Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VII/11

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XI


CHAPITRE XI.


journal de martin (Suite).


M’approchant alors de la table devant laquelle le prince s’accoudait, j’ai simulé une pointe d’ivresse, et affecté de prendre le grossier langage des habitués du lieu.

— Ah çà ! mille dieux ! est-ce qu’on boit les uns sans les autres ? — ai-je dit à mon maître en lui frappant familièrement sur l’épaule.

M. de Montbar, relevant brusquement la tête, me regarda avec hauteur d’un air surpris et irrité.

— Eh bien ! après ? — repris-je en le fixant, — je te dis, mon vieux, qu’un homme qui boit seul, me fait de la peine… c’est un célibataire… de bouteille…

— Au fait… tu as raison, — répondit le prince, dont le courroux fit place à une sorte de gaîté factice et amère, — c’est ennuyeux de boire seul… Et d’ailleurs, rien que pour l’affreux tatouage dont tu t’es barbouillé la face… tu mérites qu’on te paie bouteille ; demande un verre… et trinquons.

— À la bonne heure… garçon, un verre.

— Voilà…

— Eh bien ! t’amuses-tu beaucoup ici, toi ? — me dit le prince après une pause, — voyons, es-tu bien gai ?

— Et toi, mon vieux, t’amuses-tu ?

— Pardieu, — reprit le prince, — il faut bien que je m’amuse… puisque je suis ici.

— C’est pas une raison…

— Bah ?

— Tous les jours on va quelque part, et on s’y embête.

— Alors, pourquoi y aller ?

— Pourquoi est-ce qu’on se soûle ? Hein, mon vieux ? C’est pas pour le vin ou l’eau-de-vie, liquides à faire tousser le diable.

— Pourquoi boire, alors ?

— Eh, mille dieux ! pour s’étourdir, pour oublier… ce qui vous scie…

— Ah ! — me dit le prince avec un air de réflexion et de tristesse dont je fus frappé, — ah ! toi, c’est pour t’étourdir… pour oublier… que tu bois ?

— Pardieu ! je traîne le boulet toute la semaine… et le dimanche… quand je bois, je suis roi, comme dit la chanson, et puis… on peut te dire ça, à toi… mon vieux… un ami…

— Un ami ?

— Une connaissance… si tu veux.

— Ah ! tu me connais.

— Comme si je t’avais élevé au biberon.

Le prince haussa les épaules et reprit :

— Eh bien ! voyons… qu’est-ce que tu peux dire à… un ami… puisque je suis ton ami ?

— Mon vieux… j’ai des peines de cœur.

Le prince partit d’un éclat de rire sardonique et reprit :

— Des peines de cœur ? toi ? ça doit être curieux, raconte-moi ça.

— Figure-toi… mon vieux… que j’ai une femme…

— Ah ! diable…

— Eh bien !… mon pauvre vieux… ma femme…

— Ta femme ?

— Elle me fait l’effet de m’enfoncer… de m’abîmer avec un autre…

— Vraiment — dit le prince, et son visage s’assombrit ; soudain, son sourire devint presque douloureux — vraiment, mon pauvre garçon… ta femme… te cause des peines de cœur ?

— Une bien belle femme pourtant !…

— Ce sont toujours celles-là… Et tu es sûr ?

— Trop sûr, mon pauvre vieux… et avec ça… un militaire…

— Un militaire ?

— Un soldat du génie…

Le prince tressaillit, devint pourpre, mais il se contint.

— Un homme superbe… cinq pieds six pouces, et si tu le voyais en uniforme, mon pauvre vieux… en uniforme surtout… il est…

— C’est bon,… me dit brusquement M. de Montbar en frappant sur la table — assez…

— N’est-ce pas, mon vieux… c’est tout de même fichant de se dire… ma femme… une si belle femme… me…

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait à moi… ta femme ? — s’écria le prince avec impatience.

— Après ça — continuai-je sans avoir égard à l’interruption de mon maître — faut être juste… ma femme était dans son droit…

— De quoi te plains-tu alors ?

— De quoi je me plains ? mon pauvre vieux ? Mais figure-toi donc… que, malgré son soldat du génie… avec qui elle m’abîme… je l’adore tout de même…

— En ce cas, tu n’es qu’un lâche ! — s’écria mon maître, de plus en plus irrité des singuliers rapprochements qu’il voyait sans doute entre ma position supposée, et la sienne, — tu es un misérable… si tu l’aimes encore…

— Ça t’est bien facile à dire… à toi, mon pauvre vieux… qui ne la connais pas… une si belle femme !

