Melmoth ou l’Homme errant/XXIX

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 165-199).


CHAPITRE XXIX.



Cette nuit avait été celle fixée pour l’union d’Isidora et de Melmoth. Elle s’était retirée de bonne heure dans sa chambre, et placée devant sa fenêtre, elle commença à guetter son arrivée long-temps avant l’heure où elle pouvait s’attendre à le voir. On pourrait croire que, dans cette crise terrible de sa destinée, elle se sentirait agitée de mille émotions, et qu’une âme, aussi susceptible que la sienne, serait déchirée par la lutte : mais on serait dans l’erreur. Quand une âme naturellement forte, et qui n’a été affaiblie que par des circonstances particulières, est poussée à faire un seul et grand effort pour se délivrer, elle ne se donne pas le temps de calculer la force des obstacles ou la largeur du précipice. Encombrée de chaînes, elle ne songe qu’à l’essor qui doit la livrer ou…

Pendant qu’Isidora attendait l’approche de ce mystérieux fiancé, elle n’avait d’autre sentiment que celui de cette approche et de l’événement qui devait en être la suite. Elle restait à sa fenêtre pâle, mais décidée, et se fiant à l’assurance extraordinaire de Melmoth, qui lui avait dit que les mêmes moyens dont il se servait pour arriver jusqu’à elle, faciliteraient aussi sa fuite en dépit des argus qui veillaient sur tous ses pas.

Il était près d’une heure du matin : c’était précisément l’instant où le père Jozé crut entendre le bruit dont il a été question ci-dessus, quand Melmoth, ayant paru sous la fenêtre d’Isidora, lui jeta une échelle de cordes ; il lui enseigna à voix basse le moyen de l’attacher ; après quoi il l’aida à descendre. Ils s’empressèrent de traverser le jardin, et au milieu des nouveaux sentimens que lui inspirait sa position, Isidora ne put s’empêcher de témoigner sa surprise de la facilité avec laquelle ils passèrent par la grille, d’ordinaire si bien fermée.

En sortant du jardin, ils se trouvèrent dans une campagne bien plus sauvage, aux yeux d’Isidora, que les sentiers fleuris de cette île inhabitée, où, du moins, elle n’avait pas d’ennemis. Maintenant, dans chaque zéphir, il lui semblait entendre des voix menaçantes ; le retentissement de ses propres pas lui offrait en imagination le bruit de gens qui les poursuivaient.

La nuit était très-obscure ; bien différente de ce qu’elles sont d’ordinaire au cœur de l’été dans ce délicieux climat. Un vent tantôt froid, tantôt étouffant, indiquait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans l’atmosphère. Cette sensation d’hiver, dans une nuit d’été, est effrayante. Elle marque une espèce d’analogie avec la vie humaine dont le printemps orageux accorde peu de jouissance à la jeunesse, tandis que son hiver glaçant n’offre plus d’espoir à l’âge avancé.

L’aspect sombre et troublé du ciel parut à Isidora d’un présage funeste. Plus d’une fois elle s’arrêta en tremblant, et jeta à Melmoth des regards de doute et d’effroi que l’obscurité ne permit pas à celui-ci de distinguer, ou, peut-être, feignait-il de ne pas s’en apercevoir. À mesure qu’ils avançaient, les forces et le courage d’Isidora diminuaient. Elle sentait qu’elle était entraînée avec une sorte de vélocité surnaturelle : la respiration lui manqua ; ses pieds tremblèrent ; elle crut être livrée à un songe pénible.

« Arrêtez ! » s’écria-t-elle accablée de fatigue ; arrêtez ! Où vais-je ? où me conduisez-vous ? »

« À la cérémonie nuptiale, » répondit Melmoth d’une voix basse et à peine articulée. Isidora ne put cependant découvrir si elle était rendue telle par l’émotion ou par la promptitude de leur marche.

Au bout de quelques instans, elle fut obligée de déclarer qu’il lui était impossible d’aller plus loin. Elle s’appuya sur son bras, épuisée et hors d’haleine.

« Laissez-moi me reposer, au nom de Dieu ! » dit-elle.

