Mes pontons/Chapitre 8

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 21-24).

VIII.


Grand désappointement – Le capitaine R… – Son caractère – Le caporal cruel – Sa punition – Fâcheuse histoire d’un officier – Perfidie d’un employé du Transport-Board – Évasion de l’officier – Commencement des cruautés du capitaine R… – Duvert


J’étais donc aussi heureux qu’on peut l’être sur un ponton lorsque, sans me donner aucun motif, sans m’alléguer aucune raison pour motiver cette mesure, l’on vint m’annoncer un beau matin que je devais quitter le Protée dans une heure pour être transféré sur un autre ponton. Cette nouvelle me frappa comme un coup de foudre.

En vain je réclamai de vive voix et par écrit ; l’on ne daigna répondre ni à mes lettres, ni à mes paroles, et je dus obéir.

J’appris bien longtemps plus tard, et je constate ici ce fait avec douleur, que je fus victime en cette circonstance de la jalousie de mes camarades d’infortune, qui, blessés par l’opulence et le bien-être relatifs dont je jouissais, me dénoncèrent comme un chef de conspiration mêlé à tous les projets d’évasion et les soutenant de ma bourse.

Toujours est-il qu’une heure après que l’on m’eut signifié l’ordre de faire mes paquets, un canot me conduisait, sous bonne escorte, à bord du ponton la Couronne, amarré sur notre avant. Je ne pouvais, hélas ! plus mal tomber ; le nom seul de cette affreuse prison me cause encore aujourd’hui une émotion mêlée d’indignation et de colère. Le lieutenant commandant la Couronne, que je veux bien, pour ne pas raviver des haines éteintes, ne désigner ici que par une initiale, le lieutenant R…, notre maître absolu après Dieu, était certes l’homme le plus épouvantable que l’on puisse imaginer.

Son apparence s’harmonisait admirablement avec son caractère bas, cruel, vindicatif et emporté. Qu’on se figure un petit homme haut d’environ quatre pieds dix pouces, d’une corpulence énorme, taillé comme un ours, et dont le cou large et monstrueux soutenait la plus hideuse tête carrée que l’on puisse imaginer. Des cheveux rouges, des yeux d’un gris bleu clair et douteux, un nez maigre et crochu, une bouche qui ne s’arrêtait qu’aux oreilles et dont les lèvres minces étaient sans cesse agitées par une espèce de tic ou de mouvement nerveux, enfin un teint d’une couleur d’acajou, et des joues outrageusement labourées par la petite vérole complétaient la figure du lieutenant R…

À tous ces avantages physiques se joignait encore pour notre affreux geôlier la perte de la main droite, dont on avait été obligé de lui faire l’amputation à la suite d’une blessure qu’il avait reçue dans un duel motivé par l’insupportable irascibilité de son caractère.

Éprouvant le plus profond mépris et la haine la plus forte pour la nation française, le lieutenant R… devait probablement à ces deux sentiments bien connus l’honneur d’avoir été appelé à commander un ponton.

Le premier grief que les prisonniers de la Couronne donnèrent contre eux à l’abominable lieutenant fut celui de l’appeler, ainsi que cela était l’usage pour tous les lieutenants de ponton, le turnky (geôlier).

— Ah ! l’on m’appelle geôlier, dit l’Anglais, eh bien ! je veux montrer à ces rascals jusqu’où va l’autorité d’un turnky.

Ce propos, qui fut rapporté aussitôt dans les différentes batteries de la Couronne, quoiqu’il parût d’un mauvais présage aux prisonniers, ne put cependant leur donner à prévoir le sort qui les attendait et les ignobles vexations dont ils devaient bientôt être les victimes.

Lorsque j’arrivai à bord, la persécution du lieutenant R… était dans toute sa vigueur.

