Militona/3

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Militona (1847)
Hachette (p. 42-59).


III


Le jeune garçon devait venir rendre compte de sa mission à don Andrès, qui l’attendait en fumant un cigare dans une allée du Prado, aux environs du monument élevé aux victimes du 2 mai.

Tout en poussant devant lui les bouffées de tabac qui se dissipaient en bleuâtres spirales, Andrès faisait son examen de conscience, et ne pouvait guère s’empêcher de reconnaître qu’il était sinon amoureux, du moins très vivement préoccupé de la belle manola. Quand même la beauté de la jeune fille n’eût pas suffi pour mettre en feu le cœur le moins inflammable, l’espèce de mystère que semblait annoncer son effroi quand Andrès lui avait adressé la parole après l’accident arrivé à Juancho, ne pouvait manquer de piquer la curiosité de tout jeune homme un peu aventureux : à vingt-cinq ans, sans être don Quichotte de la Manche, l’on est toujours prêt à défendre les princesses que l’on suppose opprimées.

Feliciana, la demoiselle si bien élevée, que devenait-elle à travers tout cela ? Andrès en était assez embarrassé ; mais il se dit que son mariage avec elle ne devant avoir lieu que dans six mois, cette légère amourette aurait le temps d’être menée à bien, rompue et oubliée avant le terme fatal, et que d’ailleurs rien n’était si facile à cacher qu’une intrigue de ce genre, Feliciana et la jeune fille vivant dans des sphères à ne jamais se rencontrer. Ce serait sa dernière folie de garçon ; car dans le monde on appelle folie aimer une jeune fille gracieuse et charmante, et raison épouser une femme laide, revêche et qui vous déplaît ; après, il vivrait en ermite, en sage, en vrai martyr conjugal.

Les choses ainsi arrangées dans sa tête, Andrès s’abandonna aux plus agréables rêveries. Il était tenu par doña Feliciana Vasquez de los Rios à un régime de bon ton et d’amusement de bon goût qui lui pesait fort, bien qu’il n’osât protester ; il lui fallait se conformer à une foule d’habitudes anglaises, au thé, au piano, aux gants jaunes, aux cravates blanches, au vernis, sans circonstance atténuante, à la danse marchée, aux conversations sur les modes nouvelles, aux grands airs italiens, toutes choses qui répugnaient à son humeur naturellement libre et gaie. Malgré lui, le vieux sang espagnol s’insurgeait dans ses veines contre l’envahissement de la civilisation du Nord.

Se supposant déjà l’amant heureux de la manola du cirque, — quel homme n’est pas un peu fat, au moins en pensée ? — il se voyait dans la petite chambre de la jeune fille, débarrassé de son frac et faisant une collation de pâtisseries, d’oranges, de fruits confits, arrosée de flacons de vin de Péralta et de Pedro Jiménès plus ou moins légitimes, que la tia aurait été chercher à la boutique de vins généreux la plus proche.

Prenant un papel de hilo teint au jus de réglisse, la belle enfant roulait dans la mince feuille quelques brins de tabac coupés d’un trabuco, et lui offrait une cigarette tournée avec la plus classique perfection.

Puis, repoussant la table du pied, elle allait décrocher du mur une guitare qu’elle remettait à son galant, et une paire de castagnettes de bois de grenadier qu’elle s’ajustait aux pouces, en serrant la ganse qui les noue de ses petites dents de nacre, et se mettait à danser avec une souplesse et une expression admirables une de ces vieilles danses espagnoles où l’Arabie a laissé sa langueur brûlante et sa passion mystérieuse, en murmurant d’une voix entrecoupée quelque ancien couplet de séguidille incohérent et bizarre, mais d’une poésie pénétrante.

Pendant qu’Andrès s’abandonnait à ses voluptueuses rêveries avec tant de bonne foi, qu’il marquait la mesure des castagnettes en faisant craquer ses phalanges, le soleil baissait rapidement et les ombres devenaient longues. L’heure du dîner approchait ; car aujourd’hui, à Madrid, les personnes bien situées se mettent à table à l’heure de Paris ou de Londres, et le messager d’Andrès ne revenait pas ; quand même la jeune fille eût logé à l’extrémité opposée de la ville, à la porte San-Joachim ou San-Gerimon, le jeune drôle eût eu le temps, et bien au-delà, de faire deux fois la course, surtout en considérant que, dans la première partie du voyage, il était perché sur l’arrière-train de la voiture.

