Mes pontons/Chapitre 7

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 20-21).

VII


Un duel – Malheur – Salvation d’un homme par supercherie – Mes progrès en peinture


Je crois ne pouvoir mieux placer qu’ici où il est question d’escrime un événement fort tragique qui eut lieu à bord du Protée, au commencement de ma seconde année de captivité. Comme j’assistai au début et au dénouement de cet événement, je puis le raconter dans ses moindres détails.

Un jour, au dîner, une discussion s’éleva entre deux soldats français qui se trouvaient prisonniers par suite de la capitulation de Saint-Domingue, à propos de la possession d’une ration de viande. Le motif de la querelle, car, historien consciencieux, je ne puis altérer la vérité quelque triviale qu’elle soit, était, on le voit, bien futile ; cependant il devait avoir des conséquences terribles.

Un des deux soldats, un nommé Kœller, Alsacien inoffensif mais têtu reçut de son adversaire, un Saintongeais dont le nom m’échappe, un vigoureux soufflet à la suite de cette discussion.

L’Alsacien, à cheval sur le point d’honneur, exigea qu’une réparation par les armes lui fût accordée de suite ; ajoutant que si le Saintongeais s’y refusait il l’assassinerait sans plus tarder. Cette menace, faite du ton le plus flegmatique du monde, me parut cependant si sérieuse que j’en éprouvai une assez vive émotion.

Je ne sais si le Saintongeais la comprit ainsi, ou si, mû par quelque vieille rancune qui nous était inconnue, il ne fut pas fâché de se trouver en face de l’Alsacien les armes à la main : toujours est-il qu’il accepta le duel avec empressement.

En vain nous interposâmes-nous entre les deux adversaires, et leur fîmes-nous observer toute la folie et tout le danger de leur projet, car la loi anglaise qui punit les duellistes de la peine de mort était appliquée dans toute sa rigueur à bord du ponton ; ni nos remontrances, ni nos prières ne purent rien sur la détermination des deux soldats, qui s’en furent aussitôt trouver un maître d’armes pour lui emprunter des fleurets.

Un moment cependant nous pûmes espérer que devant un obstacle auquel les deux adversaires n’avaient pas songé, et qui vint tout à coup entraver leur homicide intention, le duel deviendrait impossible.

Le maître d’armes auquel ils s’adressèrent leur fit observer qu’à moins d’être payé d’avance et au comptant, il ne pouvait se rendre à leur désir, car une fois les fleurets démouchetés ils lui devenaient inutiles, et que, comme il lui était très difficile de s’en procurer, cela lui causerait un énorme préjudice et pourrait même le contraindre à cesser ses leçons.

Le Saintongeais et l’Alsacien se fouillèrent aussitôt, chacun de son côté, sans rien dire, avec un semblable empressement ; mais à eux deux, ils ne purent réunir que dix-sept sous ; il est inutile d’ajouter que le maître d’armes refusa cette somme.

— C’est bon, dit l’Alsacien, nous allons nous adresser à un autre de vos confrères.

— Allez, camarades ; mais je vous avertis d’avance que pas un ne vous accordera ce que vous demandez.

En effet, pas un seul maître d’armes ne voulut se contenter des dix-sept sous des deux adversaires.

Comme cette discussion et cette démarche avaient pris un certain temps, elles ne tardèrent pas à être connues dans la batterie et dans le faux pont ; alors se passa un fait assez curieux au point de vue des études de mœurs.

Les rafalés du Protée, instruits du duel projeté et de l’impossibilité où se trouvaient les deux adversaires d’en venir aux mains, faute de fonds suffisants pour louer des fleurets ; les rafalés, dis-je, affriandés par la perspective de ce combat qui devait leur fournir un spectacle intéressant, se cotisèrent entre eux pour venir en aide aux deux combattants.
Heureusement que tous leurs efforts n’aboutirent qu’à réunir une somme de trente sous. Or, comme le maître d’armes le moins exigeant demandait six francs pour la location de deux fleurets, le combat devenait de plus en plus impossible, et nous commençâmes à nous réjouir.

