Marthe, histoire d’une fille/III

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Jean Gay, libraire-éditeur (p. 27-38).
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III



Encore qu’elle bût jusqu’à en mourir, pour oublier l’abominable vie qu’elle menait, elle n’avait pu se résigner à cette abdication d’elle-même, à cette geôle infrangible, à cet odieux métier qui n’admettait ni répugnance, ni lassitude.

Elle n’avait pu oublier encore, dans le morne abrutissement des ripailles, cette terrible vie qui vous jette, de huit heures du soir à trois heures du matin, sur un divan ; qui vous force à sourire, qu’on soit gaie ou triste, malade ou non ; qui vous force à vous étendre près d’un affreux ivrogne, à le subir, à le contenter, vie plus effroyable que toutes les géhennes rêvées par les poëtes, que toutes les galères, que tous les pontons, car il n’existe pas d’état, si avilissant, si misérable qu’il puisse être, qui égale en abjects labeurs, en sinistres fatigues, le métier de ces malheureuses !

Les angoisses, les dégoûts de cette fille s’étaient ravivés ce soir-là. Elle gisait depuis vingt minutes, éboulée sur un amas de coussins, paraissant écouter le caquetage de ses compagnes, tremblant au moindre bruit de pas.

Elle se sentait écœurée et lasse, comme au sortir de longues crapules. Par instants, ses douleurs semblaient s’apaiser et elle regardait d’un œil ébloui les splendeurs qui l’entouraient. Ces girandoles de bougies, ces murs tendus de satin, d’un rouge mat, gaufré de fleurs en soie blanche, miroitant comme des grains d’argent, dansaient devant ses yeux et pétillaient comme de blanches étincelles sur la pourpre d’un brasier ; puis sa vue se rassérénait et elle se voyait, dans une grande glace à cadre de verre, prostrée impudemment sur une banquette, coiffée comme pour aller au bal, les chairs relevées de dentelles, pimentées d’odeurs fortes.

Elle ne pouvait croire que cette image fût la sienne. Elle regardait avec étonnement ses bras poudrés de perline, ses sourcils charbonnés, ses lèvres rouges comme des viandes saignantes, ses jambes revêtues de bas de soie cerise, sa poitrine ramassée et peureuse, tout l’appât troublant de ses chairs qui frissonnaient sous les fanfioles du peignoir. Ses yeux l’effrayèrent, ils lui parurent, dans leur cerne de pensil, s’être creusés bizarrement et elle découvrit, dans leur subite profondeur, je ne sais quelle expression enfantine et canaille qui la fit rougir sous son fard.

Puis, elle regardait avec hébétement les poses étranges de ses camarades, des beautés falotes et vulgaires, des caillettes agaçantes, des hommasses et des maigriottes, étendues sur le ventre, la tête dans les mains, accroupies comme des chiennes, sur un tabouret, accrochées, comme des oripeaux, sur des coins de divans, les cheveux édifiés de toutes sortes : spirales ondées, frisons crêpelés, boucles rondissantes, chignons gigantesques, constellés de marguerites blanches et rouges, de torsades de fausses perles, crinières noires ou blondes, pommadées ou poudrées d’une neige de riz.

Les peignoirs sans manches, rattachés aux épaules par des pattes rubantées de soie tendre, flottaient larges et laissaient entrevoir, sous leur diaphane ampleur, l’affriolante nudité des corps.

Les bijoux papillotaient, les rubis et les strass arrêtaient au passage des filées de lumière et, debout devant une glace, tournant le dos à la porte, une femme, les bras levés, enfonçait une épingle dans la sombre épaisseur de sa chevelure.

Son grand peignoir de gaze remontait avec le mouvement des bras et laissait un large espace entre sa pâle vapeur et le granit des chairs ; les seins se redressaient aussi dans cet enlèvement des coudes et leurs orbes bombaient, blancs et durs, dans des frises de rosettes. Une raie filant de la nuque, un peu renversée, se brisait dans ces plis ondulants qui relient les hanches et, sillonnée d’une courbure profonde, la croupe renflait ses neigeuses rondeurs sur deux jambes que rosait, au-dessus du genou, le serré des jarretières.

Et dans ce salon, tout imprégné des odeurs furieuses de l’ambre et du patchouli, c’était un vacarme, un brouhaha, un tohu-bohu ! Des rires éclataient, semblables à des escopetteries, des disputes se croisaient en tous sens, charriant, dans leurs flots précipités, des roulements d’ignominies et d’ordures.

