Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/Texte complet

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CHAPITRE I.


du travail et du pain.


La mort subite de M. de Saint-Étienne avait ruiné toutes mes espérances, la disparition de Bamboche m’avait privé de l’appui que je pouvais attendre de lui ; je me trouvais jeté dans cet immense Paris, inconnu pour moi, ayant pour toutes ressources les misérables vêtements dont j’étais couvert, et seize sous, heureusement sauvés par moi, ainsi que le portefeuille soustrait à la tombe de la mère de Régina.

Selon le maître du garni où j’avais été dépouillé, il me restait deux partis à prendre pour ne pas mourir de faim :

Me faire arrêter pour un délit quelconque.

Aller sur les ports ou à la sortie des spectacles, dans le douteux espoir de gagner quelques sous, soit en aidant à transporter des fardeaux, soit en ouvrant la portière des fiacres.

Si vraisemblable, si vraie même que fût l’assertion du maître du garni, à propos de l’impossibilité de trouver du travail au jour le jour, surtout à cette époque de l’année, je ne pus d’abord me résigner à le croire.

― Il est, ― me dis-je, ― dans chaque quartier un magistrat dont la porte est ouverte à toute heure, je veux m’adresser directement à lui ; et, sans doute, au nom de la loi et de la société, il viendra en aide à un honnête homme, qui ne demande que du travail.

En quittant l’impasse du Renard, je revins à la barrière, je demandai la demeure du commissaire de police du quartier. Ou me l’indiqua. Je fus introduit auprès de ce magistrat. En peu de mots, je lui racontai ce qui m’était advenu depuis mon arrivée à Paris, omettant toutefois, selon ma promesse au maître du garni, le vol dont j’avais été victime dans sa maison.

D’abord je trouvai le magistrat froid, sévère et défiant ; mais bientôt, convaincu de ma sincérité, il me parut ensuite rempli de bienveillance et de commisération, voici sa réponse :

« ― Les détails que vous me donnez, votre manière de vous exprimer et mon expérience des hommes, me convainquent que vous dites la vérité ; je crois votre position aussi déplorable que digne de pitié, malheureusement je ne puis rien… absolument rien, j’agis même contre mon devoir en ne vous faisant pas arrêter immédiatement, puisque, d’après votre aveu, il ne vous reste aucun moyen d’existence et personne à Paris ne peut vous réclamer. Je vous rends peut-être un mauvais service en vous laissant votre liberté… Elle ne sera pour vous, je le crains, que la liberté de mendier, délit qui vous ramènera fatalement à la prison ; mais je ne veux pas abuser de votre confiance ; votre éducation ne peut vous être d’aucune ressource dans une position aussi pressante. Plus tard vous auriez pu vous occuper comme charpentier ; mais malheureusement cette profession est en chômage absolu durant l’hiver.

― Mais enfin, Monsieur, que faire ? Que me conseillez-vous ?

« Hélas ! mon brave garçon, le seul conseil que je pourrais vous donner serait de vous laisser arrêter comme vagabond… au moins, vous trouveriez en prison un asile et du pain ; et encore, vous êtes si jeune, et la vie de prison est si contagieuse… que ce serait risquer d’y corrompre une bonne nature comme la vôtre… Sans doute ceci est déplorable… mais que voulez-vous ?… la loi ne peut pas tout prévoir. »

― Ne pas prévoir cette éventualité, hélas si fréquente : qu’un honnête homme, malgré son bon vouloir, ne puisse trouver de travail ? ― m’écriai-je avec amertume ; ― la loi prévoit bien les mille délits que l’on peut commettre… comment ne prévoit-elle pas les causes qui peuvent amener ces délits ?

― Que voulez-vous ? c’est comme cela, ― me répondit tristement le magistrat.

À ce moment, son secrétaire vint le chercher pour je ne sais quel grave incident. Je sortis de chez le commissaire avec cette désolante pensée que, sauf la brutalité des expressions, il m’avait tenu à-peu-près le même langage que le maître du garni.

Si accablante que fût cette nouvelle épreuve, je ne me rebutai pas encore. Je possédais seize sous ; or en vivant avec deux ou trois sous de pain par jour, en payant quatre sous par nuit pour coucher dans un garni, j’avais au moins deux jours assurés, et je comptais malgré moi sur quelque bonne chance. Avant de me décider à aborder les industries aventureuses dont m’avait parlé le maître du garni, je voulus tenter de trouver des moyens d’existence moins précaires.

En cheminant au hasard par les rues, j’avisai l’échoppe d’un écrivain public ; j’eus une lueur d’espoir : peut-être pourrait-il m’employer. Le jour de l’an approchait ; à cette époque de l’année, les pauvres illettrés ont ordinairement des vœux à exprimer à des parents ou à des amis absents… j’entrai timidement chez l’écrivain public ; à peine eut-il écouté ma requête et mes offres de service, qu’il referma brusquement la porte, voyant peut-être en moi un concurrent futur.

Je continuai d’errer çà et là ; je rencontrai sur ma route une boutique de menuisier ; connaissant assez bien l’état de charpentier qui, en beaucoup de points, touche à la menuiserie, je hasardai une nouvelle demande au patron de cette boutique.

« ― Mon garçon, ― me dit-il, ― de vingt bons ouvriers que j’employais dans la saison, je n’en emploie plus que cinq, vu le chômage des bâtiments ; comment diable voulez-vous que je vous occupe, vous qui n’êtes pas de l’état encore ?…

Cette réponse était juste ; je m’éloignai la mort dans le cœur ; la nuit vint ; épuisé de besoin, de fatigue, j’achetai pour trois sous de pain chez un boulanger, je demandai si j’étais loin de la barrière de la Chopinette, car je comptais aller coucher dans le même garni, l’hôte étant déjà pour moi une sorte de connaissance ; mais, pour me rendre à cette barrière, il m’eût fallu traverser tout Paris, car je me trouvais dans les environs du Pont-Neuf ; alors je m’informai si dans ce quartier il existait des garnis ; on m’indiqua les ruelles qui avoisinent le Louvre et la rue Saint-Honoré. Je me présentai dans une de ces sinistres demeures ; on exigea de moi non pas quatre sous, mais six sous, en raison du quartier et de la proximité du Palais-Royal, me dit-on ; mais ces deux sous de plus, affectés à ma nuit, représentaient pour moi un jour de subsistance ; j’étais si harassé, j’éprouvais un froid si pénétrant, j’avais tellement besoin de repos, que je me résignai à ce sacrifice ; plus méfiant cette fois, je me couchai tout habillé, serrant précieusement dans mon gousset les sept sous qui me restaient. Il était à peine huit heures du soir ; les habitués de ces maisons toujours suspectes n’arrivant que fort tard dans la nuit, je trouvai déserte la chambre dont un des lits m’était destiné ; quels furent mes compagnons pendant cette nuit ? Je l’ignore, car je dormis d’un si profond sommeil, qu’il fallut que l’hôte vînt m’éveiller, mon droit de séjour expirant à midi.

Presque convaincu d’avance de la vanité de ma requête, je demandai au maître de ce garni s’il pouvait me procurer quelque occupation. Cet homme me regarda d’un air défiant, et sans que je pusse comprendre quel sens odieux il avait attribué à ma proposition, il me répondit grossièrement :

― Tu es de la police… tu veux me tendre une souricière… mais je suis plus roué que toi…

Puis il ajouta d’un air ironique et en appuyant sur les mots :

— Non, je n’ai pas d’occupation à te donner.

Voyant l’inutilité de mes démarches pour trouver un travail honorable, mes dernières ressources, composées de sept sous, devant être épuisées le lendemain, je me résolus de suivre les conseils du maître du garni de la barrière de la Chopinette.

En suivant les indications que l’on me donna, j’arrivai au port Saint-Nicolas. Je vis là un assez grand nombre d’hommes, vêtus peut-être encore plus pauvrement que moi. Ils travaillaient à la décharge de quelques grandes barques, tandis que d’autres, malgré le froid cuisant de l’hiver, plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture, démolissaient des trains de bois, ou déchiraient de vieux bateaux hors de service.

Parmi ces travailleurs occupés, je tâchais d’en distinguer quelqu’un dont la physionomie m’eût inspiré assez de confiance pour m’ouvrir à lui. Malheureusement toutes ces physionomies me semblèrent dures, soucieuses ou brutales. Cependant, remarquant un jeune homme de mon âge, qui, à l’aide d’une corde, traînait péniblement une grosse pièce de bois à laquelle il était attelé, je m’approchai et lui dis :

— Voulez-vous que je vous aide ?

Ce jeune homme prit mon offre pour une raillerie, et y répondit par des injures.

― Je parle sérieusement, ― lui dis-je, ― je suis nouveau venu à Paris et sans ouvrage. Si vous voulez, je vous aiderai dans votre travail… vous me donnerez ce que vous voudrez.

― Tu n’es pas de Paris ? et tu viens gruger dans notre port ! et, en hiver encore… quand l’ouvrage va si peu que, pour deux bras dont les patrons ont besoin, il s’en lève vingt qui crient à moi… à moi… Nous n’avons qu’une petite bouchée de pain, et tu veux y mordre ? ― s’écria-t-il.

Puis s’adressant à quelques-uns de ses compagnons :

― Voilà un camus !… ― leur cria-t-il d’un air courroucé, ― à vous le camus !!! à vous !!

Ce mot, je l’ai su depuis, signifiait un nouveau concurrent au travail ; je fus à l’instant entouré, menacé ; il fallut ma résolution, appuyé d’une force corporelle assez respectable pour que ma retraite ne fût pas accélérée par de mauvais traitements !

Mon premier mouvement fut de maudire la dureté de cœur de ces hommes ; mais la pitié succéda bientôt à la colère. En effet, la saison était rude, le travail rare, précaire, et faire concurrence à ces malheureux, c’était, comme ils le disaient dans leur langage énergique, ― mordre à leur unique bouchée de pain.

Quittant tristement le port, je remontai sur le quai ; je traversai un pont, et je vis au loin la fumée d’un bateau à vapeur, s’approchant. J’allai à sa rencontre dans l’espoir de trouver le débarcadère où descendaient les voyageurs, et de pouvoir peut-être m’employer à porter les bagages de quelque passager ; en effet, je vis bientôt sur la berge un écriteau désignant le point d’arrivée de ces paquebots ; je me hâtai de descendre au bord de la rivière, mais déjà une double haie d’hommes et de très-jeunes gens déguenillés se pressait sur la rive, attendant avec une impatience jalouse et farouche la proie qui leur arrivait. Échangeant entre eux des injures, des menaces, des coups afin d’être plus ou moins favorablement placés pour la descente, ils étaient là une trentaine peut-être, et autant que j’en pouvais juger à mesure que s’approchait le vapeur, il n’y avait pas plus de dix à douze voyageurs sur le pont de ce bateau.

Saisi d’une répugnance invincible, je renonçai d’avance à faire, cette fois du moins, concurrence aux habitués du débarcadère.

Je m’assis sur une borne, afin de juger, d’après ce que j’allais voir, de la chance qui m’attendait plus tard. À peine le bateau fut-il amarré, que tous ces commissionnaires déguenillés, l’injure, la menace à la bouche, se ruèrent en tumulte sur le point de la berge où l’on venait de jeter une planche pour servir à la descente des passagers ; là je vis une scène ignoble de brutalité : huit à dix de ces gens, les plus vigoureux et les plus hardis, se partagèrent le transport des bagages, après avoir injurié, repoussé, frappé leurs concurrents avec férocité. Un malheureux enfant de quinze à seize ans avait le visage en sang, et sa voix grêle se mêla bientôt aux injures, aux huées menaçantes et irritées dont le plus grand nombre de ces gens poursuivirent leurs compagnons porteurs des bagages.

La vue de cette misère et de tous les sentiments abjects, haineux ou cruels qu’elle engendrait, me fit un mal horrible ; il me paraissait impossible de me résoudre à gagner mon pain de chaque jour en rivalité avec ces misérables : je frissonnais de dégoût, de frayeur et de pitié en examinant ces figures hâves, flétries, farouches, fatalement marquées du sceau du malheur, du vice ou du crime ; les travailleurs du port, auxquels je m’étais d’abord adressé, m’avaient accueilli avec une grossièreté menaçante ; mais je n’avais pas vu parmi eux ces types à la fois dégradés, effrayants, si nombreux parmi les malheureux qui se pressaient à la descente du bateau à vapeur ; je reconnus la vérité de l’observation du maître du garni à l’endroit de ces hommes, dont la plupart, m’avait-il dit, étaient malfaiteurs ou repris de justice.

M’approchant d’un homme qui me parut plutôt un désœuvré qu’un habitué du débarcadère, je lui demandai si les bateaux à vapeur abordaient journellement à cet endroit ; il me répondit que chaque jour il arrivait un paquebot le matin et qu’il en repartait un autre le soir. Ce dernier renseignement m’intéressait peu, car en quittant Paris, les voyageurs envoyaient leurs bagages par les commissionnaires des hôtels. La descente du bateau du matin m’offrait seule quelque chance de salaire, à la condition d’entrer en lutte ouverte avec mes sinistres concurrents.

Et pourtant, à cette pensée, malgré mes pressants besoins, j’éprouvais un dégoût insurmontable.

Je regardais tristement autour de moi, lorsqu’au milieu d’un des groupes de gens qui n’avaient rien pu transporter j’aperçus le cul-de-jatte… bientôt accompagné d’un autre homme à figure sinistre et d’un enfant de quinze ans, il quitta le débarcadère et remonta sur le quai.

Cédant à un mouvement presque involontaire… je suivis ce bandit… Peut-être allait-il retrouver Bamboche.




CHAPITRE II.


les rencontres.


Le cul-de-jatte, accompagné d’un homme à figure non moins repoussante que la sienne, et de l’adolescent, dont les traits flétris avaient déjà, comme ceux de ses compagnons, une expression ignoble et cynique, quittèrent bientôt le quai pour entrer dans un dédale de rues sombres, étroites ; et après une longue marche, nous arrivâmes à l’un des boulevards extérieurs de Paris. Quelques rares maisons le bordaient d’un côté, je vis bientôt le cul-de-jatte et ses acolytes entrer dans une sorte de bouge autour duquel circulaient furtivement quelques femmes hideuses.

Malgré mon vague espoir de retrouver Bamboche, j’hésitais à entrer dans cette caverne, et le cul-de-jatte m’inspirait tant d’horreur que je n’avais pas osé l’aborder pour lui parler de mon compagnon d’enfance.

Je me demandais comment ce bandit osait se montrer ouvertement après la découverte du délit de contrebande dont il paraissait complice, ainsi que Bamboche, lorsque soudain le bruit d’une rixe, de cris, de carreaux brisés, attira mon attention et me fit retourner sur mes pas.

Ce bruit partait du bouge où j’avais vu entrer le cul-de-jatte. Au moment où je me rapprochai, un homme, qui me parut complètement ivre, fut violemment expulsé de cette sinistre demeure ; et au moment où la porte se referma sur lui, je vis confusément, dans l’ombre de l’allée, le cul-de-jatte et son compagnon ; tandis qu’à une lucarne supérieure apparaissait la tête d’une femme échevelée, derrière laquelle se dressait la figure cynique de l’enfant de quinze ans ; tous deux injuriaient l’homme ivre que l’on venait de mettre hors de cette maison ; mais celui-ci, trébuchant et s’appuyant çà et là aux arbres du boulevard, éclatait de rire à chaque instant en criant qu’on l’avait volé…

Un sentiment de curiosité, mêlé de pitié, me fit faire un pas vers la victime de ces bandits… Quelle fut ma stupeur !… je reconnus en lui l’homme aux manières de grand seigneur, que j’avais déjà vu ivre au cabaret des Trois-Tonneaux.

J’eus un mouvement de joie amère, en m’apercevant de l’état d’ivresse de ce personnage ; ma première pensée fut d’essayer de le faire parler, afin d’apprendre si en effet la Régina dont il avait tracé le nom sur la table du cabaret, était bien la Régina que je connaissais, et alors de tâcher de savoir de cet homme singulier quels rapports existaient entre lui et cette jeune fille, et si elle habitait Paris en ce moment.

La pensée de surprendre ainsi un secret, était mauvaise, je l’avoue ; mais j’y trouvai une excuse dans l’intérêt que m’inspirait Régina ; si cet inconnu était aimé ou épris d’elle, quelle gravité n’acquerraient pas mes deux rencontres avec lui ?

— Ces misérables vous ont volé,… Monsieur ? ― lui dis-je en m’approchant avec précaution, craignant qu’il ne reconnût en moi son voisin de table du cabaret des Trois-Tonneaux.

Il me regarda tout ébahi en se balançant sur ses jambes avinées, et il me répondit avec un nouvel éclat de rire :

— Ils m’ont tout volé… j’avais passé la nuit dans ce taudis… nous étions cinq… ou six… il y avait entre autres… un charbonnier on ne peut plus spirituel… et des… femmes… eh ! des femmes charmantes !… d’un entrain ! Décidément… on ne… s’amuse plus que là.

Et l’inconnu s’attacha à mon bras afin de ne pas tomber.

Je regardais cet homme avec une surprise mêlée de pitié… vus au grand jour, ses traits me paraissaient peut-être encore plus purs, encore plus beaux que la surveille, et quoiqu’il sortît dans doute d’une longue et crapuleuse orgie, sa figure paraissait fraîche, presque reposée, enfin, malgré le désordre de sa chevelure et de ses vêtements, malgré les oscillations de sa démarche, la douceur et l’inflexion de sa voix, l’espèce de distinction de manières qu’il conservait, même au milieu de l’ivresse, trahissaient à chaque instant sa condition élevée.

— Vous devriez retourner chez vous, Monsieur, ― lui dis-je, ― voulez-vous que nous allions à une place de fiacres ?

J’espérais ainsi savoir sa demeure.

― Vous êtes… un très-galant homme, Monsieur… malgré votre bonnet grec… et votre blouse, ― me dit-il avec une urbanité gravement comique, ― vous tendez… la main… à un noyé… dans le vin… c’est de très… bon… goût… Mais je vous remercie… je… je… ne rentrerai… que… ce soir… à la nuit… Vous sentez bien… vous si… galant homme… malgré votre bonnet grec… qu’étant parfaitement ivre… car je suis parfaitement ivre… je ne puis pas… rentrer… comme ça… devant… mes… gens…

― Vous avez raison, ― lui dis-je, en attachant sur lui un regard pénétrant, ― mais… si… Mlle Régina… savait que…

Il ne me laissa pas achever, sa physionomie, souriante et débonnaire, devint tout-à-coup grave et inquiète ; un instant sans doute, les fumées du vin se dissipèrent à demi, sous l’impression du profond étonnement qu’il éprouvait ; il se redressa, son pas me parut plus ferme ; alors, le regard impérieux, presque courroucé, il s’écria ;

― De quel droit prononcez-vous ce nom-là, Monsieur ?

― Je prononce le nom de Mlle Régina, ― ajoutai-je, sans me laisser intimider, ― de Mlle Régina… fille du baron…

― De Noirlieu !… ― s’écria-t-il ; ― vous la connaissez ?… vous ?

Puis il garda le silence, et, dégageant brusquement son bras du mien, il se recula d’un pas et m’examina avec une surprise et une curiosité mêlée de défiance…

Mais, ainsi que je m’y attendais, son retour à la raison fut passager ; peu à peu l’ivresse reprit le dessus à mesure que s’effaça le saisissement dont avait été frappé l’inconnu en m’entendant prononcer le nom de Régina ; son attitude, un instant raffermie, redevint chancelante, il hocha de la tête et reprit d’un air qu’il tâchait de rendre fin et pénétrant.

― Oh !… oh !… mon galant homme… en bonnet grec et en blouse,… vous connaissez ?… suffit… Ne seriez-vous pas… un rival… déguisé ? Cela serait… piquant… Je ne… comptais… que ce… Robert de Mareuil… l’ami d’enfance,… et… sur… ce vilain décrassé… cet homme mûr, très-mûr,… trop mûr… nommé…

S’interrompant encore, l’inconnu se prit à sourire d’un air de satisfaction et ajouta :

― Vous voilà… bien penaud… je ne dis que ce que je veux dire, moi… Ah ! vous m’espionnez… ceci est de très-mauvaise compagnie,… mon cher… mais c’est égal, je sais comment me tirer d’affaire… si… vous… si vous… jasez…

Le nom de Robert de Mareuil, prononcé par l’inconnu, me rappela soudain la scène de la forêt de Chantilly, scène dont les moindres détails étaient toujours restés présents à ma pensée… En effet, le petit vicomte Scipion était accompagné, ce jour-là, d’un autre enfant nommé Robert, de quelques années plus âgé que lui, d’une charmante figure, et qui, par ses soins empressés auprès de Régina, m’avait inspiré une sorte de jalousie.

Sans doute ce Robert… était l’ami d’enfance de Régina… le rival dont parlait l’inconnu… Quant à l’autre rival, l’homme mûr, le vilain décrassé… je ne pouvais savoir de quoi il s’agissait.

Voulant tâcher d’obtenir des renseignements plus complets, je dis à l’inconnu :

― Vous vous méprenez, Monsieur, sur mes intentions… je…

― Ah !… ah !… vous vouliez me faire parler… mon galant homme à bonnet grec… ― reprit l’inconnu en m’interrompant… ― je ne suis pas si gris… que j’en ai l’air… voyez-vous…

― Je vous parlais de Mlle Régina de Noirlieu, ― lui dis-je ― parce que sa famille… a habité mon pays…

― Régina ? ― dit l’inconnu en jouant l’étonnement… ― je n’ai pas… l’honneur… de connaître… cette demoiselle.

― Vous allez pourtant fréquemment chez son père… vous savez ? le baron de Noirlieu ?… rue de…

Et j’espérais que l’inconnu achèverait l’indication de l’adresse.

Mais il reprit :

― Puisque… je ne connais pas cette demoiselle… je ne peux pas… aller chez elle… Ah !… vous croyez… me faire jaser…

― C’est vous qui, le premier, Monsieur, m’avez parlé de Mlle Régina.

― Puisque je ne la… connais pas… je ne peux pas vous… parler d’elle… ― reprit-il.

Et l’inconnu, s’obstinant avec une ténacité d’ivrogne à ne pas se départir de ces réponses malgré toutes les questions que je lui adressai sur Régina, il me fut impossible d’obtenir d’autres renseignements.

En devisant ainsi, nous avions marché le long du boulevard, et de loin nous voyions déjà la barrière ; soudain l’inconnu me dit d’un air mystérieux.

― Dites donc… mon… galant homme… en bonnet grec, une excellente plaisanterie ! Vous avez voulu me faire jaser… Si je vous faisais arrêter en disant que c’est vous qui m’avez volé… je saurais qui… vous êtes…

― Me faire passer pour voleur ?… La plaisanterie n’aurait aucun sel, ― lui dis-je, ― car voilà ce qu’on trouverait sur moi.

Et je lui montrai les quelques sous qui me restaient.

― C’est toujours ça de rattrapé, ― me dit l’inconnu en éclatant de rire.

Et il me saisit la main afin de s’emparer des sous que son brusque mouvement fit tomber à terre. Alors l’inconnu se jeta sur moi, et, m’étreignant vigoureusement, il se mit à crier au voleur de toutes ses forces.

Nous n’étions pas loin de la barrière où je voyais un factionnaire. Effrayé des suites que pouvait avoir pour moi une pareille arrestation, et n’ayant malheureusement pas le temps de ramasser les sous qui s’étaient éparpillés çà et là dans la boue, je me débarrassai non sans peine des mains de l’inconnu dont les cris redoublaient, et je m’élançai dans la campagne à travers champs, fuyant avec la plus grande rapidité.

Poursuivi par la crainte d’être arrêté, je marchai jusqu’à la tombée de la nuit, si promptement venue à cette époque de l’année. Je me trouvais au milieu des champs ; j’aperçus au loin, à ma gauche, un village, et, à ma droite, à deux cents pas environ, plusieurs meules de blé qui me rappelèrent celles où, plus d’une fois, Bamboche, Basquine et moi nous avions trouvé un gîte pour la nuit lors de nos pérégrinations vagabondes.

Ne possédant plus un sou, je jugeai prudent de passer la nuit à l’abri de l’une de ces meules, au lieu de retourner à Paris pour y errer jusqu’au lendemain. Ayant vécu de bien peu depuis deux jours, et étant à jeun depuis la veille, je commençai de ressentir impérieusement la faim. Je cherchai des yeux si je ne découvrirais pas quelques champs de racines : la plaine était nue et creusée de sillons ; au bout de quelques minutes, j’atteignis les meules ; deux d’entre elles se trouvaient très-rapprochées. La nuit était complètement venue ; je tirai quelques poignées de paille, je les étendis à terre, et je m’y couchai, en me couvrant avec les débris d’une autre gerbe ; le temps était plus humide que froid ; ce gîte m’offrait un abri à-peu-près sûr.

Tout en regrettant amèrement la perte de mes derniers sous, mon unique ressource, j’éprouvais une triste satisfaction à penser que Régina habitait Paris, et que je possédais un secret d’une grande importance pour elle. Je ne pouvais plus en douter : ou cet inconnu était aimé d’elle, ou il l’aimait ; et dans ces deux suppositions, mon esprit se perdait à comprendre comment un homme épris ou aimé de cette noble et charmante jeune fille, pouvait s’abandonner fréquemment à une si honteuse dépravation ; quant au secret dont ces égarements avaient sans doute été jusqu’alors entourés, je me l’expliquais par le choix et l’isolement des lieux où, pour la seconde fois, je venais de rencontrer cet inconnu.

Ces pensées eurent assez d’influence sur moi pour m’empêcher, durant quelques instants, de songer à l’avenir ; mais bientôt je retombai accablé sous l’imminence de ma position ; il fallait près de cinq jours pour que je pusse recevoir la réponse de Claude Gérard, et je ne possédais pas de quoi retirer cette lettre du bureau restant à Paris. Et le lendemain ? et les jours suivants ? comment vivre ? où gîter la nuit ? Si misérable qu’eût été souvent ma vie, jusqu’alors le hasard avait du moins voulu que je ne connusse jamais ces terribles étreintes de la faim dont je commençais à souffrir.

Un moment je crus trouver dans le sommeil le repos et surtout l’oubli du besoin… Mais, à mon cruel désappointement, je restai éveillé presque toute la nuit, sauf quelques rares assoupissements remplis d’agitation et de vagues terreurs ; l’humidité devint peu à peu si pénétrante que, bien avant le jour, je fus forcé d’abandonner mon gîte, frissonnant de froid et tellement dominé par la faim, que je ne songeai plus qu’à une chose : ― à manger, ― c’est-à-dire aux moyens de me procurer du pain.

Alors, je m’orientai résolument vers Paris, guidé par l’espèce de nuée lumineuse qui, durant la nuit, semble planer au-dessus de la ville immense ; je marchais d’un pas rapide me disant avec une détermination farouche :

― Allons au débarcadère du bateau à vapeur ; il ne s’agit plus de répugnance ou de crainte ; je me sens résolu à tout… il faudra bien qu’à mon tour je trouve quelque bagage à transporter… j’ai faim !!

Oh ! ce fut alors… seulement alors, que je compris tout ce qu’il y avait de sentiments implacables, terribles, dans ces seuls mots : j’ai faim !..

J’arrivai au débarcadère du bateau à vapeur, il faisait grand jour ; plusieurs habitués de la veille étaient déjà rassemblés sur la berge ; j’oubliai le dégoût et l’horreur que j’avais ressentis la veille, à la vue des luttes hideuses de ces misérables se disputant quelques bagages ; je me jetai résolument au milieu du groupe déguenillé.

À la surprise que causa ma brusque invasion, succéda une irritation violente.

― Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? ― me dit un des plus robustes de la bande.

― Je viens pour transporter les bagages des voyageurs.

— Toi ?

— Moi.

— Je te le défends.

― Oui, oui, nous te le défendons, ― répétèrent plusieurs voix menaçantes.

Le sang me monta au visage, toutes sortes d’ardeurs jalouses, haineuses, féroces, s’éveillèrent soudain en moi.

― Vous me défendez de rester là, ― dis-je sourdement, les dents serrées de rage.

― Oui… sauve-toi ― me dit un de ces misérables, en me repoussant rudement.

Je devins furieux ; saisissant mon adversaire à la gorge, je l’envoyai rouler sur la berge, un second assaillant eut, je crois, la mâchoire brisée ; je me sentais en ce moment une force surhumaine ; mes artères battaient à se rompre, de sourds bourdonnements bruissaient à mes oreilles.

― Est-ce assez ? ― m’écriai-je… ― Quelqu’un en veut-il encore ?

La lâcheté de ces misérables me prouva leur dégradation, aucun ne répondit à l’appel ; mon énergie, ma vigueur leur imposa ; leur haine contre moi s’augmenta peut-être, mais ils furent forcés de la contraindre ; malgré quelques sourds murmures, je me maintins au premier rang ; bien m’en prit, le vapeur allait bientôt aborder.

― Tu as eu raison de les aplatir, ces brigands-là… ― me dit une voix rauque et enrouée que je crus reconnaître. ― Si tu veux, nous ferons ensemble pour le transport.

Un coup familièrement frappé sur mon épaule compléta cette proposition.

Je me retournai… c’était encore le cul-de-jatte.

― Je ne vous connais pas, ― lui dis-je brusquement.

― Ni moi non plus, mais tu tapes dur, j’aime ça, et je veux être ton associé.

― Je n’ai pas besoin d’associé, ― lui répondis-je, me retournant, car les voyageurs allaient débarquer.

Le cul-de-jatte me jeta un regard étrange et disparut.

Les passagers étaient encore moins nombreux que la veille. Au premier rang je remarquai un homme de haute taille, enveloppé d’une longue redingote blanchâtre ; le bas de sa figure disparaissait sous un cache-nez, sorte de grande écharpe en laine rouge. Il portait des lunettes bleues, et sa casquette de voyage en fourrure et à oreillères achevait de dissimuler presque entièrement sa figure. Ce voyageur attirait surtout mon attention par l’empressement qu’il me paraissait mettre à prendre terre : deux fois il s’était précipitamment avancé vers le plat-bord du vapeur, et deux fois un des mariniers du bateau, le retenant, lui avait sans doute fait observer que le moment de débarquer n’était pas encore venu.

Ce voyageur portait un sac de nuit d’une main, et de l’autre un nécessaire de voyage ; enfin, pour être sans doute plus promptement descendu, il avait fait d’avance apporter sa malle de cuir sur le plat-bord.

Le signal du débarquement fut donné, j’avais jeté mon dévolu sur le voyageur en lunettes ; deux de mes concurrents voulurent passer avant moi ; mais, luttant de brutalité avec eux, je les repoussai violemment, d’un bond je fus auprès de mon voyageur, qui me dit d’une voix précipitée :

― Vite, vite… prends cette malle, ce nécessaire… je porterai le sac de nuit… Il y a des fiacres sur le quai.

La malle pesait peu. Dire avec quelle joie je la chargeai sur mon épaule serait impossible. On allait me donner quelques sous et j’achèterais du pain… Je pris de mon autre main le nécessaire par une poignée de cuivre adaptée au couvercle, et je suivis le voyageur qui me précédait, marchant à grands pas.

En faisant tous mes efforts pour ne pas me laisser distancer, malgré le poids dont j’étais chargé, je trébuchai sur une pierre ; ce brusque mouvement dérangea l’équilibre de la malle que je portais sur mon épaule, et je fus forcé de la laisser presque tomber à terre. En me baissant pour la relever, j’aperçus une adresse écrite en grosses lettres sur une carte fixée au couvercle de la malle ; j’y jetai machinalement les yeux, et je lus :

Le comte Robert de Mareuil.

Ce nom me rappela et les demi-confidences que l’inconnu m’avait faites la veille dans son ivresse, et le souvenir de la scène de la forêt de Chantilly… Ce voyageur était donc l’ami d’enfance de Régina, le rival dont parlait l’inconnu.

Au moment où je faisais ces réflexions, tout en rechargeant la malle sur mon épaule, j’entendis un grand tumulte ; je vis à quelques pas un nombreux rassemblement ; bientôt le groupe s’écarta, le voyageur dont je portais le bagage s’avança vers moi en disant d’une voix altérée à deux hommes qui semblaient le surveiller et ne pas le quitter d’une semelle :

― Vous voyez bien, Messieurs, que j’ai des effets à attendre…

― C’est bien, Monsieur le comte, ― dit un des deux hommes, ― vos effets seront transportés dans le fiacre… Allons, avance, ― ajouta cet homme en me faisant signe de le suivre.

Nous traversâmes la foule ameutée, où j’entendis prononcer les mots de prison, de déguisement, de trahison.

Un fiacre attendait sur le quai ; le voyageur à lunettes y monta ; ses effets furent placés à côté de lui, et l’un des deux hommes, avant d’entrer dans la voiture, dit au cocher :

— En marche… et bon train.

Après avoir refermé la portière, et malgré la surprise où me jetait ce nouvel incident, je dis à ces personnages :

— C’est moi, Messieurs, qui ai apporté les effets.

― Allons donc… du bateau ici, ― dit un des deux hommes, ― belle course… Est-ce que ça se paie ?

― M. le comte n’a pas de monnaie, ― ajouta l’autre homme d’un air sardonique, en jetant les yeux sur le voyageur, qui, la figure cachée dans ses mains, semblait anéanti.

— Mais, Messieurs… ― m’écriai-je.

― Marche, cocher, ― cria un des hommes par la portière.

Le cocher fouetta vigoureusement ses chevaux ; je fus obligé de me jeter de côté pour n’être pas écrasé sous les roues.

Ce désappointement fut affreux pour moi !

Dans ma colère désespérée, je montrai le poing au fiacre qui s’éloignait, en m’écriant :

— Vous me volez mon pain… et je meurs de faim.

― Viens déjeûner… ― me dit tout bas une voix à l’oreille.

Je me retournai brusquement.

C’était le cul-de-jatte.

Je le regardais avec une surprise mêlée de terreur.

― Eh bien oui !… viens déjeuner… ― reprit-il, ― tu es un gars déterminé… Tu tapes dur… j’aime les déterminés qui tapent dur… Je paie aujourd’hui… tu paieras demain… il n’y a pas d’affront… Allons ! en route…

J’avais faim…

J’acceptai l’offre du cul-de-jatte.




CHAPITRE III.


le déjeuner.


J’éprouvais autant de honte que d’humiliation à accepter l’offre du cul-de-jatte, mais j’avais faim.

Au bout de quelques pas, le bandit passa familièrement son bras sous le mien. Ce contact me fit tressaillir, je me dégageai brusquement.

― Que diable as-tu ? ― me demanda le cul-de-jatte, surpris de mon mouvement.

— Je ne veux pas vous donner le bras.

— Comment ?… à un camarade ?

— Je ne suis pas votre camarade.

― Je te paie à déjeûner… et tu n’es pas mon camarade ? Ah ça… est-ce que tu serais fier ? Alors, bonjour, je n’aime pas les fiers…

— Je ne suis pas fier… ― dis-je en hésitant.

— Alors, donne-moi le bras.

Et il me fallut prendre le bras de ce misérable ; je baissai la tête, écrasé de honte ; un moment, j’eus la pensée d’abandonner cet homme ; mais je sentais de plus en plus les douloureux vertiges que cause le besoin de manger depuis long-temps inassouvi ; mes forces, soutenues jusqu’alors par une surexcitation fébrile, commençaient à m’abandonner… deux ou trois fois une défaillance subite rendit mes pas chancelants, et malgré le froid la sueur inondait mon front. En marchant ainsi côte à côte avec ce bandit, j’éprouvais une secrète épouvante… Je pensais aux conséquences de la fatalité de la faim…

Puis, invoquant deux souvenirs sacrés pour moi, celui de Claude Gérard, celui de Régina :

Me blâmeraient-ils, réduit à la position désespérée où je suis plongé, malgré mes efforts pour en sortir, me blâmeraient-ils d’accepter la ressource que m’offre ce misérable ? et, d’ailleurs, cette vie que je dispute à la plus affreuse misère, peut-être utile à Régina, maintenant que je suis sur la trace d’un secret, sans doute très-important pour elle !

Absorbé par ces réflexions, silencieux, abattu, la tête baissée pour cacher ma confusion, je marchais au bras de mon sinistre compagnon.

— Tu n’es pas jaseur, ― me dit-il.

— Non.

― Tu tapes mieux que tu ne parles ;… à ton aise, c’est comme crâne tapeur que je t’ai invité… Ah ça ! nous voilà devant la cantine… allons… passe devant… je te fais les honneurs.

Et le bandit me poussa devant lui dans un cabaret, situé à l’angle de l’une des petites rues qui avoisinent le quai.

― Donnez-nous un cabinet, ― dit le cul-de-jatte à la fille de service.

Et, s’adressant à moi :

— On est plus libre… on peut causer de tout…

On nous conduisit dans un sombre réduit, dont la fenêtre donnait sur une petite cour obscure.

Nous nous attablâmes.

— Qu’est-ce que tu veux manger ?

— Du pain…

— C’est malin… Et puis ?

— Rien… Du pain seulement et de l’eau.

Par une susceptibilité sans doute puérile, je croyais rendre mon action moins honteuse en n’acceptant du cul-de-jatte que le strict nécessaire pour réparer mes forces.

― Comment ! du pain et de l’eau ? ― dit le bandit tout étonné. ― Est-ce que tu crois que je fais ainsi les choses ? et que j’invite un ami pour lui donner un déjeûner de prison… Eh ! la fille, une omelette au lard, du bœuf aux cornichons, un morceau de fromage, et deux litres à douze.

Puis se retournant vers moi avec une orgueilleuse satisfaction :

— Voilà comme je traite les amis…

― C’est inutile… faites-moi donner du pain tout de suite… je ne mangerai pas autre chose.

― Voilà une faim carabinée. Eh ! la fille, un croûton…

On apporta un morceau de pain de deux livres au moins… en peu d’instants je le dévorai…

― La fille !… un pain de quatre livres… ― dit le bandit d’un air sardonique.

Le pain de quatre livres fut apporté… Quoique apaisée, ma faim était loin d’être assouvie ; mais je craignis que cet excès de nourriture ne me fît mal, je bus deux ou trois verres d’eau, et j’interrompis mon frugal repas.

Peu à peu je me sentis revivre. L’espèce de fièvre dont j’étais atteint, se calma, et j’envisageai ma position d’un regard plus ferme et moins désespéré.

Le bandit m’avait silencieusement observé pendant que je dévorais le pain ; il me dit ensuite :

― À la bonne heure, tu as mangé par faim… maintenant tu vas manger par gourmandise.

— Non…

— Allons donc !

On apporta les mets demandés par le cul-de-jatte ; malgré ses instances, je n’acceptai rien.

― Tu es un drôle de corps, ― dit le cul-de-jatte en faisant honneur au repas, ― je n’ai jamais vu un invité pareil… au moins, bois un verre de vin.

D’abord je tendis mon verre, espérant qu’un peu de vin ranimerait complètement mes forces ; mais, je craignis que, dans l’état de faiblesse où je me sentais encore, le vin n’agît trop sur mon cerveau, et je refusai.

― Comment, pas même un verre de vin ? ― s’écria le cul-de-jatte.

― Non… je prendrai encore un morceau de pain si vous le permettez…

― Que le diable soit donc ton boulanger, ― s’écria le bandit, ― si j’avais su cela…

Puis me regardant presque avec défiance :

― Tu n’es peut-être pas ce que je croyais… tu m’as l’air bien sobre…

— Que pensiez-vous donc de moi ?

― Je t’ai pris pour un crâne qui ne craint rien, et qui a faim… pour moi c’était une trouvaille, oui… et pour toi aussi… Mais tu ne bois que de l’eau, tu ne manges que du pain… ça me gêne.

