Maroussia/16

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J. Hetzel (p. 192-201).

XVI
SUR L’EAU

Une fois en pleine eau :

« Quelles nouvelles de l’autre ataman ? demanda Tchetchevik.

— Tout ira mieux quand tu auras passé par là, répondit le fermier. La fortune donne aux fous, Dieu ne donne qu’aux sages. On rôtit les poulets, on plume les oies, on fait bombance. Bref, il y a trop d’étrangers, trop de luxe, trop de dépenses. On ne déchiffre pas facilement les idées du maître de la maison, sais-tu ? Il n’en a pas peut-être…

— Ce serait le pis, répondit le grand ami. C’est le sort de ceux qui appartiennent à tous ; ils ne s’appartiennent pas à eux-mêmes.

— Mais le tien, celui que tu as vu ? dit Knich.

— Celui-là, répondit Tchetchevik, celui-là est un homme, et si tous étaient comme lui, rien ne serait perdu. Le jour où son âme paraîtra devant Dieu, nul ne pourra dire qu’elle habitait sur la terre un tronc de bois pourri. Il a ses travers, bien sûr, — il n’est pas parfait, — mais il aime son pays plus que sa vie, plus que son orgueil même. Il a consenti à tout, oui, même à s’effacer devant la brute de là-bas, et c’est beau cela ! car une tête haute et fière, cela n’est pas fait pour plier. Enfin, c’est fait. Il a écrit. Par exemple, sa plume grinçait sur le papier comme l’écorce de bouleau sur un tas de charbon ardent.

— Ma foi ! dit Knich, ça se comprend. Cela a dû lui coûter.

— Il le fallait, dit l’impassible Tchetchevik.

— Alors, reprit Knich, nous pouvons dire que, grâce à Dieu et à toi, la moitié de la besogne est faite ; reste l’autre ataman, l’ataman resté seul ! Celui-là excelle à tourner dans un rond.

— Nous ferons le manège avec lui, dit Tchetchevik, mais nous agrandirons son cercle. »

Quittant Knich tout à coup, le grand ami jeta au fond de la barque un manteau épais et, s’emparant de Maroussia, malgré sa résistance, il la coucha doucement sur le manteau.

« J’oubliais de faire dormir mon enfant, dit-il.

— Je ne veux pas dormir, dit la petite fille.

— Ne dors pas, mais reste couchée, dit le grand ami d’une voix ferme. Je te conterai des histoires tout à l’heure. »

Au lieu de dormir au fond de son bateau, Maroussia, à demi soulevée sur son coude, regardait. Quels yeux que les siens pour tout voir avant tous les autres !

« Là-bas, de ce côté, dit-elle en étendant le bras, ne vois-tu rien ?

— L’enfant a raison, dit Knich, c’est là qu’ils sont.

— Silence ! » dit le grand ami.

La barque vola sous les efforts redoublés des deux rameurs, et bientôt Maroussia put reconnaître, malgré la distance, dans les deux hommes qu’elle avait signalés en deçà d’un petit promontoire, ses anciennes connaissances, ceux-là mêmes qu’elle avait vus chez son père, frappés et garrottés par les soldats : Semène Vorochilo et Andry Krouk. Dieu soit loué ! ils avaient donc pu échapper.

La barque bientôt aborda. Les Cosaques ôtèrent leur bonnet aux arrivants et dirent :

« Bonne chance et santé !

— Bonne chance et santé ! répondirent le grand ami et le vieux Knich.

— Maroussia, dit Andry Krouk en tirant un paquet de son sein, voici ce que ta mère t’envoie.

— Béni soit ce qui vient de ma mère ! dit la petite fille en baisant pieusement le paquet. Vont-ils tous bien ?

— Tous, les petits et les grands.

— Et, dit Maroussia, un peu honteuse de la question qu’elle allait faire, et les cerisiers ? et le jardin ?

— Quelle ménagère ! dit Andry. Il va bien, ton jardin, et tes cerises, si Dieu le veut, mûriront au temps chaud.

— Je pensais aux cerises pour les petits frères, dit l’enfant.

— Quelles nouvelles m’apportez-vous, dit Tchetchevik, en échange de celles que je vous ai envoyées ?

— Beaucoup sont contents, répondit Vorochilo. Ceux-là seront prêts et le sont déjà, mais d’autres…

— D’autres, dit Andy Krouk en l’interrompant, d’autres sont inquiets. Ils trouvent que tu vas bien vite, et je crois qu’ils ont raison. »

Maroussia, par discrétion, s’était éloignée un peu pour les laisser parler plus à leur aise.

Son grand ami la rappela, et, au grand étonnement des trois Cosaques, lui dit :

« Je t’avais dans la barque promis une histoire. Chose promise, chose due. Si tu comprends mon histoire, ces hommes la comprendront bien aussi. Andry Krouk, tu la rediras à ceux qui trouvent que je vais trop vite. »

Et il commença ainsi son histoire :

HISTOIRE DE L’ÉCREVISSE.

« Il y avait une fois une écrevisse, une écrevisse belle comme le jour. Elle était bonne, assez intelligente pour une écrevisse, et courageuse. Elle vivait tranquille dans son petit trou ; mais voilà qu’un jour elle entendit, de tous les côtés à la fois, des cris et des gémissements. Il paraît que l’eau avait baissé, baissé à un tel point que tout ce qui vit dans l’eau commençait à perdre la tête. Elle s’était bien aperçue, depuis longtemps, que l’eau devenait rare ; mais elle avait fait comme les autres, elle avait espéré que cela s’arrangerait tout seul.