Melmoth ne répondit pas ; il s’arrêta cependant, et la soutint, sinon avec tendresse, du moins avec un air d’inquiétude.

Pendant cet intervalle, elle regarda autour d’elle, et s’efforça de distinguer les objets les plus proches ; mais l’extrême obscurité de la nuit le lui rendait presque impossible. Le peu qu’elle put découvrir n’était pas fait pour dissiper ses alarmes. Elle parcourait un sentier étroit sur le bord d’un précipice, au fond duquel roulait un torrent dont elle distinguait le bruit. De l’autre côté, il y avait quelques arbres rabougris dont les branches étaient violemment agitées par le vent. Tout parut également triste et inconnu à Isidora, qui, depuis son arrivée au château, était à peine sortie de l’enceinte du parc.

Elle se dit à elle-même que la nuit était bien sombre, et elle répéta ensuite les mêmes mots à demi-voix, dans l’espoir de recevoir une réponse consolante. Melmoth garda le silence. Le courage d’Isidora cédant à sa fatigue et à son émotion, elle pleura.

« Regrettez-vous déjà la démarche que vous avez faite ? » dit Melmoth, en mettant un accent particulier sur le mot déjà.

« Non, mon ami, non, » répondit Isidora en essuyant ses larmes. « Il est impossible que jamais je la regrette ; mais cette solitude, cette obscurité, ce silence, la rapidité de notre marche, tout cela a quelque chose d’effrayant. Il me semble que je traverse une région inconnue. Est-ce vraiment le vent que j’entends ? Comme ses gémissemens sont lugubres ? Sont-ce vraiment des arbres que je vois ? Ils ressemblent à des spectres. Cette nuit est-elle faite pour des noces ? »

À ces mots, Melmoth parut troublé, et voulut l’entraîner ; mais elle continua :

« Je n’ai ni père, ni frère pour me soutenir… Ma mère n’est point auprès de moi. Il n’y a point ici de parens qui m’embrassent, d’amis qui m’offrent leurs félicitations. »

Sa frayeur augmentant toujours, elle finit par s’écrier : « Où est le prêtre qui doit bénir notre union ? où est l’église qui doit nous recevoir ? »

Comme elle parlait, Melmoth, lui prenant le bras, s’efforça doucement de la faire avancer.

« Il y a, » dit-il, « non loin d’ici un monastère ruiné. Vous l’avez peut-être observé de votre fenêtre. »

— « Non, je ne l’ai jamais vu. Pourquoi est-il ruiné ? »

— « Je ne sais. Il a couru bien des bruits sur son compte. On a dit que le supérieur, le prieur, ou je ne sais qui, avait parcouru certains livres dont la lecture n’était pas précisément permise par les règles de son Ordre. C’étaient, je crois, des livres de magie. On en a fait beaucoup de tapage ; on a même parlé dans le temps de l’Inquisition. Quoi qu’il en soit, je me rappelle que le prieur disparut. Les uns disent qu’il fut renfermé dans les cachots du Saint-Office, d’autres prétendent que l’on en disposa plus sûrement encore, ce qui me paraît bien difficile. Les frères furent dispersés en d’autres communautés, et ce couvent fut déserté. On s’efforça de le vendre ; mais les bruits fâcheux, qui avaient couru à son sujet, empêchèrent qu’on ne l’habitât, et peu à peu il tomba en ruine. Il conserve encore tout ce qui peut le sanctifier aux yeux des fidèles. Il y a des crucifix et des tombeaux, et par-ci par-là quelques croix érigées dans les endroits où des meurtres ont été commis : car, par un hasard assez singulier, des bandits y ont présentement fixé leur demeure. »

À ces mots, Melmoth sentit que sa victime, moitié par ses efforts, moitié par ses frémissemens involontaires, avait retiré son bras de dessous le sien.