Sous le prétexte que les Français confiés à sa surveillance avaient déjà commis plusieurs tentatives d’évasion, le lieutenant R… avait alors défendu toute communication entre la Couronne et la terre. Les bateaux-marchés qui fournissaient aux divers pontons les mille et un objets dont les prisonniers avaient besoin, tant pour leur commodité personnelle que pour leur commerce, furent impitoyablement éloignés.

Je n’étais pas depuis plus d’une heure à bord de la Couronne que l’on m’avait déjà mis au courant de tous ces événements. L’on m’apprit en outre que les Anglais étaient mis en quarantaine, c’est-à-dire qu’il avait été convenu entre les prisonniers que toutes relations entre eux et leurs gardiens cesseraient, qu’ils ne seraient plus soufferts dans nos logements, et que l’on ne devait même plus leur adresser la parole.

Depuis lors pas un seul des soldats anglais qui d’habitude fréquentaient nos entreponts pour y faire leurs acquisitions à vil prix n’osait s’aventurer parmi nous : la glace était rompue, les hostilités franchement déclarées. Je dois, avant de continuer ce récit, m’arrêter un instant pour présenter au lecteur un nouveau personnage, le caporal Barclay, le confident et l’intime du lieutenant R…

Ce caporal était certes le coquin le plus impudent que l’on puisse imaginer, d’une cruauté implacable envers les Français, afin de se mettre au mieux dans l’esprit de son chef et d’être nommé sergent ; il ne daignait même pas cacher son jeu auprès de ses victimes.

— Je ne vous en veux pas et vous m’êtes tout à fait indifférents, disait-il parfois aux prisonniers, je ne vous tyrannise que parce que cela fait plaisir au lieutenant R… et que je tiens à obtenir ses bonnes grâces ; si je n’avais pas l’espoir fondé d’être avancé en grade, je vous laisserais parfaitement tranquilles. Je veux être sergent, voilà tout. Quant à vous, vous n’avez qu’à faire des vœux pour ma promotion, car une fois arrivé à mes fins, je ne m’occuperai plus de vous.

Le caporal Barclay n’était pas d’une moins grande franchise en affaires. Rien de révoltant comme de l’entendre traiter un marché avec un prisonnier.

— Je veux ceci à tel prix, disait-il, et il faudra bien que vous me le donniez. Je n’ignore pas que la somme que je vous offre est de beaucoup inférieure à la valeur de l’objet que je désire ; mais comme au total vous avez besoin de me ménager, car je puis vous faire beaucoup de mal, ou du moins vous causer de graves ennuis, il faudra bien que vous cédiez…

Et en effet, comme on craignait la basse méchanceté de cet homme, on cédait. Après le capitaine R…, le caporal Barclay était donc, sans contredit, l’Anglais que les prisonniers de la Couronne détestaient le plus.

J’étais, le jour même de mon arrivée, occupé à marchander une place convenable pour tendre mon hamac, lorsque mon vendeur, ouvrant de grands yeux étonnés et poussant une exclamation de surprise, me montra un militaire anglais qui venait d’entrer dans la batterie.

— C’est le caporal Barclay, me dit-il, ça va être drôle. L’impudent caporal, flatté, du moins sa démarche le donnait à supposer, de l’effet que produisit son entrée dans la batterie, s’avança d’un air orgueilleux et en se dandinant avec grâce vers un prisonnier occupé à tresser des bretelles.

— Combien voudriez-vous pour cette paire ? lui demanda-t-il en s’emparant des bretelles les plus riches et les mieux confectionnées.

Le prisonnier, engagé par les lois de la quarantaine, ne répondit pas. Un nuage passa sur le front du caporal Barclay.

— Pourquoi gardez-vous le silence lorsque je veux bien vous interroger ? reprit-il bientôt.

Et après un moment de réflexion, d’un ton rogue :

— Vous devriez ne pas oublier que si je voulais me venger de votre malhonnêteté, cela me serait on ne peut plus facile. Je sais bien que vous me détestez, mais je vous crois assez intelligent pour faire céder cette haine à la crainte du cachot… Voyons, répondez à présent, combien ces bretelles ?

