Melmoth ou l’Homme errant/XVII

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (3p. 216-274).


CHAPITRE XVII.



Ce qu’il m’avait dit n’était que trop vrai : j’étais prisonnier du Saint-Office ! Il n’y a pas de doute que de grandes conjonctures ne nous inspirent les sentimens qu’ils exigent pour les surmonter. Plus d’un homme a bravé les tempêtes sur le sein de l’Océan, qui tremblait quand le tonnerre grondait dans sa cheminée. Je sentis la vérité de cette observation. J’étais prisonnier de l’Inquisition ; mais je savais que mon crime, quelque grand qu’il fût, n’était pas de ceux qui tombent directement sous la compétence de son tribunal. Je n’avais jamais prononcé un mot qui dénotât un manque de respect pour l’Église catholique, ou qui exprimât le plus léger doute sur un article de foi. Les absurdes accusations de sorcellerie et de possession, portées contre moi dans le couvent, avaient été complétement détruites lors de la visite de l’évêque. Ma répugnance pour la vie religieuse était, à la vérité, suffisamment connue, et j’en avais donné des preuves trop funestes ; mais je ne pouvais pas encourir pour cela les peines de l’Inquisition. Je n’avais rien à craindre de l’Inquisition, du moins à ce que je me disais, et j’ajoutais une pleine foi à mes raisonnemens.

Le septième jour après le retour de ma raison était celui que l’on avait fixé pour mon interrogatoire. On m’en avait prévenu, quoique l’Inquisition ne soit pas dans l’usage de donner de pareils avis.

Vous n’ignorez pas, Monsieur, que de tout ce que l’on raconte sur la discipline intérieure de l’Inquisition, il peut à peine y avoir quelque chose de vrai, les prisonniers étant obligés de prêter serment qu’ils ne dévoileront rien de ce qui se passe dans ses murs. Ceux qui ne craignent pas de violer ce serment ne se font sans doute pas non plus un scrupule de trahir la vérité dans les détails qu’ils donnent. Quant à moi je ne ferai ni l’un ni l’autre. Un serment me défend de vous faire part des circonstances de mon emprisonnement ou de mes interrogatoires. Je ne puis vous communiquer que quelques traits généraux, qui peuvent avoir rapport à la narration extraordinaire que j’ai entrepris de vous faire.

Mon premier interrogatoire se termina d’une manière assez favorable. On déplora, on réprouva à la vérité mon aversion pour la vie monastique, mais on ne me dit rien qui pût faire naître en moi des craintes particulières. Je fus donc aussi heureux qu’on peut l’être dans la solitude et dans l’obscurité, couché sur la paille et nourri au pain et à l’eau ! Mais la quatrième nuit après mon premier interrogatoire, je fus réveillé par une vive clarté qui vint frapper mes paupières. Je me levai en sursaut et je vis une personne, tenant une lumière et qui se retira de devant mon lit, pour s’asseoir dans le coin le plus éloigné de ma chambre.

Quoique je fusse enchanté à la vue d’une figure humaine, j’avais déjà acquis assez d’habitude des usages de l’Inquisition pour demander d’un ton péremptoire et froid, quel était celui qui s’était permis d’entrer dans la cellule d’un prisonnier. L’inconnu répondit de la voix la plus douce qui jamais je crois ait retenti dans les murs du Saint-Office, qu’il était prisonnier comme moi, que par une indulgence particulière on lui avait permis de me visiter et qu’il espérait…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier : « Ah ! doit-on nommer l’espérance en ces lieux ? »

Il m’adressa encore avec la même douceur quelques paroles de consolation, et sans parler de ce qui pouvait nous regarder personnellement l’un ou l’autre, il dépeignit l’agrément que nous éprouverions en nous voyant et en causant souvent ensemble.

Cet inconnu me visita pendant plusieurs nuits consécutives, et je ne pus m’empêcher de remarquer trois circonstances fort extraordinaires dans ses visites et dans son apparence. La première était qu’il s’efforçait autant qu’il lui était possible de me cacher ses yeux. Il me tournait le dos ; s’asseyait de côté, changeant souvent de position et mettant la main devant sa figure. Quand parfois il s’oubliait ou qu’il était forcé de me regarder, j’étais frappé de l’éclat extraordinaire dont ses yeux brillaient. Cet éclat n’avait rien d’humain, et dans l’obscurité de ma prison, j’étais obligé de me détourner car je ne pouvais le supporter. La seconde circonstance extraordinaire que m’offraient ses visites était qu’il entrait et sortait de chez moi sans que personne s’y opposât. On eût dit qu’il possédait à toute heure la clef de mon cachot. Enfin, ce qui mettait le comble à mon étonnement c’était non-seulement qu’il parlait d’une voix haute et intelligible, tout-à-fait différente du murmure habituel des conversations inquisitoriales, mais encore qu’il exprimait librement l’horreur que lui inspirait tout le systême de l’Inquisition ; sa haine pour les inquisiteurs et tout ce qui tenait à eux depuis saint Dominique lui-même jusqu’au moindre familier du Saint-Office, s’exhalait en termes si violens que plus d’une fois il me fit trembler.