« Mais là, » ajouta-t-il, « au milieu de ces mêmes ruines, habite un saint ermite. Il nous unira dans la chapelle, selon les rites de votre Église. Il prononcera sur nous la bénédiction, et l’un de nous au moins sera heureux ! »

« Arrêtez, » s’écria Isidora, en s’éloignant de lui autant qu’il lui fut possible et en prenant un air aussi majestueux qu’elle put. « Arrêtez ; ne m’approchez pas ! ne m’adressez pas une autre parole jusqu’à ce que vous m’ayez dit où nous serons unis, où je deviendrai votre épouse légitime ! J’ai souffert des terreurs et des doutes ; des soupçons et de la persécution ; mais… »

« Écoutez-moi, Isidora, » dit Melmoth étonné de cet accès soudain de courage.

« Écoutez-moi vous-même, » répondit la jeune fille timide, mais héroïque, en s’élançant avec son agilité naturelle sur un rocher qui avançait au-dessous de leur route, et s’attachant à un frêne qui croissait entre les fentes. « Écoutez-moi : Vous arracherez plutôt cet arbre de son lit de pierres que vous ne me détacherez de son tronc. Je me précipiterai plutôt dans ce torrent qui mugit sous mes pieds, que de me mettre dans vos bras jusqu’à ce que vous juriez qu’ils me guideront vers l’honneur et la sûreté. J’ai renoncé pour vous à tout ce que mes nouveaux devoirs me disent être sacré ; à tout ce que depuis long-temps mon cœur me disait d’aimer ! Jugez par le sacrifice que j’ai fait, de ceux que je pourrai faire, et ne doutez pas que je n’aimasse dix mille fois mieux être ma propre victime que la vôtre. »

« Par tout ce qu’il y a de sacré à vos yeux, » s’écria Melmoth en s’humiliant jusqu’à se mettre à genoux devant elle, « mes intentions sont aussi pures que votre âme ; l’ermitage n’est qu’à cent pas de nous. Venez, et par des craintes fantastiques et sans cause, ne rendez pas vaines toute la tendresse et toute la magnanimité que vous avez montrées jusqu’ici et qui vous ont élevée, selon moi, non-seulement au-dessus de votre sexe, mais encore au-dessus de toute l’espèce humaine. Si vous n’aviez pas été ce que vous êtes et ce que vous seule pouviez être, vous ne seriez pas l’épouse de Melmoth. Avec quelle femme chercha-t-il jamais à unir sa sombre et impénétrable destinée ? »

Voyant qu’elle hésitait toujours et qu’elle ne voulait point quitter l’arbre qu’elle tenait embrassé, il ajouta d’un ton plus solennel : « Isidora ! que cette conduite est faible et indigne de vous ! Vous êtes en ma puissance ; vous l’êtes irrévocablement et sans espoir d’en sortir. Aucun œil humain ne saurait me voir, aucun bras humain ne saurait vous secourir. Vous n’avez contre moi pas plus de pouvoir qu’un enfant. Ce noir torrent ne redirait point votre sort, et le vent qui mugit autour de vous ne porterait point vos gémissemens vers une oreille compatissante. Vous êtes en ma puissance ; et je ne cherche point à en abuser. Je vous offre ma main pour vous conduire vers une demeure consacrée où nous serons unis conformément aux usages de votre pays… Persistez-vous encore dans cette inutile opiniâtreté ? »

Tandis qu’il parlait, Isidora regardait autour d’elle avec des yeux désarmés ; tous les objets qu’elle voyait servaient à confirmer ses discours. Elle frémit ; mais elle se soumit ; toutefois en continuant sa route silencieuse, elle ne put s’empêcher d’exprimer de temps à autre les nombreuses inquiétudes qui agitaient son cœur.

« Vous parlez, » dit-elle d’un ton suppliant, « vous parlez de la religion en des mots qui me font trembler ; vous en parlez comme d’un usage, d’une chose de forme, d’accident, d’habitude. Quelle est donc votre croyance ? Quelle église fréquentez-vous ? À quels rites sacrés participez-vous ? »

— « Je respecte toutes les croyances… également ; toutes les cérémonies religieuses… me sont à peu près égales, » dit Melmoth avec sa légèreté habituelle, à laquelle paraissait cependant se mêler un sentiment d’horreur involontaire.

« Et croyez-vous donc vraiment aux choses sacrées ? » demanda Isidora. « Y croyez-vous vraiment ? » ajouta-t-elle avec inquiétude.