Ce retard étonna et contraria vivement Andrès, qui ne savait où retrouver son émissaire, et qui voyait ainsi se terminer au début une aventure qui promettait d’être piquante. Comment se remettre sur la piste une fois perdue, quand on ne possède pas le plus petit indice pour se guider, pas un détail, pas même un nom, et qu’il faut compter sur le hasard décevant des rencontres ?

« Peut-être est-il arrivé quelque incident dont je ne puis me rendre compte ; attendons encore quelques minutes », se dit Andrès.

Profitant de la permission d’ubiquité accordée aux conteurs, nous suivrons le calesin dans sa course rapide. Il avait d’abord longé le Prado, puis s’était enfoncé dans la rue de San-Juan, ayant toujours l’émissaire d’Andrès accroché des pieds et des mains à ses ressorts ; ensuite il avait gagné la rue de los Desamparados. Au milieu à peu près de cette rue, le calesero, sentant de la surcharge, avait envoyé au pauvre Perico, avec une dextérité extrême, un coup de fouet bien sanglé à travers la figure qui l’avait forcé à lâcher prise.

Lorsque, après s’être frotté les yeux tout pleurants de douleur, il eut recouvré la faculté de voir, le calesin était déjà au bout de la rue de la Fé, et le bruit de ses roues sur le pavé inégal allait s’affaiblissant. Perico, excellent coureur comme tous les jeunes Espagnols, et pénétré de l’importance de sa mission, avait pris ses jambes à son cou, et il eût assurément rattrapé la voiture si celle-ci eût roulé en ligne droite ; mais à l’extrémité de la rue, elle fit un coude, et Perico la perdit de vue un instant. Quand il tourna l’angle à son tour, le calesin avait disparu. Il était entré dans ce lacis de rues et de ruelles qui avoisinent la place de Lavapiès. Avait-il pris la rue del Povar ou celle de Santa-Inès, celle de las Damas ou de San-Lorenzo ? C’est ce que Perico ne put démêler ; il les parcourut toutes, en espérant voir le calesin arrêté devant quelque porte : il fut trompé dans son espoir ; seulement il rencontra sur la place la voiture qui revenait à vide et dont le conducteur, faisant claquer son fouet comme des détonations de pistolet par une sorte de menace ironique, se hâtait pour aller prendre un autre chargement.

Dépité de n’avoir pu faire ce qu’Andrès lui avait demandé, Perico s’était promené quelque temps dans les rues où il présumait que le calesin avait déposé ses deux pratiques, pensant, avec cette précoce intelligence des passions qu’ont les enfants méridionaux, qu’une si jolie fille ne pouvait manquer d’avoir un galant et de se mettre à la fenêtre pour le regarder venir, ou de sortir pour l’aller retrouver s’il ne venait pas, le jour des taureaux étant consacré à Madrid aux promenades, aux parties fines et aux divertissements. Ce calcul n’était pas dénué de justesse ; en effet, bien des jolies têtes souriaient, encadrées aux fenêtres, et se penchaient sur les balcons, mais aucune n’était celle de la manola qu’on l’avait chargé de suivre. De guerre lasse, après s’être lavé les yeux à la fontaine de Lavapiès, il descendit vers le Prado pour rendre compte à don Andrès de sa mission. S’il ne rapportait pas l’adresse précise, il était du moins à peu près certain que la belle demeurait dans une des quatre rues dont nous avons cité les noms ; et, comme elles sont très courtes, c’était déjà moins vague que de la chercher dans tout Madrid.

S’il fût resté quelques minutes de plus, il aurait vu un second calesin s’arrêter devant une maison de la rue del Povar, et un homme, soigneusement embossé et le manteau sur les yeux, sauter légèrement à bas de la voiture et s’enfoncer dans l’allée. Le mouvement du saut dérangea les plis de la cape, qui laissa briller un éclair de paillon, et découvrit des bas de soie étoilés de quelques gouttelettes de sang et tendus par une jambe nerveuse.