Vous avez peut-être entendu dire, Monsieur, qu’il existe des personnes employées par l’Inquisition elle-même à consoler les prisonniers dans leur solitude, sous la condition qu’ils obtiendront d’eux dans la conversation familière l’aveu des secrets que la torture n’a pu leur ravir. Je découvris dès le premier moment que mon inconnu n’était pas un de ces gens-là. Il insultait trop grossièrement le systême ; son indignation était trop franche.

J’ai oublié de vous faire part d’une particularité de ses visites qui me frappait d’une terreur plus grande encore que toutes celles que m’inspirait l’Inquisition. Il ne cessait de me parler d’événemens et de personnages dont il était impossible que sa mémoire lui fournît le souvenir. Il s’arrêtait pour lors tout-à-coup : puis il reprenait avec une espèce de raillerie affectée sur la distraction qu’il avait commise. Il m’est impossible de vous exprimer l’impression que faisaient sur moi ces allusions continuelles à des événemens anciens ou à des personnes qui depuis long-temps n’existaient plus. Sa conversation était riche, variée et instructive, mais il parlait si souvent des morts que malgré moi, je me figurais souvent qu’il était du nombre. Il était surtout versé dans l’histoire anecdotique, et moi qui n’en savais presque rien, je l’écoutais avec d’autant plus de ravissement qu’il racontait tout avec la fidélité d’un témoin oculaire. Ce qui me plaisait surtout était la description des fêtes brillantes de la cour de Louis XIV. Il me fit verser des larmes en décrivant la mort funeste de Madame Henriette.

Parmi les traits qu’il citait il y en avait de peu intéressans ; mais c’était toujours une suite de détails minutieux qui portaient à l’esprit l’idée et presque la conviction qu’il avait vu lui-même ce qu’il décrivait, et qu’il avait connu les personnes dont il parlait. Je me rappelle surtout une fois qu’il me racontait l’anecdote connue du cardinal de Richelieu qui, se trouvant avec le roi Louis XIII dans une réunion, passa devant le roi, au moment où l’on annonçait la voiture de Sa Majesté. « Louis, » continua l’inconnu, « dit en souriant : Son éminence veut toujours être la première. – La première à servir Votre Majesté, reprit le cardinal avec une présence d’esprit admirable ; et, prenant vivement un flambeau des mains d’un page qui était à côté de moi, il éclaira le Roi jusqu’à sa voiture. »

Je ne pus m’empêcher de l’arrêter aux paroles extraordinaires qui lui étaient échappées, et je lui dis : « Y étiez-vous ? » Il me fit une réponse ambiguë, et, écartant ce sujet, il continua à m’amuser par plusieurs détails curieux de l’histoire privée du dix-septième siècle, dont il parlait avec une fidélité minutieuse qui ne laissait pas d’être un peu effrayante. Il me quitta, et je le regrettai, quoique je ne pusse expliquer la sensation extraordinaire que me causaient ses visites.

Peu de jours après, je devais être interrogé pour la seconde fois. La veille au soir, je fus visité par un des officiers supérieurs du tribunal. Je fis d’autant plus attention à ce qu’il me dit, que ses discours étaient plus détaillés et plus énergiques que je ne m’y serais attendu de la part d’un habitant de cette silencieuse demeure. Cette circonstance me fit penser qu’il allait peut-être me communiquer quelque chose d’extraordinaire, et je ne me trompai pas. Il me dit en termes précis qu’il régnait depuis quelque temps dans le Saint-Office un trouble et une inquiétude jusqu’alors sans exemple. On répandait qu’un être à figure humaine avait paru dans les cellules de quelques-uns des prisonniers, où il prononçait des discours contraires non-seulement à la foi catholique et à la discipline de la sainte Inquisition, mais encore à la religion en général, et à la croyance en Dieu et dans une vie à venir. Il ajouta que, malgré la vigilance la plus assidue, aucun des employés du tribunal n’avait encore pu réussir à suivre cet individu dans ses visites aux cellules des prisonniers ; que la garde avait été doublée ; que toutes les précautions ordinaires, et de bien plus grandes encore, avaient été prises, mais le tout sans succès. Les seuls avis de l’existence de cet être singulier venaient de quelques prisonniers qu’il avait entretenus, et auxquels il avait parlé un langage qui paraissait lui avoir été dicté par l’ennemi du genre humain, pour accomplir la perdition de ces infortunés. Enfin il m’annonça qu’on ne manquerait pas de m’interroger à ce sujet, et peut-être avec plus d’instance que je ne m’y attendais. Il m’engagea à bien réfléchir à ce que je dirais ; après quoi, me recommandant à la garde de Dieu, il se retira.

Je compris sans peine de quoi il s’agissait ; mais tranquille sur mon innocence, j’attendis mon interrogatoire plutôt avec de l’espérance qu’avec de la crainte. Après les questions ordinaires : pourquoi j’étais en prison ? qui m’avait accusé ? de quel crime je me sentais coupable ? si je me rappelais d’avoir jamais montré du mépris pour les dogmes de l’Église ? etc., etc., on ajouta quelques questions inusitées, qui semblaient se rapporter indirectement à l’individu qui m’avait visité. J’y répondis avec une sincérité qui parut faire une impression terrible sur mes juges. Je leur dis sans détour qu’une personne était entrée dans mon cachot.