« Devant tant de lamentations, l’écrevisse se dit que cela méritait réflexion. Elle devint très-pensive, et en arriva à cette conclusion qu’il serait vraiment bien utile que quelqu’un se dévouât pour aller chercher de l’eau. À qui confier une mission de cette importance ?

« L’écrevisse tint conseil, mais elle ne put arrêter son choix sur personne.

« Au fond, elle n’avait confiance qu’en elle-même. Celui-ci ne connaissait pas assez le chemin, celui-là s’amuserait en route, cet autre commettrait mille imprudences. Les opinions de la plupart étaient peut-être un peu avancées. Le caractère de Pierre n’était pas sûr, et Paul était bien faible pour supporter la fatigue d’un si grand voyage, car l’eau était très-loin.

« — J’irai moi-même, » se dit-elle à la fin.

« Elle s’empare de la cruche et se met en route, escortée pendant quelques pas par les acclamations chaleureuses de tous ceux qui aimaient mieux voir travailler les autres que travailler eux-mêmes.

« — Quelle écrevisse ! criait-on de tous les côtés ; quelle énergie ! Si elle se dépêche un peu, nous serons sauvés. » Les grenouilles pleurèrent d’attendrissement et les crapauds se pâmaient d’aise.

« Voilà mon écrevisse en route ; elle ne perd pas une minute, va droit son chemin, marche, marche, marche sans même prendre son temps pour respirer.

« Mais peu à peu la fatigue se fait sentir, et l’indignation commence à gronder dans son sein.

« — Suis-je folle de courir ainsi ? se dit-elle. Je file comme une flèche, cela n’a pas le sens commun. Soyons raisonnable, marchons sagement. »

« Reprenant alors son allure ordinaire, elle se remit à marcher comme toujours, à pas comptés. Elle mit sept ans à aller chercher son eau et dix à revenir à son point de départ. Cela n’est pour étonner personne ; une cruche pleine est autrement lourde et difficile à porter qu’une cruche vide.

« Arrivée au seuil de sa demeure, elle avait encore une sorte de petit escalier de quatre marches à monter. C’était là qu’autrefois les bateaux abordaient. Elle monta ces quatre marches, mais non sans peine. Avec une cruche, ça n’est pas commode.

« Une fois là, elle se retourna et jeta un regard sur l’étang, sur les ruisseaux qui y affluaient : tout cela était à sec. Une fourmi n’aurait pas trouvé à dix lieues à la ronde de quoi étancher sa soif.

« — Il était grand temps que j’arrivasse, se dit-elle, grand temps ! Mais où sont donc ceux qui m’acclamaient au départ ? Quel drôle d’accueil qu’un tel silence, après un tel dévouement ! »

« Une vieille pie curieuse était perchée sur un arbre à demi desséché, lui aussi. Elle regardait faire l’écrevisse et l’écoutait s’étonner.

« — Ne leur en veuillez pas, lui dit-elle, s’ils ne crient pas : Vive l’héroïque écrevisse ! Ce n’est pas leur faute, ils sont tous morts. Voyez leurs coquilles, leurs arêtes, leurs carapaces ! D’eux, c’est tout ce qui reste… Savez-vous, ma mie, que vous avez mis dix-sept ans à leur apporter de l’eau qu’il leur aurait fallu recevoir à la minute ? »

« La pauvre écrevisse fut si saisie, en vérifiant d’un regard l’exactitude des paroles de la pie, qu’en voulant lever les pattes au ciel, en signe de désespoir, elle oublia la cruche qu’elle portait et la laissa choir. La cruche se brisa en mille morceaux, la terre aride but en un clin d’œil l’eau qu’elle contenait, et le lendemain, à son tour, l’écrevisse était morte. »

Comprends-tu, Andry Krouk ? Et tes amis, qui trouvent que j’ai été trop vite, seront-ils d’avis, quand tu leur auras raconté mon histoire, qu’ils auraient mieux fait, au lieu de me choisir pour messager, d’envoyer à ma place une écrevisse ? »

Andry Krouk se grattait l’oreille et baissait le nez.

Vorochilo lui tapa sur l’épaule :

« Réveille-toi, lui dit-il, et allons réveiller les autres. Tchetchevik a cent fois raison. »

Se tournant alors vers l’envoyé :

« Au jour convenu, lui dit-il, toute l’Ukraine sera sur pied ; les femmes et les enfants s’en mêleront, s’il le faut.

— Andry, dit Maroussia, n’oublie pas l’histoire de l’écrevisse.

— Elle avait compris avant moi, dit Andry en l’embrassant. Tu es bien la fille de ta mère, ma mignonne. »

Le vieux Knich était déjà remonté dans la barque. Il aida Maroussia à s’y placer, et le grand ami y sauta avec la légèreté d’un oiseau.

La petite barque, repoussée du rivage, glissa de nouveau sur les ondes sombres du Dniéper, et le promontoire sablonneux, les formes indécises des deux hommes qu’ils y laissaient, disparurent bientôt dans les brumes. XVI

on eût dit un cheval ailé.

Au bord du fleuve, en débarquant, Knich montra à Tchetchevik un beau et vigoureux cheval noir :

« Prends Maroussia en croupe, dit-il à Tchetchevik ; galope toute la nuit. Au jour, tu laisseras le cheval ; il retrouvera tout seul le chemin de la ferme de Samousse. »

Le rapsode sauta sur le cheval ; Maroussia mit le pied sur le bout de sa botte, et en un instant elle fut installée derrière son grand ami. Ses bras se serrèrent autour de lui comme la liane autour du chêne. Le cheval partit au galop ; c’est à peine si l’on entendait le bruit de ses sabots : on eût dit un cheval ailé.