Soudain un coup de timbre retentit. Le silence se fit comme par enchantement. Chacune s’assit, et celles qui dormassaient sur les banquettes, se réveillèrent en sursaut et se frottèrent les yeux, s’efforçant de rallumer pour une seconde la flamme de leur regard, alors qu’un passager montait sur le pont pour embarquer.

La porte s’ouvrit, et deux jeunes gens entrèrent dans la pièce.

La débutante baissait la tête, s’effaçant du mieux qu’elle pouvait, tâchant de se faire petite pour n’être pas remarquée, fixant obstinément les rosaces du tapis, sentant le regard de ces hommes fouiller sous la gaze.

Oh ! qu’elle les méprisait ces gens qui venaient la voir ! Elle ne comprenait pas que la plupart de ceux qui s’attardaient près d’elle, venaient oublier, dans l’énervement de sa couche, de persistants ennuis, de saignantes rancunes, d’intarissables douleurs ; elle ne comprenait pas qu’après avoir été trompés par les femmes qu’ils aimaient, après avoir humé des vins capiteux dans les verres de mousseline et s’être déchiré les lèvres aux éclats de ces verres, la plupart ne voulaient plus boire que des vins frelatés dans les chopes épaisses des cabarets !

L’un de ces hommes lui fit signe. Elle ne bougeait, implorant du regard ses compagnes, mais toutes riaient et se gaussaient d’elle ; seule, Madame la fixait de son œil mort. Elle eut peur, se leva, comme ces mules qui, après s’être butées, s’élancent tout à coup sous le cinglement d’un coup de fouet ; elle traversa le salon, trébuchante, assourdie par une grêle de cris et d’éclats de rire.

Elle montait l’escalier, s’appuyant au mur, sentant d’amères nausées lui battre la poitrine comme une houle ; une bonne ouvrit la porte et s’effaça pour les laisser passer.

Il entra et, elle, défaillante, laissa retomber derrière elle la lourde portière.

Elle se réveilla le lendemain, soûle d’ignominie, et n’eut qu’un but, qu’une idée, s’échapper de l’immonde maison, aller oublier au loin d’inoubliables maux.

L’atmosphère de cette chambre, alourdie par les émanations musquées des maquillages, ces fenêtres cadenassées, ces tentures épaisses, tiédies au souffle des charbons encore roses, ce lit démembré et saccagé par le pillage des nuits, la dégoûtèrent jusqu’au vomissement. Tout le monde dormait : elle s’habilla, descendit l’escalier en toute hâte, tira les verrous, et s’élança dans la rue. Ah ! alors, elle respira ! Elle marchait au hasard, ne pensant à rien. Elle était comme ivre. Soudain, le sentiment de ses maux la poigna, elle se rappela qu’elle fuyait les saturnales, qu’elle était en rupture de ban, et elle jeta un coup d’œil de bête épeurée autour d’elle.

Elle se trouvait alors dans le bas du boulevard Saint-Michel, lorsque deux sergents de ville descendirent tranquillement vers la Seine. Une indéfinissable angoisse lui serra la gorge, ses jambes fléchirent, il lui sembla que ces hommes allaient l’arrêter et la traîner au poste. Le soleil qui pleuvait en gouttes blondes sur l’asphalte bordé d’arbres, lui parut la mettre, seule, en lumière et montrer à tous qui elle était. Elle s’enfuit dans une de ces petites rues sombres qui relient le boulevard à la place Maubert. Elle se sentait plus à l’aise dans les ténèbres de ces portes qui bâillent sur les trottoirs. Elle reprit haleine dans l’un de ces corridors qui exhalent des bouffées de cave, puis elle reprit sa marche. Pendant ces quelques minutes de repos, l’affolement avait cessé, elle songeait à aller demander asile à l’une de ses amies qui demeurait rue Monge ; elle frappa inutilement à sa porte et, sur l’assurance donnée par la concierge, qu’elle ne tarderait pas à rentrer, elle se mit à badauder, se promenant de long en large dans la rue. Elle regardait avec une attention déroutée les vitrines d’un marchand de jouets, les billes, les images d’Épinal, les polichinelles de bois, les petites marmites vernissées et vertes à l’usage des enfants, les fioles de parfumerie taillées à côtes, bouchées à l’émeri et coiffées d’un casque de peau blanche, les bouteilles d’encre rouge, les paquets d’aiguilles, enveloppées de papier noir, avec les armes de l’Angleterre en or, les images de sainteté, les crayons Mangin.