« Il faut l’appeler une cellule, » dit le grand inquisiteur.

— « Soit : dans ma cellule. Cette personne parla avec la plus grande sévérité du Saint-Office ; elle prononça des mots que le respect ne me permet pas de répéter. J’eus de la peine à croire qu’une telle personne eût reçu la permission de visiter les cachots, je veux dire les cellules, de la sainte Inquisition. »

Quand j’eus prononcé ces mots, un des juges, tremblant sur sa chaise, essaya de m’adresser la parole. Son ombre agrandie par la faible lumière qui régnait dans la salle, offrait, sur le mur opposé, l’image d’un géant paralytique. Sa voix s’arrêta dans son gosier ; ses yeux se tournaient avec un mouvement convulsif : tout-à-coup il tombe, frappé d’apoplexie, un moment avant qu’on ait pu le transporter dans un appartement voisin. Cet événement interrompit l’interrogatoire ; je fus renvoyé à ma cellule, et je vis à regret que j’avais laissé dans l’esprit de mes juges une impression défavorable. Ils interprétèrent cette circonstance, déjà extraordinaire par elle-même, de la manière la plus extraordinaire et la plus injuste ; et, dans l’interrogatoire suivant, je sentis les effets de leur prévention.

La nuit suivante, je reçus, dans ma cellule, la visite d’un des inquisiteurs qui causa long-temps avec moi du ton le plus sérieux, et sans aucune passion. Il me décrivit l’aspect atroce et révoltant sous lequel j’avais paru, depuis le premier moment, aux yeux du Saint-Office. Moine apostat, j’avais déjà été accusé de sorcellerie dans mon couvent ; dans une tentative pour me sauver, j’avais causé la mort de mon frère, que j’avais porté, par ma séduction, à seconder ma fuite ; enfin j’avais plongé une des premières familles du royaume dans le désespoir et la honte.

J’allais répondre ; mais il m’arrêta, en me disant qu’il était venu pour parler, et non pour écouter. Il m’informa ensuite que, quoique j’eusse été acquitté, lors de la visite de l’évêque, des soupçons de communication avec le malin esprit, ces soupçons venaient néanmoins de se renouveler, avec une force terrible, à l’occasion de cet être extraordinaire, de l’existence duquel je ne pouvais douter, et qui ne s’était jamais présenté dans les prisons de l’Inquisition avant que j’y fusse entré. On ne pouvait en tirer d’autre conclusion, sinon que j’étais réellement la victime de l’ennemi du genre humain. Il me dit de songer sérieusement au danger de la situation dans laquelle j’étais placé, par les soupçons qui s’attachaient généralement, et à ce qu’il craignait, trop justement sur moi. Enfin, il me conjura, au nom de mon salut, de mettre toute ma confiance dans le Saint-Office ; et, si l’être mystérieux venait me visiter de nouveau, de bien écouter ce que ses lèvres impures me suggéreraient, afin de rapporter fidèlement ses discours au tribunal.

Quand l’inquisiteur fut parti, je réfléchis à ce qu’il venait de me dire. Je m’imaginai que ce qui m’arrivait pouvait bien avoir quelque rapport avec la conspiration tramée contre moi dans le couvent. Peut-être voulait-on m’entraîner à m’accuser moi-même. Je sentis donc la nécessité d’une vigilance imperturbable. J’avais le sentiment de mon innocence, et il me mettait en état de braver l’Inquisition elle-même ; mais dans les murs du Saint-Office, ce sentiment et cette témérité sont également inutiles. Menacé à la fois du pouvoir de l’Inquisition et de celui du démon, je résolus d’examiner soigneusement ce qui se passerait dans ma cellule, et je n’attendis pas long-temps. La seconde nuit après mon interrogatoire, je vis le même inconnu rentrer chez moi. Mon premier mouvement fut d’appeler à haute voix les officiers de l’Inquisition. Je sentis néanmoins une espèce d’incertitude impossible à décrire, ne sachant s’il fallait me jeter dans les bras du Saint-Office ou dans ceux de cet être extraordinaire, plus formidable peut-être que tous les inquisiteurs du monde, depuis Madrid jusqu’à Goa. Je craignais de la supercherie des deux côtés. Je ne savais ce qu’il fallait croire ou penser. Entouré d’ennemis de toutes parts, j’aurais volontiers donné mon cœur à celui qui, le premier, aurait jeté le masque, et déclaré franchement et ouvertement son inimitié.

Après un peu de réflexion, je jugeai qu’il fallait me méfier de l’Inquisition, et écouter ce que l’inconnu aurait à me dire. Je ne pouvais me détacher de l’idée qu’il était son agent secret. J’étais fort injuste envers les inquisiteurs. Sa conversation, cette fois, fut plus amusante que jamais ; mais elle fut aussi bien digne d’exciter tous les soupçons du saint tribunal. À chaque phrase qu’il prononçait, je voulais me lever et appeler les officiers ; soudain je me représentais l’étranger devenant mon accusateur, et me désignant pour victime à leur colère. Je tremblais à l’idée qu’un seul mot pouvait me compromettre, et me conduire, par de longs tourmens, à la mort.