Hélas ! nous comptions sans le génie inventif des rafalés, qui, suppléant à leur pauvreté par l’imagination, vinrent bientôt fournir aux adversaires le moyen de se couper la gorge, c’est-à-dire deux lames de rasoir emmanchées au bout de deux baguettes flexibles. Le combat commença aussitôt.

Je demanderai au lecteur la permission de ne pas décrire ce duel épouvantable ; le souvenir m’en est encore pénible aujourd’hui.

Les deux adversaires, s’attaquant avec une fureur inouïe, ne tardèrent pas à se faire réciproquement d’affreuses blessures.

En vain voulûmes-nous nous interposer entre eux ; la fureur qui les animait était si grande que nous ne pûmes donner suite à cette intention, car c’eût été nous exposer à un trop grand danger.

Enfin le malheureux Alsacien tomba blessé mortellement. Le rasoir de son adversaire lui avait coupé la veine carotide. Restait à écarter du Saintongeais la sévérité des lois anglaises ; nous nous assemblâmes donc aussitôt en conseil.

Le premier avis que l’on ouvrit fut de faire croire aux Anglais que la mort de l’Alsacien avait été le fait d’un accident. Cet avis enleva d’abord tous les suffrages ; seulement, après un moment de réflexion, on s’aperçut que l’exécution en était tout simplement impraticable. En effet, comment expliquer par un simple accident les nombreuses blessures qui couvraient le corps du malheureux défunt ?

Un seul moyen pouvait sauver le Saintongeais : il fallait faire disparaître la pièce de conviction, c’est-à-dire le cadavre de Kœller ; mais comment ? Là était la grande difficulté. Plusieurs propositions aussi révoltantes qu’impraticables, et que je demanderai au lecteur la permission de ne pas rapporter, furent faites et repoussées aussitôt.

Ce fut un gabier de la frégate la Belle-Poule qui le premier sut aborder la question :

— Messieurs, nous dit-il, puisque nous ne pouvons ni dissimuler le gros Alsacien, ni donner à croire qu’il a été victime d’un accident, il s’agit tout bonnement de le faire mourir à nouveau devant les Anglais, et cela de façon que la mort que nous inventerons justifie les blessures qu’il a reçues…

— Oui, c’est cela, s’écrièrent plusieurs prisonniers ; mais comment arriver à ce résultat ?

— Mon Dieu ! d’une façon très simple, reprit le gabier. Voici ce à quoi j’ai songé. Deux d’entre nous vont prendre le cadavre de Kœller par chaque bras, tandis que d’autres camarades le soutiendront par derrière ; on le montera ainsi sur le pont, et de là on le conduira à la cuisine…

— Pour lui donner sa dernière soupe ! cria un ignoble plaisant.

— Tout juste, continua le gabier, pour lui donner sa dernière soupe. Vous ne comprenez pas la farce ? Il paraît qu’il n’y a pas ici beaucoup de malins… Je vais donc, puisqu’il le faut, vous mettre les points sur les i ! Kœller est tombé faible d’inanition, et nous conduisons Kœller à la cuisine pour lui donner du bouillon. On nous laisse passer, bon… ; mais voilà que l’Alsacien, remis par une assiettée de soupe, revient à lui avec un tel appétit, qu’il escalade la marmite du bord pour y plonger une gamelle ; seulement, il met un tel empressement à accomplir cette action que le pied lui manque… il glisse et pique une tête…

— Dans la marmite ? s’écrie un prisonnier.