― Quand on est sobre, ― dis-je au bandit en le regardant fixement, afin de tâcher de deviner sa pensée, ― on a le corps plus agile, l’esprit plus sain, et on est meilleur à toutes choses…

― Tu as raison dans un sens… l’ivrognerie peut faire manquer les plus belles affaires… Mais, dis-moi, puisque tu crevais de faim ce matin… ça pourra bien t’arriver encore demain… ou après… si tu n’as pas d’autres banquiers que les voyageurs, dont tu tâcheras de porter les bagages ; je connais l’état… faut faire autre chose avec… pour avoir de l’eau à boire… Allons, un verre de vin ?

— Non.

— Diable d’homme !…

— De quel autre état voulez-vous parler ?…

― Écoute… tu es jeune, vigoureux, alerte et crâne… c’est de l’or en barre, ça, mon garçon… si tu sais t’en servir, sans compter que tu es peu connu sur la place… car tu n’es pas parisien… ça se voit de reste…

— Je suis à Paris depuis trois jours seulement.

― C’est superbe… Ah ! si, au lieu d’être vieux… j’étais à ta place…

— Qu’est-ce que vous feriez ?

Le bandit cligna de l’œil, et dit, après une pause :

— Hum !… tu es bien pressé.

Et il garda de nouveau le silence en se frottant le menton avec satisfaction.

Depuis quelques instants, j’avais sur les lèvres le nom de Bamboche, mais je craignais que, dans sa défiance, le bandit ne voulût pas me répondre. Enfin ne pouvant résister à ma curiosité :

— Et Bamboche ? ― lui dis-je brusquement.

Le cul-de-jatte bondit de surprise sur son banc.

— Tu connais Bamboche ? ― s’écria-t-il.

― Ou le capitaine Hector Bambochio, si vous l’aimez mieux ; ― mais, voyant que son étonnement se changeait en méfiance, j’ajoutai :

― Tenez… je suis franc, c’est moi qui suis allé, il y a trois jours, à l’impasse du Renard, demander Bamboche, et je crois que c’est vous qui m’avez répondu.

― Ah ! c’était toi… et qu’est-ce que tu lui voulais, à Bamboche ?

― Nous avons été camarades d’enfance, je me trouvais à Paris sans ressources… je venais demander à Bamboche de m’aider… maintenant dites-moi où il est ?…

― Ah ! tu connaissais Bamboche pour ce qu’il est… et tu… venais lui demander aide… ça me rassure… nous pourrons nous entendre, ― dit le bandit complètement rassuré.

— Mais Bamboche, où est-il ?

― Ne t’inquiète pas de lui, mon garçon… je ferai pour toi ce que ferait Bamboche en personne.

— Mais lui… où est-il ? à cette heure ?

— Lui ?…

― Oui… la maison où vous demeuriez a été envahie par la police… j’ai vu les soldats dans l’impasse, le lendemain du jour où j’étais allé y demander Bamboche.

― Les gros oiseaux étaient envolés, on n’a pris que des oisillons…

― Ainsi Bamboche s’est sauvé comme vous ? Mais encore une fois, où est-il ?

― Oh ! à cette heure il est bien loin, en Amérique… en Chine.

― Bamboche était à Paris il y a trois jours, ― m’écriai-je, ― il doit y être encore.

― Alors, cherche et trouve-le, si tu peux ; mais que diable en veux-tu faire… puisque, si tu veux, je serai pour toi un autre Bamboche ?

— Merci.

― Tu n’es pas juste : Bamboche est jeune, plein de moyens, tandis que moi, je suis vieux… je baisse… et j’aurais besoin d’un commis

— Pourquoi faire ?

Après une pause, le bandit reprit :

— Où loges-tu ?

— Je n’ai pas d’asile…

― J’ai une chambre, nous habiterons ensemble… tu ne manqueras de rien… tiens… et il me montra une douzaine de pièces de 5 francs, parmi lesquelles je vis même deux ou trois pièces d’or.

Je ne pus cacher mon étonnement ; le bandit s’en aperçut et me dit :

― Ça te surprend que j’aille sur le port, quand je suis aussi bien lesté, pas vrai ?

— Oui… cela me surprend…

― Je vais sur le port en amateur… depuis deux jours je cherche un commis… je n’avais rien trouvé à mon idée… mais, ce matin, je t’ai rencontré… je suis sûr que tu ferais mon affaire, voyons, bois donc…

— Non…

― Tête de fer, va… Enfin, c’est égal, arrangeons-nous, vivons ensemble, tu n’en seras pas fâché…

— Vous ne voulez pas me dire où est Bamboche ?

— Pas si bête… il te garderait.

― Merci du pain que vous m’avez donné… ― dis-je à cet homme en me levant, ― si je puis un jour… je vous le rendrai…

— Tu t’en vas ?

— Oui…

— Voyons, écoute donc… que diable…

— C’est inutile…

— Où coucheras-tu cette nuit ?

― J’espère ce soir gagner quelques sous à la sortie des spectacles.

― Oh !… oh !… ― dit le cul-de-jatte en paraissant réfléchir à ce que je venais de lui dire, ― tu connais déjà les bons endroits… Allons… tu me refuses… ça m’est égal… tôt ou tard je te repincerai… Oui, c’est moi qui te le dis : je t’attends.

Malgré moi je ne pus m’empêcher de tressaillir en entendant avec quel accent profondément convaincu le misérable prononça ces mots :

Je t’attends

Je me hâtai de le quitter, et il me cria :

— Au revoir !

Sans posséder une grande expérience je comprenais, malgré les réticences du cul-de-jatte, que, frappé du courage, de la vigueur et de l’énergie presque féroce dont il m’avait vu le matin donner des preuves à mes concurrents du débarcadère, ce misérable espérait exploiter mon dénûment et mon désespoir pour me faire l’instrument de quelque criminelle tentative, se croyant suffisamment rassuré, ainsi qu’il le disait, sur ma moralité, par le fait même de mon ancienne intimité avec Bamboche, de qui je voulais me rapprocher, bien que sa vie hasardeuse me fût connue.

Je me révoltai d’abord à la seule pensée, non pas de devenir le complice du cul-de-jatte, une telle pensée ne me tombait sous le sens, mais d’avoir désormais le moindre rapprochement avec lui… Puis à cette résolution sincère succéda une réflexion pleine de terreur… en songeant à la honteuse concession que la faim m’avait déjà arrachée.

― Hélas ! ― pensai-je, ― n’aurais-je pas repoussé, avec l’indignation d’un honnête homme, celui-là qui m’aurait dit qu’un jour… je marcherais côte à côte, bras dessus, bras dessous avec le bandit capable et coupable des plus grands crimes ?… Et pourtant… cette honte, je viens de la subir, et l’espoir de savoir des nouvelles de Bamboche n’a été que secondaire, dans ma détermination… l’espoir de manger a été tout pour moi.

À quelles terribles extrémités la faim et les horreurs de la misère peuvent-elles donc nous pousser, ― me dis-je alors avec une tristesse navrante, ― puisque moi… imbu des meilleurs, des plus solides principes… moi qui ai au cœur une sorte d’adoration divine qui m’impose l’observance du bien, j’ai pu m’abaisser à ce point ? Qu’advient-il donc de ceux-là, mon Dieu ! qui, livrés aux hasards de la vie, sans éducation, sans appui, sans foi, sans frein salutaire, se trouvent dans une position pareille à la mienne ?

Et je m’écriai avec Claude Gérard : ― Ô misère ! misère ! seras-tu donc toujours la cause ou la source de tant de maux, de tant de dégradations, de tant de crimes ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En attendant la nuit et l’heure de la sortie des spectacles, j’usai toutes les ressources de mon imagination à chercher un moyen de gagner ma vie par des moyens sûrs et honorables ; mais mon esprit s’épuisa dans des combinaisons impossibles.

J’éprouvais une impression étrange, douloureuse, en voyant aller et venir cette foule affairée, qui ne se doutait pas… hélas ! qui ne pouvait pas se douter que ce malheureux, auprès de qui elle passait insoucieuse, ne savait où il gîterait pendant cette sombre nuit d’hiver, et que peut-être le lendemain on le trouverait sur le pavé, à demi-mort de froid et de besoin…

L’incertitude où j’étais de gagner de quoi payer ma nuit dans un garni m’effrayait doublement. Être arrêté nuitamment au milieu des rues comme vagabond, c’était pour moi la prison… et la prison m’inspirait tant d’horreur, que je lui aurais préféré la mort… car la prison me mettait dans l’impossibilité d’être utile à Régina, et je ne sais quel instinct me disait que je pouvais atteindre ce but malgré mon obscure, mon infime condition.

Il me fallait donc à tout prix gagner au moins six sous ce soir-là pour m’assurer un gîte pour la nuit. Quant au pain du lendemain… je ne voulais pas y songer.

Le matin, l’ardeur de la faim m’avait rendu brutal, presque féroce… je sentis que la nécessité de gagner quelques sous afin de n’être pas arrêté comme vagabond me rendrait aussi le soir… s’il le fallait, brutal… féroce…

La nuit complètement venue je me dirigeai vers les boulevards et je bus, il m’en souvient, à même du bassin inférieur de la fontaine du Château-d’Eau ; j’allai ensuite me poster aux environs du théâtre du Gymnase ; il me sembla reconnaître, et j’en fus peu surpris, la plupart des gens que j’avais vus la veille et le matin à la descente du bateau à vapeur. Ils étaient assis, ceux-là sur les bornes, ceux-ci sur le rebord du trottoir, quelques-uns derrière les fiacres dont la longue file s’étendait jusqu’à la Porte-Saint-Denis.

En voyant passer sur le boulevard les brillantes voitures qui se croisaient en tous sens, et dont les maîtres couraient sans doute à des fêtes, Dieu m’est témoin qu’il ne me vint au cœur nul sentiment d’envie ou de haine jalouse ; je me disais seulement :

― Ces heureux du jour ignorent pourtant qu’à cette heure des hommes attendent avec une terrible anxiété un gain de quelques sous pour avoir un gîte et du pain, et que si ce soir et demain… encore, leur attente est trompée,… après-demain… commencera pour eux l’agonie de la faim.

Cette réflexion me rappelait qu’un jour Claude Gérard me disait ces paroles remplies de sens :

― « Moralement, sainement parlant, faire l’aumône, c’est avilir celui qui la reçoit, tandis que lui procurer du travail, c’est à la fois le secourir et l’honorer ; mais au point où en sont malheureusement les choses, il faut se contenter de l’aumône malgré ses dangers, car elle a au moins un résultat immédiat. Aussi est-il une chose qui devrait entrer dans l’éducation des enfants riches, c’est de savoir, comme point de départ et de comparaison, que, par exemple, avec vingt sous de pain, on peut rigoureusement empêcher dix hommes de mourir de faim. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’avais attendu l’heure de la sortie du spectacle, assis au pied d’un des arbres du boulevard, dans un coin obscur et opposé à la chaussée sur laquelle s’ouvrait le théâtre. Brisé de fatigue, je sommeillais à demi.

Soudain je me sentis violemment secoué, j’ouvris les yeux, j’étais entouré d’un groupe de gens de mauvaise mine parmi lesquels j’en reconnus plusieurs dont j’avais déjà remarqué la présence ; au même instant, il me sembla voir, à la clarté d’un réverbère, sur la chaussée opposée, passer la figure sinistre et sardonique du cul-de-jatte ; mais cette apparition fut si rapide que je pus à peine y arrêter mes regards, de plus en plus alarmé d’ailleurs par l’attitude menaçante des gens dont je venais d’être subitement enveloppé.

― Que voulez-vous ? ― leur dis-je en me levant pour me mettre en défense.

― Tu es un mouchard ! ― me répondit une voix, ― nous le savons !

Et au même instant, avant que j’eusse pu prévoir cette attaque, on me saisit par-derrière, un mouchoir me fut appliqué sur la bouche et noué derrière la tête en guise de bâillon ; puis, malgré ma résistance désespérée, je me sentis à la fois accablé de coups, poussé et presque emporté jusque dans une de ces petites rues montueuses qui, à cet endroit, débouchent sur ce boulevard ; le mouchoir étouffait mes cris ; le grand nombre d’assaillants paralysaient mes forces ; cette scène fut si prompte, que j’étais déjà jeté et terrassé au fond de l’allée obscure d’une maison de cette rue, avant que j’eusse pu me reconnaître. Le mouvement occasionné par cette violence fut sans doute à peine remarqué des passants, ou considéré par eux comme une de ces rixes ignobles, assez fréquentes aux abords des théâtres.

Renversé sur les pavés de l’allée, criblé de coups dont plusieurs m’ensanglantèrent le visage, ma tête porta rudement contre une pierre ; le choc fut tel que je perdis à-peu-près connaissance : au milieu d’une souffrance à la fois profonde et sourde qui semblait vouloir faire éclater mon crâne, j’entendis une voix dire :

— Il en a assez… allons nous-en… voilà la sortie…

Il se passa ensuite un assez long espace de temps pendant lequel je n’eus d’autre perception que celle de douleurs très-aiguës ; puis, peu à peu, je repris mes sens ; j’étais glacé et comme perclus ; j’essayai de me relever, j’y parvins avec peine ; sans savoir presque ce que je faisais, je sortis en chancelant de l’allée… la nuit était noire, la rue déserte ; il tombait une neige épaisse ;… l’action du grand air me rappela tout-à-fait à moi-même.

Je me souvins seulement alors clairement de l’agression dont je venais d’être victime.

Il devait être tard ; le boulevard, couvert de neige, était absolument désert ; un fiacre pourtant stationnait à l’angle de la rue Poissonnière.

Au bout de quelques pas, je fus forcé de m’arrêter, en proie à un frisson convulsif… Mes dents claquaient l’une contre l’autre ; mes genoux tremblaient ; je ressentais à la tête et à la hanche droite surtout une douleur si cruelle, que je pouvais à peine me traîner.

Soudain le bruit des pas lointains et mesurés d’une patrouille me fit tressaillir d’effroi… Mes vêtements en lambeaux, mon visage ensanglanté, l’impossibilité où j’étais de justifier d’un asile, devaient me faire arrêter comme vagabond, si j’étais rencontré par ces soldats…

Je voulus fuir ;… mais, vaincu par la souffrance, à chaque pas je trébuchais…

Le bruit sonore de la marche de la patrouille se rapprochait de plus en plus… déjà je voyais luire au loin dans la pénombre de la contre-allée les fusils des soldats… je fis un dernier effort… il fut vain… je glissai sur la neige et je tombai à genoux.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… ― m’écriai-je.

Et je fondis en larmes, car je n’avais pas la force de me relever.

Tout-à-coup un homme, sortant de derrière un des arbres du boulevard, me saisit sous les bras, et me souleva de terre en me disant :

— Voilà une patrouille… on va t’arrêter.

Je reconnus le cul-de-jatte ; il me guettait sans doute depuis la scène de violence qu’il avait provoquée.

― Voyons… veux tu venir avec moi ? ― reprit-il ― ou te faire empoigner ? Entends-tu… la patrouille approche…

― Sauvons-nous… aidez-moi à marcher… ― m’écriai-je épouvanté.

― Allons donc… flâneur ― ajouta le bandit d’un ton sardonique.

Appuyé sur lui, je pus traverser le boulevard.

― Cocher… vite… ouvre ta portière, ― dit le cul-de-jatte au conducteur de la voiture que j’avais remarquée.

Je montai dans le fiacre avec mon compagnon : la portière se referma sur nous, au moment où la patrouille arrivait à l’endroit du boulevard où j’étais tombé.




CHAPITRE IV.


le logis du cul-de-jatte.


Le fiacre marcha long-temps ; pendant ce trajet, le bandit, je ne sais pourquoi, ne m’adressa pas une fois la parole. Ce silence, le balancement de la voiture, la chaleur que j’y trouvais, après avoir tant souffert du froid, me jetèrent dans un engourdissement qui s’étendit presque jusques à ma pensée. Cette fatalité qui, une seconde fois, me rapprochait du cul-de-jatte, me semblait un rêve sinistre ; la voiture s’arrêta, je revins à la réalité.

Mon compagnon, après m’avoir secoué à plusieurs reprises, m’aida à descendre de voiture ; mes contusions me faisaient toujours éprouver d’atroces douleurs ; j’ignorais dans quel quartier nous nous trouvions ; guidé par le bandit, sur le bras duquel j’étais obligé de m’appuyer, je traversai d’abord une sorte de longue cour ou de passage bordé de maisons ; puis suivant les sinuosités d’une ruelle tortueuse, nous arrivâmes devant un autre bâtiment, dont mon compagnon ouvrit la porte avec un passe-partout ; nous nous trouvâmes alors dans une complète obscurité.

— Donne-moi la main… laisse-toi conduire, et suis-moi… — me dit le cul-de-jatte.

Je ne puis rendre l’impression de dégoût et d’horreur dont je fus saisi lorsque je sentis ma main dans la main de ce misérable… Une frayeur puérile, causée sans doute par l’affaiblissement de mon cerveau, me fit voir dans cette union de nos mains le gage d’une sorte de pacte entre moi et le cul-de-jatte. Il s’arrêta en haut d’un escalier assez rapide, ouvrit une porte, la referma sur nous ; à l’aide d’une allumette chimique il alluma une chandelle qui éclaira bientôt une assez vaste chambre où nous arrivâmes après avoir traversé un étroit corridor. La chambre en question était tellement encombrée d’objets de toute sorte, qu’il restait à peine la place du lit et de quelques meubles. Plus de la moitié de la fenêtre, dont les rideaux jaunâtres se croisaient scrupuleusement, était envahie dans sa hauteur par une multitude de paquets.

— Voilà un lit… dors… demain matin nous causerons, et si c’est nécessaire, nous aurons un médecin, — me dit le cul-de-jatte, — tu verras que je ne suis pas si diable que j’en ai l’air.

Tirant alors un des matelas du lit, il l’étala sur le carreau, prit pour oreiller un des nombreux paquets dont la chambre était encombrée, souffla la chandelle et se coucha.

Brisé moralement et physiquement, presque incapable de réfléchir, je ressentis un moment de bien-être inexprimable en me jetant sur ce lit, où je ne tardai pas à m’endormir, car j’avais passé la nuit précédente au milieu des champs et dans une pénible insomnie.

Lorsque je m’éveillai, il faisait jour, mais l’épaisseur des rideaux fermés laissait régner dans la chambre une demi-obscurité. J’entendis le ronflement d’un poêle dont le brasier se reflétait sur le carrelage rougeâtre ; je vis près de moi, sur une chaise, un morceau de pain et une tasse de lait. Surpris de ces prévenances de mon hôte, je regardai de côté et d’autre, j’étais seul…

Plus effrayé de cette solitude que de la présence du cul-de-jatte, je voulus m’habiller, et je cherchai mes misérables vêtements, mis presque en lambeaux lors de la rixe de la veille ; ils avaient disparu ; mais, à leur place, je vis sur le pied du lit un pantalon, un gilet, une redingote de drap, tout neufs, et une paire d’excellentes chaussures… Cet échange, quoique tout à mon avantage, me désespéra, car, dans la poche de ma veste, j’avais jusqu’alors soigneusement conservé le portefeuille enlevé à la tombe de la mère de Régina… mais bientôt, à ma grande joie, j’aperçus ce portefeuille ouvert, il est vrai, sur une table voisine de mon lit… je le saisis avec autant d’empressement que d’inquiétude… Heureusement je retrouvai tout ce qu’il contenait, je savais le nombre des lettres. Elles y étaient toutes, ainsi que la croix et le feuillet de parchemin où se voyait tracée une couronne royale entourée de signes symboliques.

Mais bientôt j’eus une crainte. Ce portefeuille enlevé par moi, et pour ainsi dire des mains du cul-de-jatte, huit années auparavant, alors que je l’avais frappé au moment où il venait de violer la tombe de la mère de Régina, ce portefeuille avait-il été reconnu par le bandit ? Soupçonnait-il comment cet objet se trouvait entre mes mains ? dans ces cas, voudrait-il se venger de moi ?

Ma position se compliquait. Je n’osais appeler, j’éprouvais une invincible répugnance à me vêtir des habits posés sur mon lit, habits volés sans doute… Pourtant que faire ? La seule pensée de rester dans cette maison m’effrayait. J’essayai de retrouver mes haillons, en vain je les cherchai parmi les objets dont la chambre était encombrée. Je vis là une réunion des objets les plus hétérogènes : des rideaux de soie, des pendules, des chaussures, des morceaux d’étoffes, des habits tout neufs, des châles de femme, des armes anciennes, des douzaines de bas de soie en paquet, des bouteilles de vin ou de liqueur soigneusement cachetées, des statuettes d’ivoire ou de bronze qui me parurent d’un précieux travail, du linge de toute espèce, et je ne sais combien de petites caisses de cigares étiquetées d’une adresse en langue espagnole, tous objets entassés au hasard. Ce rapide inventaire augmenta mes frayeurs ; ces objets devaient être le résultat de vols nombreux, dont le cul-de-jatte était complice ou receleur ; je voulais à tout prix fuir cette maison, au risque de me couvrir d’habits d’emprunt. Malheureusement la porte était solide et solidement fermée à double tour…

Bientôt j’entendis ouvrir la porte extérieure du corridor, des pas pesants s’approchèrent, l’on frappa à la porte d’une façon particulière.

Je restai muet, immobile.

On frappa de nouveau et de la même manière… puis, après quelques minutes d’intervalle, je distinguai un léger bruissement sous la plinthe de la porte, et du dehors l’on poussa dans la chambre un petit papier à l’aide d’une lame de couteau longue et acérée ; après quoi les pas s’éloignèrent, la porte du corridor se referma.

Je jetai les yeux sur le papier que l’on venait d’introduire par-dessous la porte ; il était plié en deux ; je le ramassai, je l’ouvris, j’y lus seulement ces mots écrits au crayon, avec cette orthographe :

— Demin, — 1 heure du matin, — on atand… cai prai.

Après un moment d’hésitation je remis le papier près du seuil de la porte ; il s’agissait sans doute de quelque coupable rendez-vous.

Ce nouvel incident redoublait encore mon désir de fuir cette demeure. Afin d’être prêt à tout événement, je revêtis, malgré ma répugnance, ces habits qui ne m’appartenaient pas ; j’ouvris ensuite la fenêtre en la débarrassant des objets qui l’obstruaient. Elle donnait sur une cour, et était élevée au-dessus du sol d’au moins vingt-cinq ou trente pieds. Aucune fuite n’était, quant à cette heure, praticable de ce côté.

Après quelques moments de réflexion, je m’arrêtai à une détermination violente : dès que le cul-de-jatte ouvrirait la porte, je me précipiterais sur lui, et malgré les vives douleurs que je ressentais encore, suites de la rixe de la veille, je comptais assez sur ma résolution et sur mon agilité pour sortir de cette chambre de gré ou de force.

À cet instant même des pas résonnèrent dans le corridor… je m’armai de courage… prêt à m’élancer dès que le cul-de-jatte ouvrirait la porte, mais quelle fut ma stupeur en entendant une voix, un chant, des paroles trop connues de moi !

Cette voix était celle de la Levrasse.

Il fredonnait les paroles de la Belle Bourbonnaise, air que le saltimbanque aimait de prédilection…

Tout en chantant, il frappa à la porte, absolument comme avait déjà frappé le visiteur précédent, avant de glisser sous la porte le billet dont j’ai parlé.

N’obtenant aucune réponse, la Levrasse suspendit un moment sa chanson et frappa de nouveau… puis une autre fois encore avec impatience… alors, convaincu sans doute de l’absence du cul-de-jatte, mon ancien maître s’éloigna en répétant son refrain favori.

Cette rencontre inattendue me frappa de stupeur ; mais je ne fus nullement étonné des rapports qui pouvaient exister entre la Levrasse et le cul-de-jatte, tous deux si bien faits pour s’entendre ; l’aversion que m’inspirait l’ancien bourreau de mon enfance échappé sans doute à l’incendie de sa voiture, allumé par Bamboche, m’était un nouveau motif de fuir cette demeure, craignant à chaque instant une descente de la police ; dans ce cas, malgré mes protestations, je devais, aux yeux les moins prévenus, passer pour le complice du cul-de-jatte et être jeté en prison comme voleur, quitte à prouver plus tard mon innocence… Cet avenir me paraissait bien autrement redoutable que d’être arrêté pour fait de vagabondage…

De plus en plus déterminé à user de la force pour sortir, je pris, à tout hasard, parmi les armes anciennes, une espèce de masse en fer damasquiné, moins pour en frapper le cul-de-jatte, que pour l’intimider en cas de menaces ou de résistance de sa part.

J’étais encore baissé vers l’amas d’armes que je venais de bruyamment déranger, pour y choisir la masse de fer, lorsque une main s’appuya sur mon épaule ; je tressaillis si vivement… (faisant presque face à la porte, j’étais bien certain qu’on ne l’avait pas ouverte) qu’en me retournant, la masse de fer me tomba des mains…

Je vis le cul-de-jatte debout derrière moi. Il venait d’entrer, non par la porte donnant sur le corridor, mais par un placard pratiqué dans une cloison, dont je ne soupçonnais pas l’existence ; la demeure du bandit avait deux issues. Ainsi échouait mon projet de fuite de vive force à la faveur de la porte entr’ouverte.

— À la bonne heure, — me dit le cul-de-jatte, en faisant allusion à mes habits, — te voilà mis comme un seigneur.

Après un moment de silence, je répondis :

— Vous ne voulez pas me rendre les vêtements que je portais ?

— Tu te plains peut-être de l’échange ?

— Oui… car ces vêtements sont volés sans doute, comme tous les objets qui sont dans cette chambre.

— As-tu déjeûné ? — dit le bandit en regardant sur la chaise ; — non ? allons, mange un morceau, nous causerons. Je t’ai fait du feu, je t’ai préparé ton déjeûner. Bamboche ne t’aurait pas mieux traité.

— Une dernière fois, je vous demande de me rendre mes habits et de me laisser sortir d’ici… de bon gré…

Au lieu de me répondre, le cul-de-jatte se baissa, ramassa le billet, le lut, le déchira et me dit :

— Je savais ça. J’ai rencontré le camarade qui revenait d’ici… Tu as lu ce billet ?

— Je vous dis que je veux mes habits, et que je veux sortir d’ici…

— Calme-toi… et écoute-moi… Si tu veux être bon garçon, voilà ce que je te propose… Je t’installerai dans deux petites chambres gentiment meublées. Tu n’es déjà pas mal vêtu. Je te nipperai complètement. Un traiteur t’apportera tous les jours à manger ; je ne veux pas que tu aies d’argent en poche dans les premiers temps… Plus tard, si tu vas bien… tu en auras… je t’en réponds…

— Et en échange de ces bienfaits, — dis-je au cul-de-jatte avec un sourire amer, — qu’attendez-vous de moi ?…

— Trois ou quatre heures de ton temps chaque jour, pas davantage ; le reste de la journée… tu flâneras… tu feras ce que tu voudras…

— Et ce temps ? à quoi l’emploierai-je ?

— Je t’ai dis que j’avais besoin d’un commis ; tu seras mon commis.

— Votre commis ?

— Écoute : jouons cartes sur table… depuis une huitaine, je vais sur le port et ailleurs… afin de trouver quelqu’un qui me convienne, je n’ai pas de chance… toutes figures, qui, rien qu’à la mine, mettraient en arrêt les limiers de police… et puis des manières !! Toi, au contraire, tu arrives de province, tu n’es pas connu, tu as l’air honnête, au besoin tu es crâne… et tu tapes dur… tu me vas donc comme un gant, pourquoi faire ? voilà : Je suis, comme tu vois, encombré de marchandises, j’ai des raisons… pour ne pas les vendre moi-même… c’est pas par fierté, parole d’honneur ! je voudrais donc vendre ceci, mettre cela au Mont-de-Piété, troquer autre chose, etc., etc. ; mais, pour commencer ainsi, sans trop éveiller les soupçons, il faut avoir un domicile, être bien vu dans son quartier, vivre un peu de ses rentes, voilà pourquoi je te logerai bien, je te nipperai bien, je te nourrirai bien… plus tard tu auras ta commission… sur la vente… Ce que tu vois ici n’est rien… j’ai d’autres magasins… et…

— Ah ?… vous voulez vous servir de moi pour vendre le fruit de vos vols ?

— Mes marchandises, jeune homme, mes marchandises… tu t’en occuperas d’abord.

— J’aurai donc encore d’autres fonctions ?

— Plus tard, tu iras dans certaines bonnes maisons que je t’indiquerai, présenter des échantillons de cigares de contrebande… et, sous ce prétexte…

— Sous ce prétexte ?

— Ah ! ah ! voilà que ça mord ; tu faisais le dégoûté, pourtant… Eh bien ! sous ce prétexte, tu me rendras de petits services ; je te dirai lesquels.

— Voilà tout ce que vous exigerez de moi ?

— Pour le quart-d’heure, oui. Quant aux garanties des offres et des promesses que je te fais, la confiance dont je t’honore te prouve que c’est sérieux.

— Écoutez-moi bien à votre tour. Je vous connais ; vous êtes un misérable… vous avez autrefois perdu Bamboche, et parmi bien des crimes encore impunis, sans doute, vous en avez commis un affreux… vous avez violé une tombe !…

— Ce portefeuille… c’est donc cela ? J’avais comme une idée de la chose, — s’écria le bandit avec un sourire farouche et contraint. — Ah ! tu connais celui qui m’a fait manquer ce beau coup ?

— Celui-là, c’est moi.

— Toi !

— Oui, moi. J’étais enfant alors. Je vous dis cela pour que vous sachiez bien que je ne vous crains pas, car si, étant enfant, je vous ai à-peu-près cassé la tête avec une pelle, étant homme je vous la casserai probablement tout-à-fait avec cette masse de fer. Comprenez-vous ?

— Ah ! c’était toi, — murmura le bandit ; — nous parlerons de cela plus tard.

— Quand vous voudrez. En attendant, vous ne me retiendrez pas de force ici. Quant à vos offres… Je mourrai de misère plutôt que de les accepter.

— Tu sens bien, mon pauvre garçon, que je ne t’ai pas amené dans mon magasin sans prendre mes sûretés ; à l’heure qu’il est, tu es aussi compromis que moi : les habits que tu portes sont des habits volés, tu es venu coucher ici volontairement, tu as déjeûné ce matin avec moi, toujours volontairement ;… tout cela je peux le prouver. Ainsi me dénoncer, c’est te dénoncer. Quant à aller gagner ta vie sur le port, je t’en défie… maintenant, je t’ai signalé comme mouchard… il y a des raisons pour qu’on me croie, et, si tu reparais, on t’assomme tout-à-fait cette fois-ci… Ne compte pas appeler la garde… tu serais empoigné et emprisonné toi-même comme vagabond, et, deux heures après, on saurait… c’est moi qui te le dis, on saurait que les habits que tu as sur le dos sont des habits volés…

Et après une pause le cul-de-jatte ajouta :

— Qu’est-ce que tu dis de cela ?

— Vous êtes un infâme, — m’écriai-je.

Le bandit haussa les épaules.

— Un infâme ?… — reprit-il. — Un infâme… Voyons un peu ça ? Hier matin… tu crevais de faim, je t’ai donné du pain ; hier soir tu crevais de froid, je t’ai donné un asile… tu étais couvert de haillons… je t’ai habillé chaudement et à neuf de pied en cape. Trouve donc beaucoup d’honnêtes gens qui fassent pour toi ce que j’ai fait ?

— Mais dans quel but m’avez-vous ainsi secouru ? Pour m’amener au mal ?

— Pardieu !… — reprit le brigand, — c’est clair… ça ! Mais je voudrais bien savoir si les honnêtes gens t’en donneraient autant pour t’amener au bien ?

Quoiqu’il eût un côté paradoxal, ce parallèle m’atterra ; je ne trouvai pas d’abord un mot à répondre… Car, je l’avoue avec honte, avec remords, j’oubliai un moment que Claude Gérard, bien pauvre lui-même, m’avait recueilli pour faire de moi un honnête homme ; mais, je le répète, je fus d’abord d’autant plus frappé du paradoxe du cul-de-jatte, que le souvenir de ma démarche auprès d’un magistrat représentant pour ainsi dire la loi, la société, me vint aussitôt à la pensée… Qu’avait-il, en effet, répondu, ce magistrat, à ma demande de travail ? Quels encouragements avait-il donnés à mes résolutions d’honnête homme ? Quelle issue avait-il ouvert à ma position désespérée ?

Il me fallait bien le reconnaître, le bandit était venu à mon secours, lui ! il m’avait recueilli, il m’offrait pour faire le mal un avenir de bien-être et d’oisiveté. Sans doute, en acceptant, je risquais la prison, mais la misère et la probité ne me conduisaient-elles pas aussi forcément à la prison, ainsi que me l’avait annoncé le magistrat, me disant que faute d’asile, de ressources et de travail, je serais tôt ou tard arrêté et emprisonné comme vagabond ?

— Prison pour prison, autant attendre cette heure fatale dans le bien-être, qu’au milieu des tortures de la misère, — pensai-je en raillant mon sort avec une profonde amertume, déjà aiguisée de ressentiment. — Bamboche avait raison de me vanter la logique du cul-de-jatte… l’expérience me prouve que mon ami d’enfance voyait juste, j’étais un niais, ce bandit possède la véritable science de la vie. Il compte, il est vrai, sans le déshonneur, sans la souillure ; mais une fois jeté au milieu de prisonniers souillés et déshonorés, quelle différence fera-t-on entre eux et moi ?

Le cul-de-jatte m’observait en silence : il crut deviner que ses propositions et que sa théorie cynique commençaient d’ébranler ma résolution ; craignant sans doute de compromettre par une trop brutale insistance l’avantage qu’il supposait avoir acquis sur moi, il me dit :

— Écoute, mon garçon… après tout… on fait mal ce que l’on fait par force… je ne veux pas te mettre, moi, le couteau sur la gorge… et abuser de ta position. Te voilà bien vêtu… ce pain et ce lait te suffiront pour la journée… Sors… cherche à gagner ta vie… honnêtement… comme tu dis. Il y a tant de gens vertueux, — ajouta-t-il d’un ton sardonique, — que tu ne pourras pas manquer d’en trouver un qui te mette tout de suite le pain à la main, pour t’empêcher de tourner à mal, comme ils appellent ça… tu n’auras qu’à parler… j’en suis sûr. Mais si pourtant, par le plus grand des hasards, tu étais reçu par tous ces honnêtes gens comme un chien affamé est reçu dans une bonne cuisine… eh bien !… demain tu accepteras cette jolie petite place de commis que je le propose… Ça va-t-il ?

Je restais morne… pensif ; le bandit reprit :

— Il va sans dire que j’ai assez de confiance en toi pour ne pas te croire capable de vendre les habits que tu as sur le dos, afin d’en acheter de moins bons, et de vivre de la différence… du prix. Maintenant, pour te prouver que je fais ce que je dis, — ajouta le cul-de-jatte, — sors si tu veux… tu es libre.

Et il ouvrit toute grande la porte de la chambre.




CHAPITRE V.


tentations.


La porte ouverte, mon premier mouvement fut de m’élancer dehors ; le cul-de-jatte ne s’opposa nullement à mon départ ; mais, à l’instant où j’allais sortir du corridor, il me dit :

— Mon garçon… un mot… dans ton intérêt…

Je me retournai.

Le cul-de-jatte écrivait sur un morceau de papier.

— Tiens, — reprit il, — voici mon adresse… car tu ne sais pas dans quel quartier nous sommes, et, en revenant ce soir, il faut que tu puisses demander ton chemin ; si je suis rentré le premier, tu frapperas et tu te nommeras… Si tu rentres avant moi, attends-moi dans le corridor. Ah çà ! tu pars donc sans déjeûner ?

— Ce pain sera mon souper de ce soir… si je reviens.

— Tu fais le délicat ? avec un ami ? À ton aise… Allons… bonne chance dans ta chasse aux bonnes gens… qui auront pitié de toi…

Je m’éloignais ; le bandit me rappela.

— Dis donc…

— Quoi ?

— Si tu en rencontres, de ces bonnes gens-là… apporte m’en donc un pour voir… Je le ferai empailler.

Je haussai les épaules, et je descendis rapidement l’escalier.

Une fois au grand air, une fois hors de la demeure et de la présence du bandit, il me sembla sortir d’un rêve ; je me demandai comment j’avais pu m’attrister des stupides et ignobles paradoxes de ce misérable ; alors je me reprochai amèrement d’avoir pu oublier un instant tout ce que je devais à Claude Gérard. Ce fait ne suffisait-il pas à ruiner les cyniques accusations du bandit contre les gens de bien ?…

Me voyant décemment vêtu (je n’osais néanmoins songer à l’origine de ces vêtements), je me sentis moins embarrassé. J’espérai davantage, l’avenir me parut moins sombre ; il me sembla que mon appel au cœur de quelque personne charitable serait mieux accueilli, qu’alors enfin je pouvais tenter certaines chances auxquelles il m’eût été impossible de songer auparavant, car souvent la vue d’un homme couvert de haillons inspire une défiance ou une répulsion insurmontable.

Ainsi je pensai à me présenter chez la veuve de M. de Saint-Étienne, mon défunt protecteur, tandis que, vêtu comme un mendiant, la honte m’eût retenu, ou bien je n’aurais pas dépassé l’antichambre.

Mme de Saint-Étienne devait être un peu remise du coup imprévu dont elle avait été frappé ; j’espérais qu’elle me viendrait en aide par respect pour la mémoire de son mari. Je me dirigeai donc vers la rue du Mont-Blanc.

Le concierge me reconnut parfaitement ; mais, hélas ! nouvelle déconvenue, Mme de Saint-Étienne était partie, le lendemain de la mort de son mari, pour sa terre, située à plus de deux cents lieues de Paris. Écrire à cette dame, attendre sa réponse, c’était l’affaire de cinq à six jours au moins, et, dans ma position, six jours, c’était un siècle.

— Écoutez ! — dis-je au portier, qui semblait sincèrement me plaindre, — ce quartier est habité par des gens très-riches ; parmi eux, il en est sans doute de généreux, de charitables, leur nom doit être venu jusqu’à vous. Il est impossible qu’ils n’aient pas pitié de moi,… lorsque je leur aurai franchement exposé ma position… et ce que j’ai souffert depuis mon arrivée à Paris.

Le concierge hocha la tête et me répondit :

— Il y a bien des gens très-riches dans le quartier, mais… c’est le tout d’arriver jusqu’à eux, mon pauvre garçon, et encore ;… enfin,… tout ce que je peux faire pour vous,… c’est de vous donner l’adresse de M. du Tertre, le fameux banquier. On dit qu’il fait beaucoup de bien. Risquez-vous.

J’arrivai chez le banquier.

— Qui demandez-vous ? — me dit le concierge.

— M. du Tertre, banquier.

— Passez à la caisse, l’escalier à droite, à l’entresol.

Mes haillons m’eussent fait arrêter à la porte, mes vêtements convenables n’inspirèrent aucun soupçon ; je montai, j’entrai dans une antichambre où se tenaient deux garçons de recette.

— M. du Tertre, — dis-je à l’un d’eux.

— Si Monsieur veut parler au caissier… je vais le conduire.

Je fus introduit dans le cabinet du caissier ; au fond de cette pièce, une grande armoire de fer, où j’aperçus… des trésors, était entr’ouverte ; la vue de ces richesses ne me fit pas envie… elle me fit mal.

— Je désirerais. Monsieur, — dis-je au caissier, — parler à M. du Tertre.

— Pour affaires, Monsieur ?

— Non, Monsieur, — dis-je en hésitant et en rougissant jusqu’au front, — ce n’est pas… pour affaires…

— Vous êtes connu de M. du Tertre ? — me demanda le caissier commençant à m’examiner avec une sorte de défiance qui redoubla mon embarras.

— Non… Monsieur, — répondis-je, — mais je désirerais le voir… lui parler.