Aux sourcils contractés du prisonnier, à l’éclat de ses yeux, au gonflement de ses narines, il était facile de deviner qu’il lui fallait faire un grand effort sur lui-même pour ne pas laisser éclater la colère qui fermentait dans son sein ; toutefois il parvint à se maîtriser et continua de garder le silence.

Le teint pâle du caporal passa subitement au rouge foncé.

— Caporal, dit alors un matelot français qui sortit d’un groupe compact et serré de prisonniers qui s’était formé autour du soldat anglais, avez-vous donc besoin de bretelles ? En ce cas, suivez-moi, j’en ai de très belles à vous vendre. Seulement je désire que vous me les payiez comptant.

— Voilà au moins un garçon d’esprit qui ne laisse pas échapper les affaires ! s’écria Barclay ravi de voir que par son audace et par sa persévérance il avait fait tomber devant lui la loi de la quarantaine. Allons voir vos bretelles, mon garçon. Je ne vous en donnerai pas un prix bien élevé, parce que je n’aime pas à payer les choses ce qu’elles valent : car alors de quel avantage me serait votre captivité ? Du reste, je vous revaudrai ça autrement…

— Mais ce matelot va se faire assommer par ses camarades, pour avoir ainsi enfreint les lois de la quarantaine, dis-je au prisonnier avec qui j’étais en train de traiter pour la place de mon hamac.

— Oh ! ne craignez rien pour lui, camarade, me répondit-il ; c’est un bon et franc compagnon qui est incapable d’une tricherie. Il doit y avoir une frime là-dessous… Allons un peu voir !

En effet, je remarquai que cinq ou six Français placés en sentinelles au pied de l’escalier semblaient épier l’arrivée des Anglais, tandis que tous les autres prisonniers s’étaient réunis en une masse serrée et compacte au fond de la batterie.

Quant à Barclay, je ne l’apercevais plus.

Quel ne fut pas mon étonnement, j’allais presque dire

ma joie, lorsqu’en me mêlant à cette foule je vis, dépouillé de ses habits et les pieds liés ensemble par une corde d’un quart d’aune de long, le tyrannique et insolent caporal que l’on était en train de juger.

L’audience de ces assises improvisées ne fut pas longue. Une voix ayant crié : « La savate ! » ce mot vola bientôt de bouche en bouche et devint un verdict.

— Caporal, dit alors un prisonnier en s’adressant à l’Anglais, qui, pâle, abattu, se tenait humblement à genoux et sollicitait, dans les termes les plus flatteurs pour notre amour-propre et les plus vils pour sa dignité, son pardon ; vous êtes condamné, à l’unanimité des suffrages, à faire un tour de valse avec accompagnement de souliers pour orchestre. Cléments jusqu’à la faiblesse, nous n’exigeons pas même de vous que vous alliez en mesure… Vous allez peut-être prétendre que vous ne savez pas valser. Mon Dieu ! point de fausse modestie. Entre amis on ne se gêne pas… nous serons indulgents…

— Mes amis, mes bons amis !… nobles et généreux Français !… grâce ! je ne vous tourmenterai plus jamais… car je vous apprécie, je vous aime !… je… grâce ! grâce !… criait le caporal en proie à une de ces frayeurs sans nom, comme les lâches, cruels et fanfarons savent seuls en éprouver.

Vaines prières ! inutiles bassesses ! la sentence était prononcée, et quatre cents farceurs attendaient le passage de la victime.

On porta d’abord l’habit du caporal à la porte de la batterie, pour qu’il pût le reprendre en sortant, puis les prisonniers s’étant armés de règles, de minces bâtons, de souliers, de tous les objets enfin dont un coup ne pouvait causer la mort, se rangèrent en deux haies tout le long de la batterie.

— Lâchez le dogue ! cria une voix.