— Et certes !… cela va sans dire. Alors donc, grande rumeur ! nous poussons des cris désespérés, de vrais beuglements, le coq plonge de suite son croc dans le bouillon afin de repêcher l’Alsacien ; mais il ne peut y parvenir avant cinq à six minutes ; aussi, quand enfin il retire le cadavre, il l’a déjà tellement pris, repris, retourné avec son croc, qu’il est tout naturellement couvert de blessures… et enfoncés les Anglais !

L’expédient proposé par le gabier fut accueilli avec une véritable faveur, et il fut complimenté par tout le monde pour sa belle invention. Seulement le premier moment d’enthousiasme passé, quelques prisonniers firent observer avec raison que l’addition du cadavre de Kœller à notre ration quotidienne gâterait notre dîner, et nous forcerait de nous coucher à jeun. Cette réflexion produisit une grande impression sur la plupart des hommes de la batterie.

— Mais nous ne pouvons pas rester sans manger jusqu’à demain ! s’écrièrent plusieurs prisonniers dont les visages hâves et amaigris disaient assez les souffrances.

— Mais si vous ne consentez pas à subir cette privation, reprit le gabier de la Belle-Poule, c’en est fait du Saintongeais… il sera pendu !

— Eh bien ! qu’on le pende !… Après tout, ce n’est pas pour nous, mais bien pour son propre compte qu’il s’est battu !…

— Quoi ! vous laisseriez exécuter un homme, lorsque vous pouvez le sauver en sacrifiant un mauvais repas ?…

— Cela ne nous regarde pas ; c’est son affaire. Ce que nous voulons, nous, c’est ne pas rester jusqu’à demain à jeun ! Que le Saintongeais s’arrange comme bon lui semblera…

Je ne m’appesantirai pas sur cette scène, dont la simple indication montre suffisamment au lecteur jusqu’à quel degré d’abrutissement les privations et les souffrances avaient conduit les malheureux prisonniers des pontons, c’est-à-dire jusqu’à se refuser à sacrifier un misérable repas pour sauver la vie d’un camarade.

Je dois ajouter, toutefois, que les officiers ayant interposé dans ce débat leur autorité morale, la motion du gabier finit cependant par être adoptée ; seulement, un nombre assez considérable de prisonniers se refusant toujours à la privation que l’on exigeait d’eux, nous fûmes forcés de faire une espèce de souscription ou de collecte, afin de pouvoir les indemniser en argent du tort causé à leur estomac.

Toutes les difficultés se trouvant, non sans peine, aplanies, nous passâmes à l’exécution de notre lugubre comédie, qui réussit à merveille : le Saintongeais ne fut pas pendu.

Si je voulais rapporter ici tous les événements à peu près semblables à celui que je viens de raconter et dont j’ai été témoin pendant ma longue captivité, ce récit prendrait des proportions colossales et remplirait des volumes ; je préfère jeter un voile sur tous ces épisodes lugubres, et me contenter de retracer, à mesure qu’ils se présenteront sous ma plume, quelques faits singuliers et bizarres qui ne manqueront pas, je l’espère, d’un certain intérêt.

Ceci dit, je demande la permission au lecteur de sauter deux années et d’arriver à 1809. Ces deux années, remplies pour moi d’ennuis, de souffrances et d’études, virent cependant ma position s’améliorer d’une façon sensible. Mes rapides progrès dans la peinture à l’huile ayant fini par attirer l’attention des Anglais, le comptable du Protée obtint pour moi du lieutenant commandant le ponton la permission de travailler – car l’air vicié de la batterie corrompait et changeait le ton de mes couleurs en une seule nuit – dans une petite cabine située à bâbord dans la dunette, et dont la fenêtre donnait sur le gaillard d’arrière. Cette cabine appartenait au comptable. Toutefois, que l’on ne se figure pas que la générosité du commis anglais fut dénuée d’intérêt et sans une arrière-pensée. Loin de là : sur quatre tableaux que je lui remettais, et que les marchands de Portsmouth lui payaient, me disait-il, à raison d’une guinée pièce, il lui en revenait un pour son courtage.