Vous avez sans doute déjà reconnu Juancho. En effet, c’était lui. Mais pour Perico, aucun lien ne rattachait Juancho à Militona et sa présence n’eût pas été un indice de l’endroit où demeurait la jeune fille. D’ailleurs, Juancho pouvait rentrer chez lui. C’était même la version la plus vraisemblable. Après une course aussi dramatique que celle-là, il devait avoir besoin de repos et d’appliquer quelques compresses sur l’égratignure de son bras, car les cornes du taureau sont venimeuses et font des blessures lentes à guérir.

Perico se dirigea d’un pas allongé du côté de l’obélisque du Deux-Mai, où Andrès lui avait donné rendez-vous. Autre anicroche. Andrès n’était pas seul, Doña Feliciana, qui était sortie pour quelque emplette avec une de ses amies qu’elle reconduisait, avait aperçu de sa voiture son fiancé se promenant avec une impatience nerveuse ; elle était descendue, ainsi que son amie, et, s’approchant d’Andrès, elle lui avait demandé si c’était pour composer un sonnet ou un madrigal qu’il errait ainsi sous les arbres à l’heure où les mortels moins poétiques se livrent à leur nourriture. Le malheureux Andrès, pris en flagrant délit de commencement d’intrigue, ne put s’empêcher de rougir un peu et balbutia quelques galanteries banales ; il enrageait dans son âme, bien que sa bouche sourît. Perico, incertain, décrivait autour du groupe des cercles embarrassés ; tout jeune qu’il était, il avait compris qu’il ne fallait pas donner à un jeune homme l’adresse d’une manola devant une jeune personne si bien habillée à la française. Seulement il s’étonnait en lui-même qu’un cavalier qui connaissait de si belles dames à chapeau prît intérêt à une manola en mantille.

« Que nous veut donc ce garçon, qui nous regarde avec ses grands yeux noirs comme s’il voulait nous avaler ?

— Il attend sans doute que je lui jette le bout de ce cigare éteint », répondit Andrès en joignant l’action à la parole et en faisant un imperceptible signe qui voulait dire : « Reviens, quand je serai débarrassé. »

L’enfant s’éloigna, et tirant un briquet de sa poche, fit du feu et se mit à humer le havane avec la componction d’un fumeur accompli.

Mais Andrès n’était pas au bout de ses peines. Feliciana se frappa le front de sa main étroitement gantée, et dit, comme sortant d’un rêve : « Mon Dieu, j’étais si préoccupée tantôt de notre duo de Bellini, que j’ai oublié de vous dire que mon père, don Geronimo, vous attend à dîner. Il voulait vous écrire ce matin ; mais comme je devais vous voir dans l’après-midi, je lui ai dit que ce n’était pas la peine. Il est déjà bien tard, dit-elle en consultant une petite montre grande comme l’ongle ; montez en voiture avec nous, nous mettrons Rosa chez elle et nous retournerons à la maison ensemble.

Si l’on s’étonne de voir une jeune personne si bien élevée prendre un jeune homme dans sa voiture, nous ferons observer que sur le devant de la calèche était assise une gouvernante anglaise, roide comme un pieu, rouge comme une écrevisse, et ficelée dans le plus long des corsets, dont l’aspect suffisait pour mettre en fuite les amours et les médisances.

Il n’y avait pas moyen de reculer ; après avoir présenté la main à Feliciana et à son amie pour les aider à monter, il prit place sur le devant de la calèche, à côté de miss Sarah, furieux de n’avoir pu entendre le rapport de Perico, qu’il croyait mieux renseigné, et avec la perspective d’une soirée musicale indéfiniment prolongée.

Comme nous pensons que la description d’un dîner bourgeois n’aurait rien d’intéressant pour vous, nous irons à la recherche de Militona, espérant être plus heureux dans nos investigations que Perico.