Je gardai donc le silence, et je prêtai l’oreille à ce que me disait cet inconnu, à qui les murs de l’Inquisition ne paraissaient être que ceux d’un appartement ordinaire. Il était assis à mes côtés, aussi tranquillement que sur le fauteuil le plus voluptueux. Mes sens, mon esprit étaient si égarés, que j’ai de la peine à me rappeler son discours. En voici un aperçu :

« Vous êtes prisonnier de l’Inquisition. Le Saint-Office est, sans contredit, établi dans des vues fort sages, et que des êtres faibles et pécheurs comme nous ne sommes pas en état de comprendre. Mais, autant que j’en puis juger, ses prisonniers sont non-seulement insensibles aux bienfaits qu’ils peuvent retirer de sa vigilance ; mais ils les reçoivent avec une ingratitude atroce. Vous, par exemple, qui êtes accusé de sorcellerie, de fratricide et de je ne sais combien de crimes encore, votre détention salutaire en ce lieu vous empêche d’outrager encore la nature, la religion, la société. Eh bien ! je gage que vous éprouvez si peu de reconnaissance pour ces bienfaits, que votre plus ardent désir est de vous y dérober le plus promptement possible. En un mot, je suis convaincu que le vœu secret de votre cœur est de ne point augmenter le fardeau des obligations que vous avez au Saint-Office, mais au contraire, de diminuer, autant qu’il dépendra de vous, la douleur que ces saints personnages éprouveront tant que vous souillerez leurs murs de votre présence ; aussi ne demandez-vous pas mieux que d’y mettre un terme, long-temps avant celui qu’ils ont eux-mêmes fixé. Votre désir est de fuir les prisons du Saint-Office, s’il est possible. Vous savez que c’est là votre désir. »

Je ne répondis pas un mot. Cette ironie féroce et sauvage, le seul mot de fuite, m’inspirait une terreur impossible à décrire. L’inconnu continua :

« Quant à votre fuite, je m’y engage, et c’est plus qu’aucun pouvoir humain ne saurait faire ; mais vous ne pouvez ignorer quelle en sera la difficulté : cette difficulté vous effrayera-t-elle ? Hésitez-vous ? »

Je continuais à garder le silence. Il crut que je balançais.

« Vous croyez peut-être qu’en languissant ici dans les cachots de l’Inquisition, vous assurerez infailliblement votre salut. Il n’y a pas d’erreur plus absurde et cependant plus enracinée dans le cœur de l’homme, que la pensée, que ses souffrances dans le monde faciliteront son bonheur éternel. »

À ces mots je me crus en sûreté. Je m’empressai de répondre que je sentais, que j’étais convaincu que mes souffrances ici-bas serviraient, du moins en partie, à mitiger des châtimens que je n’avais que trop mérités dans l’avenir. J’avouai mes erreurs ; je me confessai pénitent de mes malheurs, comme s’ils eussent été des crimes ; et l’énergie de ma douleur, s’unissant à l’innocence de mon cœur, je me recommandai au Tout-Puissant avec une onction bien sincère. J’invoquai les noms de Dieu, du Sauveur et de sa sainte Mère, avec les supplications les plus ardentes et la dévotion la plus vive. Je m’étais agenouillé : quand je me levai, je regardai autour de moi, l’inconnu avait disparu.

