Marthe, histoire d’une fille/II

La bibliothèque libre.
Jean Gay, libraire-éditeur (p. 13-25).
◄  I
III  ►

II



Après dix ans de luttes stériles et de misères impatiemment supportées, Sébastien Landousé, artiste peintre, se maria au moment où il commençait à être connu du public, avec damoiselle Florence Herbier, ouvrière en perles fausses. Malheureusement sa santé, déjà ébranlée par des amours et des labeurs excessifs, chancela de jours en jours, si bien qu’après une maladie de poitrine qui l’étendit, pendant six grands mois, sur son lit, il mourut et fut enterré, faute d’argent, dans l’un des recoins de la fosse commune.

Apathique et veule par tempérament, sa femme se redressa sous le coup qui la frappait, se mit vaillamment à l’ouvrage et quand Marthe, sa fille, eut atteint sa quinzième année et terminé son apprentissage, elle mourut à son tour et fut, comme son homme, enterrée au hasard d’un cimetière.

Marthe gagnait alors, comme ouvrière en perles fausses, un salaire de quatre francs par jour, mais le métier était fatigant et malsain et souvent elle ne pouvait l’exercer.

L’imitation de la perle se fabrique avec les écailles de l’ablette, pilées et réduites en une sorte de bouillie qu’un ouvrier tourne et retourne sans trêve. L’eau, l’alcali, les squames du poisson, le tout se gâte et devient un foyer d’infection à la moindre chaleur, aussi prépare-t-on cette pâte dans une cave. Plus elle est vieille, plus précieuse elle est. On la conserve dans des carafes, soigneusement bouchées, et l’on renouvelle de temps à autre le bain d’ammoniaque et d’eau.

Comme chez certains marchands de vins, les bouteilles portent la mention de l’année où elles furent remplies ; ainsi que la purée septembrale, cette purée qui luit se bonifie avec le temps. À défaut d’étiquettes, on reconnaîtrait d’ailleurs les jeunes flacons des vieux, les premiers semblent étamés de gris-noirs, les autres semblent lamés de vif-argent. Une fois cette compote bien dense, bien homogène, l’ouvrière doit, à l’aide d’un chalumeau, l’insuffler dans des globules de verre, ronds ou ovales, en forme de boules ou de poires, selon la forme de la perle et laver le tout à l’esprit de vin qu’elle souffle également avec son chalumeau. Cette opération a pour but de sécher l’enduit ; il ne reste plus dès lors, pour donner le poids et maintenir le tain du verre, qu’à faire égoutter dans la perle des larmes de cire vierge. Si son orient est bien argenté de gris, si elle est seulement ce que le fabricant appelle un article demi-fin, elle vaut, telle quelle, de 3 francs à 3 fr. 50.

Marthe passait donc ses journées à remplir les boules et, le soir, quand sa tâche était terminée, elle allait à Montrouge chez le frère de sa mère, un ouvrier luthier, ou bien rentrait chez elle et, glacée par la froideur de ce logement vide, se couchait au plus vite, s’essayant à tuer par le sommeil la tristesse des longues soirées claires.

C’était, au reste, une singulière fille. Des ardeurs étranges, un dégoût de métier, une haine de misère, une aspiration maladive d’inconnu, une désespérance non résignée, le souvenir poignant des mauvais jours, sans pain, près de son père malade ; la conviction, née des rancunes de l’artiste dédaigné, que la protection acquise, au prix de toutes les lâchetés et de toutes les vilenies, est tout ici-bas ; une appétence de bien-être et d’éclat, un alanguissement morbide, une disposition à la névrose qu’elle tenait de son père, une certaine paresse instinctive qu’elle tenait de sa mère, si brave dans les moments pénibles, si lâche quand la nécessité ne la tenaillait point, fourmillaient et bouillonnaient furieusement en elle.

L’atelier n’était malheureusement pas fait pour raffermir son courage à bout de force, pour relever sa vertu aux abois.