Militona demeurait, en effet, dans une des rues soupçonnées par le jeune espion d’Andrès. Vous dire le genre d’architecture auquel appartenait la maison qu’elle habitait avec beaucoup d’autres, serait serait fort difficile, à moins que ce ne fût à l’ordre composite. La plus grande fantaisie avait présidé au percement des baies, dont pas une n’était pareille. Le constructeur semblait s’être donné pour but la symétrie inverse, car rien ne se correspondait dans cette façade désordonnée ; les murailles, presque toutes hors d’aplomb, faisaient ventre et paraissaient s’affaisser sous leur poids ; des S et des croix de fer les contenaient à peine, et sans les deux maisons voisines, un peu plus solides, où elle s’épaulait, elle serait tombée infailliblement au travers de la rue ; au bas, le plâtre, écaillé par larges plaques, laissait voir le pisé des murs ; le haut, mieux conservé, offrait des traces d’ancienne peinture rose, qui paraissait comme la rougeur de cette pauvre maison honteuse de sa misère.

Près d’un toit de tuiles tumultueux et découpant sur l’azur du ciel un feston brun édenté çà et là, souriait une petite fenêtre, encadrée d’un récent crépi de chaux ; une cage, à droite, contenait une caille ; une autre, à gauche, d’une dimension presque imperceptible, ornée de perles de verre rouge et jaune, servait de palais et de cellule à un grillon : car les Espagnols, à qui les Arabes ont laissé le goût des rythmes persistants, aiment beaucoup les chants monotones, frappés à temps égaux, de la caille et du grillon. Une jarre de terre poreuse, suspendue par les anses à une ficelle et couverte d’une sueur perlée, rafraîchissait l’eau à la brise naissante du soir, et laissait tomber quelques gouttes sur deux pots de basilic placés au-dessous. Cette fenêtre, c’était celle de la chambre de Militona. De la rue un observateur eût deviné tout de suite que ce nid était habité par un jeune oiseau ; la jeunesse et la beauté exercent leur empire même sur les choses inanimées, et y posent involontairement leur cachet.

Si vous ne craignez pas de vous engager avec nous dans cet escalier aux marches calleuses, à la rampe miroitée, nous y suivrons Militona, qui monte en sautillant les degrés rompus avec toute l’élasticité d’un jarret de dix-huit ans ; elle nage déjà dans la lumière des étages supérieurs, tandis que la tia Aldonza, retenue dans les limbes obscurs des premières marches, pousse des han ! de saint Joseph et se pend désespérément des deux mains à la corde grasse.

La belle fille, soulevant un bout de sparterie jetée devant une de ces portes de sapin à petits panneaux multipliés si communes à Madrid, prit sa clef et ouvrit.

Une si pauvre chambre ne pouvait guère tenter les voleurs et n’exigeait pas de grandes précautions de fermeture : absente, Militona la laissait ouverte ; mais, quand elle y était, elle la fermait soigneusement. Il y avait alors un trésor dans ce mince taudis, sinon pour les voleurs, du moins pour les amoureux.

Une simple couche de chaux remplaçait sur la muraille le papier et la tenture ; un miroir dont l’étamage rayé ne reflétait que fort imparfaitement la charmante figure qui le consultait ; une statuette en plâtre de saint Antoine, accompagnée de deux vases de verre bleu contenant des fleurs artificielles ; une table de sapin, deux chaises et un petit lit recouvert d’une courtepointe de mousseline avec des volants découpés en dents de loup, formaient tout l’ameublement. N’oublions pas quelques images de Notre-Dame et des saints, peintes et dorées sur verre avec une naïveté byzantine ou russe, une gravure du Deux-Mai, l’enterrement de Daoiz et Velarde, un picador à cheval d’après Goya, plus un tambour de basque faisant pendant à une guitare : par un mélange du sacré et du profane, dont l’ardente foi des pays vraiment catholiques ne s’alarme pas, entre ces deux instruments de joie et de plaisir s’élevait une longue palme tire-bouchonnée, rapportée de l’église le jour de Pâques fleuries.

