Maroussia/15

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J. Hetzel (p. 181-191).

XV
LES RENCONTRES

Deux semaines après l’entrevue de Tchetchevik avec le grand ataman, par une douce et splendide soirée, le vieux rapsode avec son Antigone s’approchait lentement d’un village incendié.

Son voyage et celui de Maroussia n’étaient pas un voyage d’agrément. On voyait bien qu’ils ne s’étaient pas permis de prendre même le repos nécessaire : leurs yeux cernés brillaient d’un feu fiévreux ; leurs figures étaient brûlées par le soleil et leurs vêtements couverts de poussière ; leurs lèvres étaient sèches, leurs pieds meurtris.

Néanmoins, ils marchaient courageusement et causaient avec calme et sérénité.

À l’exception de quelques rencontres imprévues d’hommes qui se trouvaient on ne sait comment sur leur chemin, et qui échangeaient à peine un mot et quelquefois rien qu’un signe avec Tchetchevik, ils ne rencontraient d’ordinaire pas âme qui vive.

Tout était silencieux et désert ; souvent ils avaient vu des maisonnettes en ruines, des murailles calcinées, des fermes détruites, des champs dévastés, des jardins ravagés, des troncs d’arbres à moitié brûlés, noirs d’un côté, encore verts de l’autre, à demi morts, à demi vivants.

Pour le moment, ils avaient sous les yeux un village récemment incendié ; un peu de fumée s’élevant au-dessus de chaque amas de décombres en marquait la place.

À l’extrémité de ce qui avait dû être une rue, ils découvrirent les margelles ébréchées d’un puits.

« Un peu d’eau fraîche te fera du bien, » dit Tchetchevik à Maroussia.

Il plongea sa main dans un sac attaché à ses épaules, il en retira une petite écuelle en bois, et, écartant les plantes qui obstruaient l’orifice du puits, il la remplit d’eau fraîche et claire.

— Merci, » répondit Maroussia.

Elle trempa ses lèvres dans l’eau limpide et, après avoir bu, s’approcha du puits. Que regardait-elle ? Qu’y avait-il dans ce puits qui attirât son attention ?

Tout à coup elle poussa un cri :

« Ah ! »

Ses joues se couvrirent des plus vives couleurs, ses yeux s’illuminèrent et se tournèrent avec bonheur vers son grand ami.

Maroussia devint encore une fois toute rose, mais cette fois-ci l’éclat de ses yeux se voila, sa figure exprima un regret sincère.

« Encore une fois, se disait Maroussia, je n’ai pas su me vaincre ! Ce cri, j’aurais dû le retenir…

— Bah ! dit Tchetchevik, dans ce village incendié, le mal ne pouvait être grand. Personne n’a pu t’entendre, mon enfant. Si tu veux, nous allons souper. »

Du pain, un peu de sel, de l’eau, composaient tout le souper.

Mais cet « ah ! » plein d’allégresse que Maroussia a poussé ? Qu’est-ce qui le lui a arraché ? Quel trésor a-t-elle entrevu dans ce puits démoli ?

Rien, absolument rien, si ce n’est, accrochée aux parois du puits, une fraîche couronne de ces gentilles fleurs violettes que dans la maison de Maroussia on appelait des porte-bonheur, des fleurs de bon présage, les mêmes, absolument, que l’enfant cultivait avec amour dans le jardin de sa mère. Cette couronne avait été placée là récemment par quelque main amie, elle n’avait pu y venir toute seule. Pour Maroussia, la couronne voulait dire : « Tout va bien chez ceux que tu aimes, leur pensée te suit partout. » Pour Tchetchevik, elle signifiait : « Tes ordres ont été exécutés. »

Maroussia et son grand ami se sont compris et parlent d’autre chose. Pas un mot de la petite couronne n’est échangé entre eux. Il s’agit maintenant de Batourine.

« Est-ce grand, la ville de Batourine ? dit Maroussia.

— Oui ! mais on y trouve son chemin tout de même, » lui répond son grand ami.

Le repas est fini.

« Eh bien, Maroussia, as-tu repris tes forces ? »

Elle est déjà sur ses pieds, elle a attaché son petit sac sur ses épaules, et ses yeux, qui se fixent sur le grand ami, brillent comme des étoiles. Que lui demandent-ils ?

