Melmoth ou l’Homme errant/XXX

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Traduction par Jean Cohen.
G. C. Hubert (5p. 200-211).


CHAPITRE XXX.



Il faut maintenant que nous retournions sur nos pas et que nous revenions à la nuit de laquelle don Francisco d’Aliaga rendait compte dans la lettre qu’il écrivit à sa femme. On se rappelle sans doute la société avec laquelle il se trouva et dont la conversation fit sur lui un effet si extraordinaire.

Il poursuivait son voyage, se repaissant du bonheur qu’il se promettait dans la jouissance des richesses qu’il avait acquises par de longs travaux et de l’importance qu’elles lui donneraient dans sa famille et parmi ses connaissances. Un soir il se vit forcé de s’arrêter dans une misérable auberge, dont il fut si mécontent et où la chaleur, concentrée dans des chambres petites et basses, lui parut si accablante, qu’il préféra prendre son souper sur un banc de pierre devant la porte. Ce souper, très-mauvais par lui-même, était arrosé d’un vin plus mauvais encore, et don Francisco le consommait à regret, quand il aperçut une personne à cheval, qui s’arrêta en passant et parut avoir le dessein de descendre dans cette auberge. Il ne resta cependant pas assez long-temps pour que le Seigneur Aliaga pût observer particulièrement sa figure, et d’autant moins que son apparence n’offrait rien de remarquable. Il fit en passant un signe à l’hôte, qui s’approcha de lui d’un pas lent et à contre-cœur ; celui-ci répondit à ses questions avec brusquerie et par des refus, et quand l’étranger se fut remis en route, il rentra chez lui faisant de fréquens signes de croix et avec toutes les marques d’une profonde terreur.

Il y avait dans sa conduite quelque chose de plus que l’arrogance naturelle d’un aubergiste espagnol. La curiosité de don Francisco fut excitée par ce qu’il avait vu, et il lui demanda si l’étranger avait eu l’intention de passer la nuit à son auberge, vu que le temps paraissait menacé d’un orage.

« Je ne sais quelle a été son intention, » répondit l’aubergiste, « mais je sais fort bien que je ne lui permettrais pas de passer une heure sous mon toit pour toutes les richesses de l’archevêché de Tolède. J’ignore si un orage se prépare, mais qu’importe ? ceux qui les font naître peuvent s’y exposer sans crainte. »

Don Francisco demanda la cause de ces expressions extraordinaires d’aversion et de terreur ; mais l’aubergiste secoua la tête et garda le silence avec cette espèce de crainte circonspecte d’un homme renfermé dans le cercle tracé par un sorcier et qui tremble d’en franchir la circonférence de peur de devenir la proie des esprits qui l’attendent pour profiter de sa première imprudence.

Répondant à la fin aux instances réitérées de don Francisco, il dit : « Votre seigneurie est sans doute étrangère à cette partie de l’Espagne, puisqu’elle n’a pas entendu parler de Melmoth, l’homme errant. »

« Je n’ai jamais entendu prononcer son nom, » répondit don Francisco ; « et je vous conjure de me dire tout ce que vous savez au sujet de cet homme dont le caractère doit avoir quelque chose de bien extraordinaire, d’après la manière dont vous en parlez. »

« Seigneur, » reprit l’aubergiste, « si je vous disais tout ce que l’on rapporte sur le compte de cette personne, je ne pourrais pas fermer l’œil de la nuit, ou du moins ce ne serait que pour faire des rêves si affreux que j’aimerais mieux ne dormir de ma vie ; mais si je ne me trompe, il y a quelqu’un dans la maison qui pourra satisfaire votre curiosité : c’est un gentilhomme qui voudrait faire imprimer une relation de divers faits concernant cet individu, mais qui, jusqu’à présent, n’a pas pu en obtenir la permission du gouvernement. »

Pendant que l’aubergiste parlait, et qu’il mettait dans son discours cette importance, preuve certaine qu’il était du moins convaincu de la vérité de ce qu’il disait lui-même, la personne qui en faisait le sujet survint et se plaça à côté du Seigneur Aliaga. Il paraissait avoir entendu la fin de leur conversation et se montrait assez disposé à la continuer.

