert qu’il la trompait, et elle lui a défendu de la revoir. Ah ! il y a eu des scènes terribles. — Et pour quelle femme la trahissait-il ? — On ne sait pas encore son nom, mais on le saura bientôt. » Marguerite se dirait alors : « Mais c’est donc sérieusement qu’il m’aime ? »

Calcul et passion, personne peut-être, excepté les ambitieux, n’avait réuni au même degré ces deux contrastes. L’esprit de Robert, astucieux et froid, était au service de son cœur ardent et de sa nature violente. C’était un pilote impassible, qui savait se servir de la tempête même pour faire marcher le vaisseau, ou, pour parler moins poétiquement, c’était une sorte de pompier calme et prudent de sa nature, mais toujours réveillé par l’incendie.