— C’est bien… assez.

— Tiens… ce matin encore… je regardais sa silhouette, tu sais ces profils en papier noir qui coûtent cinq sous… Je l’avais fait faire dans le temps… et je me disais en la regardant et en pensant à son soldat du génie… quel dommage que !…

— Mais, malheureux, lâche ! — s’écria le prince, les dents serrées de rage, — pourquoi ne l’as-tu pas tué, cet homme ? puisqu’il te déshonorait ?

— Tu l’aurais donc tué… toi, vieux ?

— Il ne s’agit pas de moi, — reprit le prince avec hauteur, et en s’emportant malgré lui, — tu pouvais montrer ta jalousie sans crainte d’être écrasé de ridicule… toi.

Puis, comme s’il eût regretté de trahir ainsi les poignantes émotions dont il était torturé, et qui me prouvaient ce que j’avais tant d’intérêt à savoir : qu’il aimait encore passionnément Régina, le prince ajouta avec impatience :

— Et d’ailleurs, tout cela m’est égal… Buvons un verre… et… bonsoir… je suis las d’écouter tes balivernes.

— Ah ! mon vieux, — dis-je au prince d’un ton de reproche, — c’est pas bien… envoyer paître… un ami qui est dans la peine, un ancien ami…

— Il est stupide… — dit le prince en haussant les épaules.

— Traiter ainsi un ami… repris-je en accentuant lentement mes paroles, — un ancien du cabaret des Trois-Tonneaux…

Au souvenir de ce cabaret où il s’était plusieurs fois enivré, le prince ne put cacher un mouvement de surprise inquiète, et me dit :

— Au cabaret des Trois-Tonneaux ?… Tu te trompes… je ne connais pas ce cabaret.

— Allons donc… nous y avons bu vingt fois ensemble… et il y a de ça déjà long-temps.

— Ce n’est pas vrai…

— Écoute,… mon vieux,… je vas bien te prouver la chose… Un soir… dans le mois de décembre… il faisait un temps de chien… tu étais aux Trois-Tonneaux… tu buvais une bouteille d’eau-de-vie.

— Ce n’est pas moi… te dis-je, misérable brute, — s’écria le prince, — tu es ivre.

— C’est un peu fort ! Comme si je ne te connaissais pas ; comme si je ne savais pas ton nom ?

— Ah ! tu sais mon nom ?

— Pardieu… tu t’appelles…

— Je m’appelle ?…

— Georges…

— Pourquoi pas Jean-Louis ou Jean-Pierre ?

— Pourquoi ?… mon vieux ? parce que tu l’appelles Georges… Georges, prince de Montbar.

J’avais prononcé ces derniers mots assez bas, afin d’être entendu de mon maître, mais non des autres buveurs ; aussi, dans sa première stupeur, ne pouvant, ne voulant pas croire à mes paroles, néanmoins me regardant d’un œil hagard et les traits bouleversés, le prince s’écria :

— Qu’as-tu dit ?

— Eh ! pardieu, mon vieux, — repris-je le plus simplement du monde, — je dis que tu t’appelles Georges, prince de Montbar… qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ça ?

— Malheureux ! — s’écria mon maître, et les yeux étincelants de colère, les joues pourpres de honte, il se leva d’un air menaçant.

— Eh bien ! quoi ? mon vieux, te voilà tout sens dessus dessous, parce que je dis que tu es le…

— Te tairas-tu ! — s’écria le prince en regardant autour de lui avec anxiété, dans la crainte que je n’eusse été entendu des autres buveurs ; puis, ayant hâte de quitter cet ignoble lieu, où il se voyait reconnu, mon maître frappa sur la table et cria :

— Garçon…

— Comment ! mon vieux,… tu quittes les amis ?

— Garçon !… — s’écria le prince en se levant sans me répondre.

— Mon vieux, tu resteras,… — dis-je au prince en me levant à mon tour, — car si tu abandonnes comme ça un ami dans la peine,… je me jette à ton cou, je m’accroche à toi et je t’appelle par ton nom de prince… aussi haut que tu as appelé le garçon…

Cette menace arrêta et effraya mon maître ; il se rapprocha de la table, me regarda pendant quelques secondes avec une attention courroucée, tâchant sans doute de reconnaître ou de deviner mes traits sous la couche de peinture dont ils étaient couverts ; mais, n’y pouvant parvenir, il me dit en regardant de nouveau autour de lui, avec anxiété :

— Voyons, que veux-tu pour te taire ! misérable !… de l’argent, n’est-ce pas ?