— Il est absent, — Monsieur, — me répondit le caissier d’un air de plus en plus soupçonneux ; sa longue expérience pressentait, sans doute, ma demande ; — veuillez écrire à M. du Tertre ou me dire ce qui vous amène auprès de lui ?

— Ce qui m’amène auprès de lui, Monsieur, — répondis-je en surmontant ma crainte et ma honte, — c’est sa réputation de bonté charitable et… je viens…

Le caissier ne me laissa pas achever : habitué sans doute à de telles demandes, il me répondit avec une froideur polie :

— Certes, Monsieur, on vante à juste titre la charité de M. du Tertre, mais il l’exerce selon des principes dont il ne se départ jamais : veuillez me laisser d’abord votre nom et votre adresse, ensuite le nom et l’adresse d’au moins deux personnes connues et recommandables, chez qui l’on puisse prendre des informations sur votre compte ; veuillez enfin spécifier quelle espèce de secours vous désirez obtenir de M. du Tertre ; dans trois jours, vous vous donnerez la peine de revenir.

— Monsieur… daignez m’écouter, — m’écriai-je, — ma position est bien pressante… je… n’ai pas…

— Pardon, Monsieur, mes moments sont comptés, — me répondit le caissier en m’interrompant, — veuillez passer dans la pièce voisine, le garçon de caisse vous donnera ce qu’il vous faut pour écrire les renseignements que je vous demande.

Et comme j’insistais pour être entendu, le caissier se leva, sonna, me reconduisit très-poliment à la porte, et dit à l’un des garçons de caisse :

— Donnez à Monsieur ce qu’il lui faut pour écrire.

— Je vous remercie… j’écrirai… chez moi… j’enverrai ma lettre, — dis-je tristement au garçon, et je sortis la mort dans le cœur.

Je l’ai su depuis, M. du Tertre donnait beaucoup, mais sans jamais dévier des règles qu’il avait imposées à sa bienfaisance. Malgré mon cruel désappointement, je fus obligé de convenir que Paris étant toujours exploité par une foule d’aventuriers ou d’audacieux fainéants, les précautions du banquier semblaient dictées par la raison, et par un louable désir de répartir dignement ses aumônes ; mais, quant à moi, quelle adresse pouvais-je donner ? Celle du cul-de-jatte ? À quelles personnes m’adresserais-je pour répondre de moi ?

Je ne désespérai pas encore ; il faut s’être trouvé dans une position pareille à la mienne pour imaginer à quelles opiniâtres illusions l’on se livre jusqu’au moment où elles disparaissent devant la réalité ; ainsi, en sortant de chez le banquier, comme il faisait un assez beau temps, je me rendis aux Tuileries ; voici dans quel dessein :

— Je conçois, — m’étais-je dit, — que M. du Tertre veuille placer sûrement, honorablement ses bienfaits, et qu’avant de les accorder il temporise, afin de s’informer ; il ne fait peut-être pas assez la part des situations pressantes, désespérées comme la mienne, et certainement si j’avais pu parvenir jusqu’à lui, la sincérité de mon accent l’eût ému et convaincu ; je n’ai pu lui parler ; eh bien ! je parlerai à un autre ; je vais me rendre dans une promenade publique, ordinairement fréquentée par les personnes riches ; j’aviserai quelqu’un dont la figure m’inspirera de la confiance, je lui demanderai un moment d’entretien dans une allée ; je suis sûr de n’être pas repoussé.

Je voulais ainsi tenter sur des personnes riches ce que j’avais en vain tenté sur les pauvres travailleurs du port.

Arrivé aux Tuileries, je m’établis dans l’allée de tilleuls qui longe la rue de Rivoli ; bientôt je vis descendre d’une belle voiture un homme jeune encore, d’une physionomie douce et un peu triste. Il commenta de se promener lentement dans l’allée. Je le suivais pas à pas ; au premier tour, malgré mes résolutions, je n’osai pas l’aborder… je trouvai facilement un prétexte à un embarras que je ne voulais pas m’avouer, — je voulais revoir encore une fois sa figure, — me disais-je, — afin de juger si ma première impression ne m’avait pas trompée ; — je ralentis ma marche, il se retourna, revint sur ses pas, c’était toujours la même physionomie douce, triste un peu distraite. — Je n’hésiterai plus, — me dis-je, — je sens ma confiance revenue ; je m’approcherai de lui lorsqu’il passera devant le café que surplombe la terrasse ; — mais, cette fois encore, ma résolution, expirant, trouva un nouveau prétexte. — Plusieurs promeneurs s’étaient, — soi-disant, — trouvés entre ce personnage et moi ; puis d’ailleurs l’allée me semblait moins encombrée à son autre extrémité.

Dans l’intervalle que je mis à parcourir cet espace, en réglant ma marche sur celle de mon futur bienfaiteur, je cherchai du regard d’autres physionomies encore plus encourageantes que la sienne. Je n’en rencontrai point. Quelques pas à peine me restaient à faire pour atteindre le bout de l’allée où je me trouvai bientôt presque seul avec celui sur qui reposaient à son insu mes dernières espérances ; je m’armai d’un vouloir énergique, je hâtai ma marche, et m’avançant parallèlement à lui sans qu’il parût m’apercevoir, je balbutiai d’une voix tremblante, étouffée :

— Monsieur…

Soit que la crainte et la confusion eussent rendu ma parole inintelligible, soit que mon futur bienfaiteur fût distrait ou préoccupé, il ne m’entendit pas, et continua lentement sa promenade jusqu’à la fin de l’allée. Rougissant alors de ma faiblesse, je fis un dernier effort sur moi-même, et, lui faisant face au moment où il se retournait, je le saluai lui disant timidement :

— Monsieur…

— Monsieur ? — me dit-il en s’arrêtant, surpris et me regardant fixement.

Puis, comme je restais muet, interdit, il ajouta :

— Monsieur, vous vous trompez sans doute ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

Ces mots me glacèrent ; ma résolution s’évanouit ; je reculai devant l’impossibilité de raconter là, au milieu de cette promenade et de cette foule, presque toute ma vie à un inconnu, d’insister sur mille particularités qui, seules, pouvaient me rendre intéressant et me distinguer d’un mendiant ordinaire. Aussi, effrayé de ce que j’avais tenté, je répondis en balbutiant :

— Non, Monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous… je voulais… j’espérais…

Il me fut impossible d’articuler un mot de plus ; mon gosier se contracta, je restai muet, immobile, mon chapeau à la main, n’osant pas lever les yeux sur ce personnage qui, de plus en plus étonné, me dit d’une voix impatiente et haute :

— Enfin, Monsieur, que voulez-vous ? pourquoi m’arrêter ainsi au milieu de cette promenade ?

À ces mots, prononcés d’un ton assez élevé, deux ou trois personnes se retournèrent et s’arrêtèrent pour me regarder. J’étais resté jusqu’alors le chapeau à la main, le front courbé de confusion. Mais, m’apercevant que mon attitude et mon silence embarrassés, joints à l’étonnement très-naturel du personnage que je venais d’aborder, commençaient d’attirer l’attention des promeneurs, parmi lesquels j’aperçus même un des inspecteurs du jardin, je m’esquivai en disant d’une voix altérée :

— Pardonnez-moi, Monsieur… je croyais… m’adresser à une autre personne.

Je ne me décourageai pourtant pas encore. — Je ne puis non plus posséder tout d’abord l’audace et la ruse habile, nécessaires au mendiant, — me disais-je avec amertume. — Cela viendra peut-être… Essayons encore… et surtout du courage…

Je passais devant une église, j’y entrai, l’espoir dans le cœur ; celui qui prie est charitable, je devais trouver quelque âme compatissante. Une femme se préparait à sortir de l’église ; un domestique en riche livrée la suivait, portant un sac de velours armorié. Au moment où cette femme, d’une figure douce et vénérable, traversait une sorte de corridor pratiqué en dehors de la porte du temple, je m’approchai d’elle, et je lui dis précipitamment :

— Madame, au nom du ciel ! ayez pitié de moi… je suis seul à Paris, sans connaissances… sans ressources… je ne demande que du travail pour gagner honnêtement ma vie.

— Êtes-vous de cette paroisse, mon ami ? — me demanda cette dame.

— Non, Madame.

— M. le curé de votre paroisse vous connaît-il ? Peut-il répondre de votre piété, de votre moralité ?

— Hélas ! Madame, je suis sans asile et n’ai pas de paroisse…

— J’en suis désolée, — répondit cette dame ; — mais comme on ne peut malheureusement donner à tout le monde, je réserve mes aumônes pour les pauvres de ma paroisse qui remplissent exactement leurs devoirs religieux.

Et elle continua son chemin.   .   .   .   .   .   .  

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque le soir, vers dix heures, épuisé de besoin, je regagnai la demeure du cul-de-jatte, une brusque révolution s’était opérée en moi ; à cette heure encore, je me demande comment elle put être si prompte ; mon âme était noyée dans le doute et dans le fiel ; la révolte, la haine remplaçaient ma résignation habituelle ; après tant de vaines et honnêtes tentatives pour échapper au sort qui m’accablait, les notions du juste et de l’injuste, du bien et du mal commençaient à se confondre dans mon esprit ; je commençai aussi… funeste symptôme… à séparer la pratique de la théorie, en fait d’honorabilité.

J’étais surtout las !… las de souffrir !… las d’espérer en vain ! las de craindre pour l’avenir ! las de me dire : — Mourrai-je pas demain de faim et de froid ?

— « Probité, délicatesse, honneur, ce sont là d’admirables mots, — pensai-je, — je le confesse, mais l’on ne vit pas de cela. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai tout fait, tout tenté pour trouver du travail, je n’en trouve pas, ou il est si précaire, si aventureux, qu’il faut affronter les ignobles brutalités d’une tourbe infâme… la mort peut-être, pour essayer de gagner un salaire incertain. Je ne serai pas assez sot pour pousser la pratique des bons principes jusqu’à mourir de faim, plutôt que de faillir. J’accepterai provisoirement les offres du cul-de-jatte, je gagnerai ainsi quelques jours, pendant lesquels j’aurai le temps de recevoir une lettre de Claude Gérard ou une réponse de la veuve de M. de Saint-Étienne, à laquelle je vais écrire. »

— « Sans doute, ma conduite est lâche, indigne, — ajoutai-je, — c’est un premier pas dans la voie de l’ignominie… Mais ce sera le premier et le dernier… car si, dans huit jours, je ne reçois aucune nouvelle de Claude Gérard, ou de la veuve de mon protecteur… je me débarrasse d’une vie par trop misérable. »

À cette heure, où je puis envisager froidement le passé, l’expérience me prouve que presque toujours les gens de cœur qui faillissent, comme je me sentais faillir, s’aveuglent sur leur future ignominie… ainsi que je m’aveuglais moi-même, par de folles espérances d’un meilleur avenir, ou par une résolution de suicide expiateur, mais presque toujours, hélas ! la vanité des espérances est bientôt reconnue, l’heure de la mort sonne… l’heure de cette mort qui doit vous délivrer d’une vie désormais souillée… mais, ainsi que le condamné aspire sans cesse à reculer l’instant du supplice, ou ajourne l’expiation… Qu’importe un jour de plus ?… une semaine de plus ? un mois de plus ? tant que votre infamie n’est pas découverte ?… Un heureux incident ne peut-il pas vous remettre dans la voie du bien ? et vous ne la quitterez plus désormais !…

Et lâchement vous vous laissez vivre… Mais votre honte est découverte, est publique… Oh ! alors… sans doute, plutôt que le pilori… la mort ! cette mort expiatrice à laquelle vous vous êtes condamné d’avance. La mort ? Pourquoi ? À quoi bon, ce tardif et inutile héroïsme ?… N’êtes-vous pas à jamais flétri… Mieux vaut encore une vie déshonorée qu’une mort déshonorée… et la déchéance est à jamais accomplie, et vous vivez dans votre infamie.   .   .   .   .   .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’arrivai chez le cul-de-jatte, il m’attendait.

— Tu as fait chou-blanc, — me dit-il en riant aux éclats ; — tu ne me rapportes pas le plus petit homme charitable à empailler ?

— Je serai votre commis, — lui dis-je avec une sombre résolution.

— Demain ?

— Demain.

— À la bonne heure. Cordieu ! Voilà l’ordre de notre marche : Je comptais que tu me reviendrais ; j’ai trouve aujourd’hui une fin de bail, un petit appartement tout meublé. Je me suis arrangé pour les meubles ; demain, nous irons le voir ensemble. Tu diras qu’il te convient, tu signeras un bail, le propriétaire est prévenu. Je ferai les conditions avec le traiteur pour tes repas ; tu ne manqueras de rien, seulement, pour te mettre en haleine et me donner une garantie, tu iras mettre demain toi-même une montre au Mont-de-Piété ; après-demain, tu auras congé, mais ensuite nous commencerons nos opérations…

— Très-bien, lui dis-je, — mais j’ai faim et j’ai sommeil.

— Je t’attendais pour souper. Voilà des vivres qui valent mieux que du pain et du lait ; voilà un bon matelas. Je reprends mon lit cette nuit, mon âge me le permet, jeune homme…

— Vous n’avez pas de vin ici ? — lui dis-je, sentent le besoin de m’étourdir.

— À la bonne heure… voilà qui est parler. J’ai là une fiole d’échantillon de Madère… déguste-moi ça, mon fils.

Je mangeai et je bus surtout avidement : j’étais si peu habitué à boire du vin que je me couchai, sinon ivre, du moins complètement étourdi, car mes souvenirs, toujours si présents, m’échappent quant à la fin de cette soirée.

Le lendemain, à mon réveil, je trouvai le cul-de-jatte debout et habillé.

— J’ai donné rendez-vous au propriétaire à onze heures, il en est dix, — me dit-il, — habille-toi et partons.

Je m’habillai, nous partîmes.




CHAPITRE VI.


la rencontre.


Au moment où nous quittâmes la demeure du cul-de-jatte, il me dit :

— Tiens, prends la montre.

Et il me présenta une très-belle montre d’or avec sa chaîne.

— Je la prendrai au moment de la mettre au Mont-de-Piété, ce sera assez tôt, — lui dis-je.

— Comme tu voudras… allons d’abord voir l’appartement et signer le bail… Avoue que je suis un très-bon homme d’affaires !

— Excellent…

Nous arrivâmes rue du Faubourg-Montmartre, dans une maison de respectable apparence ; nous montâmes voir l’appartement ; il se composait de trois petites pièces donnant sur une cour et fort convenablement meublées.

— Tu seras ici comme un roi, — me dit le cul-de-jatte, — ça vaut mieux que la neige ou la boue de Paris, pendant la nuit, hein ?

— Beaucoup mieux.

— Allons chez le propriétaire signer le bail et payer trois mois d’avance, voilà deux cents francs.

Et le bandit me remit dix pièces d’or.

Le propriétaire nous attendait, le bail était prêt, le cul-de-jatte s’étant entendu avec le tapissier chargé de la vente des meubles, ce marchand avait donné avis de cet arrangement au propriétaire, je comptai les deux cents francs ; la double copie du bail devait être remise chez moi.

— Nous venons de faire une affaire d’or, — me dit mon compagnon, en sortant de la maison, — se procurer des marchandises, ça n’est rien, les vendre, les bien vendre sans soupçons, c’est là le hic ; tandis qu’il est tout naturel qu’un jeune homme établi, connu dans son quartier, se défasse aujourd’hui de bijoux ou d’argenterie, demain de linge, d’effets, en ayant surtout le soin de choisir ses acheteurs, comme tu les choisiras, aujourd’hui dans un quartier, demain dans un autre, en pouvant donner une adresse honorable où l’acheteur vient payer… ce qui ôte jusqu’à l’ombre de la défiance ; et puis, vois-tu ? ce ne sont encore là que les bagatelles de la porte… plus tard tu sauras tout le parti qu’on peut tirer de toi et de ton établissement dans ce quartier.

— Je n’en doute pas… maintenant où allons-nous ?…

— Au Mont-de-Piété, tu demanderas quatre cents francs sur la montre et sur la chaîne, on t’en donnera trois cents que tu prendras…

— Très-bien, allons.

— Prends la montre.

— Tout-à-l’heure.

— Comme tu voudras…

Je me sentais dans une situation d’esprit à-peu-près analogue à celle d’un homme qui rêve, mais qui a vaguement la conscience qu’il rêve ; je n’éprouvais, du reste, aucun remords ; je me croyais fermement excusable ; dans mon haineux ressentiment contre la société, je me disais :

Je lui ai opiniâtrement demandé du travail et du pain, elle ne m’a pas répondu, elle m’a mis forcément dans l’alternative de mourir de faim ou de commettre une action indigne ; que mon infamie retombe sur cette société marâtre ; elle méconnaît mon droit de vivre, je méconnais ses lois.

Sans doute mon compagnon lut sur mon visage l’âcreté de mes pensées, car il me dit :

— Je t’aime comme ça, mon fils : tu es pâle, tu serres les dents… Je suis sûr qu’un bon couteau à la main, tu ne craindrais pas dix personnes.

Mon compagnon venait de prononcer ces sinistres paroles, lorsque nous fûmes obligés de nous arrêter au milieu d’un attroupement causé par quelque embarras de voitures ; l’angle de la rue ainsi obstrué, les passants refluaient ; je m’étais arrêté au bord du trottoir ; soudain je poussai une exclamation involontaire. À quelques pas de moi… j’apercevais Régina dans l’une des voitures arrêtées par l’encombrement.

La jeune fille était vêtue de noir, ainsi que je l’avais toujours vue aux anniversaires de la mort de sa mère ; une légère pâleur couvrait son mélancolique et beau visage, elle semblait pensive.

Par hasard elle tourna la tête de mon côté… pendant une seconde à peine son regard triste et distrait s’arrêta machinalement sur moi…

Mes yeux rencontrèrent les miens… sans qu’elle parût d’ailleurs s’en apercevoir.

À ce moment, le passage devenu libre, la voiture où Régina se trouvait en compagnie d’une autre femme, continua sa route et disparut.

Le regard de Régina fut électrique ; une lueur divine éclaira soudain l’abîme où j’allais tomber… Ma résolution fut prise en un instant.

Je me trouvais séparé du cul-de-jatte par plusieurs personnes un moment arrêtées comme nous ; à ma gauche, je vis une porte-cochère ouverte, et sous sa voûte les dernières marches d’un escalier ; profitant d’un moment où mon compagnon, sans défiance, regardait d’un autre côté, j’entrai vivement sous la porte-cochère sans être remarqué du portier, je montai en hâte l’escalier jusqu’au premier étage, puis j’accomplis très-lentement mon ascension jusqu’au cinquième, prêt à demander un locataire inconnu pour expliquer ma présence dans cette maison.

Je voulais donner au cul-de-jatte le temps de s’éloigner et de courir à ma recherche à l’un ou à l’autre bout de la rue. Après m’être arrêté quelques instants au dernier étage, je redescendis très-lentement, faisant une pause à chaque palier ; je gagnai ainsi un quart d’heure environ, puis je sortis avec précaution, regardant çà et là dans la rue, avant de quitter la voûte de la porte-cochère.

Le cul-de-jatte avait disparu.

M’enfonçant dans le passage qui forme la cité Bergère, je marchai précipitamment, et suivant les rues les moins fréquentées de ce quartier, j’arrivai à de vastes terrains vagues, bornés d’un côté par les dernières maisons du faubourg, de l’autre par le mur d’enceinte de Paris.

Une fois là je respirai, j’étais libre…

Durant cette marche précipitée, j’avais encore mûri ma résolution.

Je me sentais calme.

En jetant les yeux autour de moi, j’aperçus, continuant les dernières maisons du faubourg, plusieurs excavations profondes, résultant de constructions interrompues sans doute par la saison d’hiver ; une clôture de planches à claire-voie entourait à-peu-près ces bâtisses. L’une d’elles s’élevait à peine au-dessus des fondations ; j’y remarquai une cave à demi-achevée, mais dont le cintre complet formait un renfoncement profond. La Providence me servait à souhait. J’attendis la nuit avec impatience ; le jour me faisait mal…

Je me promenai long-temps dans ces terrains déserts ; un sombre brouillard les couvrit bientôt d’une brume épaisse.

Plus j’y songeais, plus ma détermination me semblait sage, logique, plus je m’étonnais aussi du terrible vertige dont j’avais été saisi, et auquel la vue de Régina venait de m’arracher.

Enfin… la nuit vint…

Je fis facilement une trouée à la clôture de planches dont était entourée la construction inachevée. Je descendis dans les fondations et, au moyen d’un peu de paille, enlevée aux assises de pierre de taille que l’on recouvre pendant l’hiver, je me fis une sorte de litière au fond du caveau inachevé, je pris une grosse pierre pour oreiller, et je m’étendis là… pour y attendre patiemment la mort.

Vous le savez, ô mon Dieu ! je pris cette résolution dernière sans haine, sans courroux, sans révolte contre ma destinée… Ces mauvais ressentiments étaient, comme mes coupables résolutions, tombés devant un seul regard de Régina.

Non, je me résolus à mourir, simplement parce que je ne trouvais pas les moyens d’exister…

Parce que je ne voulais pas vivre au prix du déshonneur, comme la pensée m’en était d’abord venue.

Parce qu’enfin je ne me sentais ni le courage, ni la volonté, ni la force de prolonger vainement la terrible lutte que depuis trois jours je soutenais contre la fatalité de ma position.

Je ne me tuais pas, je ne jetais pas un dernier et furieux anathème sur une société impitoyable ; non, non, vous le savez, mon Dieu !… Résigné, plein de miséricorde et de pardon, j’acceptais, je subissais l’impossibilité matérielle de vivre… de même que l’on supporte avec sérénité une maladie mortelle.

Cette maladie, c’était la misère… j’en mourais… mais je ne me tuais pas…

Pour me tuer… je me souvenais trop de mes entretiens avec Claude Gérard sur le suicide, qu’il était loin de considérer comme un crime ; il pouvait, au contraire, selon lui, devenir héroïque, sublime, mais il ne l’admettait qu’avec de grandes réserves.

« — Vouloir vous tuer, c’est vous déclarer à la fois victime, juge et bourreau, — me disait Claude Gérard, — c’est devant le suprême tribunal de votre conscience, de votre raison, qu’il faut plaider, juger, exécuter votre décision, décision sans appel. Vous ne sauriez donc la méditer avec trop de circonspection, avec trop de gravité, surtout ne prenez aucune résolution avant d’avoir répondu à ces questions en votre âme et conscience :

» — La somme de vos malheurs dépasse-t-elle la somme des forces humaines ?

» — Votre mort sera-t-elle profitable à quelqu’un ?

» — Vous est-il absolument prouvé que votre vie doit être désormais inutile à vos frères ?

» Songez-y bien ! si misérable qu’il soit, l’homme peut encore rendre bien des services à l’homme. S’il est jeune et fort, il peut avoir à défendre un plus faible que lui ; s’il est intelligent et bon, il peut éclairer et améliorer ceux que l’ignorance rend méchants, enfin il n’est pas de petits services comparés à la stérilité du suicide ; lorsque les circonstances ne le rendent pas héroïque, sublime, une vie oisive et stérile est seule comparable à une mort stérile… »

Je n’avais donc pas le droit de me tuer… Ma mort, s’il l’apprenait, affligerait profondément Claude Gérard,… et ma vie aurait pu être utile à Régina.

Aussi, je ne me suicidais pas… je mourais…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

De ce soir-là commença pour moi une sorte d’agonie morale et physique, beaucoup moins douloureuse d’ailleurs que je ne l’aurais crue.

La température de cette cave humide et sombre était presque tiède ; lorsqu’après la première nuit passée dans une sorte de torpeur du corps et de la pensée, je vis poindre la pâle lueur du matin à travers la voûte de mon réduit, j’éprouvai, chose étrange ! une sorte de jouissance à me dire : Je ne sortirai pas… de la journée. Je n’aurai à m’inquiéter ni de mon pain, ni d’un asile…

Ce jour, je le passai dans une immobilité calculée, car j’y trouvai bientôt un froid et complet engourdissement ; le visage tourné vers le mur de la cave, les yeux fermés, je m’absorbai dans le ressouvenir du passé.

Cette longue méditation fut comme un tendre et solennel adieu, adressé du plus profond de mon cœur à tous ceux que j’avais aimés…

Bamboche… Basquine… Claude Gérard, Régina furent tour à tour évoqués par ma pensée de plus en plus affaiblie, car, sur le soir de ce jour, je commençai d’éprouver les douloureuses étreintes de la faim ; heureusement elles réagirent presque aussitôt sur mon cerveau déjà très-épuisé…

De ce moment je dus être en proie aux hallucinations qui accompagnent toujours ce terrible paroxysme appelé le délire de la faim ; et je perdis la conscience de ce qui m’arriva.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je revins à moi, le jour paraissait à peine, j’étais couché sur un lit de sangle, dans une sorte de soupente, d’où je découvris au-dessous de moi, une très-longue écurie, remplie de trente ou quarante chevaux.

Je croyais rêver, je regardais autour de moi avec une surprise croissante, lorsque j’entendis monter à l’échelle qui de l’écurie conduisait à la soupente, et malgré ma faiblesse, malgré l’étourdissement dont j’étais encore saisi, je reconnus tout d’abord la bonne et honnête figure du cocher de fiacre qui m’avait conduit durant la première journée de mon séjour à Paris.

— Ah… enfin !! vous voilà les yeux ouverts, — me dit-il joyeusement, — le médecin disait bien que vous n’étiez malade que de besoin,… ce qui s’est vu du reste, car lorsqu’on vous a eu fait boire un peu de bouillon coupé… vous avez déjà paru mieux…

— Comment suis-je ici ? — lui demandai-je avec émotion, — grâce à vous sans doute ?

— Je le crois bien, et je m’en vante, mon garçon, je vas tout de suite vous conter ça, afin de ne pas vous faire chercher, votre tête se fatiguerait, ça ne vaudrait rien ; voilà donc la chose. Hier, dans l’après-dînée, une jolie petite dame, voile baissé, et le nez idem, nous connaissons cela, vient à ma station, me fait signe de lui ouvrir ma voiture, et, leste comme une petite chatte, saute le marche-pied, tire le store, et me dit : — Cocher ! barrière de l’Étoile ! une fois sur la route de Neuilly, vous irez au pas. — Connu, mes amours. Je remonte sur mon siège, j’arrive à la route de Neuilly ; je me mets au pas… Au bout de cinq minutes, la petite dame me tiraille de toutes les forces de sa petite main par le collet de mon carrik, en me criant : — Cocher ! arrêtez, s’il vous plaît, et ouvrez la portière. — Je descends, j’ouvre la portière, à qui ? à un beau jeune homme, qui monte en me disant : — Cocher, faubourg Montmartre, près la barrière, vous nous arrêterez dans les terrains en construction. — Je fouette mes bêtes, une fameuse course de longueur, comme vous voyez : et un peu dans le genre de celles que vous m’avez fait faire de la rue du Mont-Blanc à l’impasse du Renard. Arrivé aux terrains de la barrière Montmartre, mes tourtereaux descendent gais comme des pinsons, le jeune homme me paie en prince, ils avaient choisi sans doute cet endroit isolé afin de n’être pas vus descendant de fiacre ensemble. Je m’en revenais à vide, lorsque je vois à quelques pas un attroupement ; j’oblique de ce côté-là. — Qu’est ce qu’il y a donc là ? — Des gamins en allant jouer à cache-cache dans les constructions commencées, viennent d’y trouver un homme ; on dit qu’il est quasi mort de faim. — Ça me serre le cœur : j’allonge le cou ; qu’est-ce que je reconnais ? vous, mon pauvre garçon ! — Mon provincial ! — que je m’écrie : ça ne m’étonne pas… Ma foi, je n’en fais ni une, ni deux. Nous n’étions pas loin de nos écuries. Je descends, vous étiez évanoui ; je dis que je vous connais, je vous emballe dans mon fiacre, je vous emmène ici, on va chercher le médecin, il vient, nous dit que c’est de besoin que vous mourez, et qu’il faut vous faire avaler, petit à petit, un peu de bouillon ; on suit l’ordonnance, et j’espère bien que tantôt c’est beaucoup de bouillon que vous voudrez avaler, avec un bon verre de vin.

Et comme j’allais exprimer toute ma reconnaissance à cet excellent homme, il poursuivit :

— Minute… une bonne nouvelle ne vient pas seule, les chapeaux-cirés sont de bons enfants ; voilà ce que nous nous sommes dit les uns aux autres : — Michel, notre garçon d’écurie, est parti ; si ce pauvre jeune homme veut, en attendant, prendre sa place : ce n’est pas malin à faire. Il logera, comme Michel, dans la soupente de l’écurie ; il veillera aux chevaux pendant la nuit, les fera boire le matin, et nous lui donnerons, comme à Michel, trente sous par jour ; — sans doute, mon pauvre garçon, — reprit mon sauveur, — c’est pas fameux pour vous, qui veniez chercher une belle place à Paris ; mais enfin c’est toujours du pain, et avec du pain… on voit venir… voilà toute la chose. Si la place de Michel vous va, c’est dit, vous la prendrez, quand vous serez tout-à-fait remis, car le médecin a dit qu’il vous fallait des soins… Ne vous inquiétez de rien, nous sommes ici une vingtaine et avec un écot de deux sous par jour chacun, nous vous nourrirons jusqu’à ce que vous soyez vaillant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Grâce à Dieu, le temps de mes plus rudes épreuves était passé, je n’ai pas besoin de dire avec quelle reconnaissance j’acceptai de ces braves gens le secours inespéré qu’ils m’offraient ; en quelques jours, je revins complètement à la santé. Instruit par l’expérience et par les préceptes de Claude Gérard, j’accomplis fidèlement, et sans me trouver nullement humilié, une tâche qui me donnait un pain honorablement gagné.

Au bout de six semaines, le cocher, mon protecteur, me dit :

— Mon garçon, j’ai un beau-frère portier, rue de Provence, dans un hôtel garni ; il y a là un coin de rue excellent pour un commissionnaire actif, intelligent, et qui, comme vous, ce qui est rare, sait lire et écrire ; mon beau-frère vous répond en outre de la pratique de l’hôtel ; c’est un fixe d’à-peu-près cinquante sous ou trois francs par jour ; ça vous va-t-il mieux que d’être ici valet d’écurie ? Si ça vous va mieux, nous irons à la préfecture avec le beau-frère et un témoin, afin de vous faire médailler… ça n’est pas encore bien fameux, mais vous aurez un travail moins rude qu’ici, c’est toujours du pain assuré… et puis vous verrez venir…

J’acceptai d’autant plus volontiers cette nouvelle offre, que, malgré mon zèle et mon exactitude, mes relations avec mes nombreux maîtres, généralement bonnes gens, mais quelque peu brutaux, n’étaient pas des plus agréables, ceci soit dit sans altérer en rien la sincère, la profonde gratitude dont je suis pénétré envers eux pour l’aide qu’ils m’ont portée dans la situation la plus cruelle de ma vie.




CHAPITRE VII.


martin au roi.


« Deux mots, Sire, à propos de ce qui précède.

» Vous avez pu voir le résultat effrayant,… fatal, de l’exploitation de l’enfance par des saltimbanques vagabonds et corrompus.

» Presque chaque jour en France la publicité révèle des faits à l’appui de ceux dont j’ai été autrefois témoin ou acteur… Et la société tolère avec une égoïste insouciance ces monstruosités dont les enfants du pauvre sont les seules victimes.

» Dérision amère… Il y a des lois (on ne les exécute pas, il est vrai), dont le but est, du moins, louable… puisqu’il tend à réglementer l’exploitation des enfants dans les manufactures ; pourquoi cette loi reste-t-elle muette au sujet de l’abominable exploitation de l’enfance par des parents indignes ou par des bateleurs ?… exploitation qui déprave, qui dégrade ces malheureuses petites créatures, et les livre presque toujours, plus tard, à la prostitution ou au vol.

» Le récit des quelques années que j’ai passées chez Claude Gérard, Sire, vous a aussi montré comment ceux qui gouvernent la France ont entendu et entendent l’éducation du peuple des campagnes qui compose l’immense majorité de la nation ; vous avez vu, Sire, de quel bien-être, de quelle considération, de quels honneurs ils entourent l’instituteur.

» Qu’il y ait quelque solennité, quelque cérémonie publique… qui voit-on au premier rang ? le magistrat qui tient le glaive de la loi, le général qui tient le glaive de la force armée, le prêtre qui tient le glaive de la justice divine ; ceux-là représentent le triste appareil des punitions humaines et divines, — la compression — la répression — l’intimidation — dans ce monde et dans l’autre.

» Mais parmi ces pompeux cortèges, au même rang que ces hommes qui jugent, qui punissent, qui compriment, pourquoi ne voit-on jamais cet homme non moins important dans la société que le magistrat, que le soldat, que le prêtre ? cet homme enfin qui devrait être honoré au moins à leur égal : — l’instituteur du peuple ?

» Oui, l’instituteur du peuple ; celui-là qui doit créer moralement le citoyen, l’instruire, l’améliorer, lui inspirer l’ardent et saint amour de la patrie et de l’humanité, le préparer à l’accomplissement de tous les devoirs, de tous les sacrifices qu’impose une vie laborieuse et honnête.

» Encore une fois, ces instituteurs qui exercent le plus sacré des sacerdoces, celui d’éclairer, de moraliser le peuple, ne devraient-ils pas marcher les pairs de ceux-là qui, si le peuple faillit, le jugent, le sabrent ou le damnent ?

» Vous avez vu, Sire (les documents officiels ne le prouvent que trop), dans quel but les gouvernants de ce pays et leurs complices réduisent l’instituteur du peuple à la condition la plus dure, la plus abjecte, la plus révoltante.

» Un autre épisode de ma vie vous a fait connaître, Sire, un fait monstrueux qui devrait être considéré, dans tout État prétendu social, comme un phénomène aussi rare qu’effrayant, et pourtant ce fait est au contraire si fréquent, que les cœurs généreux s’en affligent, s’en indignent, mais ne s’en étonnent plus.

» Pour arriver à la solution de ce sinistre problème, Sire, il faut le poser ainsi :

» Étant donné un homme jeune, robuste, intelligent et probe, qui a reçu une bonne éducation élémentaire, qui possède un métier manuel, qui est rempli de bon vouloir, de courage, qui ne répugne à aucun labeur, qui se résigne à toute tâche, qui est rompu au travail, aux privations, qui vit et se contente de peu, qui ne demande enfin qu’à gagner honorablement du pain et un abri.

» Cet homme, avec cette vaillante résolution, avec cette abnégation complète, avec ces capacités de travail, pourra-t-il trouver à gagner honorablement ce pain, cet asile ?

» En un mot son droit au travail, c’est-à-dire son droit de vivre moyennant labeur et probité, lui sera-t-il reconnu et rendu praticable par la société ?

» L’épisode de ma vie que vous venez de lire, a résolu la question, Sire.

» Je sais que des gens sérieux, des économistes probablement, répondront :

» — Les bons sujets sont trop rares pour qu’un homme doué de bon vouloir, d’intelligence et de capacité ne trouve pas immanquablement à s’occuper ou à se placer… tôt ou tard.

» Oui… tôt ou tard… Là est toute la question, Sire.

» Tôt ou tard ?…

» Être absolument sans ressources, et trouver une occupation assurée au bout de deux ou trois jours… cela est tôtsi tôt, qu’il faut un hasard presque miraculeux pour arriver à un tel résultat… J’en appellerais à ceux qui, comme moi, ont eu l’expérience de cette position désespérée.

» Eh bien, Sire, pour un homme qui manque de tout et qui ne veut ni mendier, ni voler… trouver au bout de deux jours une occupation quelle qu’elle soit… au bout de deux jours… entendez-vous, Sire… c’est déjà bien tard… parce que peu de créatures humaines peuvent endurer la faim… plus de deux jours…

» Trouver de l’ouvrage au bout de trois jours. Sire… c’est trop tard… on est alors en train d’expirer…

» — Deux ou trois jours ? c’est pourtant si peu de temps… c’est si vite passé ? — diront les heureux du monde…

» Ou bien encore…

» — On trouve des gens morts ou mourants de faim… c’est vrai… mais c’est rare…

» Il est déjà monstrueux qu’au milieu d’une société dont tant de membres regorgent de superflu, une créature de Dieu puisse mourir faute du nécessaire… mais encore, ces morts-là sont rares. Pourquoi ?

» Parce que le plus grand nombre de ceux qui, comme moi, ont connu cette horrible position d’offrir en vain ses bras, son intelligence, son zèle en échange d’un travail quelconque, n’hésitent pas entre cette alternative :

» Mourir de faim, honnête et pur.

» Ou :

» Vivre au prix de la honte, du vice, ou du crime.

» Et voilà pourquoi les prisons, les bagnes sont peuplés, et voilà pourquoi les morts de faim sont encore assez rares. Sire.

» À cela que faire ? l’aumône ? Non, l’aumône est impuissante, elle dégrade…

» Il faut reconnaître, pratiquer ce principe sacré :

» la société doit assurer à tous ses membres : — l’éducation physique et morale, — les moyens et les instruments de travail, — un salaire suffisant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Ce n’est pas pour attirer rétrospectivement sur moi votre intérêt ou votre pitié, Sire, que j’appelle votre attention sur les pages précédentes, c’est pour vous faire prendre en commisération le nombre immense de ceux qui se sont trouvés ou peuvent se trouver dans une position pareille à la mienne. »




CHAPITRE VIII.


les commissions.


Sans jouir d’une position assurée, je vivais du moins depuis quelques mois, délivré des contacts odieux, horribles, dont j’avais été souillé, grâce à la protection de mon ami, le cocher de fiacre ; j’étais commissionnaire médaillé à la porte d’un hôtel garni de la rue de Provence ; chose incompréhensible et bien douloureuse pour moi, je n’avais reçu aucune réponse de Claude Gérard, à qui j’avais fréquemment écrit ; la veuve de M. de Saint-Étienne avait aussi gardé le silence ; j’attendais avec impatience le retour de la belle saison, espérant trouver de l’occupation comme charpentier. Mon métier de commissionnaire me plaisait médiocrement ; il avait un côté de domesticité dont je me sentais souvent blessé… Pourtant, bien des années de ma vie devaient se passer dans la domesticité… Cette contradiction s’expliquera bientôt.

La seule compensation (et, je l’avoue, elle était assez grande) de cette servilité consistait, pour moi, dans un certain plaisir d’observation, faculté très-développée en moi depuis que j’avais impérieusement senti le besoin de m’isoler dans mes pensées, dans mes réflexions, dans mes souvenirs, afin d’échapper aux hideuses réalités dont j’étais souvent entouré.

De la réflexion à l’observation, la pente est rapide, et lorsque à ce besoin d’observation se joint surtout un vif sentiment de curiosité,… non pas de curiosité puérile basse, mais je dirais presque de — curiosité philosophique, — si ce mot n’était pas ridicule sous ma plume, on comprendra que je trouvai, dans ma condition de commissionnaire, un vaste champ ouvert à mes études.

Cette fois encore, j’avais pu expérimenter la vérité de cette assertion de Claude Gérard, que : « — dans toutes les conditions de la vie, l’instruction était moralement et matériellement avantageuse ; » les commissionnaires, sachant lire et écrire, étant fort rares, j’eus naturellement la préférence sur mes confrères dans plusieurs circonstances, préférence enviée qu’il me fallut d’abord soutenir à la force du poignet contre mes rivaux illettrés ; heureusement j’étais agile et robuste ; je n’eus pas de désavantage dans ces luttes ! Ma position ainsi énergiquement défendue, fut établie respectée ; plusieurs fois même je pus dans la suite rendre quelques légers services d’écriture ou de lecture à mes anciens ennemis du coin de la rue. Quant à l’humilité de ma condition, j’avais long-temps appris à l’école pratique de Claude Gérard qu’il n’était pas de position dans laquelle un homme ne pût faire acte de dignité.