« Je crois en Dieu ! » dit Melmoth, d’une voix qui glaça son sang. « Vous avez entendu parler de ceux qui croient en tremblant. Je suis de ceux-là. »

« Mais, » reprit Isidora, « le christianisme est quelque chose de plus que la croyance en Dieu. Croyez-vous à tout ce que l’Église catholique dit être indispensable au salut ? »

« Je crois à tout cela, je sais tout cela, » dit Melmoth à regret. « Quoique je vous paraisse un infidèle et un blasphémateur, sachez qu’il n’y a jamais eu de martyr qui ait rendu un plus grand témoignage de sa foi que je n’en rendrai un jour. Il n’y aura qu’une différence entre nous : ils ont brûlé quelques instans pour les vérités qu’ils confessaient ; j’attesterai la vérité de l’Évangile au milieu de flammes qui ne s’éteindront jamais. Quelle glorieuse destinée que la vôtre ! Vous allez être unie à un martyr dont le sacrifice durera éternellement. »

Melmoth continuait à parler, mais Isidora ne l’entendait plus. Elle avait perdu connaissance, et quoiqu’en tenant toujours son bras, elle se laissa glisser sans mouvement par terre. Melmoth, à cette vue, montra plus de sensibilité qu’on ne devait s’y attendre. Il la plaça dans une position commode, l’arrosa d’eau froide et la tourna du côté d’où venait le vent. Isidora ne tarda pas à revenir à elle ; et son évanouissement avait été plutôt causé par la fatigue que par la frayeur. La tendresse momentanée de son amant se dissipa avec son rétablissement. Dès qu’elle fut en état de parler, il la pressa de poursuivre sa route, et comme elle s’efforçait faiblement d’obéir, il l’assura que ses forces étaient tout-à-fait revenues, et qu’ils n’avaient plus d’ailleurs que quelques pas à faire. Isidora se traîna comme elle put. Le chemin s’élevait le long d’une montagne escarpée. Ils avaient laissé derrière eux le bruit du torrent et le gémissement du vent dans les arbres. Le vent, du reste, était baissé ; mais la nuit était toujours profondément obscure. Le silence complet qui régnait ajoutait aux horreurs du lieu. Isidora aurait voulu entendre quelque autre son que celui de sa respiration et des battemens de son cœur.

Tout-à-coup une nouvelle inquiétude vint s’emparer d’elle, et elle devina au pas accéléré de Melmoth et aux mouvemens d’impatience avec lesquels il retournait souvent la tête, qu’il partageait son effroi. L’un et l’autre écoutaient depuis quelque temps avec attention, mais sans se communiquer leurs sentimens mutuels, un bruit qui de moment en moment devenait plus distinct. C’était celui d’un pas d’homme, et à sa rapidité ainsi qu’à une espèce de décision dans la marche, il était évident qu’on les poursuivait. Melmoth s’arrêta tout-à-coup. Isidora tremblante restait suspendue à son bras : aucun d’eux ne disait un mot ; mais l’œil d’Isidora suivit machinalement la main de Melmoth qui se dirigeait vers une figure que, dans l’ombre de la nuit, on distinguait à peine ; elle disparut ensuite à la descente de la montagne, et se rencontra bientôt après offrant, autant du moins que l’obscurité permettait de s’en rendre compte, l’apparence d’un homme. Elle continua d’avancer ; ses pas et sa forme devinrent de plus en plus distincts. Melmoth quitta soudain le bras d’Isidora qui, frissonnant de terreur, mais hors d’état de prononcer un mot, ne put le prier de rester ; elle se trouva seule, plus morte que vive, et ses pieds lui semblaient cloués au terrain : elle écouta cependant, mais sans pouvoir se rendre compte de ce qui se passait. Elle entrevit dans l’obscurité une courte lutte entre deux figures humaines. Pendant ce temps, elle crut reconnaître la voix d’un ancien domestique qui lui était très-attaché. Il lui adressa d’abord des reproches respectueux, et s’écria ensuite, à plusieurs reprises et d’une voix presque étouffée : « Au secours ! au secours ! au secours ! » Bientôt après, elle entendit un corps pesant tomber dans l’eau qui murmurait au bas de la route. Le flot gémit, la montagne répondit au gémissement, comme deux assassins nocturnes qui échangent des mots entrecoupés : puis tout fut tranquille. Isidora couvrit ses yeux de ses mains glacées, et resta dans cette position jusqu’à ce que Melmoth même lui dît : « Hâtons-nous, mon amie. »

« Où allons-nous ? » dit Isidora sans savoir ce qu’elle disait.