Telle était la chambre de Militona, et, bien qu’elle ne renfermât que les choses strictement nécessaires à la vie, elle n’avait pas l’aspect aride et froid de la misère ; un rayon joyeux l’illuminait ; le rouge vif des briques du plancher était gai à l’œil ; aucune ombre difforme ne trouvait à s’accrocher, avec ses ongles de chauve-souris, dans ces angles d’une blancheur éclatante ; aucune araignée ne tendait sa toile entre les solives du plafond ; tout était frais, souriant et clair dans cette pièce meublée de quatre murs. En Angleterre, c’eût été le dénuement le plus profond ; en Espagne, c’était presque l’aisance, et plus qu’il n’en fallait pour être aussi heureux qu’en paradis.

La vieille était enfin parvenue à se hisser jusqu’au bout de l’escalier ; elle entra dans le charmant réduit et s’affaissa sur une des deux chaises, que son poids fit craquer d’une manière alarmante.

« Je t’en prie, Militona, décroche-moi la jarre, que je boive un coup ; j’étouffe, j’étrangle ; la poussière de la place et ces damnées pastilles de menthe m’ont mis le feu au gosier.

— Il ne fallait pas les manger à poignées, tia », répondit la jeune fille avec un sourire en inclinant le vase sur les lèvres de la vieille.

Aldonza but trois ou quatre gorgées, passa le dos de sa main sur sa bouche et s’éventa en silence sur un rythme rapide.

« À propos de pastilles, dit-elle après un soupir, quels regards furieux lançait Juancho de notre côté ! je suis sûre qu’il a manqué le taureau parce que ce joli monsieur te parlait ; il est jaloux comme un tigre, ce Juancho, et, s’il a pu le retrouver, il lui aura fait passer un mauvais quart d’heure. Je ne donnerais pas beaucoup d’argent de la peau de ce jeune homme, car elle court risque d’être fendue par de fameuses estafilades. Te rappelles-tu la belle aiguillette qu’il a levée sur ce Luca, qui voulait t’offrir un bouquet à la romeria de San-Isidro ?

— J’espère que Juancho ne se portera à aucune de ces fâcheuses extrémités ; j’ai prié ce jeune homme de ne plus m’adresser la parole, d’un ton si suppliant et si absolu, qu’il n’a plus rien dit à dater de ce moment ; il a compris mon effroi et en a eu pitié. Mais quelle affreuse tyrannie d’être ainsi poursuivie de cet amour féroce !

— C’est ta faute, dit la vieille ; pourquoi es-tu si jolie ? »

Un coup sec, frappé à la porte comme par un doigt de fer, interrompit la conversation des deux femmes.

La vieille se leva et alla regarder par le petit judas grillé et fermé d’un volet, pratiqué dans la porte à hauteur d’homme, selon l’usage espagnol.

À l’ouverture parut la tête de Juancho, pâle sous la teinte bronzée dont le soleil de l’arène l’avait revêtue.

Aldonza entrebâilla la porte et Juancho entra. Son visage trahissait les violentes émotions qui l’avaient agité dans le cirque ; on y lisait une rage concentrée : car, pour cette âme entichée d’un grossier point d’honneur, les bravos n’effaçaient pas les sifflets ; il se regardait comme déshonoré et obligé aux plus téméraires prouesses pour se réhabiliter dans l’opinion publique et vis-à-vis de lui-même.

Mais ce qui l’occupait surtout, et ce qui portait sa fureur au plus haut degré, c’était de n’avoir pu quitter l’arène assez tôt pour rejoindre le jeune homme qui paraissait si galant auprès de Militona ; où le retrouver maintenant ? Sans doute il avait suivi la jeune fille, il lui avait parlé encore.

À cette idée, sa main tâtait machinalement sa ceinture pour y chercher son couteau.

Il s’assit sur l’autre chaise ; Militona, appuyée à la fenêtre, déchiquetait la capsule d’un œillet rouge effeuillé ; la vieille s’éventait par contenance ; un silence général régnait entre les trois personnages ; ce fut la vieille qui le rompit.

« Juancho, dit-elle, votre bras vous fait-il toujours souffrir ?

— Non, répondit le torero en attachant son regard profond sur Militona.

— Il faudrait y mettre des compresses d’eau et de sel », continua la vieille pour ne pas laisser tomber aussitôt la conversation.

Mais Juancho ne fit aucune réponse, et, comme dominé par une idée fixe, il dit à Militona : « Quel était ce jeune homme placé à côté de vous à la course des taureaux ?

