Maroussia/17

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J. Hetzel (p. 203-213).

XVII
À GADIATCH

Deux jours après la promenade sur le Dniéper, que nous avons décrite dans le précédent chapitre, c’était un dimanche, et les grosses cloches de la ville de Gadiatch, résidence de l’ataman protégé par Sa Majesté le tsar de Russie, carillonnèrent à toute volée en invitant les fidèles aux matines.

Il faisait à peine jour, et la ville de Gadiatch, avec toutes ses ruelles étroites et tortueuses, ses bâtiments bas et ses jardins touffus, paraissait être voilée de mousseline à demi transparente. Les personnes qui se pressaient de tous côtés et se dirigeaient vers la cathédrale semblaient être enveloppées d’ombre.

Pourtant, malgré le crépuscule, il était facile de reconnaître, à leur démarche aisée, à leurs manières un peu décidées, que la plupart de ces personnes étaient des militaires.

La veille, il avait beaucoup plu, et l’air tiède était d’une fraîcheur délicieuse. Tout était calme dans la nature, tout était silencieux encore parmi les habitants ; si calme et si silencieux, qu’on entendait le bruit des pas dans les rues humides ; le pied imprudent qui s’engageait tout à coup dans une mare faisait un clac-clac sonore ; on eût pu compter les gouttes de rosée qui tombaient du feuillage.

La vieille cathédrale avait l’air d’être entourée d’un jardin. On y voyait fleurir l’aubier, l’églantier, le sureau, les rosiers, les acacias blancs, jaunes et roses ; on y voyait des pommiers, des poiriers, des pruniers et des cerisiers qui promettaient une grande abondance de fruits. Le sol était couvert d’une verdure veloutée jonchée de toute espèce de fleurs.

Une foule assez considérable de fidèles était rassemblée près de la cathédrale, et en attendant l’heure de l’office chacun causait à mi-voix de choses et d’autres.

Le vieux musicien ambulant, que le lecteur connaît déjà, se trouvait aussi dans cette foule, accompagné, comme toujours, de sa petite amie qui regardait respectueusement la maison de Dieu.

Il s’était assis sur une marche du perron de l’église, comme un homme accablé de fatigue, et, d’une voix lente et grave, il racontait à un nombreux auditoire qui l’entourait par quelles épreuves doivent passer les âmes des trépassés avant d’atteindre le céleste séjour. « C’est sur la terre, par des efforts constants, qu’il faut mériter le ciel, » dit-il en finissant.

Après avoir fini son récit par un soupir auquel répondirent les soupirs de la plupart des assistants, le vieux musicien semblait être tout à coup tombé dans une rêverie profonde, ainsi qu’il arrive souvent aux êtres pieux qui oublient la terre pour le ciel, et ses yeux pensifs erraient sur les lieux environnants qui commençaient à sortir de l’ombre.

Le silence qui s’était établi fut interrompu par l’arrivée de deux jeunes Cosaques. Ceux-ci se faisaient remarquer par leurs moustaches prodigieusement longues, par leur taille admirablement bien prise et flexible, et par une élégance particulière à ceux qui visitent souvent les nobles assemblées et figurent dans les grandes réceptions.

« Bonjour, bonjour, disaient les jeunes Cosaques ; et ils ôtaient, puis remettaient leurs bonnets avec tant de grâce, qu’on aurait pu penser qu’ils ne s’occupaient jamais d’autre chose que de faire des saluts.

— Notre ataman arrivera-t-il ? demandèrent en chœur plusieurs voix.

— Il arrivera, » répondirent les Cosaques.

Ces paroles, prononcées par deux voix claires et sonores, semblèrent tirer le rapsode de sa pieuse méditation, et, abandonnant avec un regret visible le monde meilleur où l’avait porté son rêve, il crut pourtant de son devoir de redescendre ici-bas et de s’occuper de ce qui allait occuper la foule.

« Mes pauvres yeux, dit-il, pourront donc enfin admirer notre ataman !

— Et la dame de l’ataman arrivera-t-elle aussi ? demanda une jeune femme alerte, petite, ronde comme une boule.

— La dame arrivera aussi, répondirent les Cosaques.

— Et la belle-sœur ?

— Il est à croire que la belle-sœur viendra aussi.

— Quelle belle-sœur ? demanda le vieux musicien.

— Mais la femme du frère de notre ataman, lui répondirent plusieurs voix, Méphodiévna.

— Méphodiévna ? répéta le vieux rapsode. Chez nous on n’en entend jamais parler. Est-ce qu’elle jouit de la faveur de notre ataman et de sa dame ?

