Melmoth ou l’Homme errant/XLII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 303-320).


CHAPITRE XLII.



Monçada termina en ces mots l’histoire de l’Indienne, victime de la passion et de la destinée de Melmoth, et il annonça qu’il saisirait la première occasion pour faire connaître à son jeune hôte celles des autres victimes dont les squelettes, ainsi qu’on se le rappelle sans doute, ornaient l’habitation du juif Adonias à Madrid. Il ajouta que les circonstances qui les regardaient étaient plus terribles et plus effrayantes encore que celles qu’il avait déjà rapportées. Il dit encore que les détails de sa résidence dans la maison du Juif, de la manière dont il l’avait quittée et la cause de son arrivée en Irlande, n’étaient guère moins extraordinaires que tout le reste. Le jeune Melmoth brûlait de curiosité ; il voulait l’assouvir à tout prix et n’était peut-être pas sans espoir de voir l’original du portrait qu’il avait détruit, se présenter lui-même pour achever son histoire. Le récit de l’Espagnol avait occupé plusieurs jours ; il se reposa quand il fut fini ; mais bientôt le jeune Melmoth lui rappela qu’il lui restait une promesse à remplir.

On fixa une soirée pour continuer l’histoire. Le jeune Melmoth et l’Espagnol Monçada se réunirent dans l’appartement accoutumé. La nuit était triste et orageuse. La pluie qui avait tombé pendant toute la journée paraissait avoir cédé la place au vent, qui soufflait par intervalles avec une force extraordinaire. Melmoth et Monçada approchèrent leurs sièges du feu, et se regardèrent comme s’ils avaient voulu s’encourager mutuellement.

À la fin Monçada appela toute sa fermeté à son secours et commença sa relation ; mais il ne tarda pas à s’apercevoir que l’attention de son auditeur était préoccupée de quelque autre objet. Il s’arrêta.

« J’ai cru, » dit Melmoth pour répondre au silence de Monçada, « entendre un bruit, comme si quelqu’un marchait dans le corridor. »

« Chut, » reprit Monçada : « car je ne voudrais pas qu’on nous entendît. »

Ils s’arrêtèrent et retinrent leur haleine. Le bruit se renouvela. Il n’y avait plus à douter qu’on ne marchât et qu’on ne s’approchât de la porte.

« On nous épie, » dit Melmoth, en voulant se lever de sa chaise ; mais à l’instant même la porte s’ouvrit et un personnage se présenta, dans lequel Monçada reconnut l’objet de son récit, celui qui l’avait mystérieusement visité dans les prisons de l’Inquisition. Melmoth se rappela aussi le portrait et l’être dont l’esprit l’avaient rempli d’effroi quand il l’avait vu assis au chevet du lit de son oncle mourant.

La figure resta pendant quelque temps à la porte ; puis s’avançant à pas lents jusqu’au milieu de la chambre, elle y demeura sans les regarder. Elle s’approcha ensuite de la table où ils étaient assis et se montra à eux comme un être vivant et corporel. Ils sentirent et exprimèrent l’un et l’autre la plus vive horreur. C’était réellement Melmoth, l’Homme errant, qu’ils voyaient ; ils le voyaient tel qu’il était dans le siècle passé, tel qu’il serait dans mille ans si les conditions effroyables de son existence se renouvelaient. Sa force naturelle n’était pas abattue ; mais son œil était affaibli. Il n’avait plus ce lustre surnaturel, dont il brillait jadis, comme un fanal pour annoncer le danger à ceux qui seraient assez imprudens pour s’en approcher. Ce lustre avait été remplacé par une couleur plus terne que ne l’est d’ordinaire l’œil d’un homme. En un mot, tout en lui annonçait l’être vivant ; ses yeux seuls étaient les yeux d’un mort.

Quand il fut plus près d’eux, ils se levèrent d’un mouvement spontané. L’Homme errant étendit le bras, comme pour dire qu’il ne les craignait pas, mais qu’il n’avait pas l’intention de leur faire du mal. Il prit ensuite la parole et le son étrange et grave de cette voix, la seule qui eût retenti si long-temps sur la terre : ce son fit sur leurs sens l’effet du tonnerre roulant dans le lointain.