Je vivais donc au jour le jour, trouvant un certain plaisir, tantôt à tâcher de deviner la nature des missives dont on me chargeait, soit par l’empressement que l’on me recommandait de mettre dans ma course, soit par la façon dont la lettre était reçue ou dont la réponse était donnée : tantôt à pénétrer le caractère, les goûts, les passions même de ceux qui m’employaient plus fréquemment : mes observations m’étaient d’autant plus faciles, que mon humble condition de commissionnaire n’inspirait aucune défiance : aussi, bien souvent, des mots qu’on ne croyait pas à ma portée ou des faits sans valeur pour tout autre que pour un observateur attentif, intelligent, m’éclairaient et me mettaient sur la voie de bien des découvertes.

Ne faisant confidence à qui que ce fût, du résultat de mes remarques, n’y voyant qu’une distraction à de pénibles chagrins ou un moyen d’augmenter mes connaissances pratiques des hommes et des choses, je me livrais sans scrupule à cette inoffensive observation de mœurs.

J’étais depuis un mois employé non-seulement chaque jour, mais durant presque tout le jour, par un jeune homme occupant un petit appartement dans l’hôtel de la rue de Provence, à la porte duquel je stationnais ordinairement.

Balthazar Roger (c’était le cancre qui avait rendu la vie si dure au pauvre Léonidas Requin, l’excellent élève réduit plus tard à la modeste condition d’homme-poisson), Balthazar Roger, dont le nom jouit aujourd’hui d’une célébrité européenne, n’était alors connu que de quelques amis initiés à ses œuvres. Ce jeune poète avait d’ailleurs le meilleur cœur, l’esprit le plus joyeux, le plus original que j’eusse jamais rencontré. Il était laid, mais d’une laideur si spirituelle, si animée, si enjouée ; il riait de si bon cœur, et le premier, de toutes les folies qu’il débitait, ou bien encore il ajoutait une foi si naïve aux incroyables et inoffensifs mensonges qu’il débitait, et dont il finissait par être dupe lui-même, que l’on oubliait sa laideur pour ne songer qu’à son esprit et à sa bonté.

Malgré cette jovialité, cette verve spirituelle, la poésie de Balthazar avait un caractère sombre, passionné, farouche, le jeune écrivain sacrifiait alors au goût du jour pour les titres bizarres et sinistres.

Les courses que me faisait faire Balthazar depuis un mois, étaient d’autant plus longues, fréquentes et interminables, qu’elles avaient pour but le placement de ses œuvres, alors dédaignées, et qu’à juste titre l’on se dispute aujourd’hui. Les libraires se montraient intraitables. Après des pérégrinations dans tous les quartiers de Paris, je revenais tristement auprès de Balthazar avec le sac de toile qui renfermait ses manuscrits.

Malgré ces refus, ces déceptions, le calme de Balthazar était héroïque, sa bonne humeur imperturbable ; jamais je n’ai vu d’exemple plus noble, plus frappant, des consolations, des espérances et de la sérénité d’âme que l’on peut puiser dans le travail et dans l’étude, l’étude !! cette douce mère (alma mater, comme disait Balthazar) ! Il était pauvre ; parfois même réduit à une gêne cruelle, et jamais sa confiance dans le magnifique avenir dû à son talent ne l’abandonnait ; ce n’était pas orgueil, mais prévision, mais conscience ; aussi les yeux fixés sur cet éblouissant avenir faisait-il souvent, tout éveillé, des rêves splendides mais prématurés, et il devenait alors très-difficile de l’arracher à ses étincelantes visions.

Un matin, il m’avait dit en me remettant son précieux sac rempli de plusieurs rouleaux de papier :

— Martin… il y a là-dedans — 1o un Cœur broyé ; — 2o les Rires de Satan ; — 3o les Facéties d’un Pendu… — Une lettre accompagne chaque manuscrit… Chaque manuscrit et chaque lettre est adressée à un libraire différent. Je te défends expressément de te dessaisir de chaque manuscrit à moins d’une somme de quatre mille francs. Total, douze mille francs… pour les trois manuscrits. Et surtout… Martin… surtout ! ne reçois ces sommes qu’en or, entends-tu bien ?… en or, c’est convenu et arrêté avec mes libraires. Pas de billets de banque, pas d’écus, mais de l’or, tu comprends bien ?

— Oui, Monsieur.

— Voici une petite boîte qui renfermera très-facilement ces six cents louis… en voici la clef… mets la boîte dans le sac… et défie-toi, Martin… il est de bien habiles filous… ils rôderont autour de toi… prends garde ; ces gaillards-là flairent l’or… d’une lieue.

— Soyez tranquille. Monsieur, je ferai bien attention.

Balthazar Roger me donnait ces ordres avec tant de bonne foi, il croyait si naïvement lui-même aux six cents louis futurs, que, malgré bien d’autres déceptions éprouvées déjà, je finissais par partager sa conviction ; mais, hélas ! l’illusion durait peu, et je revenais quelques heures après mon départ.

— J’espère que tu n’as accepté que de l’or ! — s’écriait Balthazar, dès qu’il m’apercevait.

— Monsieur, on ne m’a rien offert…

— Que des billets de banque ? les cuistres !

— Non, Monsieur… mais…

— Des écus donc ? Goujats ! payer la divine ambroisie en gros écus… en vils écus… comme de la mélasse… ou des pruneaux… les épiciers ! les pleutres !! Il devrait y avoir une monnaie de diamants pour payer les poètes !

— On ne m’a rien offert du tout, Monsieur, — disais-je tristement.

— Tu n’as pas trouvé les libraires ?

— Si, Monsieur.

— Eh bien ?

— Eh bien ! Monsieur, l’un m’a remis cette lettre ; les autres m’ont dit que, dans ce moment-ci, le commerce n’allait pas… qu’ils ne pouvaient rien publier, et surtout d’un inconnu !

— Les bœufs ! les ânes ! — s’écriait Balthazar ; ils ne savent pas toute la puissance qui se dégage de l’inconnu ! Bonaparte avant le siège de Toulon, c’était l’inconnu !… L’inconnu !… mais c’est la seule certitude de notre époque ! Enfin… ces Philistins n’ont pas ouvert mes manuscrits !

— Non, Monsieur… ils n’ont pas seulement voulu que je les tirasse du sac…

— Ils ne les ont pas lus… ils les refusent… c’est tout simple… — dit Balthazar Roger, d’un ton calme et superbe, — c’est un manque d’intelligence qui leur coûtera bon… cent louis de plus à chacun par manuscrit ! Est-ce assez, Martin ? cent louis ?

— Monsieur…

— Tu es naïf, tu es vrai, tu es désintéressé dans la question, Martin ! cent louis, est-ce assez ? Je me plais à te faire l’arbitre de la bourse de ces pharisiens… veux-tu que je les impose à deux cents louis ?

— Oh ! Monsieur…

— Va donc pour cent louis… Tu es clément, jeune homme ! tu es grand !… C’est donc neuf cent louis en or que tu me rapporteras demain… car ils les liront, mes poèmes, ces brutes, je t’en réponds, ils les liront, séance tenante ; j’ai un moyen infaillible pour cela. Reviens demain matin de bonne heure… je veux avoir mes fonds avant deux heures… il y aura vingt-cinq louis pour toi… une petite fortune… tu achèteras un petit fonds… de ce que tu voudras. Tu peux devenir millionnaire, Martin… Jacques Laffitte est venu à Paris avec deux louis… dans sa poche… tu en as vingt-cinq… tu peux donc devenir vingt-trois fois plus riche que Jacques Laffitte… C’est gentil ! Et voilà comme quoi les bons commissionnaires sont récompensés… Vingt-trois fois plus riches que Jacques Laffitte… À demain, Martin ; prends mes bottes… ne les chatouille pas trop fort avec ta brosse… car il y a une de ces deux orphelines qui rit déjà beaucoup trop à travers l’empeigne… À demain, mon garçon.

Toutes ces folies sur la fortune qui m’attendait, étaient dites sérieusement et avec foi par Balthazar. Dans l’exaltation de sa puissante imagination, l’espérance la plus insensée devenait pour lui une réalité… puis il s’éveillait, et se remettait au travail avec une ardeur infatigable, restant quelquefois deux et trois jours sans sortir de chez lui.

Le poète m’avait promis vingt-cinq louis ; cette somme, ou seulement la vingt-cinquième partie de cette somme fût venue très à propos. Depuis près d’un mois Balthazar employait presque tout mon temps à ses commissions littéraires, il ne m’avait pas encore payé, je me trouvais fort embarrassé, et à la fin d’une épargne d’une dizaine de francs.

Balthazar, à qui j’avais une fois, bien à contre-cœur, demandé quelque argent, me dit majestueusement :

— Fi donc ! je songe pour toi à quelque chose de mieux que ce misérable salaire quotidien.

Cette réponse, peu compréhensible, m’empêcha du moins de réitérer ma demande. Balthazar était si bon, si cordial, que j’aurais craint de le blesser. Je me résignai donc à attendre, sans trop savoir comment je ferais pour sortir de cette situation, si elle se prolongeait.

Sans croire absolument aux vingt-cinq louis de pour-boire, et au recouvrement des neuf cents louis que je devais opérer le lendemain, je voyais Balthazar si sûr de son fait, et j’avais tant besoin de voir personnellement ses espérances réalisées, que presque involontairement je les partageai un peu.

Mais hélas !… le lendemain, nouvelle déconvenue. Cette fois-là, les libraires ne se contentant pas de refuser de lire les lettres et de recevoir les manuscrits, me mirent à-peu-près à la porte…

Je montai lentement les cinq étages de l’appartement de Balthazar, mon sac de manuscrits sous le bras, et à la main mon inutile boîte à recette, cherchant de quelle façon peu blessante pour l’amour-propre du poète je pourrais lui demander une seconde fois quelque à-compte, car on venait, faute de paiement, de me donner congé d’un petit cabinet garni que j’occupais rue Saint-Nicolas.

J’arrivai à la porte de Balthazar, elle était ouverte ; à mon assez grand étonnement, je vis une malle et un sac de nuit dans la petite pièce qui précédait la chambre du poète, dans laquelle j’entendis à travers la porte entrebâillée des éclats de rire et des exclamations joyeuses, parmi lesquelles revenaient ces mots :

— Ce brave Robert… ce cher Robert… quelle bonne surprise…

À ce nom de Robert, je me rappelai le voyageur dont j’avais porté les bagages lors de sa descente du bateau à vapeur, ce personnage qui, malgré le déguisement de ses traits, avait été reconnu, arrêté devant moi, et conduit sans doute en prison.

Je jetai les yeux sur la malle restée dans l’antichambre de Balthazar, j’y reconnus cette même adresse, déjà remarquée par moi : le comte robert de mareuil.

Plus de doute, il s’agissait de l’ami d’enfance de Régina, de ce Robert dont l’inconnu de la taverne des Trois-Tonneaux, lors de ma dernière rencontre avec lui, m’avait parlé comme d’un rival.

Depuis sa brusque et rapide apparition, devant laquelle s’étaient évanouis mes funestes résolutions, je n’avais pas revu Régina ; mais mon fol amour pour elle, loin de se calmer, avait encore grandi au milieu des rudes épreuves que j’eus à supporter, ayant toujours présents à la pensée ces mots de Claude Gérard :

« — Dieu échappe à nos regards, et cependant nous l’adorons, nous le respectons, nous sentons qu’il nous guide et nous soutient dans la bonne voie… qu’il en soit ainsi de ton amour pour cette jeune fille mystérieuse, étoile de la vie… »

Et il en avait été ainsi : dans mon adoration pour Régina, invisible et absente, j’avais puisé la force de combattre les entraînements que la misère rendait presque irrésistibles.

La rencontre imprévue de Robert de Mareuil était donc, pour mille raisons, d’un puissant intérêt pour moi. Aussi fut-ce avec un grand battement de cœur que je frappai à la porte de la chambre où se trouvaient Balthazar et Robert.

— Entrez, — me dit le poète.

Puis, à ma vue, il s’écria avec une joyeuse exaltation :

— Robert… voici notre galion !… tu arrives à propos… nous allons prendre un bain d’or…

Ce disant, le poète, dont les yeux étincelaient comme des escarboucles, s’empara de la fameuse boîte à recettes, que je tenais entre mes mains ; mais la trouvant, hélas ! d’une terrible légèreté, il haussa les épaules, et s’écria avec un accent d’impatience et de reproche :

— Allons… encore des billets de banque ?… de ces graillons sordides, imprégnés de toute la crasse des doigts des caissiers !

Il est impossible de peindre l’expression de dégoût réel avec lequel Balthazar Roger ouvrait la boîte qui devait contenir ces ignobles billets de banque.

La boîte ouverte… il ne vit rien.

Toujours calme et superbe, il ne sourcilla pas.

— Dis donc, Balthazar ? — dit Robert, qui me parut au courant des imaginations de son ami. — Et notre bain d’or ?

— Attends à demain, — répondit majestueusement Balthazar, — et au lieu de le prendre dans une ignoble et étroite baignoire, nous le prendrons dans un fleuve… notre bain d’or ! Oui, nous nagerons en plein Pactole, nous y ferons la blanche, nous y barboterons… nous y plongerons, nous en aurons par-dessus les oreilles. Et, en attendant ce fortuné moment… tu ne me quittes pas… Il y a une chambre voisine de celle-ci… tu la prendras.

— Je l’entends bien ainsi, — dit Robert. — Est-ce que tu crois que je pensais à loger ailleurs ?… Ah çà ! il faut que je fasse part de mon arrivée à mon cousin… c’est très-urgent.

— De quel cousin parles-tu ? — lui dit Balthazar. — Je suis jaloux de ce cousin-là. Comment se nomme-t-il ?

— Eh pardieu… le Baron de Noirlieu…

— Ah ! très-bien… ce farouche original. Le père de cette fille charmante… que tu…

Un signe de Robert interrompit Balthazar.

Les deux amis se regardèrent… mon trouble leur échappa.

Le baron de Noirlieu… c’était le père de Régina.

— Je te comprends, Robert, — dit Balthazar à son ami… — En de telles affaires, d’abord la discrétion, et puis encore la discrétion. Mais, sois tranquille… Martin que voilà et que je te recommande, est la simplicité, la probité en personne ; il a le bonheur d’être bête comme une oie… agile comme un daim… ponctuel comme une montre, ce qui fait de lui un messager sans égal… Je te demande donc ta protection pour Martin.

Robert jeta un instant les yeux sur moi avec une distraction dédaigneuse ; je baissai les yeux, tremblant qu’il ne me reconnût ; mais cette crainte fut vaine ; et Robert dit à son ami :

— Qu’est-ce que c’est que ce garçon ?

— C’est mon garçon de recettes… — répondit Balthazar en se drapant dignement dans sa vieille robe de chambre — un trésor de probité ; depuis que je l’emploie, il n’a jamais manqué un liard, un centime… aux comptes qu’il me rend…

— J’en suis certain, — répondit Robert en riant, — et, comme ses fonctions de garçon de recettes doivent lui laisser assez de loisirs, tu me permettras de le charger d’une commission.

— Je t’y autorise, Robert.

— D’abord, donne-moi ce qu’il faut pour écrire…

— Tu sais bien, Robert, qu’il y a deux classes d’êtres privilégiés, chez lesquels on trouve toujours des plumes tortillées en manière de cor de chasse, et de l’encre à l’état de saumure. Ces deux classes d’hommes sont les portiers et les poètes. Or, comme poète, voilà tout ce que je peux faire pour toi…

Et, d’un geste, Balthazar indiqua à son ami un pot à pommade, au fond duquel croupissait une sorte de limon noirâtre… Telle était l’épaisse viscosité de cette chose, qu’une plume ébarbée, rongée, s’y trouvait encore plantée.

— Maintenant, du papier… — dit Robert de Mareuil, en cherchant en vain ce qu’il demandait sur la table du poète, et où se trouvaient en revanche une pantoufle, une carafe, une paire de pincettes et une redingote ; enfin, après de laborieuses recherches, les deux amis finirent par trouver une feuille de papier présentable ; l’encre fut convenablement délayée, le comte Robert de Mareuil se fit une place à l’un des bouts de la table si étrangement encombrée et se mit à écrire, tout en disant à son ami :

— Après tout, je ne sais pas trop si cette lettre me servira à grand’chose…

— D’abord, à qui écris-tu ?

— À mon cousin.

— Le baron de Noirlieu ?

— Lui-même…

— Et pourquoi ta lettre ne servirait-elle pas à grand’chose ?

— On dit que le baron est devenu à-peu-près fou.

— Ah bah ! Et pourquoi ?

— De chagrin…

— Quel chagrin ?

— Du chagrin dont Georges Dandin se plaignait à son beau-père et à sa belle-mère, — dit Robert de Mareuil, en regardant son ami d’un air d’intelligence.

Évidemment tous deux croyaient ces paroles incompréhensibles pour moi.

— Tiens… tiens… tiens… ce pauvre baron, — dit Balthazar avec un accent de pitié comique ; — il est fou de cela… ça lui aura porté à la tête… — Puis, se reprenant : — Pardonne à ton ami, ô Robert, cette plaisanterie de notaire ou de dentiste en bonne fortune… Mais, sérieusement, cette folie, si elle est réelle… doit te contrarier.

— Pourquoi cela ? dit vivement Robert de Mareuil, en relevant la tête.

— Mais… à cause… de… ce que tu sais bien…

— Au contraire, — dit Robert, en regardant fixement le poète.

— Comment, au contraire ?

— Certainement…

— Mais je te parle… de dona Elvire… ou, si tu l’aimes mieux, de dona Anna, don Juan ! — dit Balthazar.

— Précisément… — répondit Robert de Mareuil ; — une fois sur son piédestal, le Commandeur ne gêne personne.

— Ah ! bien !… très-bien !… alors je te comprends, — dit Balthazar Roger. — Mais il sera facile de t’assurer si le baron est quasi-fou…

— Pas si facile… il y a là un vieux mulâtre… un certain Melchior… domestique de confiance… qui ne laisse pas facilement approcher du baron.

— On amadoue le Cerbère… et d’ailleurs on s’informe… Qui portera cette lettre ?

— Ce garçon… — répondit Robert de Mareuil, en me désignant d’un léger mouvement de tête, sans discontinuer d’écrire.

— Une idée ! — s’écria Balthazar Roger.

Et sans doute méditant, mûrissant son idée, il se mit à se promener de long en large dans sa chambre, pendant que le comte Robert de Mareuil terminait sa lettre.




CHAPITRE IX.


le faubourg du roule.


Il me fallut un grand empire sur moi-même pour rester en apparence complètement insensible et étranger à cet entretien, qui touchait pourtant à ce que j’avais de plus vif dans le cœur… J’allais savoir où demeurait le père de Régina, et peut-être l’apercevoir elle-même dans cette maison…

Grâce aux enseignements de Claude Gérard, je m’étais assez familiarisé avec les chefs-d’œuvre de notre langue pour comprendre le sens de la comparaison empruntée à Don Juan par Balthazar et le comte de Mareuil ; il s’agissait de Régina. S’il était réel, le trouble de l’esprit de son père devait rendre celui-ci moins gênant

Moins gênant ?… pour les projets de Robert, sans doute ? Mais, quels étaient ces projets ?… C’est ce qui me restait à savoir et m’inquiétait vaguement.

Je croyais assez connaître Balthazar pour être sûr qu’il ne prêterait pas son concours à de mauvais ou indignes desseins ; mais j’ignorais le caractère, les antécédents de Robert de Mareuil. Tout ce que je savais de lui, c’est qu’il avait été arrêté trois mois auparavant. — Sortait-il de prison ? Balthazar ignorait-il cette arrestation ? Telles étaient mes pensées du moment.

Il m’importait trop de pénétrer ce que pouvait être Robert de Mareuil, pour que je n’étudiasse pas sa physionomie avec la plus grande attention ; je me livrai à cet examen pendant que Robert écrivait, et que Balthazar se promenait çà et là dans sa chambre d’un air méditatif.

En observant curieusement Robert de Mareuil, je remarquai seulement alors qu’il portait des vêtements çà et là blanchis ou lustrés par la vétusté ; un chapeau à reflets roux, des bottes éculées, du linge d’une blancheur douteuse. Cependant, tels étaient l’élégance naturelle et l’agrément des traits de ce jeune homme, que je n’avais pas été tout d’abord frappé de la pauvreté de son costume ; sa figure, sans être d’une beauté régulière, avait infiniment de charme et d’expression ; ses cheveux châtains, comme sa barbe soyeuse, ondoyaient naturellement : il avait le port de tête altier, le front élevé, les yeux vifs et hardis, tandis que sa lèvre légèrement pincée, son nez droit et effilé semblaient annoncer à la fois la résolution et la finesse.

L’ensemble de ce visage devait inspirer plutôt de l’attrait qu’un sentiment contraire, et cependant, par prévention ou par instinct, à quelques plissements de sourcils, à quelques clignements d’yeux, accompagnés de sourires légèrement sardoniques, dont Robert de Mareuil ne put se défendre en écrivant, sa physionomie me parut à plusieurs reprises trahir je ne sais quoi de faux, d’insidieux et de dur dont je fus vraiment frappé.

Je restais silencieux, immobile à la porte, prenant un air et un maintien aussi hébétés que possible, attendant la lettre de Robert de Mareuil, pendant que le poète, allant et venant dans sa chambre, continuait de mûrir son idée ; enfin elle fut à terme, car, s’arrêtant soudain, il me dit :

— Martin… tu es un honnête et fidèle garçon…

— Monsieur… vous êtes bien bon…

— Je veux t’assurer une position honorable…

— À moi, Monsieur ?

Je crus ingénument qu’il allait être de nouveau question des vingt-cinq louis de pour-boire qui devaient me rendre un jour vingt-trois fois plus riche que Jacques Laffitte ; mais point. Balthazar Rocher oubliait souvent, avec une modestie incroyable, les millions dont le douait sa féconde imagination et ceux qu’il prodiguait aux autres.

— Oui, Martin, — reprit-il, — je veux t’assurer une position honorable.

— Vous êtes bien bon, Monsieur.

— Dis-moi un peu… depuis que tu fais des commissions pour moi… je ne t’ai jamais payé… ce me semble ?

— Non, Monsieur,… mais…

— Ne parlons plus de cette misère, tout se retrouvera… tout-à-l’heure… Maintenant, écoute-moi : M. le comte Robert de Mareuil, mon ami, va désormais habiter avec moi ; au lieu de t’avoir en manière de domestique de raccroc, nous préférons posséder un serviteur fidèle et dévoué ; veux-tu entrer chez nous comme notre serviteur ?

— Monsieur…

— Attends avant de me répondre… Tu seras logé, nourri, blanchi, chauffé, éclairé, habillé, chaussé, ciré, coiffé… et estimé !.. Tu auras cinquante francs de gages par mois… ils se capitaliseront et te seront payés… tous les ans… avec les intérêts… or, tu n’as pas d’idée, Martin, de ce que c’est que la capitalisation des intérêts… et des intérêts des intérêts… En cinquante ans, avec tes seuls gages ainsi capitalisés tu seras archimillionnaire. Cela te convient-il ?

Je ne pouvais échapper à la fatalité des millions… Vingt-trois fois riche comme Jacques Laffitte… archimillionnaire avec cinquante ans de gages capitalisés… c’était pour moi immanquable… Ce que je vis de plus clair dans la proposition de Balthazar, ce fut que l’excellent homme, se trouvant alors fort empêché pour me payer mes commissions, trouvait plus court et plus facile de me prendre pour domestique.

Avant l’arrivée du comte Robert de Mareuil j’aurais refusé l’offre du poète, et en attendant le retour de la belle saison, époque à laquelle j’espérais trouver du travail comme charpentier, j’aurais changé de rue afin de n’être pas tenté de me charger de nouveau et sans salaire des commissions de Balthazar, car, malgré sa folle exaltation, son cœur était si bon, son caractère si généreux, que je l’aimais beaucoup ; mais la présence de Robert de Mareuil, un vague sentiment de crainte au sujet de Régina, m’engagèrent à accepter, momentanément du moins, cette proposition ; si faible que fût ce lien qui allait me rattacher à l’existence de Régina, je le saisis, espérant pouvoir peut-être lui rendre quelque service à son insu, et continuer cette mission de dévoûment obscur et inconnu d’elle, qui avait commencé par le culte du tombeau de sa mère…

Balthazar crut sans doute que je réfléchissais à sa proposition, car il me dit :

— Ne te presse pas de me répondre, Martin… mais qu’une fois prise… ta résolution soit immuable…

Craignant d’inspirer des soupçons si j’acceptais trop vite, je répondis en hésitant :

— Mais, Monsieur, je ne sais pas si je pourrai… il faut tant de choses pour être bon domestique…

— Tu possèdes toutes les qualités requises : tu es surtout simple et naïf… oui, tu es de ceux à qui le royaume des cieux est promis, et qui auront un jour une belle paire d’ailes blanches qui leur caressera les reins pendant l’éternité. Le diable me garde des Frontin ! des Scapin ! des Figaro ! Tu ne sais pas ce que je veux te dire avec ces noms-là ? Tu me regardes d’un air stupide, mon brave Martin… Tant mieux… voilà ce que j’aime. Tu n’as qu’un défaut… c’est de savoir lire… mais au moins tu ne suis pas écrire ?

— Pardon, Monsieur… un peu.

— Tant pis… mais on ne peut être parfait. D’ailleurs avec de la suite et de l’application, tu peux parvenir à désapprendre très-joliment… Voyons, est-ce dit ? veux-tu être notre domestique ?

— Si vous croyez que je pourrai vous convenir, Monsieur… dam… moi je veux bien essayer.

— Tu es à nous, je te donne quarante-cinq francs du denier-à-dieu… ils seront capitalisés avec le reste…

— Merci, Monsieur.

— Il n’y a pas de quoi… Eh bien ! Robert, as-tu fini ta lettre ?… — dit Balthazar à son ami.

Et comme ce dernier, occupé de relire sa lettre avec une attention profonde, ne se pressait pas de répondre, Balthazar l’appela de nouveau.

— Robert… à quoi penses-tu ?

— Je relisais ce que je viens d’écrire, — dit le jeune homme en ployant sa lettre.

Il fallut trouver de la cire, ou du moins des pains à cacheter ; nouvel embarras ; il n’y en avait pas.

— Comment ! — dit Robert, — pas moyen de cacheter une lettre ? Comment fais-tu donc ?

— Je ne les cachette jamais, — répondit Balthazar avec une simplicité antique, — je défie qu’on les lise… je fais mieux… je le permets.

— Pardieu… je le crois bien… de pareils hiéroglyphes ; il faut avoir la clé de ton écriture… et encore, bien souvent, je suis réduit à deviner… à improviser… Mais moi qui n’ai, malheureusement pas, comme toi, une écriture à l’abri des indiscrétions… je tiendrais absolument à cacheter cette lettre.

— J’ai notre affaire, — s’écria tout-à-coup Balthazar.

Et il alla chercher sur une commode un énorme rouleau de ce papier dont se servent les architectes pour dessiner leurs plans.

Ce rouleau contenait des plans en effet.

— Que diable apportes-tu là ? — demanda Robert, fort étonné.

— C’est le plan du palais que je me fais bâtir, — répondit modestement Balthazar.

— Tu te fais bâtir un palais ?

— Après-demain l’on commence… et je veux que ce soit toi… Robert, qui poses la première pierre, — dit Balthazar en serrant cordialement la main de son ami.

Puis se tournant vers moi, le poète ajouta gravement :

— Il faudra t’enquérir pour demain soir, sans faute, d’une truelle d’argent et d’une augette en ébène, nécessaires à cette cérémonie… N’oublie pas cette commission, Martin !

— Non, Monsieur — répondis-je avec ébahissement cette fois ; je croyais au palais.

Mais Robert de Mareuil, connaissant mieux que moi, sans doute, les écarts et les échappées d’imagination de son ami, lui dit avec le plus grand sang-froid :

— Soit,… je poserai après-demain la première pierre de ton palais,… mais…

— Faubourg Saint-Antoine ! — s’écria le poète avec exaltation — je veux faire dériver la population de ce côté,… l’ancien quartier seigneurial de Paris. J’aurai des imitateurs… Nous fonderons une capitale dans la capitale ;… la capitale, c’est le pays ; le pays,… c’est la France ;… la France, c’est la tête de l’Europe… Je baptiserai ce nouveau quartier : Quartier de l’Europe !!!

— À la bonne heure — dit Robert, craignant une nouvelle pointe de la vagabonde pensée du poète — tu bâtiras ton palais dans le faubourg Saint-Antoine,… mais je te rappellerai qu’il s’agit de cacheter ma lettre…

— Justement — dit Balthazar, en haussant les épaules, et il déroula l’énorme feuille de papier, où se trouvait en effet le plan d’un splendide palais, entouré de jardins. Élévations, coupes, profils, rien n’y manquait. On y voyait aussi çà et là ajoutés de petites bandelettes de papier, soigneusement collées.

— Vois-tu ces bandelettes ? — dit Balthazar à son ami.

— Balthazar, il s’agit d’une lettre à cacheter ; je ne sors pas de là.

— Ces bandelettes sont des augmentations, des changements, que chaque jour j’ai apportés au plan primitif de mon palais… On écrit, on corrige un monument comme un poème ; un palais, c’est un poème de marbre et de bronze, voilà tout…

— Balthazar… il s’agit d’une lettre à cacheter, — reprit imperturbablement le comte.

— Je le sais bien… c’est pour cela que je parle de ces bandelettes ; je les colle… avec quoi ?… Avec ce morceau de colle à bouche que voici… Hein ? dis donc que je ne vais pas droit au fait !… Plus tard, nous causerons du palais ; tu me donneras ton avis ; j’ai à commander l’ornementation des jardins, cinquante ou soixante groupes ou statues du plus beau marbre pentélique… Je suis très-indécis. Pradier est charmant, plein d’élégance et de grâce… mais le ciseau de David est bien puissant… c’est large et sévère… Il y a aussi du seigneur ! Antonin Moyne, Barrye, qui sont remplis d’originalité. C’est le diable que de choisir… C’est comme pour les peintures… Delacroix, Paul Delaroche et Amaury-Duval se chargent de quelques-unes… Je voudrais avoir M. Ingres ; mais M. le duc de Luynes me l’accapare pour son château de Chevreuse, c’est désolant… Ah ! Robert, Robert… — ajouta mélancoliquement le poète, — que je comprends bien à cette heure tous les ennuis, tous les tracas des Médicis !

Robert de Mareuil, une fois en possession du précieux morceau de colle à bouche, s’était occupé de cacheter sa lettre de son mieux, paraissant prendre peu de part aux doléances du poète, au sujet de l’ornementation de son palais ; quant à moi, je fus parfaitement convaincu : la vue du plan avec ses bandelettes rajoutées, et surtout la commande d’une truelle d’argent et d’une augette d’ébène, pour la pose de la première pierre du palais, furent pour moi d’un effet irrésistible. Je commençai de croire Balthazar un de ces millionnaires au caractère bizarre, qui se plaisent à cacher leurs trésors sous une pauvreté apparente ; aussi le pour-boire de vingt-cinq louis qui m’était promis ne me parut plus trop fabuleux ; mais de plus graves pensées m’occupèrent bientôt, car Robert de Mareuil, me remettant la lettre qu’il venait d’écrire, me dit :

— Sais-tu, mon garçon, où est la rue du Faubourg-du-Roule ?

— Oui, Monsieur… à-peu-près. Il n’y a pas long-temps que je suis à Paris… mais je demanderai… et je la trouverai, bien sûr.

— Tu iras au numéro 119…

— Oui, Monsieur…

— Tu demanderas le baron de Noirlieu. D’ailleurs, tu sais lire… et le nom est sur l’adresse…

— Bien, Monsieur…

— Et mon idée… — s’écria Balthazar en interrompant son ami.

— Quelle idée ?

— Savoir si réellement le baron est dans la position d’Hamlet ou d’Ophelie pour avoir été dans la position de Georges-Dandin ?

— Eh bien ! — dit Robert, — comment s’en assurer ?

Le poète haussa les épaules et me dit :

— Une fois arrivé à l’hôtel du baron de Noirlieu… tu diras au portier que tu as à remettre une lettre au baron.

— Oui, Monsieur.

— Mais au baron lui-même… et tu ne la remettras qu’à lui, entends-tu bien ?

— Dam ! Monsieur, je tâche.

Balthazar se retourna vers son ami d’un air triomphant, et me montrant du geste :

— Quand je te disais que celui-là ne serait jamais un Frontin ?

— Comment ! — reprit Robert de Mareuil avec impatience, — tu ne comprends pas qu’on te demande de ne remettre cette lettre qu’au baron lui-même ?

— Ah ! si, Monsieur… j’y suis maintenant ; je ne la donnerai à personne autre qu’à M. le baron.

— Enfin, — dit Balthazar. — Maintenant, autre chose… As-tu de la mémoire ?

— Plaît-il, Monsieur ?

— Trésor d’innocence, va !… Quand tu as vu ou entendu quelque chose, t’en souviens-tu ensuite ?

— Oh ! non, Monsieur, un ou deux jours après je ne me rappelle presque plus rien.

— Eh bien ! tout en remettant ta lettre au baron… regarde-le attentivement, examine sa figure, observe bien ce qu’il fera, écoute bien ce qu’il dira en recevant ou en lisant la lettre… tâche surtout de te rappeler toutes ces choses-là… et tu reviendras tout de suite nous les dire… En si peu de temps tu ne les auras pas oubliées ?

— Oh ! non, Monsieur… tout de suite comme ça… Mais, demain, par exemple, je ne me rappellerai plus de rien.

— Quand je te dis que j’ai découvert dans ce garçon… l’anti-Scapin, — s’écria Balthazar.

— Si l’on te demande de quelle part vient cette lettre, — ajouta l’ami du poète, — tu diras que c’est de la part de M. le comte Robert de Mareuil, qui vient d’arriver…

Et Robert de Mareuil hésita un instant et reprit :

— Qui vient d’arriver… de Bretagne.

— De Bretagne, entends-tu bien ? — me dit Balthazar, et il me parut qu’il retenait un violent éclat de rire, — de Bretagne ? — reprit-il.

— Oui, Monsieur…

— Allons, va… dépêche-toi… — me dit Robert.

Puis il ajouta :

— Mais j’oubliais… si l’on refusait absolument de te laisser parler au baron… tu rapporterais la lettre… en disant au domestique que tu reviendras demain matin vers les neuf heures.

— Oui, Monsieur…

— Et par la même occasion, — reprit Robert après un moment de silence, — tu remarqueras si, parmi les domestiques qui le recevront, il en est un qui soit mulâtre.

— Mulâtre, Monsieur ? qu’est-ce que c’est ?

— Un homme couleur de pain d’épice, ou environ, — dit Balthazar.

— Ah ! bien, Monsieur… je comprends.

— Et si, par hasard, — poursuivit le comte Robert avec un certain embarras, — on t’introduisait auprès du baron… et que tu visses auprès de lui une jeune personne… grande… très-jolie… et qui a trois petits signes noirs sur le visage… Tu vois qu’elle sera bien facile à reconnaître ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien ! — reprit le comte, — tu remarqueras si cette jeune fille est bien pâle… si elle a l’air bien triste.

— Ça n’est pas malin, — ajouta le poète.

— Bien sûr. Monsieur… quelqu’un qui est pâle et qui a l’air triste… ça se voit tout de suite…

— Alors, mon brave Martin, — dit Balthazar, — ouvre tes ailes… et file le long des escaliers.

Je me dirigeai vers la porte, mais, au moment de partir, je me ravisai, et m’adressant naïvement à Balthazar :

— Monsieur, où faudra-t-il m’adresser pour la truelle d’argent ?

— Hein ? — fit le poète en ouvrant des yeux énormes.

— Oui, Monsieur, pour la truelle d’argent que je dois acheter ?

— Tu dois acheter une truelle d’argent ? — me répondit le poète en me regardant.

— Et une augette d’ébène, Monsieur.

— Une augette d’ébène ?…

Et le poète n’en revenait pas.

— Eh ! sans doute ! — reprit Robert en partant d’un grand éclat de rire, — pour la pose…

— Quelle pose ? — demanda le poète de plus en plus ébahi en se retournant vers son ami :

— La pose de la première pierre…

— De la première pierre ?

— De ton palais… tête sans cervelle.

— De mon palais ?

— De ta capitale… dans la capitale… de ton quartier de la nouvelle Europe… À quoi diable penses-tu, Balthazar ?

— Eh ! parbleu !… tu ne peux pas me dire cela tout de suite ? — s’écria le poète. — Vous êtes là tous les deux à égrener les mots un à un comme un chapelet… Certainement il faut que Martin m’achète une truelle et l’augette consacrées !

— Monsieur, où ça se vend-il ?… — demandai-je au poète — et puis je n’ai pas d’argent…

— Un instant ! — s’écria Balthazar, comme s’il eût été frappé d’une réflexion subite.

— Quel jour est-ce après-demain ?…

— Nous sommes aujourd’hui mardi — lui dis-je naïvement — c’est après-demain jeudi !

— Jeudi !!! la veille d’un vendredi ! — s’écria le poète avec une explosion d’épouvante et d’indignation, — poser la première pierre de mon palais la veille d’un vendredi… c’est donc pour qu’il s’écroule sur ma tête… Fatalité… quel augure !… quel triste pronostic !…

Et il ajouta lentement, et d’un ton pénétré :

— Non, Martin, non, ne rapporte ni truelle ni augette… mon garçon, à moins que tu ne tiennes à voir ton pauvre maître enseveli un jour sous les décombres de son palais.

— Oh ! Monsieur…

— J’étais sûr de ton cœur… Va donc faire ta commission et reviens au plus vite…

— Je pars, Monsieur, — lui dis-je en me dirigeant vers la porte.

Et au moment où je la fermais, j’entendis la voix du poète répéter :

— La veille d’un vendredi… Jamais ! je suis sur ces choses-là aussi superstitieux que Napoléon !!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je me dirigeai vers le faubourg du Roule avec une impatience fiévreuse, dévorante…

L’adresse du baron de Noirlieu était aussi l’adresse que j’avais vue écrite sur le parchemin, orné d’une couronne royale et de figures symboliques… parchemin trouvé par moi dans le portefeuille qui contenait les lettres de la mère de Régina.




CHAPITRE X.


régina.


J’arrivai bientôt à l’extrémité du faubourg du Roule, où se trouvait la maison du père de Régina : je ne vis d’abord au dehors qu’un long mur, au milieu duquel s’ouvrait une porte-cochère ; non loin de cette porte stationnait une voiture, attelée de deux superbes chevaux ; en m’approchant, il me sembla reconnaître la même livrée brune et bleue à galons d’argent que portaient les gens du vicomte Scipion Duriveau, lors de la scène de la forêt de Chantilly.

Frappé de cette rencontre, désireux d’éclaircir mes doutes, je m’adressai au cocher, et, feignant d’être ébloui de la beauté de son attelage, je lui dis :

— Cette superbe voiture, ces magnifiques chevaux, n’appartiennent-ils pas à M. le Comte Duriveau ? Monsieur.

— Oui, — me répondit dédaigneusement le cocher.

Mon intérêt, ma curiosité redoublaient. Claude Gérard m’avait parlé du comte Duriveau avec une telle aversion, il me l’avait peint sous de si noires couleurs, que mon inquiétude s’augmenta en songeant aux motifs qui pouvaient appeler le comte chez le père de Régina ; car, alors, je me rappelai que l’inconnu du cabaret des Trois Tonneaux m’avait parlé d’un homme d’un âge mûr qui était aussi son rival auprès de Régina.

Sous l’influence de ce redoublement d’intérêt et de curiosité, je frappai à la porte-cochère, l’on m’ouvrit. Ne voyant pas de loge du portier, je me dirigeai vers un grand pavillon carré, situé entre cour et jardin. Aussitôt parut, sur les premières marches d’un large perron, ce domestique mulâtre qui accompagnait d’habitude Régina lors de ses voyages pour assister à chaque anniversaire de la mort de sa mère ; ce mulâtre était vêtu de noir ; il avait l’air dur et sombre.