— C’est la première fois que je le rencontre ; je ne le connais pas.

— Mais vous voudriez le connaître ?

— La supposition est polie. Eh bien ! quand cela serait ?

— Si cela était, je le tuerais, ce charmant garçon en bottes vernies, en gants blancs et en frac.

— Juancho, vous parlez comme un insensé : vous ai-je donné le droit d’être jaloux de moi ? Vous m’aimez, dites-vous ; est-ce ma faute, et faut-il, parce qu’il vous a pris fantaisie de me trouver jolie, que je me mette à vous adorer sur-le-champ ?

— Ça, c’est vrai, elle n’y est pas forcée, dit la vieille ; mais pourtant, à vous deux vous feriez un beau couple ! Jamais main plus fine ne se serait posée sur un bras plus vigoureux, et, si vous dansiez ensemble une cachucha au jardin de Las Delicias, ce serait à monter sur les chaises.

— Ai-je fait la coquette avec vous, Juancho ? vous ai-je attiré par des œillades, des sourires et des mines penchées ?

— Non, répondit le torero d’une voix creuse.

— Je ne vous ai jamais fait de promesses ni permis de concevoir d’espérances ; je vous ai toujours dit : « Oubliez-moi. » Pourquoi me tourmenter et m’offenser par vos violences que rien ne justifie ? Faudra-t-il donc, parce que je vous ai plu, que je ne puisse laisser tomber un regard qui ne soit un arrêt de mort ? Ferez-vous toujours la solitude autour de moi ? Vous avez estropié ce pauvre Luca, un brave garçon qui m’amusait et me faisait rire, et blessé grièvement Ginès, votre ami, parce qu’il m’avait effleuré la main : croyez-vous que tout cela arrange beaucoup vos affaires ? Aujourd’hui vous faites des extravagances dans le cirque ; pendant que vous m’espionnez, vous laissez arriver les taureaux sur vous, et donnez une pitoyable estocade !

— Mais c’est que je t’aime, Militona, de toutes les forces de mon âme, avec toute la fougue de ce sang qui calcine mes veines : c’est que je ne vois que toi au monde, et que la corne d’un taureau m’entrant dans la poitrine ne me ferait pas détourner la tête quand tu souris à un autre homme. Je n’ai pas les manières douces, c’est vrai, car j’ai passé ma jeunesse à lutter corps à corps avec les bêtes farouches ; tous les jours je tue et m’expose à être tué ; je ne puis pas avoir la douceur de ces petits jeunes gens délicats et minces comme des femmes, qui perdent leur temps à se faire friser et à lire les journaux ! Au moins si tu n’es pas à moi, tu ne seras pas à d’autres ! » reprit Juancho après une pause, en frappant la table avec force, et comme résumant par ce coup de poing son monologue intérieur.

Et là-dessus il se leva brusquement et sortit en grommelant :

« Je saurai bien le trouver et lui mettre trois pouces de fer dans le ventre. »

Retournons maintenant auprès d’Andrès, qui, piteusement planté devant le piano, fait sa partie dans le duo de Bellini avec un luxe de notes fausses à désespérer Feliciana. Jamais soirée élégante ne lui avait inspiré plus d’ennui, il donnait à tous les diables la marquise de Benavidès et sa tertulia.

Le profil si pur et si fin de la jeune manola, ses cheveux de jais, son œil arabe, sa grâce sauvage, son costume pittoresque, lui faisaient prendre un plaisir médiocre aux douairières en turban qui garnissaient le salon de la marquise. Il trouva sa fiancée décidément laide, et sortit tout à fait amoureux de Militona.

Comme il descendait la rue d’Alcala pour retourner chez lui, il se sentit tirer par la basque de son habit ; c’était Perico qui, ayant fait de nouvelles découvertes, tenait à lui rendre compte de sa mission, et aussi peut-être à toucher le douro promis.

« Cavalier, dit l’enfant, elle demeure dans la rue del Povar, la troisième maison à droite. Je l’ai vue tantôt à sa fenêtre, qui prenait la jarre à rafraîchir l’eau. »