Aussitôt une grêle de horions tomba sur le dos du caporal qui, poussant un vrai mugissement de douleur, se précipita vers la porte : seulement, comme le misérable avait les pieds liés assez court, ce qui ne lui permettait pas d’écarter les jambes à son aise, et qu’il devait sauter pour courir, il tomba plusieurs fois pendant le trajet grâce à son trop d’empressement, ce qui lui valut une augmentation notable d’étrivières.

Enfin, parvenu à la porte de la batterie, il essuya son front, remit ses habits, et ne monta sur le pont qu’après avoir, autant que possible, fait disparaître les traces de l’exécution qu’il venait de subir. Le fait est que ses compagnons, qui ne l’aimaient pas, loin de le plaindre, s’ils l’avaient su victime de cet accident, se fussent égayés sur son compte.

Comme dans la scène de violence, assez motivée, au reste, qui venait de se passer, il y avait eu un certain cachet de bouffonnerie, et qu’au total il ne s’en était suivi ni mort ni blessures, je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur et d’éprouver une assez vive satisfaction à la vue du châtiment si lestement infligé au caporal Barclay qui le méritait si bien.

— Je trouve que l’on a eu tort de laisser ce gredin vivant ! me dit un prisonnier. Il nous était si facile de le tuer d’abord, et de le couper ensuite en morceaux pour le faire disparaître…

À ce regret sauvage, si brutalement exprimé, je me retournai avec une espèce de mouvement d’horreur, pour voir quel homme pouvait parler ainsi.

Que l’on juge de mon étonnement, lorsque j’aperçus une belle et noble figure de jeune homme. Je crus m’être trompé.

— Vous n’approuvez pas, je le vois, mes paroles, me dit le jeune homme en souriant tristement, et je vous cause presque de l’horreur. Ah ! camarade, si, officier de marine comme moi, vous aviez passé par les humiliations et par les souffrances que j’ai déjà endurées, il ne vous resterait plus qu’un implacable sentiment de vengeance dans le cœur ! Tel que vous me voyez ici, c’est-à-dire misérable habitant d’un ponton, j’ai déjà été échangé quatre fois à la mer…

— Mais cela est impossible. Il y aurait là de la part des Anglais une déloyauté inqualifiable…

— Ce que je vous dis n’est pourtant que l’exacte vérité, vous pouvez en croire ma parole…

— La parole de qui ? demandai-je.

— La parole de l’enseigne de vaisseau R***, me répondit le prisonnier en se redressant de toute la hauteur de sa belle taille et en jetant sur moi un regard où la franchise se mêlait à la fierté.

Je m’inclinai devant l’officier avec respect, car son nom, qui a brillé un moment d’un vif éclat, m’était parfaitement connu.

— Puis-je, monsieur, lui dis-je, vous demander comment il peut se faire qu’après avoir été échangé quatre fois en mer, vous vous trouviez encore à bord d’un ponton ?

— C’est une triste histoire, me répondit-il, qui ne fait guère d’honneur à la loyauté anglaise. Écoutez-moi.

Nous nous assîmes, l’enseigne de vaisseau R*** et moi, sur le banc placé devant mon sabord, et le jeune homme reprit ainsi :

— Vous savez, me dit-il, la perfidie avec laquelle les Anglais ont exécuté les clauses de la capitulation de Saint-Domingue ; je suis une des nombreuses victimes de ce manque inouï de bonne foi. Il avait été stipulé que les forces françaises qui capitulaient à Saint-Domingue seraient transportées en Europe ; or les Anglais nous ont conduits, contre tous les droits des gens, sur leurs affreux pontons. À nos réclamations, à nos plaintes, ils se sont toujours contentés de répondre que l’Angleterre, et par conséquent les pontons, se trouvant en Europe, ils avaient accompli leur promesse, et qu’ils ne comprenaient rien à notre demande.