Quand je fus de nouveau interrogé, on commença par suivre les formes ordinaires, puis on m’adressa des questions artificieuses, comme s’il avait été nécessaire d’user d’artifice pour me faire parler sur un sujet à l’égard duquel je ne demandais pas mieux que d’épancher mon cœur. Aussitôt que l’on m’eut dit un mot, je commençai ma narration avec une ardeur et une sincérité qui auraient détrompé tout autre que des inquisiteurs. Je déclarai que j’avais été de nouveau visité par cet être mystérieux. Je répétai en tremblant chaque mot de notre dernière conférence. Je ne supprimai pas une syllabe des insultes qu’il avait prodiguées au Saint-Office, de l’acrimonie de ses sarcasmes, de son athéisme avoué, de sa conversation diabolique. Je m’appesantis sur les plus petits détails. J’espérais me faire un mérite auprès de l’Inquisition, en accusant son ennemi et celui du genre humain. Oh ! qu’il est difficile de peindre le zèle avec lequel nous agissons entre deux ennemis mortels, dans l’espoir de nous concilier la faveur de l’un des deux ! L’Inquisition m’avait déjà suffisamment fait souffrir ; mais dans ce moment je me serais abaissé devant elle, j’aurais sollicité la place du dernier de ses familiers, de l’exécuteur de ses sentences, en un mot, j’aurais souffert tous les maux qu’elle était capable d’infliger, pourvu que l’on ne me crût pas l’allié de l’ennemi des âmes. Quelle fut, hélas ! ma douleur, quand je m’aperçus que mes discours prononcés avec la sincérité, avec l’éloquence d’une âme combattant contre les démons qui s’efforcent de l’entraîner loin des routes de la miséricorde, que ces discours, dis-je, ne faisaient aucune impression ! Les juges parurent frappés à la vérité du ton sérieux avec lequel je parlais. Ils ajoutèrent foi malgré eux pour un moment à mes paroles, mais je ne tardai pas à découvrir que j’étais pour eux un objet de terreur. Ils semblaient ne me regarder qu’à travers une atmosphère de mystère et de soupçon. Ils ne cessaient de me demander de nouveaux détails, de nouvelles circonstances, enfin ils voulaient apprendre de moi quelque chose qui était dans leur esprit et pas dans le mien. Plus ils prenaient de peine à arranger artificieusement leurs questions, plus elles me devenaient inintelligibles. J’avais dit tout ce que je savais, j’avais vraiment désiré tout dire ; mais il ne m’était pas possible d’en dire davantage, et je souffris d’autant plus de ne pouvoir remplir le désir de mes juges, que j’ignorais absolument ce qu’ils voulaient de moi. Quand on me renvoya dans ma cellule, on me prévint de la manière la plus solennelle que si je négligeais désormais de me rappeler et de rapporter chaque mot que me dirait l’être extraordinaire dont ils convenaient qu’ils ne pouvaient empêcher les visites, je devais m’attendre à éprouver toute la sévérité du Saint-Office. Je promis tout ce que l’on exigeait de moi, et pour donner une preuve de ma sincérité, je suppliai que l’on voulût bien permettre que quelqu’un passât la nuit dans ma cellule, ou bien, si cela était contraire aux règles de l’Inquisition, qu’une sentinelle fût placée dans le corridor qui y communiquait, afin que je pusse, par un signal convenu, lui donner avis de l’arrivée de cet inconnu mystérieux dont les visites impies seraient à la fois découvertes et punies.

En me laissant parler ainsi, on m’avait accordé un privilége tout-à-fait inusité dans le tribunal de l’Inquisition, où le prisonnier ne peut que répondre à des questions, et ne doit jamais parler, à moins qu’on ne l’interroge. Ma proposition donna lieu cependant à une délibération, et quand elle fut terminée, je découvris avec horreur qu’il n’y avait pas un seul des officiers qui osât prendre sur lui de veiller près de ma cellule.

J’y retournai dans une agonie inexprimable. Plus je m’étais efforcé de me justifier plus je paraissais coupable. Ma seule ressource et ma seule consolation furent d’obéir strictement aux ordres du tribunal. Je veillai soigneusement toute la nuit. L’inconnu ne vint point. Vers le matin je m’endormis ; mais hélas ! de quel sommeil épouvantable ! les génies ou les démons du lieu où j’étais semblèrent avoir arrangé le songe qui occupa ma pensée. Je suis convaincu qu’une victime réelle d’un véritable auto-da-fé ne souffre pas plus pendant l’horrible procession qui le conduit aux flammes, que je ne le fis pendant ce songe. Je crus que ma sentence était prononcée. La cloche avait sonné. Nous quittions la prison de l’Inquisition. Je ne vous peindrai point cette procession dont sans doute vous avez lu ou entendu mainte description effrayante. Il suffit que je vous dise que je voyais tout dans mon songe avec la plus terrible exactitude. Il n’y manquait rien. Toutes les cloches sonnaient dans mes oreilles ; mais le sentiment le plus affreusement inexplicable c’était de me voir passer moi-même. Je me voyais, je me sentais deux fois. Il m’est impossible de vous donner une idée de cette horreur. Je montai sur l’échafaud, on m’enchaîna à ma chaise. Je vis les feux s’allumer ; bientôt les flammes commencèrent à se faire sentir sous la plante de mes pieds, elles montèrent peu à peu ; enfin, dans mon rêve je brûlai à petit feu et j’éprouvai toutes les angoisses inséparables de cet état de douleurs inouïes. Enfin, quand mon corps fut complétement consumé, quand il ne fut plus qu’un monceau de cendres, je jetai un cri épouvantable et je me réveillai. Je me retrouvai dans ma prison ; à mes côtés était assis mon tentateur. Avec une impulsion à laquelle je ne pus résister, une impulsion dictée par l’horreur de mon songe, je m’élançai à ses pieds et je m’écriai : « Sauvez-moi. »

Je ne sais, Monsieur, et je ne crois pas que l’intelligence humaine puisse résoudre ce problême, si cet être indéfinissable avait le pouvoir d’influencer mes songes, et de dicter à un démon les images qui m’avaient poussé à me jeter à ses pieds dans l’espoir d’y trouver ma sûreté. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il profita de ma terreur, moitié imaginaire, moitié réelle, et il commença par vouloir me démontrer qu’il avait en effet le pouvoir de me sauver des mains de l’Inquisition. Il me proposa ensuite une condition épouvantable que je ne communiquerai jamais à personne qu’à mon confesseur.

(Ici Melmoth ne put s’empêcher de se rappeler cette condition incommunicable qui avait été proposée à Stanton dans l’hospice des aliénés. Il frémit et se tut. L’Espagnol continua.)