Un atelier de femmes, c’est l’antichambre de Saint-Lazare. Marthe ne tarda pas à s’aguerrir aux conversations de ses compagnes ; courbées tout le jour sur le bol d’écailles, entre l’insufflation de deux perles, elles devisaient à perte de vue. À vrai dire, la conversation variait peu ; toujours elle roulait sur l’homme. Une telle vivait avec un monsieur très bien, recevait tant par mois, et toutes d’admirer son nouveau médaillon, ses bagues, ses boucles d’oreilles. Toutes de la jalouser et de pressurer leurs amants pour en avoir de semblables. Une fille est perdue dès qu’elle voit d’autres filles : les conversations des collégiens au lycée ne sont rien près de celles des ouvrières ; l’atelier, c’est la pierre de touche des vertus, l’or y est rare, le cuivre abondant. Une fillette ne choppe pas, comme le disent les romanciers, par amour, par entraînement des sens, mais beaucoup par orgueil et un peu par curiosité. Marthe écoutait les exploits de ses amies, leurs doux et meurtriers combats, l’œil agrandi, la bouche brûlée de fièvre. Les autres riaient d’elle et l’avaient surnommée « la petite serine ». À les entendre, tous les hommes étaient parfaitement imbéciles ! Une telle s’était moquée de l’un d’eux, la veille au soir, et l’avait fait poser à un rendez-vous ; il n’en serait que plus affamé ; une autre faisait le malheur de son amant qui l’aimait d’autant plus qu’elle lui était moins fidèle ; toutes trompaient leurs servants ou les faisaient toupiller comme des totons, et toutes s’en faisaient gloire ! Marthe ne rougissait déjà plus des gravelures qu’elle entendait, elle rougissait de n’être pas à la hauteur de ses compagnes. Elle n’hésitait déjà plus à se donner, elle attendait une occasion propice. D’ailleurs, la vie qu’elle menait lui était insupportable ! Ne jamais rire ! Ne jamais s’amuser ! N’avoir pour distraction que la maison de son oncle, une bicoque, louée à la semaine, où s’entassaient, pêle-mêle, oncle, tante, enfants, chiens et chats. Le soir, on jouait au loto, à ce jeu idéalement bête, et l’on marquait les quines avec des boutons de culotte ; les jours de grande fête, on buvait un verre de vin chaud entre les parties, et l’on écossait parfois des marrons grillés ou des châtaignes bouillies. Ces joies de pauvres l’exaspéraient et elle préférait encore aller chez une de ses amies qui vivait en concubinage avec un homme. Mais tous deux étaient jeunes et ne se lassaient de s’embrasser. La situation d’un tiers dans ces duos est toujours ridicule, aussi les quittait-elle, plus attristée et plus agacée que jamais ! Oh ! elle en avait assez de cette vie solitaire, de cet éternel supplice de Tantale, de ce prurit invincible de caresses et d’or ! il fallait en finir et elle y songeait. Elle était suivie tous les soirs par un homme déjà âgé qui lui promettait monts et merveilles et un jeune homme qui habitait dans sa maison, à l’étage au-dessous, la frôlait dans l’escalier et lui demandait doucement pardon quand son bras effleurait le sien. Le choix n’était pas douteux. Le vieux l’emportait, dans cette balance du cœur, où l’un ne pouvait mettre que sa bonne grâce et sa jeunesse et où l’autre jetait l’épée de Brennus : le bien-être et l’or ! Il avait aussi un certain ton d’homme bien élevé qui flattait la jeune fille par ce motif que ses compagnes n’avaient pour amants que des rustres, des calicots ou des commis de quincaillerie. Elle céda… n’ayant seulement pas pour excuse ces passions qui font crier sous le feu et s’abandonner corps et âme… Elle céda et fut profondément dégoûtée. Le lendemain cependant, elle raconta à ses camarades, sa défaillance, qu’elle regrettait alors ! Elle se montra fière de sa vaillantise et, devant tout l’atelier, prit le bras du vieux polisson qui l’avait achetée ! Mais son courage ne fut pas de longue durée ; les nerfs se rebellèrent et, un soir, elle jeta à la porte argent et vieillard, et se résolut à reprendre sa vie d’autrefois. C’est l’histoire de ceux qui fument et qui, malades d’écœurement, jurent de ne plus recommencer et recommencent jusqu’à ce que l’estomac consente à se laisser dompter. Après une pipe, une autre ; après un amant, un second. Cette fois, elle voulut aimer un jeune homme, comme si cela se commandait ! Celui-là l’aima… presque, mais il fut si doux et si respectueux qu’elle s’acharna à le faire souffrir. Ils finirent par se séparer d’un commun accord. — Oh ! alors, elle fit comme les autres ; une semaine, trois jours, deux, un, la rassasièrent avec leur importunité des caresses subies. Sur ces entrefaites, elle tomba malade et, dès qu’elle se rétablit, fut abandonnée par son amant ; pour comble de malheur, le médecin lui ordonna expressément de ne pas continuer son métier de souffleuse de perles. Que faire alors ? Que devenir ? C’était la misère, d’autant plus opprimante que le souvenir du bien-être qu’elle avait goûté avec son premier homme lui revenait sans cesse. Elle s’essaya dans d’autres professions, mais les faibles salaires qu’elle obtint la détournèrent de tenter de nouveaux efforts. Un beau soir, la faim la roula dans la boue des priapées ; elle s’y étendit de tout son long et ne se releva point.

Elle allait alors à vau-l’eau, mangeant à même ses gains de hasard, souffrant le jeûne quand la bise soufflait. — L’apprentissage de ce nouveau métier était fait ; elle était passée vassale du premier venu, ouvrière en passions. Un soir, elle rencontra dans un bal où elle cherchait fortune en compagnie d’une grande gaupe, à la taille joncée et aux yeux couleur de terre de sienne, un jeune homme qui semblait en quête d’aventures. Marthe, avec sa bouche aux rougeurs de groseille, sa petite moue câline alors qu’il la lutina, sa prestance de déesse de barrière, son regard qui se mourait, en brûlant, affama ce naïf qu’elle emmena chez elle. Cet accident devint bientôt une habitude. Ils finirent même par vivre ensemble. Chassés d’hôtels en hôtels, ils se blottirent dans un affreux terrier situé rue du Cherche-Midi.