Avant de quitter l’endroit, le grand ami plonge son bâton à tête recourbée dans le puits et en retire la petite couronne. Elle est un peu mouillée. Il la secoue, en fait tomber toutes ses perles d’eau, et la pose sur la tête de Maroussia.

« Chère petite couronne ! dit-elle. Tu veux bien qu’elle reste un peu où tu l’as mise ?

— Bien sûr ! répond le grand ami. Elle te va à ravir. Tu as l’air d’une petite fée. »

Maroussia bat des mains. C’est son grand signe de joie.

Et les voilà de nouveau en route, reposés, rafraîchis et courageux.

« Avant que l’étoile du soir brille à l’horizon, nous serons au tombeau de Naddnéprovka, » dit Tchetchevik à l’enfant.

Ces tombeaux, ou bien, comme on les appelle dans la langue du pays, ces kourganes, sont des collines d’une forme particulière qu’on rencontre en Ukraine. Ils recouvrent, si la tradition dit vrai, les corps de ceux qui sont morts pour la patrie. Et la vérité est que les laboureurs, quand ils les fouillent, soit du socle de leur charrue, soit de la fourche, y trouvent des armes, des anneaux, des colliers enfouis.

Le grand ami ne s’était pas trompé ; l’étoile du soir ne brillait pas encore à l’horizon que les contours du tombeau de Naddnéprovka se dessinèrent devant eux.

Le soleil était déjà couché, mais les ombres du soir étaient encore claires ; c’était une sorte de brouillard doré. Les jeunes arbres, les arbrisseaux, les hautes herbes qui couvraient « le tombeau » étaient comme en feu. La croix brisée, cassée, se dessinait nettement sur le ciel. Les grands oiseaux d’un gris foncé, en passant entre les bandes rouges du couchant et la terre, se nuançaient des couleurs de l’arc-en-ciel.

Du haut du tombeau, on apercevait le Dniéper. Le fleuve avait des reflets d’acier poli. De l’autre côté du rivage s’élevaient des monts boisés, dont les bases étaient tout à fait noires, et les cimes comme enveloppées de rouges lumières.

On entendait le murmure sourd des eaux profondes et le frémissement de la brise dans les joncs. De temps en temps, du milieu du silence, perçait le cri d’une mouette, et bientôt la mouette elle-même miroitait au-dessus des flots comme un petit point capricieux.

« Il me semble qu’il ne manque à ce tableau charmant, dit le grand ami à Maroussia, pour être complet, qu’un peu de musique. Qu’en penses-tu ? Si je gratifiais le Dniéper d’une chanson ?

— C’est cela, c’est très-bien imaginé, dit Maroussia. Asseyons-nous et amusons-nous. »

Il prit son théorbe, et bientôt l’écho des montagnes répéta à plusieurs reprises la phrase chantée en pleine voix par le vieux musicien.

« Laissez-nous nos prairies ! laissez-nous nos steppes ! À qui sont-elles, sinon à nous ?

« Est-ce que leurs fleurs vous connaissent ? XV

laissez-nous nos prairies, laissez-nous nos steppes.

« Elles ne vous connaîtront jamais. Rien qu’à vous voir de loin, elles se flétrissent.

« Craignez les pleurs de l’innocent. Ils retomberont un jour sur celui qui les fait verser.

« Craignez le silence de l’homme injustement frappé : le knout n’a jamais tué une âme, et l’âme du père injustement frappé s’ajoute à l’âme de l’enfant. Les colères s’y amassent. »

La chanson était courte, mais expressive. Après l’avoir finie, le grand ami, pendant quelques instants, toucha doucement les cordes du théorbe. Ses yeux perçants étaient fixés sur le Dniéper. Maroussia, elle aussi, ne détachait pas ses yeux du fleuve.

Tout à coup, une mouette fit entendre son cri. Cette mouette semblait être sur le bord du fleuve, au pied des grandes roches, là, dans les joncs de la rive.

Les yeux du grand ami brillèrent d’un éclat plus vif, et l’écho des montagnes répéta le refrain d’une nouvelle chansonnette :

« Dans le monde entier, on ne trouve point un malheureux aussi misérable qu’un Ukrainien chassé du pays où Dieu l’a fait naître ; son devoir, s’il ne peut y vivre, est de mourir au pays de ses pères. Quoi que vous fassiez, il y mourra et vous y mourrez avec lui ! »

Le cri de la mouette se fit entendre de nouveau, et il semblait que ce fût à une plus courte distance.