À l’interrogatoire suivant, les questions furent plus sérieuses et plus pressantes encore ; mais comme je ne demandais pas mieux que de parler, toutes les formes d’un interrogatoire inquisitorial ne nous empêchèrent pas de bientôt nous entendre. Je voulais atteindre mon but, et ils n’avaient rien à perdre en m’y laissant arriver. Je confessai, sans hésiter, que j’avais revu cet être mystérieux qui pouvait pénétrer dans les réduits les plus cachés du Saint-Office, sans permission et sans empêchement. Les juges tremblaient sur leurs siéges pendant que je prononçais ces paroles. Je répétai ensuite tout, absolument tout ce qui s’était passé entre nous, à l’exception de cette seule proposition que j’avais résolu, comme je viens de vous le dire, de ne jamais révéler à qui que ce fût. On voulut exiger de moi que je continuasse ; je m’y refusai. Les juges se parlèrent à l’oreille. Il me semblait qu’ils délibéraient entre eux pour savoir s’ils me feraient donner la question.

Dans cet intervalle, je jetai un regard triste et inquiet autour de la salle où je me trouvais, et sur le fauteuil du grand inquisiteur, au-dessus duquel s’élevait un énorme crucifix de treize pieds de haut. Tout-à-coup j’aperçus un personnage assis devant la table qui était couverte d’un drap noir ; il faisait l’office de greffier, et mettait par écrit les dépositions des accusés. Quand on me conduisit auprès de cette table, ce personnage me regarda d’un air de connaissance : c’était le compagnon de ma fuite. Il était devenu l’un des familiers de l’Inquisition. Je perdis tout espoir quand je vis son œil féroce et perfide, qui ressemblait à celui du tigre ou du loup guettant leur proie. Il me lançait de temps à autre des regards sur lesquels je ne pouvais me méprendre, et que cependant je n’osais interpréter. J’ai lieu de croire que ce fut lui qui dicta la terrible sentence que j’entendis prononcer.

« Vous, Alonzo de Monçada, moine, profès de l’ordre de ***, accusé des crimes d’hérésie, d’apostasie et de fratricide… »

« Oh ! non, non, » m’écriai-je ; mais personne ne fit attention à moi.

… « et de conspiration avec l’ennemi du genre humain contre la paix de la communauté, dans laquelle vous aviez prononcé le vœu de vous consacrer à Dieu, et contre l’autorité du Saint-Office ; accusé en outre d’avoir communiqué dans votre cellule, située dans les prisons du Saint-Office, avec un messager infernal de l’ennemi de Dieu, de l’homme et de votre âme elle-même, convaincu, sur votre propre aveu, d’avoir donné accès dans votre cellule à l’esprit infernal, êtes, par la présente livrée à… »

Je n’en entendis pas davantage. Je jetai un cri ; mais ma voix fut étouffée par les murmures des familiers. Il me semblait que le crucifix se balançait, que la lumière de la lampe était multipliée à l’infini. Je levai les mains en signe de supplication ; des mains plus fortes que les miennes me les firent baisser. Je voulus parler, on me ferma la bouche. Je me mis à genoux ; on allait m’entraîner, quand un vieux inquisiteur ayant fait un signe aux familiers, on me laissa un moment de liberté. Il m’adressa pour lors ces paroles, rendues plus terribles par la sincérité avec laquelle il parlait. Son âge, son action soudaine m’avaient fait espérer de la miséricorde. Il était aveugle depuis plus de vingt ans. Voici ce qu’il me dit :

« Misérable ! apostat ! excommunié ! je rends grâce au ciel de m’avoir privé de la lumière, puisqu’il m’épargne par là l’horreur de te contempler. Le démon t’a poursuivi depuis ta naissance. Tu es l’enfant du péché. Illégitime et maudit, tu fus toujours un fardeau pour l’Église, et maintenant l’esprit infernal vient te réclamer comme sa propriété, et tu le reconnais comme ton seigneur et maître… Va, âme damnée, nous te livrons au bras séculier ; nous espérons qu’il ne te traitera pas avec trop de sévérité. »

À ces mots affreux, dont je ne comprenais que trop bien le sens, je poussai un cri d’horreur : on m’emmena, et ce cri, pour lequel j’avais épuisé toutes les forces de la nature, ne fit pas plus d’impression que ceux des misérables livrés à la torture.

Rentré dans ma cellule, je me sentis convaincu que tout ce qui m’était arrivé n’avait été qu’une ruse inquisitoriale, pour me forcer de m’accuser moi-même et me punir pour un crime, tandis que je n’étais coupable que d’une confession extorquée.

Plus j’y réfléchissais, plus je détestais mon aveugle et sotte crédulité. Comment avais-je pu croire qu’un étranger pût pénétrer dans les prisons de l’Inquisition, et les traverser à son gré sans être découvert ? Qu’il pût s’entretenir avec les prisonniers, paraître et disparaître ; insulter, railler, blasphémer ; proposer les moyens de fuir, les indiquer avec une précision et une facilité qui ne pouvait être que le résultat d’un calme et profond calcul ; et cela dans les murs du Saint-Office, en présence, pour ainsi dire, des juges, à l’oreille du garde qui jour et nuit veillait dans les passages : la chose était ridicule, monstrueuse, impossible. C’était un complot pour me forcer à me condamner moi-même. L’Inconnu n’était qu’un agent de l’Inquisition. J’étais mon propre délateur et mon propre bourreau. Telle fut la conclusion de mon raisonnement, et, quelque triste qu’elle fût, on doit avouer qu’elle n’était que trop probable.