C’était un homme d’un aspect grave, composé et si éloigné de toute apparence de charlatanisme, que don Francisco, quoique prudent et soupçonneux, comme tout négociant espagnol, ne put s’empêcher dès la première vue de lui accorder une pleine confiance : il s’abstint cependant de le faire paraître.

« Seigneur, » dit l’étranger, « notre hôte vous a dit vrai ; la personne que vous avez vue passer à cheval est un de ces êtres, au sujet desquels la curiosité humaine cherche vainement à se satisfaire et de qui l’histoire sera rapportée dans ces ouvrages incroyables qui moisissent dans les bibliothèques des curieux, sans que ceux mêmes qui ont dépensé des sommes énormes pour les recueillir veuillent ajouter foi à leur contenu. En attendant, je crois qu’il offre seul l’exemple d’un homme encore vivant, et remplissant en apparence toutes les fonctions humaines, qui soit déjà devenu l’objet de mémoires écrits et qui soit pour ainsi dire soumis à la tradition. Diverses circonstances de la vie de cet être extraordinaire sont maintenant le sujet des travaux d’écrivains curieux et avides. Moi-même j’ai acquis la connaissance d’une ou deux particularités qui ne sont pas au nombre des moins extraordinaires. La longueur merveilleuse de la vie qui lui a été accordée et la facilité avec laquelle on l’a vu passer d’un pays à l’autre, connaissant tout le monde et n’étant connu de personne, ont été la principale cause des aventures nombreuses et à peu près semblables dans lesquelles il a joué un rôle. »

Comme l’étranger finissait de parler, la soirée avançait et quelques grosses gouttes de pluie commençaient à tomber.

« Nous sommes menacés d’un orage, » continua-t-il en regardant le ciel avec inquiétude, « nous ferions mieux de rentrer dans la maison, et si votre seigneurie n’a pas d’autre occupation, je passerai volontiers quelques heures à lui faire part de certaines circonstances relatives à l’Homme errant, et dont j’ai acquis la certitude. »

Don Francisco consentit à cette proposition, autant par curiosité que par l’ennui qu’il éprouvait d’être seul, ennui qui n’est jamais plus insupportable que dans une auberge et par un temps orageux. D’ailleurs le Seigneur Montillo l’avait quitté pour aller voir son père qui était souffrant et ne devait le rejoindre que dans les environs de Madrid. Il se rendit donc à son appartement et invita sa nouvelle connaissance à l’y suivre.

Les voilà donc placés dans la misérable salle d’une auberge espagnole, dont l’apparence, quoique triste et solitaire, convenait assez à l’histoire étrange et merveilleuse que l’un des deux interlocuteurs allait raconter à l’autre. Les murs étaient dépouillés, des poutres régnaient le long du plafond, et pour tout ameublement il y avait une table, auprès de laquelle don Francisco occupait un énorme fauteuil, et son compagnon un tabouret si bas, qu’il paraissait être assis à ses pieds. Sur la table était posée une lampe dont la lumière vacillant au vent qui gémissait à travers les nombreuses fentes de la porte, tombait alternativement sur la physionomie du lecteur qui ne pouvait s’empêcher de frissonner en lisant, et sur celle de son auditeur qui pâlissait en fixant son attention sur la relation qu’il écoutait. La tempête, qui s’élevait, ajoutait une nouvelle horreur à ses sensations. À chaque pause que faisait le lecteur par l’émotion ou par la fatigue, on entendait la pluie qui tombait par torrens, les soupirs du vent, et, de temps à autre, le roulement triste et lointain du tonnerre. « On dirait, » observa l’étranger, « que les esprits s’irritent de ce qu’on dévoile leurs secrets. »