— Que voulez-vous ? — me dit-il brusquement en me barrant la porte.

— Je voudrais, Monsieur, parler à M. le baron de Noirlieu.

Le mulâtre me regarda des pieds à la tête, comme s’il eût été surpris de mon audacieuse prétention, et me répondit en me tournant le dos :

— M. le baron ne reçoit personne.

— Mais, Monsieur, j’ai une lettre à lui remettre.

— Une lettre ? — reprit-il en se retournant, — c’est différent… où est-elle ?

— J’ai l’ordre, Monsieur, de ne la remettre qu’à M. le baron lui-même…

— Je vous ai dit que M. le baron ne recevait personne… Donnez-moi cette lettre.

— Impossible, Monsieur… Elle est très-importante, et je ne puis la donner qu’à M. le baron lui-même…

— Si vous ne voulez pas me la donner, mettez-la à la poste, — répondit le mulâtre d’un ton bourru.

— Je ne peux pas, Monsieur, il me faut une réponse tout de suite… Si je ne peux voir aujourd’hui M. le baron, indiquez moi l’heure à laquelle je pourrai revenir demain.

— A-t-on vu un pareil entêté ? — s’écria le mulâtre courroucé. — Je vous répète que vous ne pouvez voir M. le baron ni aujourd’hui, ni demain, ni après, est-ce clair ?… Une dernière fois, votre lettre, ou allez-vous-en.

— M. le comte Robert de Mareuil, qui m’envoie, — repris-je en observant attentivement les traits du mulâtre, — m’a ordonné de…

Le mulâtre ne me laissa pas achever. Tressaillant au nom de Robert de Mareuil, il s’écria :

— M. de Mareuil est à Paris !!

J’allais répondre, lorsque le bruit de plusieurs portes qui se fermaient et des pas qu’il entendit derrière lui, firent retourner vivement le mulâtre. Au même instant, je vis sortir du vestibule de la maison un homme, jeune encore, d’une tournure et d’une mise élégante, d’une figure très-caractérisée, dont l’expression me parut hautaine et dure.

— Monsieur le comte veut-il que je fasse entrer sa voiture dans la cour ? — lui dit respectueusement le mulâtre.

Plus de doute, ce personnage était le comte Duriveau.

— Non, c’est inutile, Melchior, — répondit affectueusement le comte.

Puis il ajouta, en continuant de marcher, et tout en descendant le perron :

— Écoutez… j’ai à vous parler…

Et le comte gagna ainsi lentement la porte-cochère, accompagné du mulâtre auquel il parlait bas avec une certaine animation.

Profitant du moment de liberté que le hasard me laissait, je jetai de côté et d’autre des regards furtifs, curieux, inquiets : Régina habitait sans doute cette maison… je tâchais de plonger mon regard au-delà du vestibule d’où était sorti le comte Duriveau, mais je ne pus rien distinguer.

Soudain dans l’intérieur du rez-de-chaussée de la maison dont les fenêtres s’ouvraient au niveau du perron, un bruit de voix s’éleva peu-à-peu, comme si deux personnes eussent discuté très-vivement ; presque au même instant, une des fenêtres s’ouvrit violemment à quelques pas de moi, et Régina y parut la joue enflammée, les yeux brillants de larmes, la physionomie à la fois altière et douloureusement irritée.

— Non, non ! — s’écria-t-elle d’une voix altérée : — Jamais !!

Puis la jeune fille, passant sa main sur son front et semblant chercher à calmer son émotion, s’accouda un instant sur le balcon de la fenêtre, comme si elle eût voulu à la fois mettre un terme à un entretien qui l’indignait, et rafraîchir son front brûlant au froid contact de l’air du dehors.

Le mulâtre et le comte Duriveau continuant de s’entretenir sous la voûte de la porte-cochère, n’avaient ni entendu le bruit de la fenêtre qui s’ouvrait, ni aperçu Régina.

Jamais celle-ci ne m’avait paru d’une beauté plus imposante ; ses longs cheveux noirs, tressés en deux nattes épaisses, encadraient son visage pur, chaste et fier comme celui de la Diane antique ; une robe noire très-simple dessinant sa taille noble et svelte, complétait l’austère ensemble de la figure de cette jeune fille.

Je la contemplais avec une sorte d’adoration craintive, respectueuse, et, involontairement, mes yeux se mouillèrent de larmes quand je me dis :

— Pauvre malheureux, cache cet amour qui est ta vie, ta force, ta persévérance dans le bien ; ta haine contre le mal ; cache-le, cet amour, au plus profond de ton cœur ; que cette unique divinité de ton âme ignore à jamais que tu la pries, que tu l’invoques, que tu l’implores, que tu te dévoues pour elle… autant que peut lui être utile le dévoûment inconnu d’une créature obscure et misérable comme toi.

Régina, sans doute sous l’empire d’une violente émotion, ne m’avait pas aperçu, car elle regardait en face d’elle, et je ne la voyais que de profil, à demi caché que j’étais dans l’embrasure de la porte ; mais ayant, par hasard, tourné la tête de mon côté, la jeune fille se retira brusquement, et la fenêtre se referma aussitôt.

Ce mouvement fut si rapide qu’il était impossible que Régina m’eût seulement regardé ; elle avait vaguement aperçu quelqu’un là… et elle s’était à l’instant retirée.

Tout ceci se passa en si peu de temps, que lorsque le mulâtre, après avoir respectueusement salué le comte Duriveau, en suite de son entretien avec lui, eut ouvert la porte cochère, Régina avait disparu et la fenêtre était fermée.

Le comte de Duriveau allait sortir ; déjà il avait le pied sur le seuil, lorsque, se retournant vers le mulâtre qui revenait à moi, mécontent sans doute de m’avoir laissé ainsi seul, il lui dit à voix assez haute pour que je l’entendisse :

— Melchior… j’ai oublié de vous prier de rappeler au baron que je viendrai demain à deux heures le prendre, ainsi que Mlle Régina, pour aller au Louvre.

— Je n’y manquerai pas ; M. le comte peut y compter, — dit Melchior en se retournant vers M. Duriveau.

Celui-ci sortit, le mulâtre vint rapidement à moi.

— Pourquoi êtes-vous resté à cette porte ? — me dit-il d’un air défiant.

— Dam !… Monsieur… je vous attendais là ne sachant pas où aller.

— Il fallait descendre dans la cour, et ne pas rester sur ce perron.

Puis, après un moment de silence :

— Ne m’avez-vous pas dit que vous veniez apporter à M. le baron une lettre de M. Robert de Mareuil ?

— Oui, Monsieur.

— Y a-t-il long-temps que M. Robert de Mareuil est à Paris ? — me demanda Melchior, en attachant sur moi un regard pénétrant.

— Il est arrivé ce matin, Monsieur.

— Où demeure-t-il ?

— Rue de Provence, hôtel de l’Europe, Monsieur.

— Êtes-vous à son service ?

— Non, Monsieur… je suis commissionnaire.

Melchior réfléchit un instant, et me dit :

— Et cette lettre ?…

— La voici. Monsieur… mais j’ai l’ordre de ne la remettre qu’entre les mains de M. le baron.

— Suivez-moi, — me répondit Melchior, et il passa devant moi.

Je le suivis, traversant le vestibule ; puis il tourna dans un corridor, ouvrit la porte d’une espèce de salon d’attente, me fit signe d’y rester, et entra dans une autre pièce.

Le salon dans lequel je me trouvais, était simplement meublé, et les murs disparaissaient presque entièrement derrière de nombreux tableaux de famille, remontant par leurs costumes jusqu’à des temps bien reculés, car sur le fond noir d’un des portraits représentant un cavalier portant casque et cuirasse, je vis écrit en lettres blanches : Gaston V, sire de Noirlieu, 1220. Sur presque tous ces portraits étaient blasonnées, dans un cartouche, les armes de cette ancienne maison, avec cette devise, souvent répétée : Fort-et-Fier.

Cette devise me rappela l’expression énergique et altière que je venais de remarquer sur la figure de Régina, digne fille de cette race.

Au bout de quelques instants, le mulâtre reparut, et me dit ironiquement :

— Ainsi que je vous en avais prévenu, M. le baron ne peut recevoir personne ni aujourd’hui, ni demain, ni après ; laissez-moi donc cette lettre, sinon, mettez-la à la poste.

Je sentis l’inutilité d’insister, et je me retirai sans laisser ma lettre, accompagné du mulâtre qui ferma la porte sur moi.

Néanmoins, en un quart-d’heure, j’avais appris bien des choses ; j’ignorais encore si elles devaient intéresser mon nouveau maître, Robert de Mareuil, autant qu’elles m’intéressaient moi-même.

Ainsi, je savais d’abord que le comte Duriveau, homme orgueilleux, égoïste et dépravé (je pouvais en croire Claude Gérard), paraissait dans des rapports assez intimes avec le baron et Régina, puisque, le lendemain, il devait les conduire au Louvre, preuve évidente que la raison du baron ne devait pas être bien dangereusement troublée, puisqu’il se proposait d’aller voir l’exposition des tableaux.

Puis, Régina semblait avoir eu ce jour-là même et aussitôt après le départ du comte Duriveau, une discussion très-vive avec le baron, sans doute discussion bien pénible, puisque la jeune fille, les yeux remplis de larmes, avait brusquement terminé l’entretien en énonçant un refus plein de résolution.

Enfin, le baron ne semblait pas avoir pour son jeune cousin, Robert de Mareuil, une sympathie fort grande, à en juger du moins par la froideur avec laquelle il avait accueilli mon message… En réunissant à ces faits le souvenir de l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux, je ressentais une vague impression de crainte pour cette jeune fille ; peut-être sa main était-elle convoitée par ces trois personnages :

Le comte Duriveau, dont Claude Gérard m’avait révélé l’odieux caractère.

Cet inconnu qui se cachait sous des vêtements misérables pour aller s’enivrer d’eau-de-vie dans les bouges et les cabarets des barrières.

Robert de Mareuil… récemment prisonnier… pauvre en apparence, et qui, je ne sais pourquoi, m’inspirait une défiance involontaire…

Mais, hélas ! en admettant que les poursuites d’un de ces trois prétendants pussent être couronnés d’un succès funeste peut-être pour Régina… quel moyen avais-je de la protéger, contre des gens si riches, ou si haut placés dans le monde, moi, si misérable et si obscur, moi qui, dans l’espoir de me rattacher à Mlle de Noirlieu par le lien le plus fragile, venais d’accepter la domesticité chez le comte Robert de Mareuil ?

À ces questions, mon découragement parfois devenait écrasant, pourtant une voix secrète me disait de ne pas abandonner Régina, et que, si humble que fût mon dévoûment, il ne lui serait peut-être pas inutile, puisque le hasard m’avait fait du moins connaître les gens dont elle pouvait avoir à redouter les poursuites, ou dont elle ignorait sans doute les vices cachés ou les projets ténébreux.

Après de mûres réflexions, et tout en gagnant à la hâte la demeure de Balthazar, je me traçai la ligne de conduite suivante :

Tâcher d’abord de pénétrer quels étaient les desseins du comte Robert de Mareuil sur Régina ; observer, étudier sincèrement, loyalement et sans injuste parti-pris la conduite de ce jeune homme ; tâcher aussi de savoir quelles pouvaient être les vues du comte Duriveau, et user de tous les moyens que le hasard ou les circonstances pouvaient me suggérer, afin de retrouver les traces de l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux. Pour arriver à ces fins, je me promis dans mon prochain entretien avec Robert Mareuil, de raconter, de cacher, ou même de dénaturer au besoin les divers incidents dont je venais d’être témoin dans la demeure du baron de Noirlieu.

Je pris cette résolution sans hésitation, sans remords… Robert de Mareuil avait voulu faire de moi l’instrument aveugle de je ne sais quels desseins, en m’engageait à observer et à lui rapporter ce qui se passerait chez le baron en ma présence. Cette incitation à une basse manœuvre, que j’eusse repoussée, s’il n’eût pas été question de Régina, me donnait le droit d’agir sans scrupule envers Robert de Mareuil.

Et puis, enfin, mes intentions étaient pures, droites, loyales… sans la moindre jalousie, sans la moindre arrière-pensée d’intérêt personnel, plus que jamais, je renonçais au stupide et fol espoir, non-seulement d’être remarqué de Régina, mais d’être même connu d’elle ; aussi, je l’avoue, je trouvais une sorte de charme mélancolique à cette pensée de poursuivre toujours, invisible, ignoré, ces preuves de dévoûment, de respect et d’adoration envers Mlle de Noirlieu, qui dataient des funérailles de sa mère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Balthazar, avec une confiance digne de l’âge d’or, et aussi motivée peut-être par l’absence de tout objet digne d’être convoité par les voleurs, Balthazar laissait toujours la clé sur sa porte. J’entrai donc dans la petite pièce qui précédait la chambre à coucher du poète, et j’entendis celui-ci s’écrier avec ces exclamations admiratives et exagérées qui lui étaient habituelles :

— On dit qu’elle est magnifique… étourdissante… renversante… J’adore d’avance cette créature… je l’idolâtrerais, rien que pour son nom… ce nom est tout un poème !!

J’entrai dans la chambre au risque d’interrompre le monologue du poète, mais ma présence ne calma pas son exaltation.

— Oui, ce nom est un poème… tout un poème… — s’écriait Balthazar en marchant à grands pas — c’est plus qu’un poème, c’est un caractère… c’est un portrait… Duparc l’a vue aux Funambules dans un bout de rôle, il dit que c’est un diamant caché qui ne peut tarder à étinceler de tout son éclat !

— Eh bien… le baron ? — me dit vivement Robert de Mareuil qui, préoccupé de pensées graves, semblait impatienté des folles exclamations de son ami.

— Avant de répondre, — s’écria Balthazar, — écoute-moi, je t’en fais juge, anti-Frontin, je veux faire une expérience sur ton intelligence si honorablement bornée.

— Trêve de folies ! laisse-le d’abord me rendre compte de sa commission, — dit vivement Robert — c’est très-important.

— Je te rends Martin dans une seconde, prête-le moi un instant, — dit Balthazar, et s’adressant à moi : — Voyons, Martin, réponds, quel effet te fait ce nom : Basquine ?

La question fut si imprévue, mon saisissement tel, que je reculai d’un pas en regardant le poète avec stupeur.

— Vois-tu, — s’écria Balthazar triomphant, — quand je te dis qu’il y a des noms fulgurants même pour les natures les plus rebelles à toute électricité morale.

Robert de Mareuil haussa les épaules.

Mon premier étonnement passé, je sentis tout le danger qu’il y aurait pour moi à inspirer la moindre défiance à mes nouveaux maîtres. Je ne sais quelle inspiration me dit que, dans cette circonstance, je ne pouvais agir plus adroitement qu’en disant à peu près la vérité ; aussi je répondis :

— Ah ! mon Dieu ! Monsieur… ce nom… si vous saviez…

— Ce nom t’éblouit, n’est-ce pas ? — s’écria le poète, — il miroite à tes yeux comme une jupe rose étoilée d’argent… Ce nom brille, tourne, fourmille à ton esprit comme un tourbillon de paillettes d’or, hein ?

— Non, Monsieur, ce n’est pas cela, — lui dis-je ; — mais ça m’a fait un grand saisissement, quand vous m’avez dit ce nom…

— Et pourquoi ? — me demanda Balthazar, pendant que le comte frappait du pied avec une impulsion croissante.

— Étant enfant, Monsieur, — répondis-je au poète, — j’ai connu une petite fille à qui on avait donné ce nom-là… Elle chantait comme un rossignol, et elle dansait comme une fée ; elle était blonde… avec des yeux noirs.

— Fatalité ! — s’écria Balthazar. — Cette merveille d’art, d’expression, de poésie… qui aujourd’hui obscure encore, éclatera peut-être demain aux yeux de tous comme une bombe lumineuse… Basquine a été saltimbanque ! Robert, il faut aller dès ce soir aux Funambules… Nous la révélerons aux crétins qui l’ignorent, nous lui décernerons un triomphe… une apothéose !!!

Robert de Mareuil, poussé à bout par les excentricités de son ami, lui dit d’un ton triste et peiné :

— Balthazar… tu oublies trop qu’il s’agit pour moi d’une affaire… plus que sérieuse.

— Pardon, mon ami, j’ai eu tort, — répondit Balthazar avec un accent pénétré. — Appelle-moi fou ; mais non pas égoïste. — Puis, se tournant vers moi :

— As-tu vu le baron ?

— Non, Monsieur.

— J’en étais sûr, — s’écria Robert avec dépit, — c’est le mulâtre qui t’a reçu ?

— Oui, Monsieur… j’ai insisté beaucoup, et le mulâtre m’a…

Puis m’interrompant :

— Vous m’avez recommandé, Monsieur, de bien regarder ce qui se passerait… et de m’en souvenir, si je le pouvais.

— Certes… eh bien ! que s’est-il passé ?

— Voyez-vous, Monsieur, ça me brouille de ne pas commencer par le commencement, afin de dire les choses à mesure…

— Allons, mon garçon, commence par le commencement, — me dit le poète, — c’est rococo en diable, mais tu as l’encolure classique… Voyons… dis.




CHAPITRE XI.


les rencontres.


— Eh bien ! Monsieur, — dis-je à Balthazar, — je suis arrivé rue du Faubourg-du-Roule, j’ai frappé, l’on m’a ouvert, j’ai… entré… le mulâtre est venu ; il m’a demandé ce que je voulais. — Remettre en mains propres une lettre à M. le baron de Noirlieu. — On ne peut pas voir M. le baron, — m’a répondu le mulâtre. À ce moment-là, comme j’étais sur le perron avec le mulâtre, il est sorti de la maison un Monsieur encore jeune et très-bien mis ; il a parlé au mulâtre, qui l’a appelé M. Du… Du — et je feignais de rassembler mes souvenirs — Du… Duri…

— Duriveau… s’écria Robert de Mareuil, avec autant d’étonnement que d’inquiétude ; puis il ajouta :

— Le comte Duriveau… est grand,… brun,… a l’air dur. N’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur, c’est bien le nom de ce Monsieur, et sa figure.

Robert de Mareuil regarda le poète, et lui dit, en secouant la tête :

— Tu connais la volonté de fer de ce diable d’homme ; il est puissamment riche. Rien pour moi ne serait plus dangereux que… — Mais, s’interrompant par réflexion, Robert de Mareuil reprit, en s’adressant à moi :

— Continue. Pendant que tu parlais au mulâtre, le comte Duriveau est sorti de chez le baron ?

— Oui, Monsieur, et le mulâtre l’a accompagné jusqu’à la porte. Alors, ce Monsieur a dit au mulâtre de rappeler à M. le baron qu’il viendrait le lendemain, sur les deux heures, le chercher pour aller au Louvre avec Mlle Re… Re…

— Régina… — s’écria Robert.

— Oui, Monsieur… c’est bien ce nom-là.

— Ah ! ah !… Demain… à deux heures… au Louvre… — dit Robert avec une sorte de satisfaction mêlée de dépit. — Très-bien ! l’on y sera, c’est bon à savoir. Le baron n’est donc pas devenu si sauvage, si fou qu’on veut bien le dire. À merveille ! demain l’on sera au Louvre.

Et m’adressant de nouveau la parole, le comte ajouta :

— Mon garçon, tu vaux ton pesant d’or, malgré ton air niais. Continue, après le départ de Duriveau ; et tu es resté avec le mulâtre ?

— Oui, Monsieur.

— Et que t’a-t-il dit ?

— Comme je voulais absolument remettre ma lettre au baron, le mulâtre m’a dit que son maître ne reçoit personne : j’ai tant fait qu’à la fin le mulâtre m’a conduit dans un salon où il y avait beaucoup de portraits, là il m’a fait attendre.

— Et tu as vu le baron, enfin ?

— Oh ! non, Monsieur ; au bout de quelques instants, le mulâtre est revenu, et il m’a dit avec un drôle d’air : — Si vous ne voulez pas laisser la lettre, que M. le comte de Mareuil écrive à M. le baron par la poste ; il lui répondra ; — là-dessus, sans vouloir rien entendre, le mulâtre m’a reconduit jusqu’à la porte.

— Toujours la même rancune ou la même défiance, — dit Robert, en s’adressant au poète qui, fidèle au mutisme qu’il s’était imposé pour ne pas interrompre son ami, baissa la tête en signe d’assentiment.

— Et tu n’as pas vu de jeune fille dans la maison ? — reprit Robert.

— Non, Monsieur…

— Tu n’as rien remarqué de particulier ?

— Non, Monsieur… seulement en sortant…

— Eh bien ! en sortant ?

— C’est-à-dire quand j’ai été sorti…

— Voyons… dis donc vite !

— J’étais à quelques pas de la porte, lorsque une superbe voiture s’y est arrêtée ; alors je ne sais pas si j’ai bien fait, Monsieur ; mais comme vous m’aviez dit de tout observer… j’ai regardé qui descendait de cette belle voiture.

— Tu as parfaitement bien fait, — me dit vivement Robert. — Et qui est descendu de cette voiture ?

— Un Monsieur d’une figure très-douce et très-jolie, bien plus jeune que le comte Duriveau, moins grand que lui, mais aussi très-bien mis…

Et pour compléter cette fable, je dépeignis, autant que cela me fut possible, l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux, espérant qu’il serait peut-être connu de Robert de Mareuil ; j’aurais ainsi appris par ce dernier quel était cet homme singulier que j’avais tant d’intérêt à connaître.

Mon espoir fut déçu ; malgré les détails minutieux dans lesquels j’entrai à propos de ce personnage, le comte de Mareuil, après m’avoir écouté avec une grande attention et une anxiété visible, me dit :

— Je ne connais pas cet homme… As-tu remarqué la couleur de sa livrée ?

— Monsieur ? — dis-je, en feignant de ne pas comprendre cette question.

— As-tu remarqué de quelle couleur étaient les habits de ses domestiques ? — reprit Robert.

— Oh non !… je ne regardais que le monsieur…

— Cela est fâcheux… Cette remarque aurait pu m’être utile, — dit Robert en réfléchissant, — tu n’as rien observé autre chose ?

— Non, Monsieur.

— Cherche… Souvent les moindres choses sont significatives… pour qui a intérêt à les comprendre…

— Non, Monsieur… je ne me souviens de rien… J’ai beau chercher… ah ! pourtant si… si… je me rappelle…

Et j’eus recours à une nouvelle fable pour irriter encore la jalousie de Robert de Mareuil ; je voulais le rendre aussi ardent que moi à découvrir quel était cet inconnu.

— Dis vite… — reprit le comte.

— Un des domestiques, celui qui était monté derrière la voiture de ce monsieur, a dit à celui de devant…

— Au cocher ?

— Oui, Monsieur ; il a dit au cocher, quand le jeune homme a été descendu : Nous en voilà comme à l’ordinaire, pour une ou deux heures d’attente…

— Comme à l’ordinaire… pour une ou deux heures d’attente ? — s’écria le comte de Mareuil. — Ce domestique a dit cela. Mais c’est très-important à savoir.

— Dam’, Monsieur, moi, j’en ignore.

— Mais, butor, cela prouve que ce jeune homme vient d’habitude dans cette maison.

— C’est possible. Monsieur.

— Il faut absolument que d’ici à trois ou quatre jours au plus, tu saches quel est ce jeune homme ; — me dit Robert de Mareuil après quelques moments de réflexion.

J’en étais venu à mes fins… j’avais rendu le comte aussi désireux que moi de pénétrer ce mystère, et il devait ainsi m’aider dans mes recherches.

— Oui, — reprit-il, — faut que tu découvres quel est ce jeune homme.

— Moi, Monsieur, et comment voulez-vous que je fasse ?… — Robert de Mareuil me dit :

— À partir de dix ou onze heures du matin, tu t’établiras dès demain auprès de la maison du baron… tu examineras toutes les personnes qui entreront chez lui, et tu observeras, si parmi elles se trouve ce jeune homme dont tu m’as parlé… S’il y vient en voiture, rien de plus facile que savoir qui il est.

— Comment cela, Monsieur ?

— En interrogeant les domestiques, en leur demandant le nom de leur maître.

— Oh ! Monsieur… moi… je n’oserai pas… et puis ils ne voudront pas me le dire…

— Bien, bien, anti-Frontin, — dit Balthazar.

— S’ils refusent de te répondre, il y aura un moyen très-simple de faire parler ses gens, — reprit Robert ! — Cet homme, dis-tu, est jeune, élégant et beau ?

— Oui, Monsieur, très-beau, très-beau de figure.

Robert fronça le sourcil et ajouta :

— Eh bien ! tu diras d’un air mystérieux à ses gens que tu viens de la part d’une très-jolie femme qui a remarqué leur maître, et qui voudrait savoir son nom et son adresse : il est impossible, alors, que les domestiques ne te le disent pas. Comprends-tu bien ?

— Mais, Monsieur, puisque ce n’est pas vrai… — dis-je à Robert d’un air niais et embarrassé. — Il faudra donc que je mente ?

— Bravo, anti-Frontin ! — s’écria Balthazar ne pouvant rester muet plus long-temps, — tout-à-l’heure tu m’effrayais, tu tournais légèrement au Figaro, mais ce dernier trait me rassure ! Aussi, — s’écria le poète avec une exaltation croissante, — aussi j’élève tes gages à quinze mille livres tournois pour cette vertueuse réponse, — s’écria Balthazar. — Seulement, tu me fourniras de tire-bottes, d’allumettes chimiques, de cirage et de faux cols.

— Mais, Monsieur, si ce jeune homme ne vient pas en voiture ? — dis-je à Robert. — Comment parler à ses domestiques ?

— S’il vient à pied, tu attendras qu’il sorte et tu le suivras…

— Où cela, Monsieur ?

— Partout où il ira… il faudra bien qu’il couche quelque part.

— Ah ça ! c’est vrai, — dis-je d’un air fin et triomphant, — et comme on ne couche que chez soi… je saurai bien où il demeure.

On ne couche que chez soi ! — s’écria Balthazar épanoui. — Martin, pour rémunérer ta chaste croyance, je porte tes gages à soixante mille livres tournois ; mais tu me fourniras de chaussettes, de socques articulés, de bretelles, de sous pour passer le pont des Arts, et tu m’offriras cinq melons dans la primeur…

— Vous êtes bien bon, Monsieur, — dis-je au poète ; puis, m’adressant au comte : Une fois que je saurai où demeure ce monsieur, je ne saurai pas son nom pour cela ?

— Tu entreras chez le portier, tu lui dépeindras l’homme qui est rentré le soir, et tu demanderas son nom… je te trouverai un prétexte.

— Ah ! Monsieur… comme vous êtes donc malicieux ! — m’écriai-je avec admiration.

— Maintenant, autre chose, — me dit Robert de Mareuil en me remettant une lettre probablement écrite pendant mon absence. — Tu vas porter ceci passage Bourg-l’Abbé, chez le nommé Bonin, marchand de jouets d’enfants.

À ce nom de Bonin de vagues souvenirs me revinrent à l’esprit ; il me semblait avoir déjà entendu prononcer ce nom ; mais je ne pus me rappeler dans quelle circonstance, et à quelle personne il appartenait.

— Il n’en sera pas de cette lettre comme de celle du baron ; — me dit Robert de Mareuil, — tu la remettras à M. Bonin, lui-même, il ne sort guères de sa boutique… et il te donnera une réponse.

— Bien, Monsieur…

— Allons, va… et reviens vite…

— Et tu diras, en revenant, au petit traiteur de la rue Saint-Nicolas d’apporter à dîner… pour deux, — me dit majestueusement Balthazar, — car nous te nourrissons, Martin, nous te logeons… et nous l’habillerons quand tes vêtements, encore excellents, seront usés ;… tu coucheras dans l’antichambre ; le buffet te servira de commode ; je te prêterai ma peau d’ours de Sibérie, en attendant que je t’aie organisé un lit convenable, tu dormiras là comme un roi.

— Oh ! je ne suis pas difficile. Monsieur, — lui dis-je. — En rentrant, je prendrai à mon garni le peu d’effets que je possède ; je me trouverai bien partout où vous me mettrez.

— Allons, dépêche-toi… — me dit Robert de Mareuil, — tu attendrais M. Bonin, dans le cas où il ne serait pas rentré.

— Bien, monsieur. — Et je sortis. J’arrivai passage Bourg-l’Abbé, passage triste, sombre s’il en est ; au moment où j’y entrais, je fus assez violemment heurté par un tout jeune homme qui venait de s’élancer d’un élégant cabriolet, pendant que le groom se tenait à la tête d’un beau cheval impatient et fougueux. Après m’avoir adressé une légère excuse, ce jeune homme ou plutôt cet adolescent d’une figure imberbe et assez vulgaire, mais vêtu avec beaucoup de recherche, passa devant moi, je le suivis en cherchant des yeux la boutique de jouets d’enfants.

Au moment où je venais de la découvrir, j’y vis entrer l’adolescent qui était descendu de cabriolet devant moi ; je le trouvai auprès du comptoir, lorsque je m’y présentai à mon tour : deux autres personnes attendaient dans cette boutique : la première était un chasseur portant le couteau de chasse en sautoir, l’habit vert, les épaulettes d’argent et le tricorne empanaché de plumes de coq, la seconde était une fort jolie fille qui me parut une fringante soubrette à en juger du moins par sa mine éveillée, son frais petit bonnet, son tablier bien blanc et sa mise proprette. Le chasseur, grand garçon leste et dégourdi, me parut en conversation réglée avec la femme-de-chambre, assise à ses côtés ; tandis qu’une vieille au teint jaune et ridée, à l’air revêche, aux yeux gris perçants, était pour ainsi dire accroupie derrière le comptoir.

L’adolescent dont j’avais été précédé, s’approcha de cette mégère, et, à ma grande surprise, il lui adressa la parole avec une sorte de déférence affectueuse.

— Bonjour, ma chère madame Laridon, — lui dit-il, — comment vous va ?

— Si vous venez pour l’affaire, — dit la vieille d’un ton maussade, — vous pouvez vous en retourner… ça ne se peut pas.

— Comment ? — s’écria l’adolescent, qui me parut cruellement désappointé ; — hier, c’était convenu…

— Eh bien ! aujourd’hui, c’est déconvenu… voilà…

— Mais, ma chère Madame Laridon, c’est impossible, M. Bonin savait bien que je comptais là-dessus, moi…

— Restez là dix heures, parlez-moi dix heures, — reprit brusquement la mégère, — ça sera comme si vous chantiez : le patron a dit non, c’est non !

— Mais alors, — s’écria l’adolescent, désolé, — il ne fallait pas qu’il me promît pour aujourd’hui…

— Assez causé, — dit la mégère en croissant ses bras sous son tablier, et restant insensible à toutes les instances du jouvenceau.

— Ça m’est égal, — dit enfin celui-ci avec un accent de désappointement courroucé, — j’attendrai M. Bonin.

La vieille femme fit un geste de tête et d’épaules qui semblait dire :

— Faites ce qu’il vous plaira.

Puis m’avisant à la porte où je restais, attendant que l’adolescent eût quitté le comptoir, cette femme me dit :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’apporte une lettre pour M. Bonin, Madame.

— Il va rentrer… vous la lui remettrez, — me répondit-elle brusquement.

Il n’y avait que deux tabourets dans cette boutique, ils étaient occupés par la soubrette et par le chasseur. L’adolescent me parut blessé de ce que le laquais de grande maison ne lui offrît pas le siège qu’il occupait ; mais le chasseur, fort insoucieux de commettre cette grave inconvenance, échangea un regard ironique avec la fringante soubrette, en lui faisant remarquer le rougir de dépit qui montait au visage du jouvenceau.

De plus en plus surpris de ce que je voyais et de ce que j’entendais, j’examinai cette étrange boutique avec une curiosité croissante. Au lieu d’être riante et gaie, comme le sont habituellement les magasins de ce genre, avec leurs poupées fraîchement vêtues de satin et de paillettes, avec leurs petits ménages étincelants comme de l’argent, ou leurs chevaux enharnachés d’écarlate et d’oripeaux, cette boutique était d’un aspect sombre et nu, à l’exception de quelques vieux joujoux, fanés, décolorés et poudreux, étalés pour la montre, je ne vis, dans l’intérieur de ce magasin, aucun autre jouet d’enfant ; elle était garnie, du haut en bas, de grands casiers bruns remplis de poussière.

J’en étais là de mes observations, presque caché dans l’ombre du fond de la boutique, car la nuit s’approchait, lorsque je vis entrer un homme de haute taille, portant de longues moustaches grises sur sa figure bistrée, un col noir, une grande redingote bleue, militairement boutonnée jusqu’au menton, une grosse canne plombée, et un vieux feutre sur l’oreille.

Je ne me trompais pas… c’était le cul-de-jatte. Ses épaisses moustaches, sa tournure militaire, m’avaient tout d’abord empêché de le reconnaître. De crainte d’être aperçu de lui, je me rejetai dans l’angle le plus obscur du magasin.

À la vue du bandit, la vieille femme parut sortir tout-à-coup de son apathie. Elle se leva à demi, et s’écria vivement :

— Eh bien ?…

— Ça se gâte, — dit le cul-de-jatte à voix basse. — Il paraît que c’était un loup sous une peau de mouton.

— Comment ? ce n’est pas fini ? — dit la vieille femme d’un ton de reproche.

— Fini ?… ah bien oui ! fini, — reprit le cul-de-jatte. — Le capitaine aura du fil à retordre…

— Avec un… un poulet pareil ? — fit la vieille en haussant les épaules de dédain.

— Je vous dis que le poulet est un coq… — répondit le cul-de-jatte, — un coq bien armé d’éperons, et qui ne se laissera pas manger la tête… C’est moi qui vous le dis…

— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? — dit la vieille en grommelant. — À quoi bon venir ici ?

Le capitaine engage le patron à accepter le tiers… Comme ça… il y aura moyen… de moyenner.

— Le patron n’y est pas, ça le regarde, il écrira ce soir au capitaine, — répondit la vieille.

— Ainsi, c’est convenu, au port d’arme jusqu’à demain, — dit le cul-de-jatte, — je vais en prévenir le capitaine.

— Le patron lui écrira, — reprit la vieille.

Le cul-de-jatte sortit.

En entendant ces mots le capitaine, un singulier pressentiment me dit qu’il s’agissait de Bamboche, toujours en rapports avec le cul-de-jatte. Je cherchais aussi vainement à deviner quels singuliers intérêts pouvaient amener des personnes de conditions si différentes dans cette sombre boutique de jouets d’enfants, où il n’était nullement question d’acheter ou de vendre des jouets d’enfants.

Soudain la vieille femme, collant, pour ainsi dire, sa figure sèche et ridée aux carreaux de la boutique, dit d’une voix creuse :

— Voici le patron !

À ces mots, le chasseur et la soubrette se levèrent avec empressement, et l’adolescent s’écarta de la porte vitrée à travers laquelle il avait jusqu’alors regardé dans le passage, afin de dissimuler, sans doute, sa mauvaise humeur.




CHAPITRE XII.


le marchand de jouets d’enfants.


La porte de la boutique s’ouvrit.

Le jour baissant, rendu plus sombre encore par l’obscurité du passage, m’empêcha d’abord de distinguer les traits du marchand de jouets d’enfants ; il portait d’ailleurs un vieux chapeau enfoncé sur les yeux, et le collet de sa redingote couleur tabac d’Espagne, relevé, sans doute de crainte du froid, lui cachait les oreilles et une partie du visage.

Malgré le dépit courroucé qu’il avait témoigné, l’adolescent s’approcha du marchand et lui adressa la parole avec une sorte d’obséquiosité timide, inquiète, presque suppliante :

— Bonjour, mon cher Monsieur Bonin, — lui dit-il, — je venais pour…

Le marchand, interrompant le jouvenceau, dit vivement à la vieille :

— Tu ne l’as donc pas averti que ça ne se pouvait pas ?

— Je le lui ai dit, archi-répété, — grommela la vieille ; — il a voulu rester…

Alors, s’adressant à l’adolescent, M. Bonin lui dit d’un ton fort significatif :

— Bonsoir, jeune homme.

Et il lui tourna brusquement le dos.

— Mais, Monsieur Bonin, — reprit le jouvenceau d’une voix suppliante, — je vous en supplie… si vous saviez… je vais vous expliquer pourquoi je…

— Inutile… inutile… — s’écria M. Bonin, sans même regarder l’adolescent, — j’ai dit non… c’est non… Bonsoir.

— Mais, Monsieur Bonin… je vous en conjure… écoutez-moi donc.

— Allez vous coucher, jeune homme, ça vous rafraîchira le sang, — dit M. Bonin au jouvenceau, — encore une fois, bonsoir.

Puis, s’adressant au chasseur, le marchand de jouets d’enfants lui dit :

— Vous venez de la part du duc ?

— Oui, Monsieur, voilà une lettre de mon maître…

Au moment où le chasseur remettait son message à M. Bonin, l’adolescent, furieux sans doute d’être ainsi humilié devant témoins, s’écria :

— Eh bien ! puisqu’il en est, je vous dénonce comme un fripon que vous êtes, Monsieur Bonin ;… je dirai que je ne songeais pas à mal, lorsque j’ai reçu une lettre dans laquelle on me disait qu’une personne sachant que mon père était riche, me proposait des avances sur l’héritage qui me reviendrait un jour… Je dirai…

— Ta, ta, ta, vous direz… vous direz !! quoi ? que direz-vous ? Voilà comme sont ces petits messieurs-là, — reprit le marchand en haussant les épaules avec une expression de dédaigneuse insouciance, — ils viennent vous proposer d’escompter la mort de papa ou de maman, parce qu’ils n’ont pas la patience d’attendre l’héritage, dont ils sont friands… et quand d’honnêtes marchands refusent de favoriser leur désordre, ils viennent les injurier chez eux ; ça fait pitié… voilà tout.

— Comment ! vous osez dire, — s’écria l’adolescent en s’exaltant de plus en plus, — vous osez dire que vous n’êtes pas complice de ce capitaine de hasard qui m’a fait signer pour cent mille francs de lettres de change en blanc, pour lesquelles j’ai été censé recevoir de lui un chargement de bois de campèche et de jambons d’ours, — un brevet d’invention et d’exploitation pour les aérostats lycophores, — mille bouteilles de Lacryma-Christi, deux mille exemplaires de Faublas, — je ne sais combien de quintaux de rhubarbe, — une cession de dix lieues carrées de territoire au Texas, — une partie de plumes d’autruche. — et une créance hypothécaire sur le bey de Tunis… objets et propriétés imaginaires, dont je n’ai jamais vu que les bordereaux et les prétendus titres, et que vous m’avez rachetés en bloc, vous… pour la somme de treize mille trois cents francs ?

À l’énumération des étranges valeurs données à l’adolescent, le chasseur et la soubrette partirent d’un fou rire. Je ne partageai pas cette hilarité, car j’ignorais complètement alors ce que c’était que les prêts usuraires.

L’adolescent n’eut pas l’air de remarquer cette impertinente gaîté ; mais sa colère redoubla, et il s’écria en s’adressant au marchand :

— Je vous dis, moi, que vous êtes complice de ce fripon de capitaine, vous le sentiez si bien que vous m’aviez proposé une affaire soi-disant bien meilleure, puisque, au lieu de prétendues marchandises, il s’agissait d’espèces, et qu’aujourd’hui même vous deviez me remettre vingt mille francs contre un blanc-seing signé de moi… et vous osez nier votre promesse !

— Une dernière fois, jeune homme, je déclare que jamais je ne serai complice de vos folles prodigalités… Allez trouver papa et maman. Soyez bien gentil, et ne faites pas de bruit dans ma boutique… sinon j’enverrai Laridon chercher la garde…

— Puisqu’il en est ainsi, — s’écria le jeune homme exaspéré, — vous entendrez parler de moi…

— Quand vous voudrez… je suis en règle… — dit le marchand avec calme, pendant que l’adolescent sortait en refermant violemment la porte.