— « Au monastère ruiné, ma bonne amie… à l’ermitage, où le saint homme, l’homme de votre foi nous unira. »

« Que sont devenus les gens qui nous poursuivaient ? » dit Isidora, à qui la mémoire était tout-à-coup revenue.

— « Ils ne nous poursuivront plus. »

— « J’ai vu une figure humaine. »

— « Vous ne la verrez plus. »

— « J’ai entendu quelque chose de pesant tomber dans le torrent. »

— « C’était une pierre qui a roulé du précipice : les eaux ont tourbillonné un moment ; mais elles l’ont engloutie et ne la rendront pas. »

Elle continua sa course dans le silence et l’horreur, jusqu’à ce que Melmoth, montrant du doigt une masse noire et informe, que selon le jeu de l’imagination, on pouvait prendre pendant la nuit pour un rocher, une touffe d’arbres ou quelque grand bâtiment, lui dît à l’oreille : « Voilà la ruine, et près d’elle est l’ermitage. Encore un moment d’effort, un peu de force et de courage, et nous y sommes. »

Excitée par ces paroles, mais plus encore par un désir indéfinissable de mettre un terme à ce voyage ténébreux et à ces craintes mystérieuses, au risque même de les voir plus que vérifiées, Isidora rassembla toutes ses forces et soutenue par Melmoth, elle commença à monter la colline sur laquelle la ruine était placée. Il y avait eu autrefois un sentier : mais il était obstrué de pierres, et des racines entrelacées des arbres qui en avaient fait jadis l’ornement.

À mesure qu’ils approchaient, l’édifice prenait une forme plus distincte et plus caractéristique : le cœur d’Isidora palpita moins vivement quand elle fut en état de distinguer le clocher, la flèche, les fenêtres en ogive et surtout les croix qui s’élevant au milieu des ruines, semblaient offrir l’image de la religion triomphante au sein de la douleur et de la désolation. Un sentier étroit, qui paraissait faire le tour du monastère, les conduisit à la principale entrée, au-devant de laquelle s’étendait un vaste cimetière. Melmoth montra du doigt un objet situé à l’extrémité, disant que c’était l’ermitage et qu’il allait prier l’ermite, qui était prêtre, de venir les unir.

« Ne m’est-il pas permis de vous accompagner ? » dit Isidora, en jetant un regard d’inquiétude sur les tombeaux au milieu desquels elle allait passer seule le temps de son absence.

« Son vœu ne lui permet pas d’admettre des femmes en sa présence, » répondit Melmoth, « à moins que son devoir ne l’y oblige. »

En disant ces mots, il partit précipitamment et Isidora s’asseyant sur un tombeau s’enveloppa dans son voile, comme si ses plis avaient pu lui cacher ses pensées. Quelques instans après, ayant besoin d’air, elle l’écarta de nouveau ; mais ne distinguant que des tombeaux, des croix et les plantes lugubres qui aiment à croître parmi les morts, elle s’empressa de le baisser encore et resta seule et tremblante. Tout-à-coup un faible son semblable à celui du zéphir frappa son oreille, elle leva la tête ; mais le vent était baissé et la nuit parfaitement calme. Le même son s’étant répété, elle dirigea ses yeux vers le côté d’où il semblait partir, et elle crut voir une figure humaine se mouvoir lentement autour de la haie qui servait à enclore le cimetière. Quoique cette figure ne parût pas s’approcher d’elle, elle jugea que ce devait être Melmoth et se leva, ne doutant pas qu’il ne vînt à sa rencontre. Dans ce moment la figure se tournant et ralentissant son pas, parut étendre le bras vers elle et fit un mouvement soit pour la repousser ou pour lui donner un avertissement : car elle ne put distinguer lequel des deux. La figure continua ensuite sa marche silencieuse et l’instant d’après les ruines la cachèrent à sa vue.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir à cette singulière apparition, car déjà Melmoth était à ses côtés et la pressait d’avancer. Il lui dit qu’auprès des ruines il y avait une chapelle, mais qui n’était pas aussi délabrée qu’elles, que l’office s’y célébrait même et que le prêtre avait promis de venir les y trouver.