« Mortels, » leur dit-il, « vous êtes ici pour parler de ma destinée, et des événemens qui l’ont marquée. Cette destinée est, je crois, accomplie, et avec elle finissent ces événemens qui ont excité votre vague et triste curiosité. Je suis ici à mon tour pour tout éclaircir : oui ; moi, moi, de qui vous parlez, je suis ici. Qui peut mieux raconter les aventures de Melmoth, l’Homme errant, que lui-même, au moment où il va terminer cette existence qui a été un sujet d’étonnement et de terreur au monde entier ? Melmoth, vous voyez votre ancêtre. L’homme dont vous avez vu le portrait avec une date si reculée, est devant vos yeux. Monçada, vous voyez une connaissance d’une date plus récente. « Ne craignez rien, » ajouta-t-il en observant l’effroi que témoignaient ses auditeurs involontaires. « Qu’aviez-vous d’ailleurs à craindre ? vous, Seigneur, vous êtes armé de votre rosaire » (ici un rayon de maligne ironie vint encore éclairer ses yeux éteints,) « et vous, Melmoth, vous êtes fortifié par cette curiosité vaine et insensée, qui jadis aurait pu vous rendre ma victime, mais qui maintenant ne vous rend que ridicule à mes yeux.

« Pourriez-vous me donner quelque chose pour étancher ma soif ? » continua-t-il en s’asseyant. Monçada et son hôte étaient remplis d’un effroi, qui tenait presque du délire. Le premier prit cependant courage, et versa un verre d’eau qu’il offrit à l’Homme errant d’une main assez ferme, mais un peu froide. L’étranger le porta à sa bouche, en but quelques gouttes, le reposa sur la table, et dit : « Voici le dernier verre que je viderai sur la terre ; la dernière liqueur qui mouillera mes lèvres mortelles. » Il l’acheva ensuite lentement, et ajouta : « désormais ma soif est éternelle ! » Ni le jeune Melmoth, ni Monçada ne se sentirent la force de parler ; ils n’éprouvèrent aucun désir d’interrompre la profonde rêverie à laquelle il s’abandonna.

Cette rêverie dura jusqu’aux premiers rayons de l’aurore, qui se faisait jour à travers les volets fermés. Alors l’Homme errant leva ses yeux pesans, et les fixant sur Melmoth, il lui dit : « votre ancêtre est revenu chez lui ; ses voyages sont terminés ! Tout ce que l’on a raconté, tout ce que l’on a pu croire de moi, m’importe bien peu maintenant. Le secret de ma destinée repose avec moi. Si mes crimes ont surpassé ceux des hommes, mon châtiment sera proportionné à mes crimes. J’ai répandu l’effroi sur la terre ; mais je n’ai point été un mal réel pour ses habitans. Nul n’a pu participer à ma destinée que de son consentement, et nul n’a consenti. C’est moi seul qui subirai ma peine. Si j’ai étendu la main et si j’ai mangé du fruit de l’arbre défendu, ne suis-je pas à jamais privé de la présence de Dieu et de la jouissance du paradis ? Ne dois-je pas errer à jamais au sein de la désolation et de l’anathême ?

« On a dit de moi, que j’avais obtenu de l’ennemi des âmes une existence prolongée bien au-delà du temps ordinaire, avec le pouvoir de traverser l’espace sans trouble ni délai, et de visiter les régions les plus éloignées avec la promptitude de la pensée ; j’ai pu, dit-on, braver la foudre sans espoir d’en être frappé, et pénétrer dans les cachots en dépit des portes et des verroux. On a ajouté que ce pouvoir m’avait été accordé, afin que je pusse tenter des misérables dans l’heure terrible du désespoir, avec la promesse de la délivrance et de la sûreté, à condition qu’ils changeassent de position avec moi. Si tout cela est ainsi, car je ne veux ni le contredire ni le certifier, ce n’est qu’une preuve de plus de la vérité des paroles prononcées par une bouche qu’il ne m’est pas permis de nommer, et gravées dans le cœur de tous les hommes. Personne n’a jamais voulu changer son sort contre celui de Melmoth, l’Homme errant ; j’ai traversé le monde dans mes recherches, et je n’ai trouvé personne qui, pour gagner ce monde, ait voulu perdre son âme. Ni Stanton dans son hospice ; ni vous, Monçada, dans les prisons de l’Inquisition ; ni Walberg, quoiqu’il vît ses enfans sur le point de mourir de faim… ni… une autre… »