— Je crois bien ! je crois bien ! répondirent plusieurs personnes. Elle n’a qu’à remuer un doigt, et tout se fait à sa volonté !

— Ah ! elle jouit donc d’une très-grande faveur ? C’est certainement un grand bonheur pour elle !

— Faveur ! s’écria d’un air courroucé un vieillard dont les yeux, sous des sourcils en broussailles et grisonnants, jetaient des flammes, comme deux fenêtres bien éclairées illuminent le dessous d’un toit de chaume. Faveur ! un tel mot est-il fait pour s’appliquer à une telle femme ? Méphodiévna, sachez-le, est de trempe à ne se soucier des faveurs de qui que ce soit. Un regard jeté sur elle suffira à vous le faire comprendre. Elle est droite comme une flèche, et on s’aperçoit aisément qu’elle n’a jamais courbé la tête devant personne.

— Elle est donc bien fière, demanda le vieux musicien, et par suite bien difficile à approcher ? C’est de l’orgueil, alors ! »

Et il ajouta d’un ton sentencieux :

« L’orgueilleux n’est qu’une bulle de savon : il ne s’enfle que pour crever.

— Mais que dites-vous là, vieillard ? s’écria une femme âgée, à figure respectable, dont les yeux brillaient d’indignation. Que dites-vous là ? C’est de l’honneur de la cité et du pays que vous parlez. Méphodiévna est une flamme bienfaisante, une lampe dans nos ténèbres.

— Pour être si brillante, repartit l’entêté musicien, il faut donc qu’elle ne marche qu’étincelante de diamants, couverte de pierreries, vêtue d’or ?

— Vous n’y êtes pas, s’écria quelqu’un de la foule. Elle est vêtue si simplement que, sans ses yeux de diamant noir, on la prendrait pour une autre.

— Elle s’habille comme une simple bourgeoise, dit un jeune Cosaque ; elle ne fait pas la grande dame, et elle est partout où elle peut faire le bien sans être aperçue.

— Pardon ! dit le rapsode, j’ai, je le vois, blasphémé votre sainte, mais elle n’y a rien perdu. Je vous ai donné, du moins, l’occasion de lui rendre hommage. Pourriez-vous me dire, jeune homme, quels sont ces beaux seigneurs richement vêtus qu’on rencontre partout dans la ville ? seraient-ils des saints, eux aussi ?

— Des saints ! Ah ! non, par exemple ! mais ce sont des altesses, des princes moscovites. Ne le devinez-vous pas à leur allure imposante, à leurs yeux qui ne s’ouvrent qu’à demi, à leurs nez dédaigneux plus hauts que leur tête ? Ce sont les hôtes de notre ataman. Il y a huit jours, la maison en était pleine, les amis de l’Ukraine s’en inquiétaient. Mais, grâce à Dieu et à l’influence de Méphodiévna sur sa sœur et sur l’ataman son beau-frère, bon nombre, dit-on, déjà sont partis.

— Partis ! et pourquoi ? qui gênaient-ils, ces hommes superbes ?

— Eh ! eh ! demandez-le à Méphodiévna ; elle trouve peut-être que le moment n’est pas bien choisi, quand la moitié de l’Ukraine est envahie par les bataillons russes, pour recevoir tant de beaux messieurs. Cela distrait trop notre ataman.

— Pour dire le vrai, dit un nouvel interlocuteur, on s’amuse moins au palais depuis huit jours. L’ataman ne retient plus ses hôtes. Il paraît gêné avec eux, et l’on dit que bientôt il n’en restera guère dans le pays. »

Maroussia serra doucement la main de son grand ami. Sa main répondit sans doute à la sienne ; le visage de l’enfant rayonna. Il se fit tout à coup un grand silence. On venait d’apercevoir, descendant lentement la rue, le père Mikaïl se dirigeant vers la porte de l’église. Ceux qui étaient assis se levèrent. Ceux qui étaient debout se dressèrent sur la pointe de leurs pieds.

Le père Mikaïl présentait, dans toute sa personne, le type idéal du bon pasteur. Ses paroissiens adoraient leur archirey. C’était à qui serait sur son passage pour recevoir sa bénédiction. On voyait dans toute son attitude que ses bénédictions, sa main seule, ne les donnait pas, et qu’elles partaient du meilleur de son cœur.

Le rapsode s’approcha à son tour, mettant en avant Maroussia :

« Bénissez-nous, mon père, bénissez cette enfant. Nous venons de bien loin pour prier Dieu dans votre église. »

Le bon père jeta un regard bienveillant sur le vieillard et sur l’enfant.