« Il y est déjà, » dit Isidora, ne doutant pas que la figure qu’elle avait vue ne fût celle de l’ecclésiastique. « Je crois l’avoir vu. »

« Vu, qui ? » dit Melmoth, en tressaillant et en restant immobile jusqu’à ce qu’il eût reçu la réponse à sa question.

« J’ai vu une figure… » répondit Isidora en tremblant. « J’ai cru du moins voir une figure, s’approchant des ruines. »

« Vous êtes dans l’erreur, » dit Melmoth : mais un moment après il ajouta : « nous aurions dû y être avant lui. »

Il hâta sa marche avec Isidora. Tout-à-coup cependant il la ralentit et lui demanda, d’une voix étouffée et indistincte, si elle avait jamais entendu de la musique ou des sons dans les airs précéder les visites qu’il lui faisait.

« Jamais, » répondit-elle.

— « Vous en êtes sûre ? »

— « Parfaitement sûre. »

Dans ce moment ils montaient les degrés rudes et brisés qui conduisaient à la chapelle. Malgré l’obscurité, Isidora crut s’apercevoir qu’elle se trouvait dans l’état le plus déplorable.

« Il n’est pas encore arrivé, » dit Melmoth d’une voix émue. « Attendez un moment ici. »

Isidora était si fort affaiblie par sa terreur qu’elle le laissa partir sans faire le moindre effort pour le retenir. Elle sentait du reste que tout effort eût été inutile. Restée seule, elle jeta en tremblant un regard autour d’elle. Un rayon de la lune perçant les nuages lui permit de distinguer les objets qui l’environnaient. Il y avait une fenêtre ; mais les vitraux peints étaient presque tous cassés. Le lierre et la mousse obscurcissaient ceux qui restaient et s’élevaient autour des colonnes flûtées. Au-dessus se voyaient les restes d’un autel et d’une croix, mais d’un travail si grossier qu’ils paraissaient être du temps de l’enfance de l’art. Il y avait aussi un bénitier en marbre, mais il était vide. Isidora s’assit sur un banc de pierre, sans néanmoins espérer d’y goûter du repos. Une ou deux fois, elle jeta les yeux sur la fenêtre qui donnait passage aux rayons de la lune et se rappela sa première existence. Bientôt une figure passa lentement mais distinctement entre les colonnes et lui fit voir les traits de ce vieux domestique qu’elle reconnut parfaitement. Il parut la regarder d’abord avec une profonde attention, puis avec une compassion sincère. Il se retira ensuite et quand il disparut un cri plaintif retentit dans l’oreille d’Isidora.

Au moment même la lune qui éclairait faiblement la chapelle, se cacha derrière un nuage, et l’obscurité devint si profonde qu’Isidora ne reconnut Melmoth que quand elle sentit sa main dans la sienne et quand il lui dit : « Le voici : il est prêt à nous unir. »

Les terreurs prolongées qu’elle avait souffertes durant cette nuit, ne lui avaient pas laissé la force de prononcer un mot. Elle s’appuya donc sur son bras ; non avec un sentiment de confiance, mais par le besoin de soutien. Le lieu, l’heure, les objets, tout était caché dans une obscurité profonde. Elle entendit un léger bruit comme celui qu’aurait causé l’approche d’une troisième personne. Elle s’efforça de distinguer certaines paroles ; mais elle ne put les comprendre. Elle voulut aussi parler ; mais elle ne savait ce qu’elle disait. Tout lui semblait plongé dans les ténèbres et dans un épais brouillard. Elle ne sentit point la main de Melmoth qui saisit la sienne, mais elle sentit fort bien celle qui les unit : elle était froide comme celle de la mort !