« Quant à moi, je fus pris à bord de l’Égyptienne, que commandait alors le brave amiral Barré de Saint-Leu. Mais ce n’est point de cette ignoble escobarderie de toute une nation que j’ai à me plaindre : quelque injuste que soit ma détention, je la subirais avec résignation si je me trouvais dans la loi commune, c’est-à-dire sur le pied de l’égalité avec mes compagnons d’infortune !… Mais hélas ! il n’en est malheureusement pas ainsi pour moi.

« Une fois tombé sous le pouvoir des Anglais je fus, en ma qualité d’officier, dirigé sur le cautionnement de Bishop-Watham. Vous savez que ces cautionnements situés à terre se composent d’une circonférence limitée et restreinte que les prisonniers ont le droit de parcourir. Toutefois exige-t-on auparavant d’eux leur parole d’honneur qu’ils n’essaieront pas de s’enfuir.

« Je pris un logement dans la famille d’un ministre protestant qui, je me plais à le reconnaître, se montra assez bienveillant pour moi. Ce ministre avait une jeune fille de seize ans, spirituelle comme un démon et belle comme un ange qui, probablement attendrie par mes malheurs, me montra bientôt une douce préférence. Je vivais ma foi heureux, oubliant presque la France, lorsque ma mauvaise étoile conduisit dans la maison du ministre un des employés du Transport-Board, un nommé Paterson, qui s’éprit de la beauté de la jeune Olivia, c’était le nom de la fille du ministre, et me prit par suite en une haine profonde.

« Je ne vous ferai pas le récit de notre rivalité : qu’il vous suffise de savoir que, voyant ses hommages repoussés, Paterson conçut contre moi une haine violente qui ne tarda pas à se montrer dans ses actes et dans ses propos.

« Profitant de ma position, car je dépendais entièrement de lui, il crut un jour pouvoir me traiter avec la dernière insolence devant miss Olivia. Ma patience était épuisée, ma colère fut terrible. Je contraignis le misérable commis à se mettre à genoux devant moi, en la présence d’Olivia, et à m’adresser d’humbles excuses.

« Le lâche ne recula pas devant cette abominable humiliation, et lorsque m’offrant ensuite sa main, je le repoussai du pied avec dégoût, comme une bête immonde, il ne répondit à mon mépris que par un triste sourire : dès lors je compris que j’étais perdu, car un homme capable de s’abaisser ainsi devait être implacable dans sa vengeance.

« En effet, huit jours plus tard, accusé d’avoir voulu m’évader, je fus brutalement saisi par la police qui s’empara de mon argent et de mes effets et me jeta nu et dépouillé à bord de ce ponton.

« Depuis lors, trois années se sont écoulées ; or, pendant ce long martyre, quatre fois Paterson m’a envoyé un de ses agents pour m’apprendre que je venais d’être échangé à la mer, que j’avais droit à ma liberté, mais que comme j’avais été assez maladroit pour l’insulter, il me retenait prisonnier et s’opposait à mon départ.

« Chaque fois, pour bien me prouver qu’il ne m’en imposait pas, Paterson m’a fait représenter la lettre qui contenait la nouvelle de mon échange. Vous comprendrez sans doute, à présent, monsieur, ajouta en terminant l’enseigne R***, la haine que je porte aux Anglais, et vous vous expliquerez les cruelles paroles que vous m’avez entendu prononcer tout à l’heure.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, ce que vous venez de me raconter là me semble une chose tellement abominable que si le récit m’en eût été fait par toute autre personne que vous, je n’eusse jamais voulu y ajouter foi… Mais permettez-moi une question : pourquoi n avez-vous pas porté plainte auprès du gouvernement anglais au sujet de la conduite de cet infâme Paterson ?

— Cette pensée, vous devez bien le supposer, m’est venue mille fois, et vingt fois j’ai essayé de la mettre à exécution ; mais j’étais spécialement recommandé, et pas une seule de mes lettres n’a jamais pu sortir du ponton ! Croiriez-vous que la police du Transport-Board ne m’a jamais rendu non plus mon argent et mes effets, sous le prétexte qu’ils avaient servi à couvrir mes frais d’arrestation !