— Je veux m’épancher dans ton cœur, mon pauvre vieux, parler de l’ancien temps… oui, et si tu me refuses cette douceur, je te nomme… j’ameute les Titis, les Débardeurs, et je leur crie : ohé… ohé… les autres !… venez donc voir la curiosité du bal… Ce Pierrot que vous voyez, ce n’est pas un Pierrot,… c’est le…

— Je t’en supplie ! tais-toi, — s’écria mon maître d’une voix presque implorante, car j’avais assez élevé la voix pour que les buveurs voisins se retournassent vers nous. — Il y a vingt louis dans ma bourse, — ajouta le prince à voix basse, — viens dehors… avec moi… ces vingt louis sont à toi…

— Connu… mon vieux… tu ne me les donnerais pas.

— Je te jure !!

— Et puis, vois-tu, — repris-je en affectant une ténacité d’ivrogne, — ton argent ne me donnerait pas un ami… je ne pourrais pas m’épancher… dans ton argent… tandis que… m’épancher… dans un prince… comme toi, dans un vrai prince qui trinque et ribotte… avec le dernier des voyous : avec les premières canailles venues… pas plus fier que ça, je ne peux pas renoncer à ce délice… de m’épancher ; rassois-toi donc et causons de nos bamboches… mon pauvre vieux, ça me fera oublier ma femme… et si tu me refuses de jaser un brin… ohé… les autres…

— Tais-toi… je reste, — s’écria le prince, — puisque je le dis que je resterai… — et il ajouta avec une rage concentrée : — voyons, que veux-tu ? dis vite… et finissons.

— Comment, mille dieux ! finissons ; nous n’avons pas seulement commencé.

— Oh !… — dit le prince en levant les yeux et frappant de ses deux poings sur la table, — quel supplice !…

— Ah çà ! vraiment, vieux, tu ne me reconnais pas ? un ancien… il faut que ça soit ma peinture qui te brouille…

Le prince mordit son mouchoir avec fureur.

— Au fait… tiens… je vas te rappeler quelque chose, mon vieux, qui va tout de suite te remettre sur la voie… C’était un soir, tu buvais bouteille au cabaret des Trois-Tonneaux… tu as renversé de l’eau-de-vie, tu as trempé ton doigt dedans, et sur la toile cirée de la table, tu as écrit un nom…

— Un nom, moi ?

— Eh oui !… le nom de Régina… quoi ?

Le prince bondit sur sa chaise ; puis il resta un moment silencieux, l’œil fixe, dans un accablement pensif ; sans doute il avait gardé un vague souvenir de cette soirée d’ivresse, car, sans oser me démentir, il s’écria, comme écrasé de honte :

— Tais-toi… je te défends de prononcer ce nom…

— Tiens ? et pourquoi donc ça, mon vieux ? Un nom que tu t’amuses à écrire sur la table d’un cabaret… et que même ce soir-là un ivrogne l’a épelé… ce nom… avec des hoquets à faire trembler… R et E… ça fait RE… qu’il disait en faisant le balancier, G et I… ça fait GI…

— Malheureux, — s’écria le prince hors de lui, — mais tu veux donc que…

— Ah ! si tu cries, mon vieux, — lui dis-je en l’interrompant, — je crie aussi fort que toi, moi ! mais ton nom… oh hé ! les Titis ! les…

— Mais c’est l’enfer que cet homme !… quel est-il donc ? — murmura le prince, en tâchant encore de reconnaître mes traits ; voyant la vanité de sa tentative, il dit avec un soupir :

— Impossible… impossible… cette voix ? cet accent ?… je m’y perds…

— C’est drôle, tout de même, que tu ne me reconnaisses pas, mon vieux… Voyons donc si une autre chose me rappellera mieux à toi… Te souviens-tu d’une fameuse nuit passée ensemble… dans un… (et je lui dis le mot à voix basse) de la barrière des Paillassons ? Il y avait avec nous un chiffonnier qui nous faisait crever de rire avec ses histoires… et des femmes, mais des femmes ficelées… Il y en avait une surtout… une grosse blonde… en bonnet de police (un legs d’un invalide), qui avait l’air de te flamber les yeux ; tu te rappelles, on l’appelait la Loque, à cause de sa tenue. Tu en raffolais si fort que, dans ton raffolement, tu lui donnais ce nom que tu avais écrit un jour sur la table du cabaret… et il lui est, pardieu ! resté… à cette fille, mon Dieu oui,… dans l’établissement, on ne l’appelle plus la Loque, on l’appelle Régina.