« Mon père, dit le chantre, j’ai compris que le plus grand feu ne peut que s’éteindre au milieu du désert, tandis que le bois humide lui-même pétille et flambe quand il tombe au milieu du foyer ; et j’ai fui le désert par le besoin de voir et de retrouver des hommes. »

Le père Mikaïl, en entendant ces mots, tressaillit. Ses yeux limpides et doux se fixèrent sur le vieux pèlerin avec une attention particulière.

Il inclina sa tête en signe d’adhésion aux paroles du vieillard et lui dit :

« Si tu viens de loin, mon frère, si tu as traversé tout le pays, tu as dû voir bien des douleurs et traverser bien des dangers. Les chemins ne sont pas sûrs…

— Celui qui est nu, répondit le rapsode, n’a pas peur qu’on lui vole sa chemise. Celui qui n’a que sa vie à perdre ne tente guère les voleurs, et celui qui n’a pas peur de la mort peut aller partout. »

Le bon pasteur tressaillit de nouveau.

— Nos blés sont-ils sur pied ? » demanda-t-il au rapsode.

Le père Mikaïl fit cette question avec lenteur, appuyant sur chacun des mots de sa question, pourtant si simple.

« Nos blés, répondit le chantre, dans quelques contrées sont déjà couchés par terre, et ce ne sont pas toujours les propriétaires qui les ont fauchés. Quant aux autres, et je parle de ceux des meilleures terres et des mieux préparées, vraiment, quoiqu’ils ne soient pas partout tout à fait mûrs encore, je crois qu’il serait sage de ne pas attendre pour en faire la récolte. Qui peut prévoir les orages de demain ? Ceux qui sont mûrs sont superbes, mon père !

— Que Dieu t’entende, mon fils ! répondit avec calme le vénérable prêtre ; je te remercie de la bonne nouvelle que tu m’apportes.

— Notre ataman ! notre ataman ! » s’écria-t-on alors de tous côtés.

Le père Mikaïl entra dans l’église.

« Notre ataman n’a pas l’air très gai aujourd’hui, disait un artisan dans la foule.

— Vous pourriez dire qu’il a l’air maussade, disait un bourgeois.

— Je l’ai rencontré avant-hier, chuchotait une petite femme très-éveillée : il avait l’air d’un gros nuage noir. »

L’arrivée de deux nouveaux personnages interrompit la petite femme.

« C’est la belle-sœur de notre ataman, se dit-on de tous côtés.

— Méphodiévna, » dit au vieux musicien un de ses voisins en lui poussant le coude.

On ne lui aurait rien dit qu’il l’aurait deviné. Ce qu’on lui avait appris d’elle n’avait rien d’exagéré, l’original répondait aux portraits.

Elle allait passer tout près de Maroussia, elle arrivait à la dernière marche. La petite fille osa la retenir par la manche de sa chemise brodée.

« Madame, lui dit-elle, vous avez laissé tomber ce mouchoir, » et elle lui présentait un mouchoir rouge.

La jeune femme s’arrêta, regarda le mouchoir rouge, puis la petite qui le lui présentait, et répondit :

« Merci ! ma jolie enfant, j’aurais été fâchée de le perdre. »

Personne, je crois, si ce n’est Maroussia, n’avait vu tomber ce mouchoir.

Les grands yeux de l’aimable femme enveloppèrent l’enfant dans leur profond regard et allèrent, avec intérêt, d’elle au vieux musicien. « Tu n’es pas des environs, dit-elle à l’enfant, je ne t’ai jamais vue ; viens-tu de loin, ma mignonne ?

— De bien loin, lui répondit Maroussia.

— Je comprends alors pourquoi tu as l’air fatigué. De quel point de l’Ukraine viens-tu donc ?

— Cette petite tête ne saura jamais retenir tous les noms des lieux qu’elle a visités, dit le vieux chanteur. Nous avons vu bien des choses et bien des gens, madame, du bon et du mauvais, des champs dévastés par les batailles et des blés, dernier espoir de l’Ukraine, encore sur pied. Mais, grâce à Dieu ! nous avons trouvé notre chemin ; comme on dit chez nous : XVII

merci, ma jolie enfant.
quoique l’attelage soit de travers, la voiture va droit au marché.

— Mes amis, répondit la gracieuse femme, venez tantôt vous présenter au grand ataman. À moi vous raconterez votre voyage ; à lui vous chanterez vos chansons. Chacun ainsi sera servi suivant ses goûts. »

Elle donna de la main, en guise de caresse, une petite tape sur la joue de Maroussia, et disparut dans la foule qui remplissait l’église.

On entendait déjà la voix du père Mikaïl qui commençait l’office.