Quand elle eut bien regardé, sans même le voir, tout ce misérable éventaire, elle revint chez la concierge. Son amie n’était pas encore rentrée.

Elle se promena de nouveau : une soif ardente lui brûlait la gorge ; elle s’arrêta devant un marchand de vins, se demandant si elle y devait entrer. Elle était devenue plus peureuse qu’un enfant. Elle resta bien pendant dix minutes, en arrêt devant l’étalage, lisant à voix basse l’étiquette des bouteilles, regardant des fioles carrées d’eau-de-vie de Dantzick, aux pluies d’or tombées, des litres d’orgeat semblables à des huiles figées, des bouteilles de cognac et de cassis, des bocaux de cerises roses, de prunes vertes, de pêches blondes. Elle poussa enfin la porte et une odeur de vinée lui sauta à la gorge. Elle demanda au marchand un demi-litre de vin et un siphon d’eau de Seltz.

Il lui sembla que le cabaretier la regardait insolemment. Se doutait-il, lui aussi, de quel bagne elle s’était échappée ? Inquiète, honteuse, elle se réfugia dans une petite salle attenant à la boutique.

Le marchand la fit attendre un quart d’heure au moins avant que de la servir ; puis il jeta le tout sur la table et se précipita devant un homme qui cria, en poussant la porte :

— Un coup de jus, mon vieux birbe, et une croûte de brignolet !

— Tiens, vous voilà donc, Monsieur Ginginet, fit l’homme.

— Oui, c’est moi. Je cours comme un dératé depuis ce matin. Imaginez-vous, mon vieux, que je suis chargé par mon singe de remonter le personnel du théâtre de Bobino. Peu d’argent et des étoiles de première grandeur, des comètes, quoi ! C’est sa devise à cet homme. Enfin, j’ai couru chez Rodaln, chez Machut, chez Adolphe, je les ai engagés ; il ne me manque plus que des chanteuses ; et ce disant, Ginginet se tailla une large miche de pain et avala, coup sur coup, plusieurs verres. Entre deux rasades, il aperçut Marthe qui reposait, sombre, presque farouche, dans le fond du cabinet. Il se mit alors à débiter ses bons mots de coulisses, à dévider sa bobine de gracieusetés. Quand il la vit sourire, il l’invita à prendre une tasse de café ; elle refusa ; mais ce diable d’homme était si déluré, si jovial, il avait l’air d’un si vrai gaule-bon-temps, qu’elle finit par lier conversation avec lui. Ginginet l’examinait : elle est superbe, murmurait-il ; avec un costume neuf elle allumerait une salle. Elle a l’air panné et honteux, ça aura fait des bêtises, ça n’a peut-être pas seulement de domicile ; si elle a un tantinet de voix, je l’engage séance tenante ; une luisarde ramassée chez un mannezingue ! Je lui apprends le chant et l’art dramatique en quinze jours. À défaut de talent, elle est jolie, c’est le principal au théâtre.

Elle accepta ; elle se sentait sauvée. Quinze jours après, elle débutait à Bobino.

Cette nouvelle vie lui plut. Comme toutes les malheureuses que la misère et l’embauchage ont traînées dans les clapiers d’une ville, elle éprouvait, malgré elle, malgré l’horrible dégoût qui l’avait assaillie lors de ses premières armes, cet étrange regret, cette maladie terrible qui fait que toute femme qui a vécu de cette vie, retourne s’y plonger un jour ou l’autre.

Cette existence de fièvres et de saouleries, de sommeils vaincus, de papotages perpétuels, de va-et-vient, d’entrées, de sorties, de montées, de descentes des escaliers, de lassitudes domptées par l’alcool et les rires, fascine ces misérables avec l’attirance et le vertige des gouffres.

Ce qui avait sauvé Marthe de l’épouvantable récurrence, c’était d’abord le peu de temps qu’elle était restée dans cette maison, c’était surtout la vie affolante des coulisses, cette exhibition devant un public dont les yeux brûlent, cette camaraderie avec les acteurs, cette hâte, cette bousculade de toutes les minutes, le soir, alors qu’elle s’habillait et répétait son rôle. La fièvre du théâtre avait été pour elle l’antidote le plus puissant contre le poison qu’elle avait absorbé.