J’avais frappé un coup terrible, mais juste et nécessaire.

Pour la première fois, j’en suis certain, le prince avait enfin conscience de l’ignominie de ses fréquentations et des indignes conséquences qu’elles devaient avoir. Car, ce dernier trait sous lequel je le laissai un instant anéanti, éperdu, était, sinon vrai, du moins tellement vraisemblable, qu’à l’expression d’angoisse et d’horrible honte que trahit la figure du prince il me sembla qu’il se disait :

— « Ai-je donc pu, dans mon ivresse, prostituer ainsi dans un lieu infâme le nom de la femme qui porte aujourd’hui mon nom ? Pourquoi pas ? j’ai bien écrit Régina sur la table d’un cabaret ! »

À l’accablement où était un moment resté plongé le prince, succéda un tel accès de rage que, me saisissant par le bras d’un côté de la table à l’autre, il me le serra violemment en s’écriant :

— Tu mens !… tu paieras cher cette insolence infâme !!

J’étais d’une force de beaucoup supérieure à celle de M. de Montbar, je le maîtrisai facilement à mon tour, et presque sans bruit, lui serrant le poignet si rudement, que sa main abandonna mon bras.

Soudain un incident imprévu vint donner un nouveau cours, un nouveau caractère à mon entretien avec le prince.

Une rumeur d’abord sourde, puis de plus en plus bruyante, éclata dans le bal ; je tournai les yeux du côté d’où partaient ces murmures croissants ; je vis à vingt pas de nous l’horrible bergère que le prince avait rudement repoussée après avoir dansé avec elle. Cette créature, renforcée d’un assez grand nombre de personnages de sa trempe, vociférait et gesticulait en se dirigeant du côté où nous nous trouvions… Je compris aussitôt le danger dont le prince était menacé ; aussi, réellement effrayé, je m’écriai :

— La femme à qui vous avez refusé à boire, après avoir dansé avec elle, vient de recruter bon nombre de souteneurs… Regardez… ils s’avancent ; soyons sur nos gardes.

— Il ne s’agit pas de cela, — s’écria le prince, furieux, sans vouloir jeter les yeux vers l’endroit que je lui indiquais ; — il faut qu’à l’instant je sache qui tu es, misérable.

Me plaçant alors devant le prince, relevant la tête, changeant subitement de langage, de manières, affectant même les termes et les façons d’un homme du monde, imitation d’autant plus facile pour moi que, doué d’une grande faculté d’observation, j’entendais, je voyais, j’étudiais chaque jour à l’hôtel de Montbar, depuis plus d’une année, les manières d’être et de dire des gens les plus distingués de Paris, je m’adressai au prince d’une voix ferme, calme et de la plus parfaite mesure.

— J’ai l’honneur de vous répéter, Monsieur — lui dis-je — que l’approche de ces gens-là est menaçante… Nous ne sommes ici que deux hommes de bonne compagnie,… nous risquons d’être écharpés.

La stupeur du prince, en m’entendant m’exprimer de la sorte, fut plus saisissante encore qu’elle ne l’avait été jusqu’alors ; sa colère, sa honte s’élevèrent, pour ainsi dire, en raison même de la position sociale qu’il me supposa ; mais aussi ses violents ressentiments se manifestèrent autrement. Il se sentit sans doute plus à l’aise en croyant avoir affaire à un homme du monde ; aussi, lorsque son émotion lui permit de parler, il me dit d’une voix qu’il tâchait de rendre calme :

— Je ne vous quitterai pas, Monsieur, que je ne sache qui vous êtes… Je comprends tout maintenant, il n’y a pas eu un mot de votre conversation qui n’ait été une insolente épigramme, une allusion outrageante ! Cela demande une réparation terrible. Monsieur… et je l’aurai… Je ne peux pas arracher le masque peint sur votre figure, mais de ce moment je m’attache à vous, et…

Puis, s’interrompant, le prince ajouta avec une dignité parfaite :

— Mais non… non, je n’aurai besoin de descendre à aucune extrémité pénible pour vous et pour moi, Monsieur. Vous êtes un homme de bonne compagnie… m’avez-vous dit… Si cela est… vous n’hésiterez pas à vous nommer, après ce qui vient de se passer entre nous…

— Soyez tranquille, Monsieur, je me conduirai en galant homme… vous saurez tout ce que vous devez savoir… mais vous êtes ici en danger, Monsieur… toute retraite vous est coupée… Regardez derrière vous… (le prince en me parlant, tournait le dos à la salle) nous ne pouvons sortir de ce coupe-gorge qu’avec beaucoup d’énergie… Je dis nous, Monsieur, d’abord parce que deux hommes bien élevés, deux hommes de cœur se doivent soutenir en pareille circonstance… puis la menace même que vous m’avez adressée tout-à-l’heure, Monsieur, me donne maintenant presque le droit de partager votre péril.