Il s’arrêta, et sur le point d’entreprendre son terrible et douteux voyage, il parut jeter un regard en arrière, vers le rivage de la vie, et reconnaître à travers les brouillards de la mémoire, une figure qui de loin lui faisait de douloureux adieux. Il se leva. « Laissez-moi, dit-il, obtenir s’il est possible, une heure de repos ; oui, du repos… du sommeil ! » ajouta-t-il, en regardant ses auditeurs étonnés, « mon existence est encore humaine ! » Un sourire moqueur erra pour la dernière fois sur ses traits. Combien de fois ce sourire n’avait-il pas glacé le sang de ses victimes ! Melmoth et Monçada quittèrent l’appartement, et l’Homme errant se penchant en arrière sur sa chaise, s’endormit profondément. Hélas ! quelles furent les visions de son dernier sommeil terrestre !


songe de l’homme errant.


Il se croyait sur le sommet d’un précipice, dont l’œil ne pouvait mesurer la profondeur, mais au bas duquel il distinguait avec peine un océan de feu, dont les vagues frappant contre le rocher, faisaient rejaillir sur lui une écume de soufre brûlant. Toute cette mer paraissait vivante. Chaque flot portait une âme souffrante, qui s’élevait comme le débris d’un naufrage, poussait un cri affreux en se brisant contre le roc, s’enfonçait, pour se relever encore et répéter son cri. Cette épouvantable alternative devait durer éternellement.

Tout-à-coup Melmoth se sentit jeté à bas du précipice ; mais, dans sa chute, il s’arrêta à la moitié de la hauteur. Il se crut placé sur une partie du rocher qui s’avançait au-dessus de la mer de feu et qui n’avait que juste la largeur nécessaire pour ses pieds. Il leva les yeux, mais l’air supérieur, car il n’y avait point de ciel, n’offrait qu’une obscurité impénétrable, au sein de laquelle il distinguait cependant un bras gigantesque qui le tenait suspendu sur le bord du précipice, tandis qu’un autre bras qui, ainsi que le premier, semblait appartenir à un être trop vaste et trop horrible pour que le songe le plus effrayant en pût même offrir une image, se dirigeait vers un cadran placé au sommet du rocher et que le reflet des flammes rendait seul visible. Ce cadran n’avait qu’une aiguille qui ne marquait point les heures, mais les siècles. Il y jeta les yeux, et vit que la période fixée de cent cinquante ans était près de s’accomplir. Il poussa un cri, et avec un de ces brusques mouvemens que l’on éprouve souvent dans le sommeil, il s’arracha du bras qui le tenait, et voulut se précipiter vers le cadran pour arrêter la marche de l’aiguille.

L’effort le fit tomber, sa chute fut perpendiculaire et n’offrit rien auquel il pût s’attacher. Le rocher était uni comme une glace et à son pied se brisait l’océan de feu. Soudain il vit un groupe de figures s’élever à mesure qu’il descendait. Il tendit successivement la main à toutes ; c’étaient Stanton, Walberg, Éléonore Mortimer, Monçada, Isidora ; une foule d’autres. Toutes passèrent devant lui ; aucune ne lui présenta une main secourable.

Son dernier regard de désespoir fut encore dirigé vers le cadran de l’éternité. Le bras terrible semblait pousser l’aiguille ; elle parvint à son terme, il tombe, il plonge, il brûle, il crie ! Les ondes flamboyantes couvrent sa tête et l’éternité fait entendre ces mots : « Place à l’âme de l’Homme errant ! » Les vagues de l’océan brûlant, en frappant contre le rocher, répondent : « Il y a place pour bien d’autres ! » Melmoth se réveilla.