Melmoth ou l’Homme errant/XLIII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (6p. 321-330).


CHAPITRE XLIII, et dernier.



Le jeune Melmoth et Monçada n’osèrent approcher de la porte que vers midi. Ils y frappèrent un coup léger et ne recevant point de réponse, ils ouvrirent et pénétrèrent dans la chambre d’un pas lent et irrésolu ; elle était dans le même état où ils l’avaient laissée. Un profond silence y régnait ; les volets n’avaient point été ouverts et l’Homme errant dormait encore sur sa chaise.

Au bruit de leurs pas, il se leva à moitié et leur demanda l’heure ; ils le lui dirent.

« Mon heure est venue, » reprit l’Homme errant, « et vous ne devez point en être témoins. L’horloge de l’éternité est prête à sonner pour moi, et son timbre ne doit point retentir à des oreilles mortelles ! »

Comme il parlait, ils s’étaient approchés de lui et ils virent avec horreur le changement qu’une matinée avait opéré sur ses traits. Le lustre affreux de ses yeux était déjà éteint avant leur dernière entrevue ; mais maintenant les marques de la décrépitude étaient visibles sur tout son corps. Ses cheveux étaient blancs comme la neige, sa bouche était rentrée, tous les muscles de son visage étaient tombés et flétris. Il tressaillit lui-même en observant l’impression que sa figure faisait sur ses hôtes.

« Vous voyez ce que je suis, » s’écria-t-il, « l’heure est donc enfin venue ! on m’appelle et je dois obéir ! mon maître a d’autres travaux à m’imposer. Quand un météore brillera dans votre atmosphère, quand une comète poursuivra sa course brûlante vers le soleil, levez les yeux et songez à l’âme qui est peut-être condamnée à guider leur marche errante et enflammée ! »

Cet éclair soudain ne fut pas de longue durée. Il ne tarda pas à retomber dans son premier abattement et il dit : « laissez-moi ; je dois être seul pendant les dernières heures de mon existence mortelle… pourvu qu’elles soient réellement les dernières ! » Il frémit intérieurement en prononçant ces mots, et ses auditeurs s’en aperçurent. Il ajouta ensuite : « c’est dans cet appartement que j’ai vu le jour ; c’est ici peut-être que je dois renoncer à la vie ! Plût au ciel que je ne fusse pas né !… hommes !… retirez-vous… laissez-moi seul… quelques sons que vous entendiez dans le cours de la terrible nuit qui va commencer, n’approchez pas de cette chambre, votre vie en dépend. Rappelez-vous, » continua-t-il en élevant la voix, « que vous paieriez de votre vie une fatale curiosité. C’est pour en contenter une semblable que j’ai risqué et perdu plus que la vie… Que mon sort soit pour vous un avertissement… retirez-vous ! »

Ils s’éloignèrent en effet, et passèrent le reste de cette journée sans songer à prendre les repas accoutumés : telle était l’inquiétude qui les dévorait. La nuit, ils restèrent dans leurs appartemens, mais sans espoir de pouvoir reposer. Le repos, d’ailleurs, eût été impossible. Les sons, qui, bientôt après minuit, commencèrent à se faire entendre dans l’appartement de l’Homme errant, d’abord peu alarmans, ne tardèrent pas à devenir si horribles que le jeune Melmoth, quoiqu’il eût envoyé coucher ses domestiques dans une partie éloignée de la maison, commença à craindre qu’ils n’arrivassent jusqu’à eux. Il se leva donc et se mit à marcher en long et en large dans le passage qui conduisait à cette chambre effrayante. Bientôt il vit à l’autre bout un individu qui s’approchait de lui, et sa préoccupation était si grande qu’il ne reconnut pas d’abord Monçada. Ils continuèrent cependant à marcher ensemble, sans se faire de questions.

Bientôt l’horreur des bruits qu’ils entendaient augmenta à tel point que l’avertissement même qu’ils avaient reçu, put à peine les empêcher d’entrer dans la chambre. Ces bruits étaient de divers genres et impossibles à décrire. Ce n’étaient ni des supplications ni des blasphêmes, mais un mélange des deux.

Vers le matin les sons cessèrent tout-à-coup. Le silence qui les suivit leur parut pendant quelques momens plus effrayant encore que tout ce qu’ils venaient d’entendre. Après s’être consultés par un regard, ils s’empressèrent de courir à l’appartement. Il était vide ; et ne renfermait aucun vestige de celui qui y avait passé la nuit.

Après avoir jeté avec étonnement leurs yeux autour de la chambre, ils aperçurent qu’une petite porte qui faisait face à celle par laquelle ils étaient entrés et qui donnait sur un escalier dérobé, était ouverte. En s’en approchant, ils découvrirent des traces de pas formées avec du sable humide ou une terre grasse. Ils les suivirent jusqu’à une porte qui s’ouvrait sur le jardin, et delà par un sentier de gravier jusqu’à un mur brisé. Au-delà de ce mur, ils reconnurent encore les mêmes vestiges dans un champ de bruyère qui s’élevait en pente jusqu’à la moitié de la hauteur d’un rocher qui s’avançait dans la mer.

Quoiqu’il fût encore de très-bonne heure, tous les pêcheurs des environs étaient levés, et ils dirent à Melmoth et à son ami que leur sommeil avait été troublé toute la nuit par des sons affreux qu’ils ne pouvaient décrire. Il est remarquable que ces hommes, que leur caractère et leurs habitudes portaient à la superstition et à l’exagération, n’en montrèrent aucune dans cette occasion.

Melmoth ne voulut permettre à personne qu’à Monçada de monter avec lui sur le rocher. Il était couvert de bruyère. On y voyait distinctement un sentier formé par cette bruyère aplatie par force, et qui indiquait que quelqu’un y avait été traîné. Ce ne fut pas sans peine que Melmoth et Monçada arrivèrent au sommet. L’Océan battait le pied du roc. Un objet flottait au vent sur une pierre qui avançait un peu au-dessous d’eux dans la mer. Melmoth parvint à s’en saisir : c’était la cravatte que l’Homme errant portait la nuit précédente autour du cou. Ce fut là la dernière trace de l’Homme errant.

Melmoth et Monçada se jetèrent mutuellement un regard d’horreur, et, sans rompre le silence, ils rentrèrent à pas lents à la maison.