L’écho des montagnes répétait encore :

« Quoi que vous fassiez, il y mourra, » quand, du côté même où s’était fait entendre par deux fois le cri de la mouette, sortit du milieu des hauts joncs une étroite nacelle. Elle se dessinait sur les vagues sombres, et, glissant rapidement, elle se dirigeait vers une petite baie naturelle qui se trouvait juste en face du tombeau de Naddnéprovka.

En regardant bien, on pouvait distinguer la silhouette de celui qui menait la barque. Oui, on voyait jusqu’à son bonnet de peau de mouton.

Mais sans pouvoir même distinguer les formes de cet homme, on pouvait affirmer qu’il avait le bras ferme et habile.

Ce bras maniait la rame comme un joujou. La barque filait telle qu’un petit duvet emporté par le vent.

« Il est temps de descendre sur le rivage, Maroussia, » dit le grand ami.

Sans s’amuser à chercher le chemin le plus commode, — du reste, on n’eût même pas trouvé un sentier dans ce lieu sauvage, — ils descendirent rapidement, tournèrent une grande roche qui avait l’air d’une gigantesque barbe verte frisée, tant elle était recouverte de lierre et de mousses, et se trouvèrent enfin sur le rivage, tout près du fleuve. Les vagues mouillaient doucement les plantes du bord et y laissaient une petite frange d’écume blanche.

« J’espère que je vous retrouve en bonne santé et toujours agréables à Dieu ! » dit une voix bien connue.

La barque légère était déjà sur le sable du rivage, et près de la barque, appuyant son menton sur la rame, se tenait le bonhomme de fermier, le vieux Knich.

« Santé et chance ! lui répondit le grand ami.

— Comment ça va, fillette ? demanda Knich en fixant sur Maroussia ses yeux de faucon.

— Très-bien ! lui répondit Maroussia. Et Tarass ?

— Tarass n’a pas oublié Maroussia. »

Du reste, si Maroussia ne lui eût point répondu, il aurait pu très-bien deviner sa réponse rien qu’en la regardant : chaque fibre de sa figure annonçait que ses fatigues étaient oubliées.

Mais le fermier, ne se contentant pas du témoignage que lui présentait la figure heureuse de l’enfant, interrogea du regard le grand ami.

« Elle va bien, ma petite compagne, dit-il, très-bien. Vous pourrez en rendre bon compte à ceux qui me l’ont confiée. C’est un petit lion doux comme une colombe. »

Et sa main caressait l’enfant.

« Mon Tarass n’est pas encore un lion, répondit Knich, encore moins une colombe. C’est un petit diable. Je ne puis pas lui apprendre à se taire.

— Patience, patience, dit le grand ami ; nos enfants en sauront plus long que nous un jour. Allons, Maroussia, te voilà rassurée sur les tiens.

— Ah ! dit Knich en apercevant la couronne sur la tête de l’enfant. La petite couronne avait déjà dû lui parler. Les mains de ta mère l’ont tressée, ma mignonne…

— Bon Knich, dit la petite fille, que de douces choses, la couronne et toi, vous me dites !

— Allons, allons, dit le grand ami, le calme est descendu sur l’étendue des eaux ; pas un souffle d’air, une promenade en barque serait fort de mon goût. »

Il avait à peine parlé, qu’un cri de mouette, pareil à ceux qu’on avait entendus déjà, partit du milieu même des broussailles grisonnantes qui formaient la barbe du bonhomme de fermier.

Un cri semblable lui répondit du rivage.

« Ah ! dit Tchetchevik, tu vois, Maroussia, c’est le mari qui répond.

— Je comprends, je comprends, dit la fillette, les mouettes sur le bord de ces eaux sont très-fines, bien que toutes ne soient pas ailées. »

Knich avait poussé sa barque sur l’eau.

« Prends place ici, fillette, » dit-il en tendant le bras à Maroussia. Quand elle fut assise, le grand ami sauta dans la barque avec tant de légèreté que la barque ne fit presque pas de mouvement. Il s’empara de la seconde rame, et la barque glissa avec rapidité sur les ondes sombres, entre les rives confuses du Dniéper.