« Ce vol m’a été d’autant plus pénible que condamné, selon l’usage, pour cette prétendue tentative d’évasion à laquelle je n’avais jamais songé, à une amende de dix guinées, amende que l’on me retenait en prélevant chaque jour le tiers de ma ration, estimé cinq sous, j’ai dû, puisque c’est là une coutume établie par les prisonniers des pontons, et que nul ne peut enfreindre, faire supporter cette privation à toute la pontonnée, au prorata des vivres de chacun. Oh ! que d’humiliations et de souffrances !

L’enseigne R***, après avoir prononcé ces dernières paroles, laissa tomber sa tête dans ses mains, et resta pendant quelques instants plongé dans ses réflexions…

— Que Dieu me prête vie, finit-il par dire les yeux brillants d’un feu sombre, et je me vengerai !… Oh ! que je comprends bien à présent le sentiment de la vengeance !

— Mais, pardon, monsieur : êtes-vous donc sans aucune ressource ? Ne recevez-vous pas quelque argent de France ?

— Oui, monsieur, je suis sans ressource ; tous les divers envois de fonds que m’a faits ma famille ont toujours été interceptés, et sans la générosité et la confiance d’un prisonnier qui connaissant ma fortune privée me fait des avances, je me trouverais réduit à la simple et insuffisante ration que nous accordent les Anglais… Mais tenez, voici justement mon banquier, ajouta l’enseigne en adressant un sourire amical à un homme âgé de trente-huit à quarante ans qui, le corps enveloppé dans une chaude et belle robe de chambre et les pieds dans de magnifiques pantoufles fourrées, passa près de nous d’un air grave et pensif.

— Diable, m’écriai-je, voici la première toilette que je vois depuis trois ans. À bord du Protée, l’on ne connaissait pas les robes de chambre en molleton ! Il faut que cet homme soit un grand capitaliste pour pouvoir se permettre un tel luxe…

— C’est un simple canonnier nommé Duvert.

— Un simple canonnier, dites-vous ?

— Oui ! seulement depuis son entrée dans les pontons, il lui est survenu un héritage inattendu de vingt-cinq à trente mille livres de rente !… Or comme Duvert, grâce à ses revenus qu’il dépense en entier, a su se mettre au mieux avec nos geôliers, il est le roi du ponton !… Je vous conseille de faire sa connaissance.

Après que l’enseigne R*** m’eut quitté, je terminai le marché pour la place de mon hamac puis, ayant installé mes effets, je montai sur le pont.

Pendant que je me promenais de long en large, je fis la rencontre de plusieurs marins qui avaient servi soit sous mes ordres sur la Confiance, soit en même temps que moi dans l’Inde ; je les retrouvai, quoique je ne fusse lié avec aucun d’eux intimement, avec beaucoup de plaisir. Le soir venu, nous allions nous retirer lorsqu’un frère la Côte me suivant à l’écart :

— Je regrette bien, Louis, me dit-il, que tu ne fasses pas partie de notre faux pont. Tâche donc, en passant par la trappe de communication, de te faufiler avec nous pour cette nuit.

— Pourquoi pour cette nuit ?

— Parce que nous devons nous évader au nombre de six et que tu ferais le septième…

— Oh ! merci, cher ami ; j’en ai assez pour le moment, des évasions.

— Oui, j’ai entendu en effet parler de ton escapade avec le pauvre Bertaud que j’ai beaucoup connu. Tu as montré du toupet et c’est justement pour cela que je voudrais te voir être des nôtres.

— Bien obligé !… Je suis guéri de cette envie.