Cette maison avait toutes les allures d’un bouge. Porte rouilleuse, zébrée de sang de bœuf et d’ocre, long corridor obscur dont les murs suintaient des gouttes noires comme du café, escalier étrange, criant à chaque pesée de bottes, imprégné des immondes senteurs des éviers et de l’odeur des latrines dont les portes battaient à tous les vents. Ce fut au troisième étage de ce logis qu’ils choisirent une chambre, tapissée de papier à fleurs, éraillé par endroits, laissant couler par d’autres une pluie fine de plâtre. Il n’y avait même plus dans cet habitacle, les vases d’albâtre et de porcelaine peinte, la pendule sans aiguilles, la glace piquée par des chiures de mouches ; il n’y avait même plus ce dernier luxe des hôtels garnis, la gravure coloriée de Napoléon, blessé au pied et remontant à cheval ; les murs déshabillés pissaient des gouttelettes jaunes et le carreau, avec ses plaques de vernis écarlate, semblait une peau malade marbrée d’érosions rouges. Pour tout mobilier, un lit en bois sale, une table sans tiroir, des rideaux de perse bituminés et raidis par la crasse, une chaise sans fond et un vieux fauteuil qui se rigolait seul, près de la cheminée, riant par toutes ses crevasses, tirant comme pour les narguer, ses langues de crin noir par toutes les fentes de ses gueules de velours.

Ils y restèrent pendant huit semaines, vivant d’expédients, buvant et mangeant d’inénarrables choses. Marthe commençait à envier un autre sort, quand elle découvrit qu’elle était enceinte de plusieurs mois. Elle fondit en larmes, avoua à son amant que l’enfant n’était pas de lui, dit qu’elle lui rendait toute sa liberté, se l’attacha irrémédiablement par cette feinte et, d’accord avec le malheureux, se résolut à se priver du superflu pour mettre de côté la somme nécessaire à son accouchement.

Ils n’en eurent point la peine — une chute qu’elle fit dans l’escalier accéléra sa délivrance. Par une claire nuit de décembre, alors qu’ils n’avaient le sou, ni l’un, ni l’autre, elle ressentit les premières douleurs de l’enfantement. Le jeune homme se précipita dehors, en quête d’une sage-femme qu’il ramena sur l’heure.

— Mais on gèle ici, cria cette providence à cabas, en entrant dans la chambre ; il faudrait allumer du feu.

Craignant que si cette femme devinait leur misère, elle ne demandât à être payée d’avance, Marthe pria son amant de chercher la clef de la cave au bois. — Elle devait être dans la poche de sa robe ou sur la cheminée. — L’autre était tellement ébahi qu’il cherchait presque sérieusement cette clef, quand Marthe se roidit, poussa un long gémissement et retomba, inerte et blanche, sur le grabat. — Elle venait de mettre au monde une petite fille.

La sage-femme nettoya l’enfant, l’enveloppa et s’en fut, annonçant qu’elle reviendrait le lendemain, au jour.

La nuit fut invraisemblablement triste. — La fille gémissait et se plaignait de ne pouvoir dormir ; le garçon, mourant de froid, s’était assis sur le fauteuil et berçait la mioche qui vagissait de lamentable façon. Vers trois heures, la neige tomba, le vent se prit à mugir dans le corridor, ébranlant les fenêtres mal jointes, souffletant la bougie qui coulait éperdue, chassant de la cheminée les cendres qui volèrent dans la pièce. L’enfant était gelée et avait faim ; pour comble de malheur, ses langes se défirent et, rendu inhabile par ces raffales qui lui glaçaient les mains, le jeune homme ne put jamais parvenir à les remettre. Détail trivialement horrible, cette chambre sans feu le rendit malade et il ne sut plus que devenir, la pauvrette criant de plus en plus fort dès qu’il ne la berçait point.

Le résultat de cette veillée fut que l’enfant et l’homme moururent : l’une de faiblesse et de froid, l’autre d’une incomparable hydropisie que cette nuit hâta. Seule, la fille sortit de la tourmente, plus fraîche et plus affriolante que jamais. Elle vécut pendant quelque temps, à l’affût des carrefours, jusqu’au soir où, découragée et ne trouvant plus elle-même de boue où ramasser son pain, elle fit la rencontre d’une ancienne camarade de fabrique. Celle-là n’avait pas eu besoin de toucher un récif, elle avait sombré en pleine mer, corps et biens. Cet incident décida du sort de Marthe. L’autre lui vanta les profits de sa condition, elle but deux verres de trop, accompagna son amie jusqu’au bord de l’antre, y hasarda un pied, croyant pouvoir le retirer quand bon lui semblerait.

Le lendemain elle était servante attitrée d’une buvette d’amour.