Maroussia/22

La bibliothèque libre.
J. Hetzel (p. 265-268).

XXII
GLORIA VICTIS !

Tout cela s’est passé il y a bien, bien longtemps. Après cent, deux cents ans peut-être, il en reste une légende. Aujourd’hui encore, sur une colline rapportée, faite de main d’homme, la plus haute de toutes celles du même genre qu’on rencontre dans ce pays, vous pouvez voir une grande croix de granit rose. Sur cette croix a été gravé avec la pointe patiente d’un poignard ce nom : MAROUSSIA.

La colline tout entière s’appelle le Kourgane, c’est le tombeau de la petite fille. Il est couvert d’un splendide tapis de verdure, toujours parsemé de fleurs admirables et odorantes qui ne poussent que là, qu’on n’a jamais vues et qu’on ne verra jamais ailleurs. Ces fleurs sont si belles qu’on dirait des regards d’enfant. Quand on les transplante, elles refusent de pousser, elles meurent sur pied. On a essayé d’en semer dans d’autres terres, elles n’y lèvent même pas. On leur a donné un nom, le seul qui pût leur convenir, on les appelle des Maroussia.

On raconte, dans les veillées, qu’un Cosaque, fameux par son courage, son intelligence, sa beauté et sa bonté, et plus encore par son amour pour son pays, a élevé, à lui tout seul, cette grande colline.

Il n’avait qu’un bras, ayant perdu l’autre dans le dernier combat livré pour l’indépendance de l’Ukraine, et, avec l’unique main qui lui restait, portant la terre poignée par poignée, il a édifié cette montagne. Il y avait employé des années et puis des années. Jeune encore il avait commencé, sa barbe et ses cheveux avaient blanchi quand il l’acheva. Cependant quelques-uns disent qu’un petit garçon, nommé Tarass, l’avait tant, tant prié, qu’il avait accepté son aide et qu’à la longue ce garçon avait, lui aussi, vieilli à ce métier. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, lorsque le kourgane fut aussi haut qu’un clocher et que la croix fut posée, le Cosaque s’assit au pied et y pleura jusqu’à sa mort. Avant ce jour, personne n’avait vu un XXII

chacun y apporte sa guirlande.
lion pleurer. Ce sont les larmes qui tombèrent de ses yeux qui produisirent ces fleurs si belles et si parfumées qui n’avaient auparavant fleuri dans aucune autre partie du monde. Ceux qui savent comprendre le langage des fleurs assurent que, les soirs de pleine lune, on peut les entendre murmurer : « Nous ne savons fleurir que sur la tombe de ceux qui ont donné leur vie pour la patrie. » Les enfants, filles et garçons, conduits par leurs parents, viennent, tous les ans, de tous les coins du pays, en pèlerinage au tombeau de la petite fille. Chacun y apporte sa guirlande. Ils en rapportent des portraits, des médailles frappées à la gloire de Maroussia.

Quelques-uns pleurent en se racontant la fin glorieuse de l’héroïque enfant, mais il n’en est aucun, il n’en est aucune qui n’eût voulu être Maroussia.

Il est malheureusement plus d’une Ukraine au monde ; veuille Dieu que, dans tous les pays que la force a soumis au joug de l’étranger, il naisse beaucoup de Maroussia capables de vivre et de mourir comme la petite Maroussia dont nous venons de raconter l’histoire !

Il n’appartient à personne d’expliquer le triomphe de l’injuste et les tribulations du juste.

FIN.