Il ne me restait plus qu’à attendre dans l’obscurité, dans le silence de ma cellule, le terme fatal de ma destinée. L’entière cessation des visites de l’étranger, depuis que ces visites étaient devenues inutiles, me confirmait de plus en plus dans l’idée que je m’en étais formée. Tout-à-coup il arriva un événement dont les suites trompèrent à la fois mes craintes, mes calculs et mes espérances : je veux dire le grand incendie qui se déclara dans les prisons du Saint-Office, vers la fin du dernier siècle.

Ce fut la nuit du 29 novembre 17** qu’arriva cet événement extraordinaire, et qui l’était doublement par les précautions que le Saint-Office prenait contre un pareil accident, et par la petite quantité de combustible qui se consommait dans ses murs. Au premier avis que les flammes gagnaient rapidement et que l’édifice était en danger, on ordonna de transporter les prisonniers de leurs cellules dans une cour pour y être gardés. Je dois avouer que nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité et d’égards. On nous fit sortir tranquillement de nos cellules ; chacun de nous fut placé entre deux gardes, qui n’usèrent d’aucune violence, ne nous faisant entendre aucun langage sévère : ils nous assurèrent, au contraire, de temps à autre, que si le danger devenait imminent, on nous permettrait de nous sauver sans chercher à nous retenir. Le tableau que nous formions était digne d’occuper le pinceau d’un artiste. Nos tristes vêtemens et nos pâles regards contrastaient avec les regards des gardes et des familiers, non moins sombres, mais imposans et imprimant le respect. Notre marche était éclairée par la lumière des torches qui s’affaiblissait à mesure que les flammes s’élevaient sur nos têtes, et se déroulaient en tourbillons sur le faîte de l’édifice. Le ciel était en feu. Je crus voir le tableau du dernier jour. Il me semblait que Dieu descendait dans la lumière qui enveloppait les cieux, tandis que nous pâlissions de terreur à la faible lueur qui nous éclairait.

Parmi les prisonniers se trouvaient des pères et des fils, qui peut-être habitaient depuis plusieurs années des cellules voisines sans le savoir, et qui maintenant n’osaient se reconnaître. N’était-ce pas, en effet, là le jour du jugement, quand les plus proches parens se retrouveront les uns parmi les brebis, et les autres parmi les boucs ? Il y avait aussi des parens et des enfans qui ne craignaient point d’étendre leurs bras décharnés les uns vers les autres, quoique convaincus qu’ils ne se réuniraient jamais, les uns étant condamnés aux flammes, les autres à l’emprisonnement, les autres enfin à une peine mitigée qui consistait à remplir les devoirs des familiers de l’Inquisition. C’était encore là le tableau du jugement dernier, quand le père et le fils, destinés à des sorts différens, éprouveront pour la dernière fois un mouvement d’affection mortelle, et se tendront les bras en vain par-dessus le gouffre de l’Éternité ! Derrière et autour de nous se tenaient les familiers et les gardes de l’Inquisition, contemplant attentivement le progrès des flammes, mais sans inquiétude sur l’événement quant à ce qui les regardait eux-mêmes. Tels seront sans doute les sentimens de ces esprits éternels qui écoutent l’arrêt du Tout-Puissant, et qui connaissent déjà la destinée des âmes qu’ils surveillent. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je pousse plus loin la comparaison.

Le secours arrivait lentement. Les Espagnols sont naturellement indolens. Les pompes agissaient mal. Le danger augmentait, et les flammes s’élevaient toujours plus haut. Paralysés par la terreur, les pompiers se mirent à genoux, et implorèrent l’assistance de tous les saints du paradis. Toutes les cloches de Madrid sonnaient. Tous les alcades étaient de service. Le roi lui-même arriva au lieu de l’incendie. Les églises étaient pleines de dévots, qui envoyaient au Ciel leurs supplications. Tout cela n’empêchait pas les progrès du feu. Je suis sûr que vingt pompiers habiles se seraient rendus maîtres de l’incendie ; mais les nôtres étaient à genoux quand il aurait fallu travailler.

Cependant les flammes commencèrent à descendre dans la cour, et ce fut alors que s’offrit un tableau d’une horreur impossible à décrire. Les malheureux qui avaient été condamnés s’imaginèrent que leur heure était venue. Devenus imbécilles par la longueur de leur détention, et aussi soumis que le Saint-Office pouvait le désirer, le délire les saisit quand ils virent approcher les flammes. Ils s’écrièrent à haute voix : « Épargnez-moi, épargnez-moi ! Faites-moi souffrir le moins que vous pourrez ! » D’autres, se mettant à genoux devant les flammes, les invoquaient comme des saints. Ils croyaient voir les anges et la sainte Mère de Dieu qui descendaient pour recevoir leurs âmes au sortir du bûcher, et ils chantaient alleluia, moitié par crainte, moitié par espérance. Pendant cette scène de désolation, les inquisiteurs restaient fermes et impassibles : c’était une chose admirable à voir : leurs pieds ne bougeaient pas ; leurs regards ne donnaient aucun signe d’effroi. Ils paraissaient n’avoir d’autre principe ou motif d’existence que leur inflexible devoir.