— Imbécile, — dit à demi-voix M. Bonin.

Et il prit des mains du chasseur, et lut la lettre que celui-ci était sur le point de lui remettre, au moment où la colère de l’adolescent fit explosion.

Plus j’entendais la voix de M. Bonin, voix claire, aiguë, à l’accent sardonique, plus il me semblait la reconnaître. En vain je tâchais de distinguer les traits de cet homme ; je ne pouvais y parvenir, grâce à son collet toujours relevé, à son chapeau toujours enfoncé sur les yeux, et au jour de plus en plus sombre qui envahissait la boutique, au fond de laquelle je me tenais immobile.

— Vous direz au duc, — dit au chasseur le marchand de jouets d’enfants, après avoir lu, — que je n’ai pas le temps d’aller aujourd’hui chez lui, examiner les objets dont il me parle… qu’il les apporte ou qu’il les envoie demain soir, de sept à huit heures, à l’heure de mon dîner, je les verrai, et je dirai ce que ça vaut.

— Comment ? comment ? — reprit le chasseur avec l’impertinente familiarité d’un laquais de grande maison, — ce n’est pas ça ; M. le duc entend que vous veniez le voir aujourd’hui.

— Eh bien ! M. le duc ne me verra pas, voilà tout, — répondit M. Bonin avec une froide ironie ; — qu’il vienne demain… à l’heure de mon dîner… il me trouvera…

— C’est tout de même joliment drôle qu’un duc et pair, fils d’un maréchal de l’Empire, soit obligé d’être à vos ordres, — dit le chasseur blessé pour ainsi dire dans l’amour-propre de son maître.

— Ah bah ? vraiment ! — dit le marchand de jouets, — il faut pourtant qu’il se donne cette petite peine-là, puisqu’il veut emprunter sur les crachats, l’épée et autres brimborions en diamants de feu son père, ce cher petit seigneur ! Quant à vous, mon garçon, croyez-moi, si votre jeune maître vous doit des gages, faites-vous payer… Il est à bout de ses pièces. Quand la maison se lézarde… les rats s’en vont,… et ils ont bon nez… Profitez de l’apologue… Bonsoir.

Le chasseur parut en effet assez frappé de l’apologue, et sortit après avoir fait un signe d’intelligence à la soubrette.

Celle-ci remit à son tour une lettre au marchand de jouets, qui dit, en la lisant :

— À la bonne heure, ta maîtresse à toi est une femme d’ordre, mon enfant ; elle est cupide, elle est avare ; elle songe à l’avenir, elle pense au solide, et elle n’a pas dix-huit ans ! et elle est belle comme un astre… Mais aussi elle connaît ses fils de famille par cœur ; et elle joue de ces imbéciles-là sur tous les airs, tant qu’ils sont ses amants… Voyons ce qu’elle me veut.

Et, ce disant, M. Bonin décacheta la lettre.

J’ai su depuis ce qu’elle contenait ; le voici dans toute sa naïve simplicité, sauf une horrible orthographe qu’il est inutile de rapporter :

« Mon bon vieux,

» Le petit marquis veut me donner pour soixante mille francs de diamants, mais il n’est pas en fonds pour le moment, son intendant attend des rentrées d’ici à trois ou quatre mois… des vraies rentrées… j’en suis sûre… mais trois mois !… c’est long, et puis vaut mieux tenir qu’attendre… et puis, il y a un Russe très-riche dont on m’a parlé… vous comprenez ; enfin, ce serait comme le denier d’adieu du marquis, aussi je lui ai dit que je voulais les diamants tout de suite, et que, comme il n’avait pas d’argent comptant… je connaissais quelqu’un qui pourrait lui prêter soixante mille francs, mais à 20 % d’intérêts payé d’avance pour six mois.

» Ce quelqu’un-là, c’est moi ; mais en apparence ça sera vous ; j’ai ordonné à mon agent de change de vendre pour 3,200 livres de mes rentes, vous vous aboucherez avec l’intendant du petit marquis, vous exigerez une lettre de change, à six mois, bien en règle, et vous serez censé lâcher les fonds, que l’on ira toucher chez mon notaire sur un mot de vous ; il est prévenu. De cette façon-là, j’aurai les diamants tout de suite, et je bénéficierai des 15 % d’intérêts, car il y aura, bien entendu, 5 % de commission pour vous.

» Si vous flairez quelque affaire solide et avantageuse (je ne veux pas de carottage ni de mineurs), écrivez-moi, j’ai encore une centaine de mille francs disponibles pour un an environ, car je guigne toujours cette fameuse ferme de Brie… C’est un gros nanan, mais, tôt ou tard, il sera dans mon sac.

» N’oubliez pas d’aller demain matin chez l’intendant du petit marquis. Toute à vous, mon bon vieux.

malvina charançon. »

— Et cet amour de femme-là n’a pas dix-huit ans ! — s’écria le marchand de jouets après avoir lu. — Quelle tête ! quelle intelligence pratique des affaires !

Puis s’adressant à la soubrette :

— Tu diras à ta maîtresse que c’est bien… Je ferai ce qu’elle demande. En voilà une qui te paie exactement tes gages… j’en suis sûr, hein ?  ?..

— Oh ! Monsieur… je crois bien ! je les place chez elle… Ma maîtresse !! c’est plus sûr qu’un notaire !!

Et la soubrette sortit pour aller sans doute rejoindre le chasseur qui n’avait pas probablement quitté le passage.

La nuit était alors tout-à-fait venue. Soudain d’éblouissants jets de gaz éclairèrent le passage et l’intérieur de la boutique du marchand de jouets. Cet homme ôta son chapeau et rabaissa le collet de sa redingote.

Je reconnus mon ancien maître… la Levrasse.

Une sorte de frayeur rétrospective me fit un instant frissonner, surtout lorsque j’eus remarqué les profondes cicatrices d’une large brûlure qui s’étendait depuis le bas de la joue jusqu’au front, brûlure sans doute occasionnée par l’incendie de la voiture nomade, allumé par Bamboche. La figure de la Levrasse était toujours imberbe, blafarde et sardonique. Il me parut à peine vieilli ; seulement au lieu de porter ses cheveux à la chinoise, il les portait coupés très-ras et en brosse, ce qui changeait peu l’aspect de sa physionomie ; je ne pus maîtriser une certaine émotion en présentant la lettre de Robert de Mareuil ; mais je ne ressentais pour le bourreau de mon enfance aucune haine personnelle, si cela peut se dire ; c’était un mélange de dégoût, de mépris et d’horreur qui me soulevait le cœur ; j’aurais voulu, par un sentiment d’équité, voir ce misérable livré à toutes les rigueurs des lois ; mais j’aurais cru me souiller en exerçant sur lui de violentes représailles, que ma jeunesse, ma force et ma résolution eussent rendues faciles.

Avant que la boutique fût éclairée, je m’étais tenu à l’écart et dans l’ombre, dans une espèce de renfoncement formé par la baie de la porte de l’arrière-boutique ; la Levrasse n’avait donc pas jusqu’alors remarqué ma présence ; aussi, à ma vue, il recula d’un pas, et dit à la vieille femme d’un air surpris et contrarié :

— D’où diable sort-il ? Il était donc là ? et moi qui, tout-à-l’heure, me croyais en famille.

— Comment ? — reprit la vieille, — vous ne l’avez pas aperçu ? Moi, je croyais que vous le gardiez exprès pour la fin.

La Levrasse haussa les épaules, frappa du pied et me dit en m’examinant avec attention :

— Qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? que voulez-vous ?

— Monsieur, je viens vous apporter une lettre de la part de M. le comte Robert de Mareuil.

À ce nom une vive satisfaction se peignit sur les traits de la Levrasse, et il me dit :

— Donnez… donnez cette lettre… je m’attendais à la recevoir hier.

Après avoir lu la lettre que je lui donnai, et dont le contenu sembla lui plaire beaucoup, il me dit avec un accent d’extrême bienveillance :

— Mon garçon, vous direz à M. le comte Robert de Mareuil que j’aurai l’honneur d’être chez lui demain matin sur les dix heures, ainsi qu’il le désire.

Puis la Levrasse m’ouvrit fort poliment la porte de la boutique en me répétant :

— Demain, à dix heures… ne l’oubliez pas, mon ami, je serai chez M. le comte Robert de Mareuil.

Je sortis de la boutique de la Levrasse avec de nouveaux et puissants motifs de réflexion, d’intérêt, de crainte et de curiosité ; j’étais presque certain que le capitaine dont avait parlé le cul-de-jatte était aussi ce même capitaine que l’adolescent regardait comme le complice des prêts usuraires du marchand de jouets d’enfants : en un mot, qu’il s’agissait encore du capitaine Bambochio.

Quant à la Levrasse, que je retrouvais sous le nom de M. Bonin, marchand de jouets d’enfants, alors seulement je me souvins qu’en effet l’ancien saltimbanque s’appelait Bonin, nom quelquefois inscrit sur nos affiches, mais que j’avais complètement oublié. Je m’étonnai peu du ténébreux métier qu’il faisait, sous le prétexte de vendre des jouets d’enfants ; plus tard seulement j’eus une idée complète de cette nouvelle infamie.

Quelle singulière fatalité, après tant de vicissitudes, de pérégrinations, réunissait ces trois hommes — Bamboche, — le cul-de-jatte, — et la Levrasse ?

Quelle communauté d’intérêts avait pu leur faire oublier la haine implacable dont ils devaient être animés les uns contre les autres ? Comment Bamboche avait-il pu renoncer à ses ressentiments de vengeance contre la Levrasse ?

Je n’en pouvais douter, Bamboche avait été l’auteur ou le complice de bien basses, de bien coupables actions… pourtant je ne sentais pas diminuer mon attachement pour lui. Il se mêlait à cette amitié une sorte de pitié douloureuse, car j’avais été témoin des sincères velléités de retour vers le bien, auxquelles avait souvent obéi Bamboche ; je ne sais quel vague espoir me disait que mon influence sur cette nature énergique lui serait peut-être salutaire. Mon désir de le revoir était bien vif, mais j’eus assez d’empire sur moi pour ne hasarder aucune tentative de rapprochement avant d’avoir arrêté le plan de conduite que je devais tenir à l’endroit des hommes et des choses qui me semblaient importer aux intérêts de Régina.

De retour chez mes nouveaux maîtres, je rapportai au comte Robert de Mareuil la favorable réponse du marchand de jouets d’enfants ; il me parut radieux, et son ami Balthazar se livra aux démonstrations de joie les plus bruyantes et les plus excentriques. Il voulait absolument aller le soir même aux Funambules pour décerner une ovation à Basquine, qu’il admirait de confiance, car il ne l’avait jamais vue jouer, mais Robert de Mareuil ayant rappelé à son ami que leur soirée devait avoir un but plus sérieux, le poète dut en soupirant ajourner son projet.

Après leur frugal dîner, dont les reliefs me suffirent, mes maîtres me prévinrent qu’il serait inutile de les attendre, et m’engagèrent à me coucher, ajoutant qu’ils m’éveilleraient à leur retour, s’ils avaient besoin de quelque chose.

Avant son départ, Robert de Mareuil m’avait ordonné d’ouvrir sa malle, son sac de nuit, et de mettre en ordre les effets qu’ils contenaient.

Cette besogne fut bientôt accomplie, car il était difficile de voir une garde-robe moins nombreuse et plus fatiguée que celle du comte Robert. Le seul objet de luxe que je trouvai dans cette espèce d’inventaire, fut un beau nécessaire à écrire, en cuir de Russie, à fermoir et à serrure d’argent, dont Robert de Mareuil possédait sans doute la clé.

En allant et venant dans cet appartement, j’observai une chose qui ne m’avait pas frappé tout d’abord.

Je remarquai dans la cloison qui séparait la chambre de mes maîtres de celle que je devais occuper, une sorte de replâtrage circulaire de six pouces environ de diamètre, et élevé de trois pieds au-dessus du plancher.

Évidemment cette muraille avait été primitivement percée par le tuyau d’un poêle (destiné sans doute à chauffer alors la pièce ou j’allais coucher) qui allait se perdre en formant un coude à travers la cheminée de la chambre voisine.

Dans cette chambre, occupée par mes maîtres, le papier de la tenture cachait ces vestiges ; mais dans la pièce où je couchais l’on n’avait pas pris soin de les dissimuler…

Il me vint alors une pensée blâmable en soi, je l’avoue, mais qu’autorisaient peut-être les craintes croissantes que m’inspiraient les étranges relations de Robert de Mareuil, et ce que j’avais pu pénétrer de ses desseins sur Régina…

En laissant, du côté de la chambre voisine, le papier de tenture qui cachait l’ancien passage du tuyau, mais en retirant de mon côté les matériaux qui l’obstruaient, je pouvais ne perdre aucune parole de mes maîtres, lors même qu’ils eussent parlé à voix très-basse… Pour masquer l’ouverture de cette espèce de conduit acoustique, je prenais derrière le buffet un morceau de tenture, et je l’ajustais soigneusement à la place du replâtrage apparent dans ma chambre.

J’hésitai avant de me décider à commettre cet abus de confiance, je m’interrogeai sévèrement, me demandant à quel mobile j’obéissais ?

Quel but je me proposais ?

Et enfin, si une nécessité absolue m’autorisait à agir ainsi ?

À ces questions que je me posais en toute sincérité, je répondis :

Le mobile auquel j’obéis est le dévoûment le plus absolu que puisse inspirer un amour aussi passionné que respectueux et désintéressé, un amour qui doit être et sera toujours ignoré de celle qui l’inspire…

Le bien que je me propose est de protéger, de défendre, autant que me le permet mon humble condition, une noble jeune fille que je crois… que je sens menacée.

La nécessité qui m’impose l’obligation d’agir comme je fais, est absolue : je n’ai aucun autre moyen de m’assurer des véritables intentions de Robert de Mareuil… et d’ailleurs, j’en atteste le ciel !… si mes soupçons ne sont pas fondés, si je reconnais la droiture du caractère de ce jeune homme, si ses projets, si ses espérances sont partagées par Régina, quelque douloureuse que me soit cette résolution, je serai aussi zélé pour servir les desseins de Robert de Mareuil que je leur aurais été hostile dans le cas contraire.

Enfin, dernière épreuve, après m’être demandé en mon âme et conscience, si mon action aurait été approuvée par Claude Gérard, à la sanction de qui je reportais toujours mentalement mes actions… je me décidai…

Au bout d’une demi-heure, une communication acoustique, parfaitement masquée, existait entre la chambre voisine et la mienne. Les sons m’arrivaient si distinctement, qu’ayant allumé du feu dans la cheminée de cette chambre occupée par mes maîtres, j’entendis parfaitement les légers pétillements du bois, quoique la porte fût fermée.

Ceci fait, j’attendis avec impatience le retour de Robert de Mareuil en m’étendant sur la peau d’ours que Balthazar m’avait généreusement octroyée, mon chevet tourné du côté de la communication que je venais d’établir.




CHAPITRE XIII.


l’entretien.


Au bout de deux ou trois heures, Robert de Mareuil et Balthazar rentrèrent, traversèrent rapidement la pièce où j’étais couché, feignant de dormir profondément, et s’enfermèrent dans la chambre voisine. Presque aussitôt j’entendis le bruit d’une chaise heurtée ou renversée avec colère.

Approchant alors mon oreille de l’espèce de conduit acoustique pratiqué presque à mon chevet, j’écoutai l’entretien suivant :

— Allons donc, Robert ! — dit le poète d’un ton d’affectueux reproche — du calme,… du courage,… que diable ! rien n’est désespéré…

— Tout est perdu… — s’écria Robert de Mareuil en marchant à grands pas, et en murmurant des imprécations de fureur.

— Non, tout n’est pas perdu… puisque rien n’est fait, — reprit Balthazar, — et encore quelle créance faut-il ajouter à ces bruits ?… Voyons, Robert, pas d’égoïsme, tu sais combien je déteste d’être attristé, et tu es là, à me navrer le cœur avec ton désespoir.

Après un moment de silence, Robert de Mareuil reprit :

— Tiens… Balthazar… je n’ai que toi d’ami… tous ceux que j’ai comblés dans mon temps de prospérité…

— Une fois la bise de la ruine venue, ont filé à tire d’aile ! comme les oiseaux de passage aux approches de l’hiver !… Parbleu !… tu t’étonnes de cela ? — dit le poète, — alors à quoi t’a donc servi d’avoir mené la vie de Paris ? Oublie tout cela, le passé est passé, causons du présent, en vieux amis de collège…

— Oui… — reprit Robert avec amertume, — maintenant je te reviens. Tant que j’ai été riche… je t’ai délaissé.

— Un instant !… — s’écria Balthazar. — Ne confondons pas… c’est moi qui t’ai délaissé… quand je t’ai vu lancé… Je te demande un peu la belle figure que j’aurais faite dans ton grand monde… avec mes pauvres 1,200 fr. de rentes et mon hydrophobie de travail et de rimaille. Mais je ne t’ai pas oublié pour cela, je t’ai vu cinq ou six fois dans ton bel équipage. Tu passais sur le boulevard comme un brillant météore… Je te saluais de la main, et tout météore que tu étais, tu t’arrêtais, tu descendais de voiture, tu venais me parler ; c’était intrépide de ta part, car je portais des bas de laine noire, des souliers lacés, et un chapeau gris en toute saison. Tu devais être peu flatté d’être vu en conversation avec moi ; mais…

— Balthazar !…

— Avoue cette petitesse… je t’en avouerai une autre, c’est que moi j’étais superbement fier d’être vu, causant avec un jeune homme aussi élégant que toi ! mais j’avais toujours du guignon, jamais un de mes pairs en souliers lacés ne m’a vu causer avec toi. Parlons sérieusement : nous avons obéi à nos destinées : tu t’es amusé comme un dieu… j’ai rimaillé comme un diable, et nous nous retrouvons, moi avec quelques milliers de vers de plus, toi avec quelques milliers de louis de moins, ce qui égalise nos fortunes… Seulement… moi je suis très-heureux de mon sort ; grâce au travail je vis huit à dix heures par jour au milieu du monde enchanté de l’imagination ; le reste du temps… j’espère… qu’est-ce que je dis ?… je vis dans la certitude de nager un jour ou l’autre, demain peut-être, en plein Pactole, j’en jure par le Styx et par la tête de mes libraires. C’est donc maintenant moi qui suis le riche, l’heureux, le millionnaire, et, pardieu ! je ne te laisserai pas te désespérer ainsi… Ce matin, tu étais feu et flamme, te voilà neige et frimas, pourquoi ? pour une nouvelle qui, fût-elle vraie, se borne à ceci : qu’il se trouve peut-être un obstacle sur ton chemin ! Allons donc, Robert, je ne te reconnais plus…

— Ni moi non plus — reprit le comte avec abattement. — Ah ! le malheur fait douter de tout…

— Avec ces découragements-là — s’écria le poète — sais-tu où l’on va ?…

Puis s’interrompant, il ajouta d’un ton grave et pénétré qui ne lui était pas habituel :

— Écoute, Robert, si je te croyais capable de vivre de très-peu en attendant le moment où, grâce à tes anciennes relations et à quelques protections de famille, tu pourrais obtenir un modique emploi… je te dirais : Que l’avenir ne t’inquiète pas, partage avec moi… l’excessivement peu dont je vis ; avant un mois ou deux tu seras casé dans quelque coin avec une bonne petite place de douze ou quinze cents francs… modeste, mais assurée… alors je…

— Écoute, à ton tour, Balthazar… — dit Robert, en interrompant son ami, — élevé dans le luxe et dans l’oisiveté, j’ai pris l’habitude de satisfaire à tous les goûts dispendieux, à tous les caprices d’une opulence prodigue. Je suis ignorant, paresseux et fier… J’aime dans la richesse, non-seulement les délices qu’elle donne, mais encore toutes les jouissances que l’orgueil en retire ; en un mot, j’aime autant à jouir… qu’à tenir mon rang, oui, car à tort ou à raison, je crois qu’un homme de ma naissance doit vivre autrement qu’un autre, qu’il doit représenter… comme on dit, et porter splendidement son nom ; voilà pourquoi, tant que je l’ai pu, j’ai mené le train d’un grand seigneur… À cette heure, me voici ruiné, criblé de dettes ; eh bien, je te le dis brutalement, je suis et je me sens incapable de gagner ma vie par mon travail… D’abord à quel travail serais-je propre ? À aucun… Et en admettant même que le hasard, ou une toute-puissante protection, me donnât un emploi, non pas de douze ou quinze cents francs, mais de douze ou quinze mille francs par an, je suppose…

— Comme qui dirait les appointements d’un préfet, d’un maréchal de camp, d’un évêque ou d’un conseiller à la cour royale, — dit Balthazar.

— Eh bien !… à part même l’espèce d’humiliation qu’il y a à avoir une place, c’est-à-dire à être aux ordres de quelqu’un, que diable veux-tu que je fasse de douze ou quinze mille francs par an… moi qui ai pris l’habitude d’une existence de cent mille livres de rentes, au moins !… Ce que je le dis là, te paraît peut-être absurde, c’est pourtant la vérité.

— Je te crois, Robert ; que diable ferais-tu de dix ou douze mille francs par an ? Sérieusement, très-sérieusement, je te regarde comme incapable de pouvoir vivre à moins de soixante mille livres de rentes au minimum, et encore en te gênant beaucoup, en étant très-serré ; tu m’as prouvé cela une fois très-mathématiquement, je me souviendrai toujours de ton budget raisonné. Laisse-moi te le rappeler, et pour cause.

» 1o — Me disais-tu, — on ne peut pas aller à pied ; mettons huit à dix mille francs pour mon écurie ; — 2o les femmes du monde obligeant à des soins assommants, il faut chercher une maîtresse ailleurs, et le moins que l’on puisse donner à une fille un peu à la mode, c’est quinze cents francs par mois sans les cadeaux ; — 3o on ne peut pas dîner au cabaret à moins d’une carte de trente à quarante francs, si l’on veut être quelque peu considéré et choyé par les garçons ; il faut compter aussi quarante à cinquante francs par jour pour une loge d’avant-scène à envoyer à sa maîtresse, ce qui, avec le bouquet quotidien obligé, et le dîner au cabaret, monte à environ cent francs par jour. — Ajoute à cela — le loyer d’un appartement confortable, — l’entretien, — l’imprévu, — les soupers, — les cadeaux à ma maîtresse, — les infidélités, — les fantaisies, — le jeu, — les paris de courses, — et tu verras qu’au bas mot, un homme d’un certain rang ne peut pas vivre, mais réellement pas vivre, à moins de quatre-vingt ou de cent mille francs par an, sans compter une centaine de mille francs de premier établissement ; et encore doit-il vivre en garçon, sans maison montée. »

— C’est vrai, — dit Robert de Mareuil avec un amer soupir de regret, — oui, je défie un homme comme il faut de vivre à moins à Paris, s’il veut tenir son rang…

— Tu es plus près de la vérité que tu ne le crois peut-être, Robert, en disant que tu ne peux pas vivre à moins, et je remets ce budget sous tes yeux pour bien constater la somme de tes besoins, maintenant, pour toi, le superflu, passé à l’état chronique, est devenu tellement nécessaire, que, s’il te manquait par trop long-temps…

— Je me tuerais, — dit froidement Robert.

Ces mots furent si résolument prononcés par le comte, que je ne doutai pas qu’il ne dît la vérité. Le poète partagea cette conviction, car, après un silence, il reprit d’une voix très-émue :

— Oui… je le crois, tu te tuerais. Aussi te le disais-je, tu ne peux pas vivre à moins de soixante mille francs. Je comprends cela, moi qui pourtant vis avec mes douze cents francs… Oui, je comprends cela, car il faut prendre ses amis comme ils sont ; au lieu d’être borgne ou bossu, tu as l’infirmité du superflu, mais voilà tout. Je ne veux donc pas que tu te décourages, parce que, si tu te décourages, tu manqueras un mariage de cent ou cent cinquante mille livres de rentes, et de désespoir tu te brûleras la cervelle. Or, que diable ! je ne veux pas, moi, que tu te brûles la cervelle… Je veux au contraire, que tu épouses Mlle Régina de Noirlieu… qui est au moins trois fois millionnaire… et tu l’épouseras… Les obstacles, nous les vaincrons ; pour cela je me mets tout à ton service… Et comme ce que je possède de plus clair en bien-fonds est… mon imagination… je mets surtout à ton service mon imagination et ma longue expérience de l’intrigue… dramatique, car j’ai là onze drames ou comédies entièrement vierges… Maintenant, si tu m’en crois, nous commencerons par bien résumer ta position, celle de Régina… et le caractère des gens qui doivent prendre part à l’action… Débrouillons d’abord tout ça… absolument comme s’il s’agissait d’un drame à composer. Ceci nettement établi, nous aviserons. Figure-toi enfin que je suis ton collaborateur et que c’est le plan d’une haute comédie… peut-être même d’un drame, que nous allons tracer… Voyons… d’abord le nom des acteurs… en fait de femme, nous avons Régina de Noirlieu… Jusqu’à présent… c’est tout.

— C’est tout, — répondit Robert.

— Bon… Maintenant les hommes : toi d’abord : Robert de Mareuil, le baron de Noirlieu, père de Régina, le comte Duriveau… et…

— Et le prince de Montbar, — s’écria Robert avec amertume, — c’était sans doute de ce maudit prince que Martin voulait parler… car le prince est très-jeune, très-beau, et il vient souvent chez le baron.

Ces mots de Robert de Mareuil justifièrent mes soupçons ; je n’en pouvais presque plus douter : l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux se nommait le prince de Montbar.

Balthazar reprit après un moment de silence :

— Sont-ce là… tous nos acteurs ?

— Oui, tous… et Dieu me damne… il n’y en a que trop… — répondit Robert.

— En fait de petits rôles, — reprit Balthazar, — nous oublions notre anti-Frontin. Tout bête qu’il est, il peut nous être utile. Les renseignements qu’il t’a donnés ce matin ne t’ont-ils pas mis sur les traces de Duriveau et du prince de Montbar ?…

— C’est vrai…

— Ajoutons donc, Martin, laquais de Robert de Mareuil (tu verras que ma manière de procéder, quoique bizarre, n’est pas mauvaise). La scène se passe… à Paris… Maintenant jetons un coup d’œil rapide sur l’avant-scène…

— Allons ! des folies… maintenant, — dit Robert avec impatience.

— Des folies… mais sache donc qu’on appelle l’avant-scène, les événements qui ont précédé le moment où l’action va s’engager… En d’autres termes, pour voir clair à nos affaires, résumons en quelques mots ta position jusqu’à ce jour… à l’endroit de Régina. Quelques-unes de tes confidences datent de loin, j’ai pu oublier certaines circonstances… rectifie mes souvenirs s’ils me font défaut… éclaire-moi sur ce que j’ignore… pour tout prévoir… il faut tout savoir… et je crois que je ne sais pas tout.

— Non… — répondit Robert de Mareuil avec embarras…

— Tu m’instruiras à mesure que les faits se présenteront, — dit Balthazar. — Maintenant, voyons notre avant-scène. Tu as été élevé avec Régina, dont tu es parent… À cette amitié enfantine a succédé une habitude d’intimité entre vous, qui, à mesure que vous avez grandi, s’est changé en amour… Est-ce bien cela ?

— Oui… amour tendre, passionné chez moi — reprit Robert ; — mais froid, grave et réservé chez Régina…

— Très-bien… vous avez ainsi atteint, elle sa seizième année, toi tes dix-huit ou dix-neuf ans, — reprit Balthazar ; — vous vous voyiez aussi souvent que l’autorisaient vos relations de famille, et vous continuiez de vous aimer, elle d’un amour de chaste pensionnaire, toi d’un amour de collégien… candide… vous promettant, comme cela se dit entre innocents, de vous aimer toujours… de n’être jamais que l’un à l’autre.

— Mais à une condition… — dit Robert.

— Quelle condition ?… tu ne m’en avais pas parlé.

— Régina m’a juré de n’être jamais qu’à moi, — reprit Robert de Mareuil, — mais à la condition que je vengerais un jour la mémoire de sa mère…

— La venger… de quoi ? — demanda Balthazar de plus en plus surpris, la venger… comment ?

— Régina ne s’était pas expliquée davantage… plus tard, elle devait compléter cette confidence… mais nous avons été séparés par suite d’une rupture entre nos deux familles. Or voici ce que tu ne sais pas, Balthazar, — ajouta Robert de Mareuil : — Lors de notre dernière entrevue… Régina me dit, d’un ton solennel : « On nous sépare… mais l’on ne peut séparer nos cœurs. Je vous ai aimé, je vous aime, Robert, parce que je vous connais depuis mon enfance, parce que je vous crois un noble cœur, un caractère généreux… parce qu’enfin vous m’avez juré de m’aider un jour à venger, à réhabiliter la mémoire de ma mère… indignement calomniée… Partez donc, Robert, puisqu’il le faut… Mais… je vous le jure par le souvenir sacré de ma mère… le temps, la distance ne me feront jamais oublier la promesse solennelle que je vous fais aujourd’hui de n’être jamais qu’à vous… Le jour où je croirai le moment opportun… je vous dirai venez… et vous viendrez… je le sais. »

— Ce langage est touchant… Cette promesse est formelle… — dit Balthazar avec émotion, — et étant donné le caractère ferme, loyal, chevaleresque de Régina, elle tiendra évidemment ce qu’elle a promis.

— Oh ! il le faudra bien… — s’écria Robert avec une sorte de ressentiment amer, — mon avenir repose sur cette seule espérance.

Balthazar garda quelques moments le silence.

— Qu’as-tu ? — lui dit Robert de Mareuil.

— Vraiment, — reprit le poète, d’un ton pénétré, — Régina est une noble créature… mais reprenons l’avant-scène… Le baron emmène sa fille vivre au fond d’une terre dans le Berri. Tu oublies vite ton premier amour, et fidèle au budget dont tu m’avais posé les chiffres, tu y appliques joyeusement la fortune que t’as laissée ton père… tout a une fin… même les héritages… Ta fortune à sec, les emprunts à bout, tu apprends que Régina, grâce à un héritage imprévu, se trouve riche de trois millions environ ; tu te rappelles alors la promesse solennelle de ton amie d’enfance… Maintenant… dis-moi franchement : Te sens-tu absolument dégagé de toute affection passée et à venir pour Régina ? Jouer le jeu que tu vas jouer… cela demande du sang-froid… je dirai même qu’il faut pour cela l’égoïsme inflexible de l’homme d’affaires ; car tu ne dois pas te le dissimuler, c’est une affaire, une excellente affaire que tu veux faire… Rien de plus, rien de moins… si tu réussis, je le dirai plus tard mon opinion personnelle là-dessus.

— Comment ? — s’écria Robert, — explique-toi.

— Nous parlons maintenant au point de vue… dramatique, et non pas au point de vue… moral… pardon du mot… Une position difficile… presque désespérée (c’est la tienne) et des caractères étant donnés, nous tâchons de trouver les moyens de dénouer heureusement cette position diabolique… En cela, tu cherches à faire, je le répète, une excellente affaire ; moi, je cherche à faire de la comédie d’intrigue… Il n’est donc pas question de morale là-dedans…

— Trouves-tu que j’agisse d’une façon déloyale ? — s’écria Robert.

— Allons donc !… tu es ruiné… criblé de dettes. Une jeune fille, belle et riche, t’a promis d’être à toi, tu viens réclamer sa promesse. Sur cent personnes, quatre-vingt-dix-neuf et demie agiraient comme toi… Sois donc tranquille, au point de vue du monde,… tu es pur, sans tache, comme l’agneau pascal…

— Mais à ton point de vue… à toi ?

— À mon point de vue… à moi ?

— Oui…

— Curieux !!

— Sois franc, tu n’agirais pas comme moi, Balthazar ?

— Peut-être…

— Tu me blâmes ?

— Mais je t’aide… parce qu’il s’agit pour toi, je le sais, d’une question de vie ou de mort, — dit gravement Balthazar.

— Tu me blâmes… et tu m’aides ; pourquoi cette contradiction ?

— Une contradiction ? — s’écria le poète, en reprenant sa bonne humeur ; — au contraire… c’est une fusion… un accord parfait… En te blâmant j’obéis à mon opinion personnelle ; en t’aidant je partage l’opinion du plus grand nombre.

— Toujours bizarre.

— Que veux-tu ?… Robert… un poète… c’est une si drôle de chose…

Quoiqu’elle fût passive, je sus gré à Balthazar de cette protestation contre les projets de Robert de Mareuil ; j’écoutai la fin de l’entretien de mes maîtres avec une inquiétude croissante.

— Continuons notre exposition — répondit Balthazar. — En apprenant l’héritage inespéré que vient de faire Régina, tu apprends, en outre, qu’elle est très-malheureuse chez son père… car elle n’est pas, dit-on, sa fille… le baron, quoique des années se soient passées depuis cette découverte, a pris tellement au tragique cet accident comico-conjugal, que sa misanthropie semble tourner, dit-on, à la démence… ce qui rend la position de sa fille parfaitement intolérable, surtout depuis que le baron l’a ramenée à Paris. Tout ceci te paraît tissé par ta bonne fée ; jeune fille tourmentée est à moitié enlevée… or, tu te proposes d’enlever Régina, bien certain que, pour mille raisons, son père ne te la donnerait pas… en mariage. Cette visée d’enlèvement n’est pas déraisonnable, tu as le serment de la plus chevaleresque des filles ; seulement elle ne t’a pas encore dit : venez… mais, c’est égal, tu viens tout de même pour prévenir ses vœux, c’est ainsi que tu arrives à Paris afin de faire le siège en règle de Régina et de ses millions… Voilà où nous en étions ce matin à midi. Ce soir, incident nouveau complétant l’avant-scène : tu apprends, de source à-peu-près certaine, que tu as deux compétiteurs à la main de Régina : l’un, accepté par le baron, est M. le comte Duriveau, un veuf,… un vilain enrichi et décrassé… L’autre prétendant,… agréé, dit-on, par Régina, qui aurait dans ce cas oublié son serment à ton endroit… l’autre prétendant est le prince de Montbar, jeune homme de vingt-cinq ans, beau comme l’Antinoüs, noble comme un Montmorency, distingué, spirituel et suffisamment riche ; je n’ai rien oublié, je crois, de ce que je sais du moins.

— Rien, — dit Robert de Mareuil.

— Quant à ce que j’ignore, — reprit Balthazar, — vois… si tu trouves à propos de m’instruire… à cette heure.

Après un moment de silence, Robert de Mareuil reprit d’une voix un peu embarrassée :

— Ce matin… je t’ai dit que j’arrivais de Bretagne… du château du marquis de Keroüard… chez qui j’avais été chercher un asile contre mes créanciers…

— Eh bien ?

— Ce matin, je suis sorti de la prison pour dettes… où j’étais depuis le mois de janvier.

— Toi… en prison,… et je n’en ai rien su, — s’écria Balthazar d’un ton de reproche.

— J’ai voulu, autant que possible, tenir cela secret, je crois avoir réussi. On m’a arrêté au moment où je revenais d’un voyage de quelques jours, entrepris pour dépister mes créanciers…

— Mais tes dettes… sont considérables — dit Balthazar — qui les a payées ?

— Elles ne sont pas payées…

— Mais alors qui l’a fait sortir de prison ?

— Mes créanciers.

— Tes créanciers !

— Ils m’ont même facilité les moyens de contracter un nouvel emprunt chez ce marchand de jouets d’enfants à qui j’ai écrit ce matin.

— Cela tient du prodige…

— Pourtant rien de plus simple ; j’ai convaincu mes créanciers qu’ils n’avaient rien à attendre de moi en me retenant prisonnier, tandis qu’en me remettant en liberté, et même en me procurant quelques fonds indispensables, ils rendraient possible un riche mariage que j’avais en vue…

— Je comprends.

— Ils ont, du reste, pris leurs sûretés… J’ai renouvelé avant de sortir de prison toutes mes lettres de change à trois mois… Je suis surveillé. Si le mariage a lieu… ils seront payés ;… s’il n’a pas lieu… Mais à quoi bon cette hypothèse ? Si le mariage m’échappe… ma résolution est bien prise…

— Maintenant que je sais tout ce que tu risques, tout ce que tu as souffert, — s’écria le poète, — je te dis, moi, que, si, comme je l’espère, tu épouses cette noble fille… il est impossible que tu ne l’adores pas de nouveau, fût-ce au moins par reconnaissance.

— Je le crois comme toi. Elle m’aura sorti d’une position si désespérée… Mais à cette heure… je suis trop bourrelé d’incertitudes, de craintes, pour songer à l’amour…

— J’aime cette franchise… et je te crois, cela redouble mon zèle… Tout ceci posé, la première chose à faire pour loi, c’est de revoir Régina… Qu’elle ait accueilli les prétentions du comte Duriveau, c’est impossible… Qu’elle accueille celles du prince de Montbar, c’est peu probable… Elle t’a fait un serment… tu ne l’en as pas déliée, et avec son caractère, elle ne peut pas se parjurer…

— Toute ma crainte est que le bruit de mes prodigalités, de ma ruine, peut-être même de mon emprisonnement, ne soit arrivé jusqu’à elle…

— Si Régina t’aime toujours, qu’importe ?… — dit Balthazar à Robert de Mareuil. — L’amour est indulgent, et puis c’est pour t’étourdir sur une séparation trop cruelle que tu te seras jeté à corps perdu dans toutes les dissipations. Encore une fois… si elle t’aime toujours… le reste n’est rien.

— Demain, du reste, je saurai si elle m’aime.

— Demain ?

— Ne va-t-elle pas au Musée avec son père et le comte Duriveau ? Que je rencontre seulement le regard de Régina, je saurai mon sort… Fière et franche comme elle est… il lui sera impossible de dissimuler… Je la connais ; l’impression de sa physionomie me dira tout.

— Tu as raison, avant de rien combiner, il nous faut attendre le résultat de la rencontre de demain.

— Et si mes espérances sont trompées ! — s’écria Robert de Mareuil. — Et encore… non… non… — reprit-il, et je l’entendis repousser sa chaise avec violence, se lever et marcher avec agitation. — Non, à cette seule pensée, j’ai l’enfer dans le cœur.

— Voyons, Robert, calme-toi, — dit Balthazar avec émotion ; — vrai, tu m’effraies… tu es pâle, tes yeux sont injectés de sang… Viens à la fenêtre respirer un peu l’air… cette chambre est petite… on étouffe. Voyons, calme-toi, remets-toi. Ce soir, tu es nerveux en diable.

J’entendis la fenêtre s’ouvrir, Robert, presque au même instant, dire à Balthazar, en s’approchant de la croisée :

— Tu as raison… j’ai la tête en feu ; l’air me fera du bien… me calmera… Et alors je te dirai avec calme, mais avec résolution, que si Régina trompait mon espérance… je suis décidé à…

La voix de Robert de Mareuil s’affaiblissant de plus en plus à mesure qu’il se rapprochait de la fenêtre, il me fut impossible d’entendre la fin de sa phrase…

Seulement quelques instants après, la voix de Balthazar qui venait sans doute de se retirer brusquement de la fenêtre, arriva soudain jusqu’à moi, non plus joyeuse ou émue par l’affection, mais ferme, sévère, presque indignée.

— Je ne le crois pas… — disait-il à Robert de Mareuil, — je ne veux pas le croire.

— Écoute-moi… Balthazar.

— Je te dis, Robert, que tu te calomnies… car tu es incapable d’une action si noire. La plus indigne trahison de Mlle Régina de Noirlieu… ne t’excuserait pas !

— Et l’extrémité à laquelle je serais réduit n’excuse-t-elle pas tout ? — s’écria Robert, — oublies-tu… ma position ?