— Je vous remercie, Monsieur… j’accepte… Votre langage, vos sentiments même dans cette occasion, me prouvent du moins que ce qui se passera entre nous, plus tard se passera entre gens comme il faut.

— En attendant, Monsieur… — dis-je au prince, et brisant d’un vigoureux coup de pied un tabouret, je donnai ensuite à M. de Montbar un de ces montants de siège cassé, transformés ainsi en bâtons courts et solides, — armez-vous de ceci, surtout n’attaquez pas… mais si l’on vous touche… frappez à tour de bras et visez aux figures…

Pendant que je tenais à M. de Montbar ce langage digne et poli dont il était si surpris, j’avais vu l’orage s’amonceler… L’horrible bergère et une foule de hideux personnages, dignes de soutenir cette créature, s’étaient groupés au pied du seul escalier par lequel il nous fût possible de descendre de la galerie… Trois ou quatre gardes municipaux chargés de maintenir l’ordre, se trouvaient alors fort éloignés ; d’ailleurs ainsi que cela arrive toujours dans des lieux pareils, la majorité de ceux qui les hantent, fort curieuse de rixes et de scandales, oppose aux gens de police une puissante force d’inertie, en se formant en masse compacte long-temps impénétrable ; aussi les représentants de la force publique arrivent-ils presque toujours trop tard pour empêcher des collisions souvent sanglantes.

Un nouvel incident sur lequel je n’avais pas compté, vint augmenter le désordre et porter à son comble l’humiliation du prince…

Nous venions de nous mettre prudemment en défense en haut de l’escalier, pouvant à-peu-près compter sur la neutralité des buveurs de la galerie, gens moins tapageurs que les autres ; ils m’avaient vu briser un tabouret et partager ses débris entre moi et mon compagnon, ils commençaient donc à monter sur les tables pour juger impartialement des coups.

La tempête éclata par une bordée d’injures, qui à ma grande surprise s’adressaient à mon maître, reconnu non pour être le prince de Montbar, mais pour être un gant-jaune, un bien-mis pour parler le langage du lieu. Un Titi, garçon de vingt ans, d’une figure ignoble, placé aux premiers rangs de la foule, criait d’une voix enrouée en désignant le prince :

— Ohé ! les autres, voyez donc ce Pierrot manqué, qui vient agoniser et battre nos femmes ; c’est un malin, un gant-jaune ! je le reconnais…

— Lui ? ce crapaud-là !

— Faut le crever…

— T’en es sûr ? Titi,… c’est un gant-jaune ?

— Eh ! oui, je l’ai vu vingt fois à cheval ou en voiture aux Champs-Élysées, où je ramasse des bouts de cigare.

— Quoi qui y vient faire ici ? ce bien-mis-là.

— Est-ce que nous allons dans leurs bastringues à eux ?

— Ohé ! ce bien-mis ! il vient faire sa tête !

— Parce qu’il a du linge en dessous.

— Ce Monsieur ! il vient s’amuser à voir chahuter la canaille…

— Est-ce que nous sommes tes amusements, eh ! dis donc, filou ?

— Eh ! dis donc, mauvais muffle ?

À ces sales injures, le visage du prince devint pourpre ; ses yeux étincelèrent de rage ; il allait se précipiter tête baissée sur cette foule ; je devinai son mouvement, et le saisissant par le bras :

— Vous êtes perdu si vous quittez le haut de l’escalier… ne bougez pas, regardez-les bien en face… et pas un mot… le sang-froid et le silence imposent toujours…

Le prince suivit mon avis et, en effet, pendant un instant, les vociférations diminuèrent de violence, les assaillants demeurèrent indécis, car notre position, militairement parlant, était excellente ; nous tenions le haut d’un escalier où deux hommes pouvaient à peine monter de front ; nous étions armés de bons bâtons, et nous paraissions à la foule calmes, résolus, prêts à tout.