Ce fut dans ce moment que, debout au milieu du groupe des prisonniers, mes yeux furent frappés d’un spectacle extraordinaire. C’est peut-être dans le moment du désespoir que l’imagination a le plus de pouvoir. Il est certain que l’homme qui a beaucoup souffert peut le mieux sentir et le mieux décrire ses sensations. À la lueur des flammes, le clocher de l’église des Dominicains se voyait aussi distinctement qu’en plein jour. Cette église n’est pas éloignée des bâtimens de l’Inquisition. La nuit était extrêmement obscure, et ce clocher brillait comme un météore dans le ciel. Je distinguai même sans peine l’heure que marquaient les aiguilles ; et le progrès calme et silencieux du temps, au milieu du tumulte et de la confusion qui régnaient dans cette nuit horrible, aurait pu m’offrir matière à de profondes et singulières réflexions, si mon attention n’avait pas été comme enchaînée à la vue d’une figure humaine placée sur le sommet de la flèche du clocher, et qui contemplait cette scène dans une tranquillité parfaite. Il était impossible de se tromper à la vue de cette figure : c’était celle de l’inconnu qui était venu me voir dans les cellules de l’Inquisition. L’espoir de me justifier me fit oublier tout le reste. J’appelai à haute voix les gardes, et, montrant du doigt cette figure, je les priai d’y jeter les yeux ; mais personne n’eut le temps d’y porter les regards. Dans ce moment même, la voûte de la cour vis-à-vis de nous s’écroula à nos pieds, avec un fracas épouvantable, et au milieu d’un océan de flammes : un seul cri sortit de toutes les bouches. Prisonniers, gardes, inquisiteurs, frémirent tous, et ne formèrent plus qu’un groupe réuni par l’effroi.

L’instant d’après, les flammes étant momentanément étouffées par une si vaste masse de pierres, il s’en éleva une épaisse nuée de fumée et de poussière qui permettait à peine de distinguer les traits de la personne placée à vos côtés. La confusion fut augmentée par le contraste de cette obscurité soudaine avec l’éclat de la lumière qui nous avait comme aveuglés pendant près d’une heure, ainsi que par les cris des malheureux blessés ou estropiés par la chute de la voûte. Au milieu de ces cris, de ces ténèbres et de ces flammes, je vis devant moi un espace libre. La pensée et le mouvement furent simultanés. Nul ne me voyait, nul ne songeait à me poursuivre, et long-temps avant que l’on pût remarquer mon absence ou me chercher, j’avais traversé les décombres, et j’errais en secret et en sûreté dans les rues de Madrid.

Tout péril paraît léger à celui qui vient d’échapper à un péril extrême et imminent. Le malheureux qui s’est sauvé d’un naufrage est indifférent à l’égard de la côte où il aborde ; et quoique Madrid ne fût, pour moi, qu’une prison un peu moins étroite que l’Inquisition, l’idée que je n’étais plus entre les mains des familiers m’occasiona un sentiment vague, mais délicieux, de sécurité. Si j’avais réfléchi un moment, j’aurais su que mon costume et mes pieds nus devaient me trahir partout où j’irais. Quoi qu’il en soit, la conjoncture m’était favorable. Les rues étaient désertes : tous les individus qui n’étaient pas dans leurs lits remplissaient les églises, où ils s’efforçaient, par leurs prières, de désarmer la colère du Ciel, et d’obtenir l’extinction des flammes.

Je continuai à courir, sans savoir où j’allais, jusqu’à ce que les forces me manquassent. L’air pur que je n’avais pas respiré depuis long-temps, après m’avoir ranimé dans le premier moment, ne tarda pas à me couper la respiration. Je vis un édifice devant moi : ses larges portes étaient ouvertes. Je m’y élançai : c’était une église. Je tombai haletant sur le pavé. J’étais dans la nef, séparé du chœur par une grille en cuivre doré. Je vis les prêtres à l’autel, et un petit nombre de dévots à genoux dans le chœur. Une faible lumière éclairait l’église, et y répandait une teinte mélancolique et silencieuse, qui contrastait vivement avec la scène que je quittais. Je n’osai entrer dans ce lieu. Aussitôt qu’il me fut possible de faire un mouvement, je me levai et je quittai le monument sépulcral sur lequel je m’étais appuyé. Dans ce moment la lumière parut augmenter malicieusement ; elle me permit de lire l’inscription. Je vis les mots : « Orate pro animâ, etc. » J’arrivai au nom ; c’était : « Juan de Monçada. » Je m’élançai hors de l’église, comme si j’avais été poursuivi par un bataillon de démons. C’était sur le tombeau prématuré de mon frère que je m’étais reposé !