— Je l’oublie si peu, Robert, que cette position peut seule étouffer en moi des scrupules dont je ne te veux pas parler… et c’est déjà beaucoup… mais aller au-delà… Jamais ! malgré ma vieille amitié pour toi, malgré mon dévoûment dont tu n’as pas le droit de douter… je ne te reverrais de ma vie, si…

Robert de Mareuil, interrompant le poète par un éclat de rire contraint, qui me parut même presque convulsif, s’écria avec une gaîté que je crus aussi factice que l’éclat de rire :

— Comment, innocent poète dramatique que tu es, collaborateur par trop naïf, tu ne te rappelles pas que tout-à-l’heure lu m’as dit toi-même : « C’est le plan d’une haute comédie, peut-être d’un drame que nous allons tracer !… » Eh bien ! je voulais tout bonnement te montrer que je pouvais trouver ma petite scène dramatique tout comme toi,… et tu as été ma dupe… et tu as cru sérieusement que je serais assez indigne pour… Allons donc, Balthazar, je me fâcherais, si nous n’étions pas de si vieux amis.

En parlant ainsi, l’accent de Robert de Mareuil devint si naturel, si convaincu, que je fus tenté de croire à la sincérité de ses paroles. Balthazar, lui, n’en douta pas un moment, car il s’écria, d’un ton moitié joyeux, moitié fâché :

— Que le diable t’emporte ! Robert, ou plutôt que le diable m’emporte, car, après tout, c’est moi qui ai été assez sot pour te croire capable d’une atrocité… Tu te moquais de moi… tu as eu raison… Ah ça ! il se fait tard, notre exposition est clairement posée, nous tenons nos personnages… À demain l’action.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chose étrange : autant Balthazar, une fois emporté par ses incroyables imaginations, se laissait follement aller aux rêves qu’il faisait tout éveillé, autant, quand il entrait dans les voies de la vie pratique, il se montrait bon, généreux, sensé ; il n’offrait plus alors à son ami de partager avec lui ce Potose, ces bains d’or, ces galions et autres fantastiques rémunérations qu’il attendait de ses œuvres, et qu’il reçut plus tard ; il offrait à son ami tout ce dont il pouvait raisonnablement disposer : son modeste logis, son pain et les fécondes ressources de son imagination. J’avais aussi vu avec une satisfaction profonde, que malgré sa vive amitié pour Robert de Mareuil, le poète mettait de sévères limites à son dévoûment ; je le croyais d’autant plus incapable de se rendre complice d’une action indigne contre Régina, qu’il ne prêtait pas sans quelques scrupules son concours aux projets de mariage de Robert de Mareuil. L’accent résolu, froid, de celui-ci, en parlant de ses projets de suicide, m’avait convaincu de la sincérité de sa détermination ; je l’avoue, si je ressentis une sorte de pitié pour cet homme, elle fut dépouillée de tout intérêt, de tout sentiment sympathique… Cette inertie, cette lâche résignation qui préférait la mort au travail, sans l’avoir seulement tenté, cet aveu d’une cynique franchise que la vie lui serait même impossible avec douze ou quinze mille francs de revenu… cette prétention aussi insolente que malheureusement réelle de ne pouvoir accepter qu’une existence de millionnaire ; tout ceci, je le répète, m’avait d’abord soulevé de dégoût, de mépris et d’indignation contre ce malheureux.

Mais me rappelant bientôt les enseignements de Claude Gérard, enseignements remplis de mansuétude et de sagesse, je songeai à l’éducation qu’avait reçue Robert de Mareuil, éducation dont la scène enfantine, autrefois passée dans la forêt de Chantilly, m’avait donné un spécimen. Je songeai à ce qu’il y a d’inévitablement funeste dans cette pensée commune à presque tous ceux qui doivent, non à leur labeur ou à leur intelligence, mais au hasard de la naissance, les dons de la fortune.

— Je ne suis pas fait pour travailler ; mon père est riche…je serai riche… et je tiendrai mon rang.

Je songeai enfin à cette incurable lèpre d’oisiveté, à cette habitude de luxe, à ces nécessités du superflu qui changent pour ainsi dire notre nature, en nous créant, à ce qu’il paraît, presque de nouveaux sens, de nouveaux organes, aussi impérieux que les autres…

Alors j’en vins à plaindre sincèrement Robert de Mareuil, non pas d’être ce qu’il était, mais d’avoir été fatalement amené, par une des plus funestes conséquences de l’héritage : — une jeunesse oisive — à ce point de lâcheté, d’impuissance et de dépravation…

Cette fois encore je le reconnus… souvent l’abus de la richesse abrutit, déprave autant que l’excessive misère, et l’on doit à ces victimes du superflu, non pas sans doute cette tendre commisération, cette sympathie sacrée, qu’inspirent toujours les martyrs des plus atroces privations, mais cette sorte de douloureuse pitié que commande, ainsi que me disait Claude Gérard : — le sort de ces misérables infirmes dont le sang est infecté par quelque vice héréditaire.

Je me laissais d’autant plus aller à ces sentiments d’équitable pitié, que je craignais de subir, à mon insu, l’influence d’une animosité jalouse contre Robert de Mareuil, car il avait été aimé… il était peut-être encore aimé de Régina…

Aimé de cette jeune fille, dont je respectais, dont j’admirais plus encore les rares vertus, après l’entretien que je venais de surprendre… lui, aimé de Régina…

Et ce mariage était possible… Régina, fidèle aux serments d’un premier amour, aveuglée par sa confiance dans un homme qu’elle croyait digne d’elle, maltraitée peut-être dans la maison paternelle, comptant trouver enfin dans Robert un concours généreux, dévoué, qui l’aiderait à poursuivre et à obtenir la réhabilitation de la mémoire de sa mère… Régina pouvait… devait peut-être combler les désirs de Robert de Mareuil…

Une seule chance était contre celui-ci… Régina ne lui avait pas dit : Venez

Était-ce de la part de la jeune fille temporisation nécessaire ? oubli ? manque de foi ? connaissance récente du caractère de Robert ? ou soumission aux volontés de son père qui voulait, dit-on, lui faire épouser le comte Duriveau ? était-ce enfin amour pour le prince de Montbar ?

Au milieu de ces perplexités, mes craintes changeaient alors d’objet, sans être pour cela moins vives. Quel choix, mon Dieu, pour Régina entre ces trois hommes,

— Robert de Mareuil,

— Le comte Duriveau,

— Ou le prince de Montbar, — si celui-ci, comme je le soupçonnais, était l’inconnu du cabaret des Trois Tonneaux !…

Peut-être pourtant me trompais-je au sujet de ce dernier… Cette erreur était la seule chance heureuse qui restât à Régina, et j’en jure Dieu… je la lui désirais de toutes les forces de mon âme :… la savoir heureuse et aimée d’un époux digne d’elle… Pour moi qui n’espérais rien de mon amour… cette consolation m’eût paru grande…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Harassé de lassitude, l’esprit fatigué par les nombreux et singuliers événements de cette journée, j’imitai mes maîtres.

Plusieurs violents coups de sonnette m’éveillèrent en sursaut.

Il faisait grand jour. J’allai ouvrir à un tailleur chargé d’un gros paquet d’habits confectionnés d’avance ; Robert de Mareuil avait fait sans doute cette commande la veille. Triste ressource pour un jeune homme habitué à toutes les minuties, à tous les scrupules d’une toilette recherchée ; mais le temps pressait, les habits de Robert de Mareuil étaient si piètres, si usés, qu’il valait mieux encore pour lui se présenter le jour même à Régina, vêtu au moins convenablement.

Du reste, tels étaient l’extérieur distingué, la bonne grâce et l’élégance naturelle de Robert que, malgré la mode sans doute un peu surannée de ces habits, il paraissait mis avec le meilleur goût. À mon grand étonnement, je vis que mes maîtres ne m’avaient pas oublié : le tailleur tira de son paquet une redingote de livrée bleue à collet rouge et à boutons d’argent, un gilet rouge aussi, une culotte et des guêtres noisettes. Il me fut enjoint de quitter mes humbles vêtements de travail pour endosser cette livrée, à-peu-près faite à ma taille.

J’eus un cruel serrement de cœur en revêtant pour la première fois ces insignes de la domesticité ; un moment même j’hésitai ; mais songeant aux services que je pouvais rendre à Régina dans cette humble condition, et me rappelant cette maxime de Claude Gérard, où j’avais jusqu’alors puisé tant de courage, tant de résignation, — qu’il n’est pas une position dans laquelle l’honnête homme ne puisse faire acte de dignité ; me disant enfin que ma résistance ou mes scrupules à l’endroit de la livrée, pouvaient éveiller des soupçons dans l’esprit de mes maîtres, je ne voulus pas, en m’exposant à être renvoyé par eux, risquer de rompre le fil unique et fragile qui me mettait, pour ainsi dire, en communication avec Régina.

— Te voici à-peu-près sortable, Martin, — me dit Robert de Mareuil, en m’examinant des pieds à la tête. — N’aie pas l’air si empêtré, dégourdis-toi,… ne colle pas ainsi tes bras le long de ton corps, sinon tu nous feras honte ; mais surtout conserve tes habits de commissionnaire ; ils te seront peut-être utiles dans certaines circonstances pour lesquelles ta livrée serait trop voyante.

— Ça n’est pas mal, — dit Balthazar, en me considérant à son tour, — j’aurais préféré un chapeau à cornes, un habit ventre de biche, à la française, gilet et culotte bleu clair, jarretières d’argent, bas de soie blanc, boucles au soulier et œil de poudre. C’eût été par la sambleu ! quelque chose de crâne, mais c’eût été trop Frontin pour toi, mon digne garçon… Cette modeste tenue bourgeoise conservera au frais ta naïveté, que je prise si fort, ô Martin… D’ailleurs, la livrée, ventre de biche, est la mienne… je veux en conserver la primeur… Je m’étais commandé une centaine d’habits de cette nuance, pour vêtir mes gens lors de l’inauguration de mon palais du faubourg Saint-Antoine… Mais cette diable de veille d’un vendredi a tout changé… c’est partie remise…

Un coup de sonnette discret, timide, interrompit Balthazar, le tailleur était sorti, je refermai la porte de la chambre de mes maîtres, et j’allai ouvrir…

C’était la Levrasse.

— M. le comte de Mareuil ? — me demanda-t-il d’une voix doucereuse, et il me parut jeter un coup-d’œil rapide et investigateur dans la pièce où nous nous trouvions.

— C’est ici, Monsieur, — répondis-je, — si vous voulez attendre, je vais aller prévenir M. le comte…

Et laissant la Levrasse seul, j’entrai dans la chambre voisine.

— C’est le marchand de jouets d’enfants, — dis-je à mes maîtres…

— Il n’a pas manqué à sa promesse… bon augure, excellent augure, — dit le poète, à voix basse.

Loin de partager le joyeux espoir que l’arrivée de la Levrasse inspirait au poète, Robert parut inquiet, pensif, et, au grand étonnement de Balthazar, il lui dit d’un air contraint :

— Mon ami, laisse-moi seul avec cet homme.

— Seul… avec le marchand de jouets ? — dit Balthazar.

— Oui.

— C’est singulier… tu ne m’avais pas dit…

— Mon ami… si je te demande de te retirer, — reprit Robert de Mareuil… — c’est que le secret m’est indispensable… Excuse-moi…

— À la bonne heure, Robert, à la bonne heure… — dit le poète désappointé. — Après cela un peu de mystère ne nuit pas à l’effet d’un drame… va pour le mystère.

— Il y a là… de quoi écrire ? — ajouta Robert.

— Tu veux dire… de quoi signer… — reprit le poète en souriant. — Oui…tiens, voici la tasse et la plume… Allons, viens, Martin.

Nous sortîmes ; la Levrasse nous remplaça auprès de Robert de Mareuil. Je fermai la porte sur ces deux personnages.

— Pourquoi, diable ! Robert me renvoie-t-il ? — dit le poète en se parlant à lui-même, dès que lui et moi nous fûmes seuls dans la pièce qui servait d’antichambre.

Puis Balthazar se mit à se promener silencieusement en long et en large, pendant que, non moins curieux que lui de savoir ce qui se passait dans la chambre, je m’occupais de ranger quelques hardes afin de me donner une contenance. Une table placée à dessein par moi, devant le conduit acoustique, l’obstruait complètement, et l’on n’entendait rien de l’entretien de Robert de Mareuil et de la Levrasse.

Néanmoins, en allant et venant, Balthazar s’était plusieurs fois approché de la porte de la chambre, paraissant en proie à un vif sentiment de curiosité.

Soudain, le profond silence qui jusqu’alors avait régné, fut interrompu par ce mot dit par Robert de Mareuil d’une voix éclatante et courroucée :

— Misérable !!!

À cette exclamation en suite de laquelle tout redevint silencieux, Balthazar mit la main sur la clé de la porte ; il allait sans doute entrer ; mais réfléchissant, je suppose, aux recommandations de son ami, il s’arrêta, puis recommença de marcher en disant à demi-voix :

— Hum… ça se gâte… Robert croyait pourtant que cela irait presque tout seul… Ce diable d’homme me paraît avoir une mauvaise figure.

Puis, se retournant vers moi :

— N’est-ce pas, mon garçon, qu’il a une mauvaise figure ?… tu as dû le voir à ton aise hier.

— Qui cela, Monsieur ?

— Le marchand de jouets d’enfants ?

— Dam !… Monsieur… je ne l’ai pas regardé beaucoup…

Soudain la porte s’ouvrit ; Robert de Mareuil avança la tête et dit :

— Balthazar… tu peux rentrer.

Le poète entra.

Je restai seul, frappé de la pâleur de la figure de Robert et de la sombre expression de sa physionomie ; mais bientôt je vis sortir Balthazar, la figure rayonnante, l’œil étincelant de joie ; il me mit plusieurs pièces d’argent dans la main, et me dit :

— Tu vas aller tout de suite au bureau de tabac de cette rue… tu demanderas au buraliste cinq timbres… rappelle-toi bien cela : cinq timbres de dix mille francs chacun, ce qui fait cinquante mille francs… comprends-tu ?

— Oui, Monsieur… je demanderai cinq timbres de dix mille francs chacun, ce qui fait cinquante mille francs, — dis-je avec stupeur, car j’ignorais complètement alors l’existence du papier timbré, sa valeur relative, et je croyais avoir à rapporter réellement cinquante mille francs.

— Il est donc bien entendu, — reprit Balthazar, — que tu vas me rapporter tout de suite cinq timbres de dix mille francs chacun, et que tu les paieras ?

— Et avec quoi ? Monsieur, — m’écriai-je avec ébahissement.

— Comment ? avec quoi ? mais avec l’argent que je viens de te donner.

— Avec cela, Monsieur… — lui dis-je, — payer cinquante mille francs ?

— Oh ! innocence de l’âge d’or ! ô simplicité antique !… — s’écria Balthazar ! — Martin ! sans la gravité des circonstances, je te porterais moi-même en triomphe tout autour de cette chambre, en chantant tes louanges… en chœur… mais le temps manque… dépêche-toi… cours au bureau de tabac, demande cinq timbres de dix mille francs chacun, paie… et reviens…

Tout abasourdi, je descendis rapidement l’escalier, et j’arrivai chez le buraliste : c’était un vieux petit homme, à l’œil fin et pénétrant, au sourire narquois.

— Monsieur, — lui dis-je, — je voudrais avoir cinq timbres de dix mille francs chacun…

— Oh ! oh ! — me dit le buraliste en cherchant, dans un mauvais carton, un paquet de ces papiers qui me semblaient devoir être si précieux.

— Oh ! oh ! — reprit-il, — il paraît que nous avons affaire à de gros capitalistes… Voilà des gaillards qui n’y vont pas de main-morte… Cinquante mille francs !… ils font du papier comme s’il en pleuvait… Mais bah ! — ajouta-t-il d’un air paterne, — c’est de leur âge. Puis, regardant ma livrée neuve, il me dit d’un air railleur :

— Je parie que votre maître est jeune.

— Oui, Monsieur…

— J’en étais sûr, — dit le buraliste, — car, ordinairement, c’est sur ce papier-là que les jeunes gens apprennent l’écriture commerciale… Ils en font comme cela beaucoup de petits cahiers… Hélas !… que de papier perdu ! — ajouta le buraliste d’un air narquois en me rendant ma monnaie.

Je ne compris pas alors l’épigramme, assez juste d’ailleurs, et je revins en hâte chez mon maître.

Je trouvai Balthazar vers le milieu de l’escalier.

— Les timbres ! les timbres ! — s’écria-t-il.

— Les voilà, Monsieur.

— Bon… maintenant, cours rue Grange-Batelière, il y a là un loueur de voitures, tu lui commanderas pour midi un coupé, tout ce qu’il a de plus soigné, genre anglais ; on ne tient pas à l’argent… que la voiture soit à midi à notre porte… Tu entends bien ?

— Oui, Monsieur.

Et je repris ma course. Ma livrée inspira toute confiance au loueur de carrosses ; il me proposa une très-belle voiture ; j’acceptai, et je retournai chez mes maîtres.

La Levrasse avait disparu, Balthazar était de plus en plus radieux, mais Robert me semblait pensif ;

— Y a-t-il un changeur dans cette rue ? — me demanda Balthazar ?

— Oui, Monsieur, — lui dis-je, — il y a un horloger qui tient un change…

— Cours donc changer ce billet de mille francs pour cinquante pièces d’or… tu paieras l’escompte, — me dit le poète.

— Balthazar, — s’écria Robert, en arrêtant son ami au moment où celui-ci allait me donner le billet de banque.

Puis il ajouta quelques mots à l’oreille du poète.

Robert se défiait de ma probité, car son ami, plus confiant, reprit tout haut :

— J’en réponds… c’est bête… mais honnête ; je connais les hommes.

Puis, me donnant le billet :

— Tiens bien cela dans ta main, à poing fermé, et tu rapporteras l’or en un rouleau ; dépêche-toi, car l’heure approche, et il faut que nous soyons au Louvre avant une heure.

J’allai changer le billet, je rapportai le rouleau d’or à Balthazar qui le rompit… compta les pièces, les fit un instant bruire, miroiter complaisamment dans sa main, puis il les remit à Robert, qui lui dit :

— Eh bien !… prends donc.

— Quoi ?

— Eh ! pardieu… ce que tu voudras… de ces cinquante louis.

— Merci… Robert.

— Ah ça, es-tu fou ? n’avons-nous pas là encore ?…

— Mon brave Robert, — dit le poète avec une fermeté douce, — tout sera commun entre nous… moins l’argent qui vient de cet homme-là…

— Quel caprice étrange !

— Arrière… arrière, — s’écria Balthazar, non plus gravement cette fois, et reprenant le cours de ses folles imaginations : — Est-ce que j’ai besoin de ton or ? Est-ce que demain ou après-demain, ou après… je n’en serai pas gorgé, repu, saturé d’or ?… Est-ce que mes scélérats de libraires ne vont pas m’envoyer le prix de mes œuvres dans des coffres de bois de sandal portés par des nègres ?…

Et comme midi sonnait à la petite pendule :

— En voiture… — s’écria Balthazar à son ami ; — vite, en voiture… Il faut prendre les devants et être arrivé au Louvre avant Régina…

— Ainsi… tu ne veux pas m’accompagner ? — dit Robert au poète.

— Tout bien considéré, non ; il vaut mieux que tu sois seul… je pourrais distraire l’attention de Régina… Tu me retrouveras ici… je ne bouge pas… Reviens vite… et n’oublie pas que tu me laisses sur un gril… Robert, sur le gril de la curiosité… Allons, adieu… et bonne chance.

— À bientôt !… — dit Robert.

Et comme je lui ouvrais la porte pour sortir :

— Eh bien !… et ton chapeau ? — me dit Balthazar.

— Pourquoi faire, Monsieur ?

— Ah çà ! est-ce que tu crois que tu vas monter derrière la voiture nu-tête… On croirait que tu as fait un vœu à la Vierge !

— Monter derrière la voiture… — lui dis-je, fort contrarié de cette nouvelle conséquence de ma domesticité improvisée.

— À moins que tu n’aimes mieux monter dedans, — me dit Robert en haussant les épaules… — Allons, prends ton chapeau… et suis-moi.

J’obéis ; j’ouvris la portière, et je montai derrière la voiture qui se dirigea rapidement vers le Louvre.




CHAPITRE XIV.


le perron du musée.


Un grand nombre de voitures encombrait déjà les abords du Louvre, lorsque mon maître descendit à la grande porte du Musée.

— Tu vas suivre la voiture, — me dit Robert de Mareuil, — tu remarqueras bien où le cocher va se placer, puis tu reviendras m’attendre à cette porte…

— Oui, Monsieur… lui dis-je.

Après avoir refermé la portière, j’exécutai les ordres de Robert, et je revins me placer près de la porte du Musée, au milieu d’un grand nombre d’autres domestiques.

Cette première épreuve publique de ma condition, si cela se peut dire, me fut d’abord pénible ; les manières de Robert à mon égard étaient dures, méprisantes ; mais bientôt je trouvai une sorte de consolation dans ces pensées : que d’abord j’avais accepté cette humble condition dans le seul espoir d’être utile à Régina, puis, que j’avais sur mon maître Robert de Mareuil quelque supériorité morale.

Je me disais cela sans orgueil, je me reconnaissais des sentiments de droiture, d’honneur, de délicatesse auxquels Robert de Mareuil était toujours demeuré étranger, si j’en jugeais du moins par ce que je savais de sa conduite. J’avais enduré des souffrances, résisté à des épreuves dont la seule pensée eût épouvanté Robert de Mareuil ; certes, dans une position aussi désespérée que la mienne l’avait été souvent, ou il se fût tué, ou fût devenu criminel.

Cette supériorité de moi sur lui bien constatée par une comparaison réfléchie, mon état de servitude ne m’humilia plus : je ne pourrais mieux exprimer ce que je ressentais, qu’en me comparant à un homme de cœur, doué d’une grande force physique et d’un grand courage, qui, pour accomplir un devoir sacré, supporterait les mépris ou les menaces d’un pauvre être, lâche et frêle, qu’il briserait d’un souffle.

En un mot, nos rôles me semblaient complètement intervertis ; je regardais ma subalternité envers Robert de Mareuil comme une singularité, j’acceptais ma position comme une position bizarre, mystérieuse, qui non-seulement pouvait me mettre à même d’accomplir une action généreuse, mais qui offrait une ample matière à mes observations et à ma curiosité.

Confondu au milieu d’un grand nombre de domestiques, à la porte du Musée, je regardais, j’écoutais attentivement ; je devais déjà à mon état de domesticité des renseignements trop précieux pour ne pas trop désespérer d’en acquérir encore.

En me mêlant çà et là aux groupes de domestiques, je remarquai qu’à l’exemple de leurs maîtres ils se séparaient en classe aristocratique et en classe bourgeoise ; les valets-de-pied de grande maison, reconnaissables à leur haute taille, aux boutons armoriés de leurs livrées, à la légère couche de poudre qui couvrait leurs cheveux, formaient un groupe très-distinct des laquais de la bourgeoisie, auxquels ils n’adressaient jamais la parole, non par orgueil peut-être, mais par une conséquence de leurs relations sociales, les maîtres fréquentant le même monde, les serviteurs se retrouvaient, chaque soir, ainsi que leurs maîtres, dans un petit nombre de maisons qui avec certaines ambassades (ainsi que je l’appris plus tard) composaient les lieux de réception de la fine fleur de la haute aristocratie parisienne ; les relations de la bourgeoisie étant, au contraire, immensément divisées, ses domestiques, ne se rencontrant pas dans les mêmes centres de réunion, ne formaient point de groupe compacte comme celui des laquais des grands seigneurs.

Ce fut vers ce dernier groupe que je me dirigeai, espérant peut-être apprendre quelque chose sur l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux que je croyais être le prince de Montbar.

Au bout d’un quart d’heure d’audition (mes camarades étaient loin de parler bas), je fus presque effrayé de ce que je venais d’apprendre sur le grand monde parisien : intrigues amoureuses, scènes de familles, intérêts de fortune, rien ne paraissait ignoré de mes aristocratiques camarades, et encore l’espèce même de leur service les reléguant au vestibule ou derrière la voiture, ne les introduisait pas dans l’incessante et complète intimité du foyer, ainsi qu’il arrive pour les valets-de-chambre.

Cet entretien à bâtons rompus, que je venais d’entendre, les faits qu’il me révélait, me frappèrent tellement, pour plusieurs motifs, qu’il m’est resté presque tout entier à la mémoire.

— Tiens ! te voilà au Musée, — avait dit un laquais aristocratique à un autre de ses camarades, — hier, aux Italiens… tu m’avais dit que vous alliez à la course du bois de Boulogne ?

— Oui, mais l’ordre de la marche a changé : nous avons été, après les Italiens, à l’ambassade de Sardaigne, et là on a changé d’avis, et on s’est donné rendez-vous pour ici, c’est sûr.

Il y était donc hier soir, à l’ambassade ?

— Parbleu… puisque nous y allions… il y était. Mais il a filé presque aussitôt que nous sommes arrivés… Je crois que nous commençons à joliment l’embêter… le fait est que Madame se fane diablement…

— Je l’ai vue avant-hier chez la duchesse de Beaupreau… ta maîtresse est une femme finie, mon cher.

— Que veux-tu ?… les blondes… et puis le chagrin, car elle a l’air d’y tenir à mort… et lui, plus du tout… Autrefois il arrivait partout avant elle, et s’en allait en même temps, lui donnait son manteau, faisait appeler ses gens quand elle venait seule… Mais à présent… ah ! bien oui, il arrive le dernier, et il s’en va le premier… Et puis, c’étaient des visites de deux et trois heures dans la matinée… Voilà cinq jours qu’il n’a pas mis les pieds à l’hôtel.

— Ta maîtresse est enfoncée… mon cher.

— Ça me fait cet effet-là… Tiens, aujourd’hui encore… elle croyait le trouver ici… je ne vois nulle part son cabriolet et son superbe cheval gris, qui fait retourner tout le monde quand il passe.

— C’est malin… il lui aura dit qu’il venait au Musée pour qu’elle n’aille pas le relancer au bois, où IL sera allé. Je te dis que ta vicomtesse est flambée… Mais tiens, la voilà qui sort déjà, cours vite chercher ta voiture.

— C’est vrai… il n’est pas venu, elle est vexée d’attendre, et elle file… Adieu, Pierre.

— Adieu, mon vieux.

Puis, se retournant vers quelques-uns de ses camarades présents à l’entretien précédent, le valet-de-pied ajouta :

— Regardez donc le mari, a-t-il l’air coq-d’Inde ?

— Jocrisse, va !

— Quel grand flandrin !

— C’est égal, elle est encore gentille…

— Fait-elle une moue ?

— Le fait est qu’elle a l’air vexé.

Je tournai les yeux vers l’endroit que mes voisins (dont je gaze et dont j’abrège les propos) indiquaient du regard, et, sur le perron assez élevé qui précède la grande porte du Musée, je vis une jeune femme blonde, aux traits un peu fatigués, mais charmante encore ; elle semblait profondément triste, abattue ; elle était mise avec autant de goût que d’élégance, parfois elle jetait au loin sur la place des regards navrés ; celui qu’elle attendait, sans doute, ne venait pas… Un grand jeune homme, à figure fade et niaise, le mari sans doute, donnait le bras à cette jeune femme, d’un air nonchalant, ennuyé ; pendant quelques minutes qui précédèrent l’arrivée de leur voiture qu’ils attendaient, le mari et la femme n’échangèrent pas une parole.

Je ressentais une impression douloureuse à la vue de cette jeune et jolie femme qui, ignorant les graveleux et honteux propos provoqués par sa présence, restait accablée, pensive, sur ce perron changé pour elle en pilori… puis j’éprouvais une sorte de stupeur en songeant que ce qui me paraissait devoir être enveloppé d’un mystère impénétrable, le secret du cœur d’une femme, était aussi facilement pénétré et livré aux lazzis grossiers des antichambres ; je ne pouvais concevoir que l’écho de ces plaisanteries brutales ne vînt jamais jusqu’à l’oreille de la femme, de l’amant ou du mari, et je m’étonnais singulièrement de ce bizarre mélange d’insolente raillerie et de discrétion si profonde…

Soudain, je tressaillis de surprise : un très-beau coupé vert, à livrée verte et orange, venait de s’arrêter au pied du perron ; de cette voiture je vis descendre lestement l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux. Je pus d’autant mieux m’assurer de son identité que, connaissant probablement la jeune femme blonde, il l’aborda, lui serra la main familièrement, ainsi qu’à son mari, et causa quelques instants avec ces deux personnages.

Si la distinction, la rare beauté de cet inconnu m’avaient déjà frappé, alors que, vêtu d’habits sordides, il venait s’enivrer d’eau-de-vie dans une taverne, cette distinction, cette beauté me semblèrent plus remarquables encore… à cette heure que je le voyais vêtu avec élégance et recherche. Sa physionomie, tandis qu’il parlait à cette pauvre jeune femme blonde, était remplie de grâce, de finesse et de charme ; j’admirai avec quelle exquise courtoisie il conduisit la triste délaissée jusqu’à sa voiture avancée au pied du perron ; puis l’inconnu remonta rapidement les degrés, et entra au Musée d’un air empressé.

J’allais enfin connaître le nom de ce jeune homme ; j’avais remarqué la couleur de la livrée de ses gens, et je vis bientôt s’avancer de mon côté le valet-de-pied qui venait d’accompagner la voiture.

— Monsieur, — dis-je à ce garçon d’une taille de tambour-major ; — cette belle voiture verte derrière laquelle vous étiez, n’appartient-elle pas à M. le prince de Montbar ?

— Oui… jobard, — me répondit le colosse, après avoir dédaigneusement toisé ma modeste livrée bourgeoise, et paraissant très-choqué de ma familiarité.

Trop satisfait du renseignement que je venais d’obtenir pour me soucier beaucoup de la peu flatteuse épithète dont on m’avait salué, je m’éloignai de cet orgueilleux confrère.

Plus de doute pour moi, l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux était le prince de Montbar ; sans doute il venait au Musée dans l’espoir d’y rencontrer Régina. Celle-ci était sans doute déjà arrivée, car, après quelques recherches, je découvris parmi les domestiques la livrée du comte Duriveau, qui avait dû conduire au Louvre Régina et son père. Désirant autant que possible m’assurer du fait, je m’approchai du groupe où j’apercevais deux valets-de-pied vêtus de livrée brune à collet bleu et galonnés d’argent. L’entretien paraissait fort animé de ce côté.

— Voyez-vous, chez nous on s’enfonce, — disait un laquais à livrée bleue et à collet jaune. — Hier encore, malgré l’ordre de ne pas les recevoir, le tailleur et le boucher qui n’avait, lui, rien reçu depuis près d’un an qu’il a cessé de vouloir fournir la maison, ont forcé la consigne ; ils ont trouvé monsieur sur le grand escalier, et ils lui en ont dit… il lui en ont dit… que d’en bas nous les entendions se disputer.

— Ne pas payer le tailleur… ça se fait encore… à la rigueur, — dit un autre, d’un air sententieux, — mais ne pas payer le boucher c’est dégoûtant… c’est des gens qui dégringolent ;… faut pas rester là, mon garçon.

— Sans compter que Monsieur le Marquis avait fait des billets à Hubert, son cocher, pour la nourriture des chevaux, et voilà le troisième billet qui n’est pas payé. Avant-hier… c’était la couturière qui a fait une scène en reportant une robe de bal qu’elle ne voulait laisser à Madame que moyennant de l’argent comptant… C’est tous les jours des avanies,… quoi… on nous croit si riches… Avec notre grand train qu’est-ce qui dirait cela pourtant ?

— C’est comme chez nous, — dit un chasseur que je reconnus pour l’avoir vu la veille dans la boutique de la Levrasse, — Monsieur le duc a tout fricassé… et il va mettre en gage, chez un usurier, l’épée et les décorations en diamants de son père.

— Filez de là, mes enfants… filez de là.

— Et mes gages ?… — dit l’un, — on me doit cinq mois…

— Restes-y un mois de plus, c’est six mois que tu perdras… Tiens, voilà justement les valets-de-pied du comte Duriveau ; si tu pouvais entrer là… c’est une maison solide comme le Pont-Neuf.

Puis, faisant quelques pas vers un des domestiques du comte Duriveau, l’un des deux interlocuteurs lui dit :

— Bonjour, Auguste…

— Bonjour, mon vieux.

— Dis donc, il n’y aurait pas une place de valet-de-pied, chez vous, pour un ami ?

— Chez nous… non… mais je crois qu’il y a une place à l’antichambre de M. le vicomte.

— Le fils de ton maître ?

— Oui.

— Un gamin de cet âge-là ? une antichambre ?

— Ne m’en parle pas, ça fait suer, mais c’est comme ça ; il a un appartement complet, et pour son service un valet-de-chambre, deux valets-de-pied et sa voiture ; il sort quand il veut, avec ses camarades et son gouverneur… le plus grand farceur qu’on puisse voir. Tiens… à preuve qu’il mène ce soir M. le vicomte aux Funambules : c’est Jacques qui a été louer la loge. Il se peut bien d’ailleurs que M. le comte y aille aussi… Le petit vicomte est à bonne école… allez !! Il est déjà revenu gris deux ou trois fois.

— Ça commence bien.

— Et méchant, et insolent… C’est égal, j’oublierai jamais la danse qu’il a reçue, il y a plusieurs années, dans la forêt de Chantilly ; c’était des petits mendiants qu’il avait agonisés de sottises, et qui se sont joliment revengés, ils l’ont entraîné dans le bois, et sans une ronde de gendarmes on ne sait pas ce qu’il serait devenu…

— C’est ça qui est bien fait…

— Eh ! mon Dieu !… tiens, Mlle de Noirlieu que nous avons amenée aujourd’hui au Musée avec M. le comte, était de la même partie, elle avait aussi été enlevée par ces petits bandits. Elle avait huit ou neuf ans alors… Je n’oublierai jamais ça ; quelle drôle de scène !

Régina était au Musée ; je continuai d’écouter, espérant apprendre autre chose.

— Hum — dit celui des deux laquais qui cherchait une place pour son compagnon, — ça doit être un dur service avec un gamin pareil ?

— Bah ! on s’y accoutume, et puis il n’y a pas grand’chose à faire, on est deux pour son antichambre.

— Ma foi ! s’il est si méchant qu’on dit, il n’y a pas de presse.

— C’est pas encore tant méchant que méprisant qu’il est… Tiens, il y a deux ans, il avait été avec trois de ses camarades et son grand farceur de gouverneur dîner à Sceaux… chez un restaurateur ; le gouverneur que ça n’amusait guère et qui avait choisi Sceaux exprès, attable les trois gamins, prend la voiture et file chez une femme qui habitait Chatillon…

— À la bonne heure ! voilà un gouverneur !

— Quand nous sommes revenus, les gamins avaient fait monter une petite chanteuse des rues de treize ou quatorze ans qui jouait de la guitarre, et ils lui avaient fait tant d’horreurs et l’avaient tant maltraitée, le petit vicomte surtout, que c’était comme une émeute autour du restaurant ; on voulait faire un mauvais parti au petit vicomte et à ses amis. Mais… — dit tout-à-coup le laquais à son camarade, je te raconterai cela une autre fois… voilà mon maître… quand je te reverrai, nous parlerons de la place…

Ce disant, le valet-de-pied du comte Duriveau se dirigea en hâte vers le perron dont je m’approchai aussi, supposant que Robert de Mareuil, mon maître, ne devait pas arriver long-temps après Régina ; je la vis s’arrêter sur le perron, elle donnait le bras à un homme de cinquante ans environ, c’était, je l’appris plus tard, le baron de Noirlieu, son père, d’une taille grêle déjà voûtée ; il avait les cheveux gris, les yeux caves, ardents, les orbites profondes, la maigreur de son visage, le sourire amer et contracté, presque stéréotypé sur ses lèvres, donnaient à ses traits une expression de tristesse maladive presque farouche.

Régina, vêtue avec une simplicité austère, portait une robe noire et un chapeau de crêpe blanc, moins blanc que son pâle visage encadré de cheveux de jais… sa physionomie était d’une gravité glaciale. Le prince de Montbar et le comte Duriveau s’empressaient auprès d’elle ; le comte, souriant, obséquieux, s’adressait tour-à-tour soit au baron qui lui répondait brièvement d’un air distrait, soit à Régina qui me parut l’accueillir avec une extrême froideur. Le prince de Montbar, au contraire, se tenait envers la jeune fille sur une réserve calculée peut-être, car elle me sembla un peu affectée ; néanmoins l’air riant, dégagé, il s’occupait surtout du baron, qui paraissait un peu se départir, à son égard, de sa sombre taciturnité ; deux ou trois fois cependant le prince adressa quelques mots à Régina ; elle lui répondit, non pas comme au comte Duriveau avec une apparence de froideur hautaine, mais en baissant les yeux, comme si elle se fût sentie contrainte, embarrassée…

Enfin, à quelques pas derrière ce groupe principal, dont il ne faisait pas partie, j’aperçus Robert de Mareuil ; la joie rayonnait sur son visage.

Les gens de M. Duriveau arrivèrent : Régina, son père et le comte prirent place dans une magnifique berline brune, derrière laquelle montèrent les deux valets-de-pied. Au moment où elle s’éloignait, le regard de Régina se leva et s’arrêta si directement, si longuement sur Robert de Mareuil, que le prince de Montbar, resté un moment sur la dernière marche du perron, se retourna vivement d’un air surpris pour tâcher de voir à qui s’adressait l’expressif et long regard de Mlle de Noirlieu ; mais, soit hasard, soit calcul, Robert de Mareuil trouva moyen de se dissimuler aussitôt derrière deux ou trois personnes qui sortaient du Musée. Le prince, assez dérouté, rejoignit son coupé, qui s’éloigna bientôt.

Robert de Mareuil, m’apercevant alors, me fit signe du doigt d’aller chercher la voiture. Je l’amenai. Au moment où je fermais la portière, mon maître me dit, sans dissimuler sa joie :

— Chez moi, mon garçon… et vite.

Arrivés dans notre demeure, je montai sur les pas de Robert ; nous fûmes reçus par Balthazar qui, ayant sans doute épié notre retour, nous attendait penché sur la rampe de l’escalier.

Incapable de se contenir, Robert de Mareuil s’écria, du plus loin qu’il aperçut le poète :

— Elle est à moi !!!

— Elle est à nous… victoire !… s’écria le poète.

Et lorsque la porte de l’appartement fut refermée sur nous, Balthazar se livra aux plus folles démonstrations de joie. Robert de Mareuil, qui aurait dû au moins sentir tout ce qu’il y avait de grave même dans son triomphe, partagea néanmoins les joyeuses excentricités du poète, excusables chez celui-ci, mais révoltantes chez Robert… et sans songer sans doute à ma présence, les deux amis se prirent par la main et commencèrent à bondir, à sauter, à danser de joie, en s’écriant :

— Victoire !… vive Régina !

Cette première effervescence passée, le poète s’écria :

— Robert, soyons reconnaissants envers la Providence… célébrons dignement ce beau jour… Il y a des semaines que je vis de l’exécrable cuisine du gargotier de la rue Saint-Nicolas… Offre-moi ce soir à dîner au Rocher de Cancale.

— Adopté !…

— Et après, nous irons au spectacle… Je n’ai pas besoin de te dire où je grille d’aller… aux Funambules !! pour y voir enfin ce diamant caché ! cette merveille ignorée ! cette Basquine dont m’a parlé Duparc !

— Adopté… les Funambules, — dit Robert, — ça sera doublement gai, car ce petit théâtre est aussi le rendez-vous de tous les viveurs quelque peu atteints d’ébriété.

— Martin va aller avec la voiture commander pour six heures un dîner à cinquante francs par tête… sans le vin… et louer une avant-scène ou une loge aux Funambules, s’il y en a, — dit Balthazar.