— Tu as tort ! Que l’on ne s’expose pas sans avoir devant soi une grande chance de succès, je le conçois ; mais que lorsque, après des privations et des travaux sans nombre, on est arrivé à se créer des intelligences au-dehors, et que l’on possède la presque certitude de réussir… je dis qu’il faudrait être fou pour ne pas tenter l’aventure ! Crois-moi, ce n’est pas une mince faveur que je te fais en t’offrant de te joindre à nous. Si l’un des nôtres, gravement malade, ne se trouvait pas dans l’impossibilité absolue de nous suivre, je ne t’aurais même pas parlé de cela, mais il nous reste une place vacante et dont nous pouvons disposer.

— Eh bien, pourquoi ne l’offres-tu pas à un de tes amis ?

— Parce que je ne suis sûr de personne. Le fait est que si je connaissais un homme solide et sur lequel on pût compter…

— Parbleu, je parie que j’ai ton affaire. Connais-tu l’enseigne de vaisseau R*** ?

— Très bien ; merci, tu viens de me donner une idée. Enfin, une fois, deux fois, trois fois, tu refuses

— Oui, je refuse ; mais je ne t’en suis pas moins reconnaissant de ta bonne intention.

— Alors je m’en vais trouver l’enseigne R***. Inutile, je pense, de te recommander le secret ?

— Comme tu le dis ; c’est parfaitement inutile.

Le frère la Côte me serra alors fortement la main et s’éloigna à grands pas. Quelques secondes plus tard, je l’aperçus en conférence avec l’enseigne R***, dont la pâleur du visage annonçait qu’il était en proie à une vive émotion. L’on nous fit alors descendre dans la batterie.

J’avais déjà été si souvent témoin de projets d’évasion qui n’avaient pas même eu un commencement d’exécution, que j’oubliai promptement la proposition qui m’avait été faite par le frère la Côte ; je m’endormis d’un profond sommeil.

Le lendemain, à mon réveil, je ne pensais plus du tout à ma conversation de la veille lorsque je montai sur le pont. Mon regard qui chercha en vain l’enseigne R*** me la remit en mémoire ; je m’informai auprès d’un des prisonniers du faux pont où devait s’opérer l’évasion.

— Silence ! me répondit-il en mettant un doigt sur sa bouche et en baissant la voix ; l’affaire est faite : ils ont filé leur câble…

Cette nouvelle, pourquoi ne pas avouer une faiblesse trop bien motivée par l’affreuse vie que je menais, me causa un vif mouvement de jalousie, presque de haine. Je me reprochai alors amèrement mon refus de la veille et je m’accusai de lâcheté.

— Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? demandai-je au prisonnier.

Celui-ci allait me répondre, lorsque la vue du capitaine R… qui apparut sur le pont entouré de son état-major arrêta notre conversation. Le capitaine, ou le turnky comme on l’appelait, était ce matin plus hideux que de coutume car une violente colère qu’il ressentait intérieurement et qu’il ne pouvait parvenir à dissimuler, malgré tous ses efforts, l’enlaidissait encore en donnant à ses traits une expression de férocité infernale.

— Parbleu ! me dit le prisonnier avec qui j’étais en train de causer, les espions s’y sont pris heureusement cette fois trop tard.

— Quoi ! croyez-vous qu’une délation ait eu lieu ?

— La figure du turnky répond suffisamment à cette question. À présent connaît-il le projet d’évasion ou l’évasion elle-même, c’est ce que j’ignore…

— Je ne croirai jamais qu’après les supplices quotidiens que nous fait subir ce bourreau, il se soit trouvé un Français assez… ma foi, je ne trouve pas de mot pour qualifier une pareille action, assez infâme si vous voulez, pour lui servir d’espion.

— Vous oubliez qu’il y a à bord de la Couronne des gens qui meurent de faim…

— Ça ne fait rien ; cela ne peut être !…

En ce moment le capitaine R…, comme s’il eût tenu à me donner un démenti, ordonna à ses hommes de nous parquer étroitement sur le pont, puis de nous compter.