— Très-bien… — reprit Robert.

— Allons, Martin, tu partageras nos liesses, — s’écria Balthazar, — on te fera servir à dîner dans un coin du Rocher de Cancale, et tu iras au parterre des Funambules.

— Tiens, — me dit Robert de Mareuil, en me mettant de l’or dans la main, — tu donneras cent francs au Rocher à compte sur le dîner… tu paieras la loge, le reste sera pour toi.

— Mais, Monsieur, je ne sais pas où est le Rocher de Cancale et…

— Tu vas monter sur le siège, à côté du cocher, il te conduira, naïf Martin, — reprit Balthazar ; — dis-lui seulement ces deux mots sacrés : Rocher, Funambules, et il t’emportera sur l’aile de ses zéphirs à quatre pattes.

— Maintenant, — dit Robert à son ami, au moment où je sortais de l’appartement, — il faut que je te raconte comme ça s’est passé… elle est à moi, oh ! bien à moi, te dis-je.

Au moment où je fermais la porte, j’entendis Balthazar s’écrier :

— Viva Régina !




CHAPITRE XV.


les funambules.


— Allons aux Funambules, nous y verrons cette Basquine, dont un connaisseur m’a parlé comme d’une merveille inconnue, — avait dit Balthazar à Robert de Mareuil.

Je ne pouvais en douter, il s’agissait, cette fois, de la compagne de mon enfance. À cette pensée, ma joie fut bien grande. J’allai d’abord, d’après l’ordre de mes maîtres, commander le dîner au Rocher de Cancale, puis le cocher de remise me conduisit aux Funambules ; je lus l’affiche, on donnait le Bonnet Enchanté ; parmi les noms des actrices, je cherchai celui de Basquine, je le trouvai humblement inscrit tout au bout d’une ligne. Sans doute la réputation de la pauvre fille n’était pas alors brillante. Ce devait être, ainsi que l’avait dit Balthazar, une merveille encore peu connue ; je me fis indiquer le bureau de location des loges, espérant apprendre là quelque chose de Basquine ; le buraliste, après avoir reçu mon argent en échange du coupon de la loge, me dit :

— C’était la dernière qui me restait, mon brave, notre théâtre devient à la mode… il y a aujourd’hui des loges louées par des marquis, des comtes, des capitaines ; enfin du beau monde, comme aux Italiens.

— Mlle Basquine ne joue-t-elle pas ce soir, Monsieur ? — lui demandai-je.

— Non, c’est la fameuse Clorinda qui joue le rôle de la fée d’argent.

— Pourtant j’ai vu sur l’affiche le nom de Basquine.

— Ah oui !… la petite figurante… elle a un bout de rôle… celui du mauvais génie ; elle ne reste pas un quart-d’heure en scène…

— On dit que, malgré cela, Basquine a montré déjà bien du talent, Monsieur ?

— Du talent ! une figurante à dix sous par soirée !… du talent !… ah ! jeune homme, vous me faites de la peine !

— Pourriez-vous me dire où demeure Mlle Basquine, Monsieur ?

— Où elle demeure ! — s’écria le buraliste en éclatant de rire, — apprenez, jeune homme, que des figurantes à dix sous par soirée ne demeurent pas… ne demeurent jamais… ça perche quelquefois, et encore…

Et le buraliste me tourna le dos.

Assez désappointé, je pensai que du moins je verrais Basquine le soir, me fiant à mon inspiration du moment pour trouver le moyen de lui parler après le spectacle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Balthazar tint sa promesse ; pendant qu’il dînait joyeusement avec Robert de Mareuil, célébrant d’avance la conquête des millions de Régina, on me servit, dans une espèce d’office, le plus splendide repas que j’eusse vu de ma vie ; je fis peu d’honneur à ce régal, préoccupé que j’étais, et des moyens de revoir Basquine, et des craintes que m’inspiraient, pour l’avenir de Régina, les espérances de Robert de Mareuil, certain, disait-il, d’être aimé d’elle.

Le dîner de mes maîtres terminé, ils me firent appeler ; j’ouvris la portière de leur voiture, et elle roula jusqu’aux Funambules.

Balthazar m’ayant donné de quoi largement payer ma place, j’entrai au parterre ; je n’avais de ma vie été au spectacle ; aussi mon étonnement, ma curiosité furent d’autant plus excités, que j’arrivais durant un entr’acte et au milieu d’un épouvantable tumulte, incident d’ailleurs commun à ce bruyant théâtre.

La position irrespectueuse de plusieurs spectateurs de l’avant-scène causait ce grand tapage. Tous mes voisins du parterre, montés sur les banquettes, vociféraient de toutes leurs forces :

— À la porte ! à la porte ! face au parterre !… — tandis que les galeries et le paradis répétaient ces cris en chœur, avec accompagnement de sifflets, de huées, de trépignements à assourdir.

Les spectateurs de l’avant-scène, causes de ce vacarme, se tenaient assis sur le rebord de leur loge, continuant de tourner le dos au public.

Enfin, soit qu’ils craignissent une véritable émeute, soit qu’ils crussent avoir, par la persistance de leur attitude, suffisamment protesté contre la tyrannie populaire, ils se retournèrent lentement, en jetant sur la salle un regard de dédain ; néanmoins cette défaite de l’avant-scène fut saluée par un immense cri de victoire formulé par des ah, ah, ah triomphants, partis de tous les coins insurgés de la salle, et cet incident n’eut pas de suite.

Cette loge, voisine de celle où se trouvaient Robert de Mareuil et Balthazar, était occupée par quatre personnes. Je connaissais déjà deux d’entre elles, le comte Duriveau et son fils, le vicomte Scipion. J’avais vu le premier la veille chez le père de Régina, et, le matin même, au Louvre ; quant à Scipion, quoiqu’il eût plusieurs années de plus que lors de la scène de la forêt de Chantilly, et qu’il eût beaucoup grandi, ses traits avaient peu changé : c’était le même charmant visage, aux cheveux blonds et bouclés, remarquable par une expression de hardiesse et d’impertinence précoce. Quoique le vicomte Scipion fût à peine adolescent, il ressemblait bien plus à un petit jeune homme, comme on dit, qu’à un enfant.

Lorsque le vicomte se retourna vers la salle, il avait le teint animé, l’œil brillant, irrité ; je fus frappé du geste insolent et hardi dont il sembla défier les spectateurs en leur montrant la badine de jonc qu’il tenait de sa petite main, gantée de gants glacés.

De la part d’un homme, cette forfanterie eût sans doute soulevé un nouvel orage ; mais la bravade de Scipion fut, au contraire, accueillie par de grands éclats de rire et des bravos ironiques. Je ne sais où la colère eût entraîné cet enfant, dont les lèvres se serraient de rage, si son père ne l’eût amicalement emmené au fond de la loge. Un adolescent, à-peu-près de l’âge de Scipion, et un homme à figure intelligente, mais basse et sournoise, accompagnaient le vicomte et son père ; d’après ce que j’avais entendu dire le matin par les gens du comte, l’homme à figure sournoise devait être et était en effet le gouverneur de Scipion ; l’adolescent, un des compagnons de ce dernier.

Malgré mon peu d’usage du monde, il me semblait singulier que le comte eût choisi ce spectacle pour y conduire son fils, non à cause de l’espèce des pièces que l’on y jouait, les féeries semblent faites au contraire pour amuser les enfants ; mais le comte ne devait pas ignorer que ce théâtre servait souvent, disait-on, de rendez-vous aux gens qui voulaient passer une folle et bruyante soirée après des libations exagérées.

Bientôt les trois coups, solennellement frappés derrière le rideau, commandèrent un silence général, l’orchestre joua une lugubre ouverture ; dans mon impatience de voir paraître Basquine, je m’adressai à l’un de mes voisins.

— Verra-t-on bientôt Mlle Basquine ? — lui dis-je.

— Qui ça, Basquine ?… Ah ! cette blonde qui joue le mauvais génie… non, pas encore… sa scène est à la fin de l’acte.

— Basquine a beaucoup de talent, n’est-ce pas, Monsieur ?

— Ma foi ! je ne sais pas ; elle est assez drôlette. Quand elle fait ses simagrées diaboliques, elle a l’air méchant comme un démon ; mais il y a un moment où elle veut chanter, oh ! alors… merci… c’est aussi embêtant qu’à l’Opéra.

— Ah ! Monsieur, comment pouvez-vous dire cela ! — reprit mon voisin de gauche, — Basquine joue son bout de rôle avec une expression ! et puis elle a une voix !… une voix !… Moi, je ne viens que pour l’entendre chanter ce petit morceau.

— Chacun son goût, — reprit mon voisin de droite.

Puis, s’adressant à moi, il me dit tout bas :

— N’écoutez pas ce Monsieur, il n’y connaît rien ; cette Basquine n’est pas une actrice, c’est une mauvaise figurante de deux liards, maigre comme un clou… et qui fait sa tragédienne… je vous demande un peu… aux Funambules ?… Si ça ne fait pas pitié ? mais regardez-moi Clorinda, qui joue la fée d’argent… À la bonne heure !… voilà une actrice ! je vous recommande ses mollets, etc., etc., vous allez voir cette prestance !

Je laissai dire le partisan des mollets et des etc., etc., de Mlle Clorinda ; la toile se leva : je jetai un regard dans la loge occupée par Robert de Mareuil et par Balthazar ; ce dernier, placé sur la première banquette, était radieux, épanoui : il semblait s’amuser fort, tandis que Robert, assis dans le fond de la loge, paraissait soucieux et sombre. Je ne pouvais concilier cette tristesse avec la certitude où était Robert de Mareuil d’être toujours aimé de Régina. Cette étrangeté me rappela l’altération des traits de Robert en suite de son entretien secret avec la Levrasse, entretien dont Balthazar même avait été exclus. Quoique ces observations me donnassent fort à songer, je ne m’occupai plus que de la féerie, ne pensant qu’au moment où allait paraître Basquine.

Ces dernières pensées me ramenèrent aux mille souvenirs de mon enfance, souvenirs à la fois si doux et si amers. Bientôt même j’oubliai la pièce qui se jouait et ce qui se passait autour de moi, certain d’être rappelé à la réalité par la voix de Basquine dès qu’elle entrerait en scène.

Un nouvel incident vint m’arracher à mes réflexions.

En face de la loge du comte Duriveau, une loge était restée vide ; deux hommes mal vêtus venaient de s’y installer, en enjambant la séparation de la galerie où ils avaient d’abord pris place ; les locataires de la loge arrivant et la trouvant occupée, il s’en suivit une bruyante altercation, la représentation fut un moment suspendue.

Les deux intrus, dont l’un était de petite taille, gesticulaient dans l’intérieur de la loge et semblaient vouloir défendre le terrain pied à pied ; soudain on vit deux grands bras saisir le plus petit des récalcitrants, le soulever, le passer par-dessus la séparation de la galerie et le laisser retomber à la place qu’il avait quittée pour s’introduire dans l’avant-scène.

Cette preuve de vigueur et de sang-froid comique causa un enthousiasme général ; le paradis, le parterre éclatèrent en bravos, et une foule de voix s’écrièrent :

— L’auteur ! l’auteur ! — Car l’homme aux deux grands bras, jusqu’alors presque inaperçu, s’était retourné vers le fond de la loge, afin, sans doute, d’en exclure l’autre intrus de la même façon ; mais celui-ci, ainsi que son compagnon, transbordé dans la galerie, disparurent presque aussitôt pour échapper aux huées de la salle.

Cette exécution ne suffit pas ; la curiosité générale était trop vivement excitée ; on voulait, à toute force, contempler l’auteur de cette vigoureuse plaisanterie, et le parterre, le paradis, la galerie reprirent avec un formidable ensemble :

— L’auteur ! l’auteur !

Cet appel flatteur ne parut pas faire violence à la modestie de l’auteur du fait si admiré, il s’avança au bord de la loge d’un air extrêmement satisfait de lui-même, et salua cavalièrement le public en mettant la main sur son cœur avec un air de confusion grotesque.

Les cris, les bravos redoublèrent. L’homme aux grands bras voulant sans doute alors faire participer à cette flatteuse ovation une personne qui l’accompagnait, se retourna, et moitié de gré, moitié de force, il amena au milieu de la loge une assez jolie femme, à l’air effronté, quoiqu’un peu troublée par cette présentation inattendue.

Les avis furent partagés sur ce procédé de l’homme aux grands bras :

Les uns l’applaudirent avec enthousiasme, et ceux-là… il les salua de nouveau.

Les autres sifflèrent (Scipion Duriveau et son camarade furent de ce nombre) ; l’homme aux grands bras les salua aussi avec un imperturbable sang-froid.

Une division hostile allait peut-être éclater entre les siffleurs et les approbateurs, lorsque les neutres dans la question réclamèrent à grands cris la continuation de la pièce…

Ce dernier avis réunit les dissidents, le silence se rétablit peu-à-peu. L’homme aux grands bras s’assit d’un côté de sa loge, la jeune femme à l’air effronté s’assit de l’autre, et la pièce continua.

Quant à moi… je restais immobile… palpitant… Dans l’homme aux grands bras je venais de reconnaître Bamboche.

Sa taille était haute, robuste et dégagée. Il portait comme autrefois ses cheveux noirs très-ras qui, marquant ainsi leurs cinq pointes autour de son large front, donnaient à ses traits un caractère particulier ; aussi j’avais tout d’abord reconnu mon ancien compagnon d’enfance ; ses favoris bruns et touffus, son épaisse moustache de même nuance augmentaient encore l’expression résolue de sa figure énergiquement accentuée ; mais sa physionomie, au lieu d’être ainsi qu’autrefois farouche et sardonique, me parut à la fois joviale, insolente et railleuse. La mise de Bamboche annonçait à la fois le luxe et le mauvais goût : une grosse chaîne d’or serpentait sur son gilet de velours nacarat ; il portait des boutons de brillants à sa chemise, et les manches de son habit marron, retroussées jusque par-dessus le poignet, pour plus de commodité, laissaient voir ses larges mains d’une propreté douteuse ; il les étalait ainsi sur le rebord de la loge afin de faire admirer sans doute les bagues de pierreries qui étincelaient à ses gros doigts. Croyant sans doute du meilleur air de paraître avoir la vue basse, Bamboche, malgré l’éclat de ses grands yeux gris ouverts, joyeux et brillants, regardait de temps à autre, et fort gauchement, à travers un binocle d’or. La compagne de Bamboche, à laquelle il ne prêtait d’ailleurs qu’une médiocre attention, était coiffée d’un frais chapeau rose, et portait un très-beau châle sur ses épaules.

La féerie continuait ; mais je n’avais d’yeux que pour Bamboche ; mon cœur battait violemment, je reconnaissais la vérité de cette prédiction de Claude Gérard :

« Tu retrouverais tes compagnons dans dix ans, dans vingt ans, que tu ressentirais aussi profondément que par le passé cette amitié d’enfance qui te lie à Basquine et à Bamboche. »

En effet, il me semblait que depuis quelques jours à peine je venais d’être séparé de mes compagnons. Je ne me demandais pas par quels moyens hasardeux, coupables sans doute, criminels peut-être, Bamboche, naguère ruiné, poursuivi comme contrebandier, et complice avoué de la Levrasse et du cul-de-jatte dans je ne sais quelles affaires ténébreuses, pouvait de nouveau afficher un certain luxe. Je ne me demandais pas si la confiance avec laquelle il osait se montrer en public, témoignait de son incroyable audace ou de son innocence… je ne songeais qu’à la joie de le revoir. Malgré moi mes yeux devenaient humides en pensant que bientôt nous allions nous dire : — Te souviens-tu ? — Une chose m’inquiétait. Bamboche savait-il que Basquine allait paraître sur le théâtre ?… avait-il pour elle le même amour qu’autrefois ?… La présence de la femme dont était accompagné mon ami d’enfance, compliquait encore les questions que je m’adressais à moi-même, et dont j’espérais connaître sa solution dans l’entr’acte. Bien décidé que j’étais à aller demander Bamboche à la porte de sa loge, en attendant, je ne le quittais presque pas des yeux. Sa compagne s’étant penchée à son oreille, lui dit quelques mots tout bas ; aussitôt, et quoiqu’il parût s’amuser de la féerie comme un enfant, Bamboche fit à sa compagne un signe affirmatif et sortit de la loge.

— Vous désiriez voir Basquine, — me dit, quelques moments après, mon voisin de gauche, partisan déclaré de la pauvre figurante. — Attention ! elle va paraître… Voilà déjà le tonnerre, les flammes de l’enfer et tout ce bataclan qui annoncent son entrée.

Je laisse à penser quels regards curieux, impatients je jetai sur la scène.

Le théâtre représentait alors une forêt sombre et profonde, le tonnerre grondait, de fréquents éclairs illuminaient la scène…

La vue de ce décor, le bruit de ce tonnerre amenèrent dans mon esprit un rapprochement puéril peut-être, mais qui me causa une impression étrange, presque effrayante.

Plusieurs années auparavant, dans une sombre forêt, où retentissait aussi le bruit de la foudre, qu’illuminait aussi la sinistre lueur des éclairs… trois enfants abandonnés et trois enfants riches s’étaient rencontrés…

Cinq de ces enfants : Scipion presque adolescent, — Robert de Mareuil, — moi et Bamboche — devenus hommes, — Basquine devenue jeune fille, se retrouvaient ce soir-là, ignorant mutuellement leur présence à ce théâtre bouffon, représentant encore une forêt dont les échos répétaient le bruit de la foudre.

Régina seule manquait… mais le souvenir que je conservais d’elle la rendait, pour ainsi dire, présente à cette scène.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où le tonnerre redoublait de fracas derrière le théâtre, une trappe s’ouvrit, et vomit de grosses flammes rouges, ainsi que le comporte l’introduction de quelque personnage diabolique ; puis, l’éruption ayant cessé peu-à-peu, je vis sortir Basquine du fond des enfers.

Elle devait avoir alors seize ou dix-sept ans ; sa taille, au-dessus de la moyenne, était svelte et remarquablement élégante, on pouvait seulement lui reprocher un peu de maigreur, maigreur… causée sans doute par la misère ou par les chagrins…

Basquine portait un maillot couleur de chair qui dessinait le charmant contour de ses jambes ; la beauté de ses bras, l’éclatante blancheur de sa poitrine et de ses épaules, semblaient plus éblouissantes encore par le contraste de sa courte jupe noire semée de figures cabalistiques rouges et argent ; sur son front couronné de magnifiques cheveux blonds relevés en tresses, se dressaient deux petites cornes d’argent, mobiles comme des aigrettes, tandis que, derrière ses larges épaules, polies comme du marbre, se balançaient deux ailes de crêpe noir… onglées de griffes d’argent.

Malgré cet appareil satanique bien voisin du ridicule… cette apparition me causa une impression profonde, tant je fus frappé du caractère véritablement diabolique que Basquine avait su donner à ses traits, cependant si remarquables par leur angélique pureté ; ne portant pas de rouge, elle semblait d’une pâleur alarmante ; ses grands yeux illuminaient seuls de leur éclat son visage blanc comme un linceul… Il faut renoncer à peindre l’indéfinissable contraste de ce regard brûlant, d’une ardeur presque fiévreuse, et de ce sourire amer… glacé… qui contractait cette figure d’une beauté divine… Un vague instinct me disait que ce n’était pas là un masque pris à plaisir, et seulement pour le besoin du rôle… Non… non… je me rappelais trop bien avec quel accent de ressentiment farouche Basquine avait porté ce sinistre toast de haine aux riches, après avoir été comme nous dédaigneusement repoussée par les petits riches de la forêt de Chantilly ; je me rappelais trop bien quelle joie sauvage avait éclaté sur ses traits jusqu’alors si doux, lorsque, la nuit venue, j’emportai, dans mes bras, Régina évanouie… Non, non, je sentais que dans ce rôle de mauvais génie, l’âme de Basquine, exaspérée sans doute par le malheur, se révélait tout entière sur son visage… La fatalité l’avait faite pour ce rôle… que le hasard lui donnait… L’impression profonde qu’elle produisait sur quelques esprits d’élite, prouvait assez qu’il y avait là autre chose que la reproduction d’un rôle insignifiant par lui-même.

L’apparition de Basquine, son attitude, son geste, sa physionomie puissamment dramatiques ne furent pas d’abord applaudis ; pourquoi ? Je me l’explique maintenant : pour le plus grand nombre des habitués de ce théâtre, Basquine n’était qu’une jolie figurante, un peu maigre et trop pâle. Quant aux rares spectateurs capables d’apprécier sa valeur, ils applaudissaient généralement peu… Je me trompe : Balthazar s’écria :

— Elle est étourdissante… sublime !…

Et il applaudit avec fureur.

Peut-être ces applaudissements auraient-ils eu de l’écho, car souvent rien n’est plus électrique que l’admiration, mais souvent aussi un rien glace l’enthousiasme ; il en fut ainsi cette fois : des ricanements railleurs, des chut réitérés partant de l’avant-scène du vicomte Scipion, paralysèrent l’entraînement que les chaleureux bravos de Balthazar allaient peut-être provoquer ; le poète ne se découragea pas, il recommença d’applaudir de toutes ses forces… Cette maladresse d’ami causa de nouveaux chut, qui ne partirent plus seulement de la loge du vicomte.

Quant à Basquine, sans doute complètement absorbée par son rôle, elle semblait étrangère à ce qui se passait dans la salle, mais un nouvel incident vint arracher la pauvre figurante à ses illusions scéniques.




CHAPITRE XVI.


basquine.


Pour comprendre cet événement qui vint brusquement troubler Basquine au milieu de son rôle, quelques mots sur la marche de la scène sont indispensables, scène puérile, niaise si l’on veut, mais dont Basquine savait tirer des effets saisissants.

Une fois sorti des enfers, le mauvais génie… (elle représentait le mauvais génie, antagoniste de la bonne fée) Basquine, un moment immobile, croisait ses bras sur sa poitrine, puis s’approchait lentement d’Arlequin endormi sous l’égide tutélaire de la fée d’argent, représentée par Clorinda, actrice rondelette, à la figure épanouie et aux appas indiscrètement accusés.

Vêtue de gaze rose et argent, tenant d’une main une corne d’abondance en or, la protectrice d’Arlequin y puisait des fleurs qu’elle jetait de toutes ses grâces sur son protégé endormi, emblème significatif des riantes destinées qu’elle lui ménageait.

Basquine, les bras toujours croisés sur sa poitrine, s’avançait à pas lents vers la fée d’argent ; il est impossible de rendre avec quelle pitié sardonique elle semblait contempler les vains enchantements de la fée d’argent, qui s’évertuait à couvrir son protégé de fleurs allégoriques… il y eut surtout un moment où Basquine, haussant légèrement les épaules, fit un dernier pas vers la bonne fée… un seul pas… mais accompagné d’une ondulation de cou si vipérine, et d’un regard si chargé de menaces et de sombre fascination, que la bonne fée semblait frappée de cette immobile épouvante dont est saisie la victime que le reptile charme avant de la dévorer. S’avançant alors pas à pas vers Basquine, comme entraînée par un attrait magique, la fée d’argent, d’une main tremblante, lui tendait sa corne d’or. Basquine prenait une fleur, une belle rose fraîchement épanouie : elle la montrait à la fée avec un sourire sardonique et glacé, comme pour lui faire admirer encore le tendre éclat de cette fleur ; puis, l’approchant de ses lèvres, elle jetait sur la rose un léger souffle… et la rose devenait noire à l’instant, et s’effeuillait d’elle-même.

Non, jamais je n’oublierai le geste, l’attitude, le regard, le sourire, la physionomie de Basquine… tout ce qui se révéla enfin chez elle d’impitoyable ironie, de sanglant sarcasme, lorsque de son souffle mortel, elle flétrissait cette fleur fraîche et brillante, comme les espérances et les illusions du jeune âge ;… avec quel dédain, abaissant ses grands yeux brillants d’un feu sombre, elle contemplait ensuite les débris de la fleur qu’elle foulait aux pieds.

Je ne pensais pas que la scène pût monter encore : je me trompais, bientôt vint une péripétie plus émouvante.

Après la rose, Basquine prenait dans la corne d’or un frais et virginal bouquet de myrte et d’oranger… emblème, sans doute, de la fiancée d’Arlequin… Saisie d’un nouvel effroi, la fée d’argent se jetait aux genoux de Basquine, les mains jointes, suppliantes, semblant demander grâce pour le bouquet.

Basquine… d’abord impitoyable, repoussant de son froid dédain les prières de la fée d’argent, serrait le bouquet d’une main convulsive et triomphante ;… mais soudain Basquine parut s’attendrir… regarder le bouquet avec une compassion croissante… Peu-à-peu les traits de la jeune fille se transfigurèrent, son visage reprit cette expression de douceur angélique, d’adorable candeur… que je lui avais vue si souvent dans son enfance… loin de flétrir le bouquet de myrte, Basquine le caressait du geste et du regard avec une tendresse innocente et charmante… Il est impossible d’imaginer ce qu’il y avait alors de grâce enchanteresse, d’irrésistible séduction dans le jeu de Basquine : aussi la fée d’argent, souriante, heureuse, rassurée, baisait les mains du mauvais génie, croyant le bouquet sauvé… Hélas ! vaine espérance !… Tout-à-coup l’ange redevenait démon ; d’un souffle Basquine flétrissait le bouquet en poussant un éclat de rire sardonique, mais sonore, harmonieux ; puis elle fondait, si cela se peut dire, les dernières vibrations de ce sinistre éclat de rire, dans l’andante d’un air de bravoure, d’un caractère puissant et farouche (musique composée par elle, je l’ai su depuis), dont les paroles avaient à-peu-près ce sens :

« Je suis le génie du mal, le mal est mon domaine ; mon souffle glacé flétrit toutes les joies ; je n’ai qu’à paraître, et le bonheur se change en tristesse, etc. »

Basquine chantait cet air, aux paroles plus que médiocres, avec une si admirable expression, qu’elle leur donnait un accent terrible ; sa voix de mezzo-soprano, à la fois grave, veloutée, sonore, vibrante, faisait tressaillir toutes les cordes de mon âme

Et je n’étais pas seul profondément impressionné par ce rare talent…

Suspendu, comme on dit, aux lèvres de Basquine, je jetai par hasard les yeux sur la loge occupée par Balthazar et par Robert de Mareuil, loge située presque sur le théâtre.

Le poète écoutait Basquine avec une admiration et un intérêt qu’il traduisait par les gestes, par les mines, par les attitudes les plus excentriquement enthousiastes ; Robert de Mareuil, au contraire, écoutait dans une extase recueillie… D’abord, assis dans le fond de la loge, puis, comme atterré malgré lui par le chant, par le jeu, par la beauté de Basquine, il avait peu-à-peu avancé la tête, et, s’appuyant d’une main sur le rebord de la loge, ne quittant pas Basquine du regard, il semblait fasciné.

En face de cette loge occupée par Robert, mais à un étage supérieur, se trouvait la loge de Bamboche. L’absence de celui-ci se prolongeait ; la jeune femme qui l’avait accompagné était encore seule. Elle me parut, comme le plus grand nombre des spectateurs, il faut l’avouer, assez indifférente ou ignorante du merveilleux talent qui se révélait tout-à-coup chez Basquine, pauvre figurante inconnue… talent qui néanmoins s’imposait tellement, que les plus rebelles à son empire le subissaient à leur insu. Car, pendant que mon voisin de droite écoutait Basquine avec un muet ravissement, mon voisin de gauche, s’adressant à moi :

— Je vous l’avais bien dit… l’entendez-vous, cette Basquine… comme elle vous serre le cœur, comme elle vous attriste… Ne dirait-on pas qu’on a peur d’elle, qu’on la déteste ?… et c’est ma foi vrai… je la déteste. A-t-elle l’air méchant ! pour un rien je la sifflerais. Parlez-moi de Clorinda… à la bonne heure ! elle ne vous attriste pas… cette grosse réjouie…

Je ne sais ce que j’aurais répondu à mon voisin, sans l’incident dont j’ai parlé et qu’il me faut expliquer.

Basquine était, je crois, à la moitié de son air ; elle le chantait avec une énergie, une puissance croissante, lorsque un événement inattendu l’interrompit tout-à-coup.

Le vicomte Scipion avait trouvé plaisant de jeter sournoisement sur la scène une poignée de pois fulminants, sans doute achetés d’avance pour cette espièglerie… déjà plus d’une fois essayée, disait-on, sur ce petit théâtre.

Basquine, au milieu du morceau qu’elle chantait, posa par hasard le pied sur plusieurs de ces pois ; leur explosion lui causa une frayeur si vive, qu’elle sauta en arrière ; mais son pied s’embarrassant dans une partie du décor, presque à fleur de terre, qui cachait la trappe d’où elle était sortie, Basquine trébucha… et tomba, mais tomba d’une manière si déplorablement ridicule… que des éclats de rires inextinguibles, accompagnés d’une bordée de sifflets aigus, partirent d’abord de l’avant-scène du vicomte, et eurent pour écho une explosion générale d’hilarité ; le ridicule atroce de la chute de Basquine prêtait d’autant plus à rire aux spectateurs, que la pauvre fille représentait un personnage menaçant et terrible… La malheureuse créature, se relevant livide, jeta sur la loge du vicomte Scipion un regard effrayant de désespoir et de haine… puis elle voulut fuir la scène ; mais, dans son trouble, elle se trompa deux fois de coulisse. Alors, les huées, les sifflets, les éclats de rire redoublèrent jusqu’à ce qu’elle pût enfin trouver une issue, où elle disparut, éperdue.

À ce moment, de nouveaux faits portèrent le tumulte à son comble.

Porteur d’un sac d’oranges galamment achetées pour sa compagne, Bamboche rentrait dans sa loge alors que se passait l’incident des pois fulminants et de la chute de Basquine, incident dont les péripéties, malgré leur gravité, furent rapides comme la pensée… Reconnaître notre compagne d’enfance… s’écrier d’une voix de stentor : — Basquine, me voilà !… sauter sur le théâtre… courir à la loge du vicomte, souffleter, pour ainsi dire, d’un seul revers, Scipion, son père, le gouverneur, à l’instant où disparaissait Basquine, enfoncer d’un coup de pied le châssis d’une des coulisses, et pénétrer ainsi derrière le théâtre pour y rejoindre la pauvre figurante, tout cela fut pour Bamboche l’affaire d’une minute.

La stupeur causée par l’incroyable audace de cet homme tint pendant quelques secondes les spectateurs muets, immobiles ; ils en étaient encore à se demander s’ils devaient en croire leurs yeux, que déjà Bamboche avait disparu, mais bientôt le tumulte, un moment suspendu, devint effroyable.

Quant à moi… dès que Bamboche eut pénétré dans la coulisse sur les pas de Basquine, une pensée prompte comme l’éclair me souleva pour ainsi dire de ma place, me fit traverser en un clin-d’œil, et je ne sais comment, les rangs pressés des spectateurs dont j’étais entouré ; puis, sortant du théâtre je fus en quelques bonds à la porte des acteurs, s’ouvrant sur le passage où j’avais été le matin louer la loge ; à l’instant où j’arrivais là, palpitant, je fus violemment heurté par deux personnes qui, s’élançant de l’intérieur, s’enfuyaient. C’était Bamboche et Basquine, enveloppée d’un manteau ; elle se soutenait à peine…

Sentant le danger, l’inopportunité d’une reconnaissance en pareille situation, et apercevant la voiture de mes maîtres, à deux pas de moi, je dis à Bamboche, en lui prenant le bras.

— Voilà une voiture… montez vite.

Et en une seconde j’eus ouvert la portière aux deux fugitifs. Ce secours inespéré venait si à propos, que Bamboche, sans chercher à savoir comment cette voiture se trouvait là si à point, y jeta, pour ainsi dire, Basquine, s’y élança après elle, en me disant :

— Vous serez bien payé… Allons où vous voudrez, mais grand train !

— Barrière de l’Étoile, et très-vite, — dis-je au cocher, éveillé en sursaut sur son siège.

Et je m’élançai derrière la voiture.

Nous nous éloignâmes rapidement ; mais je pus voir une grande foule s’ameuter tout-à-coup autour du théâtre, tandis que brillaient au loin les fusils des soldats que l’on venait sans doute de chercher au poste voisin.

Je ne me sentais pas de joie, je couvais des yeux cette voiture derrière laquelle j’étais monté, et où se trouvaient mes amis d’enfance. Soudain le cocher, averti sans doute par une secousse du cordon qu’il tenait enroulé autour de son poignet, arrêta ses chevaux ;… presque en même temps l’une des glaces s’abaissa brusquement, et j’entendis la voix de Bamboche s’écrier avec un accent d’effroi :

— Arrêtez… arrêtez… elle se trouve mal, mon Dieu !… que faire ?…

Nous ne courions plus aucun danger d’être poursuivi, nous nous trouvions sur le boulevard Saint-Denis, je courus à la portière.

— Mon garçon — me dit Bamboche, — je ne sais pas d’où diable tu es sorti pour me venir en aide si à propos, je sais encore moins pourquoi tu nous es venu en aide ; tu ne t’en repentiras pas… Cette chère fille qui est avec moi se trouve mal… Il faudrait tout de suite de l’éther… du vinaigre… après cela, nous irons chez moi,… et tu pourras emmener la voiture ;… voici d’abord pour acheter de l’éther, tu garderas le reste.

Et Bamboche me mit un double louis dans la main.

— Merci, Monsieur, — lui dis-je en dissimulant mon émotion, et éprouvant un certain plaisir à garder quelques moments encore mon incognito.

— Il doit y avoir plus d’un pharmacien dans la rue Saint-Denis, nous allons la parcourir avec la voiture.

— Tu as raison… vite… vite.

Et Bamboche abaissa les autres glaces de la voiture pour donner plus d’air à Basquine, qu’il soutenait entre ses bras et qui me parut sans mouvement.

Mon conseil était bon ; en quelques minutes nous eûmes trouvé une boutique de pharmacien, j’y achetai un flacon d’éther… Bamboche le fit respirer à Basquine, peu-à-peu elle reprit ses sens…

— Maintenant, chez moi, me dit Bamboche. — Hôtel des Pyrénées, rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, no 17.

Je donnai cette adresse au cocher, et je repris mon poste, rassuré sur la santé de Basquine, ravi de la surprise que j’allais causer à mes deux amis, et oubliant complètement mes maîtres, probablement fort inquiets de moi et de leur voiture, s’ils étaient sortis du théâtre.

Arrivé rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, je dis au cocher avant d’ouvrir la portière :

— Lorsque les personnes que nous avons conduites, par ordre de mon maître, seront descendues, vous vous en retournerez, on n’a plus besoin de vous…

Basquine, bien que revenue à elle, semblait toujours très-faible, il fallut que Bamboche la prît presque dans ses bras pour la faire descendre de la voiture ; puis, une fois dans la rue, et pendant que les chevaux s’éloignaient, Bamboche dit à la jeune fille :

— Attends… avant d’entrer dans l’hôtel, laisse-moi bien croiser ton manteau et en rabattre le capuchon, ces imbéciles de portiers d’hôtels garnis sont si curieux, si bavards, que la vue de ton costume de théâtre ferait événement dans la maison.

— Tu as raison, — répondit-elle d’une voix faible, et en frissonnant.

Pendant que Bamboche s’occupait de cacher le costume de Basquine sous son manteau, j’étais resté dans l’ombre ; je dis alors à mon ami, parlant le plus bas qu’il me fût possible, pour dissimuler ma voix :

— Monsieur… Voilà le restant des quarante francs que vous m’avez donnés.

— Je t’ai dit que c’était pour toi, mon garçon.

— Merci, Monsieur… mais si vous croyez me devoir quelque reconnaissance, accordez-moi autre chose…

Et je remis l’argent dans la main de Bamboche.

— Et que diable veux-tu me demander ? — reprit-il de plus en plus surpris.

— Permettez-moi de vous dire deux mots chez vous en particulier…

— Allons, soit ; aussi bien, il y a dans cette aventure quelque chose que je tiens à éclaircir. Suis-nous.

Bamboche frappa, la porte de l’hôtel s’ouvrit, mon ami passa rapidement devant la loge du portier, mais celui-ci s’écria en s’avançant :

— Qui êtes-vous, Monsieur ?

— Eh pardieu ! moi… vous ne me reconnaissez pas ? — dit Bamboche sans s’arrêter.

— Mais qui, vous ?

— Eh ! tonnerre de Dieu ! le capitaine de Bambochio.

— Ah ! pardon, mille excuses. Monsieur le capitaine, je ne vous avais pas reconnu, — dit le portier avec une humble déférence, qui me prouva que mon ami jouissait d’une certaine considération dans la maison.

Je coupai court à l’interrogatoire que le portier allait m’adresser à mon tour en lui disant :

— Je monte avec M. le capitaine.

— Très-bien, mon garçon, — reprit le portier. Puis se ravisant, il fit précipitamment quelques pas en dehors de sa loge, et, s’adressant à Bamboche qui commençait à gravir l’escalier :

— Monsieur le capitaine, j’ai oublié de vous dire que M. le major était venu trois fois vous demander.

— Que le diable l’emporte et vous aussi ! répondit Bamboche en continuant son ascension.

— Monsieur le capitaine a toujours le mot pour rire, — dit le portier, qui me parut habitué aux façons brutales de mon ami, et ne s’en formaliser nullement.

Bamboche s’arrêta sur le pallier du second étage ; nous entrâmes chez lui ; une petite lampe brûlait dans l’antichambre ; Bamboche ouvrit une porte latérale, et dit à Basquine :

— Entre là… il doit y avoir de la braise sous la cendre, rallume le feu, réchauffe-toi… je reviens dans cinq minutes.

Puis, se retournant vers moi lorsque nous fûmes seuls :

— Maintenant, mon garçon, à nous deux… dis-moi d’abord…

Mais ma dissimulation était à bout ; je me jetai brusquement au cou de Bamboche, en m’écriant :

— Tu ne reconnais pas Martin !…

Bamboche stupéfait recula d’abord d’un pas, se dégagea de mon étreinte comme pour mieux m’envisager ; puis, m’attirant et me serrant à son tour avec force contre sa poitrine, il s’écria d’une voix étouffée par l’émotion en tournant la tête du côté de la pièce voisine :

— Basquine !… C’est Martin !!!…

J’entendis, pour ainsi dire, faire un bond dans la chambre ; la porte s’ouvrit, et Basquine, encore à demi enveloppée de son manteau, se précipita dans l’antichambre, me sauta au cou, mêlant ses embrassements muets, ses larmes, aux embrassements, aux larmes de Bamboche et aux miennes, car nous pleurions tous trois.

Il y eut un moment de long silence… pendant lequel nous nous tenions tous trois étroitement serrés… silence seulement interrompu, çà et là, par le bruit de ces sanglots de joie profonde, convulsive, qui font bondir le cœur.

Oh ! béni soyez-vous, mon Dieu, qui, par de tels instants, faites oublier des jours, des années d’infortune ! Béni soyez-vous, mon Dieu, qui avez si magnifiquement doué vos créatures, que les plus perverses, que les plus misérables puissent encore goûter ces ravissements, dont l’ineffable douceur, dont la sainte élévation les rapproche de votre divinité !

Nous étions là trois victimes de la fatalité. Nous avions bien souffert, nous avions commis bien des actions coupables, notre avenir était sombre, plus sombre encore que notre passé. Et pourtant, dans cet élan divin qui confondait nos âmes, ces souffrances, ce sombre passé, cet effrayant avenir, étaient oubliés. Et ces fautes ! conséquences presque forcées de la misère et de l’abandon, ces fautes ne devaient-elles pas être aussi oubliées, pardonnées par votre paternelle miséricorde et votre justice, ô mon Dieu !… car tout n’était pas flétri, tout n’était pas mort dans l’âme de ceux qui, après avoir failli, étaient encore capables de ressentir si religieusement les célestes enivrements de l’amitié.

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Fin du cinquième volume.