Mirabeau d’après un livre récent/02

La bibliothèque libre.
Mirabeau d’après un livre récent
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 398-428).
◄  01
03  ►
MIRABEAU
D'APRES UN LIVRE RECENT

I. Les Mirabeau, par Louis de Loménie, deuxième partie continuée par son fils, t. IV et V. Paris, 1891 ; E. Dentu. — II. Das Leben Mirabeau’s, par Alfred Storn. Berlin, 1889 ; Siegfried Cronbach. — III. Mirabeau et la Provence, par George Guibal. Paris, 1891 ; Ernest Thorin.

Il est temps d’en finir avec la famille et les années d’apprentissage de Mirabeau. Pour le bien connaître, nous avions besoin de le replacer dans le milieu étrange où il est né, où il a grandi ; auprès d’une mère extravagante et cynique, d’un père tout disposé à jouer au seigneur féodal, tout plein de l’importance de sa race et en même temps pénétré de l’esprit moderne, aristocrate et philosophe ; d’une sœur dévergondée, d’une femme frivole et légère, au sein d’une famille divisée par les procès les plus scandaleux et les plus retentissans. MM. Louis et Charles de Loménie ont bien fait de remonter à ces origines. Les trois volumes si attachans et si instructifs que nous leur devons sont la préface nécessaire du drame final. Les lettres de cachet et les condamnations qui pleuvent sur Mirabeau, le château d’If, le fort de Joux, l’enlèvement de Mme de Monnier, le donjon de Vincennes, l’accumulation des scandales, l’admiration qu’inspirent la variété et la puissance du talent, la popularité grandissant avec le mépris public, tout cela prépare la destinée extraordinaire d’un orateur sans rival. Mais si intéressante que soit la préparation, nous regretterions de nous y attarder trop longtemps. Nous avons hâte de voir Mirabeau en pleine possession de son rôle, sur le théâtre que son ambition rêve depuis longtemps et que la révolution lui fournit.

Il a frappé jusque-là à toutes les portes. Il a offert ses services au gouvernement anglais, au roi de Prusse, aux ministres du roi de France. Il a employé tour à tour les caresses, l’intimidation, la menace. Il a écrit pour les ministres qui lui donnaient de l’argent contre ceux qui lui en refusaient. Rien ne lui a réussi, il reste déclassé, besogneux, réduit pour vivre aux expédiens, hors d’état de déployer les rares qualités qu’il tenait de la nature et du travail. Le nouvel ordre de choses, que tout le monde prévoit dans les années qui précèdent 1789, va-t-il enfin lui offrir l’occasion depuis si longtemps cherchée ? Tout l’effort de sa pensée est tendu vers cette espérance. Il ne le dissimule pas, il en parle volontiers à ses amis, il attend de la révolution qui va venir l’emploi de ses talens. Il croit même l’avoir trouvé tout de suite au moment de la convocation de l’assemblée des notables, il demande sans succès à être nommé secrétaire de cette assemblée. Reste maintenant une chance unique qu’il ne faut pas laisser échapper : la convocation des états-généraux. Mirabeau met en jeu, pour être élu, toutes les ressources de son intelligence.

D’abord, et avant tout, il est pour lui d’un intérêt capital que la convocation ne soit pas retardée. Le temps presse ; il touche à la quarantaine, il est las de l’existence précaire à laquelle il est condamné, las de la modicité et de l’origine équivoque de ses ressources. Ses habitudes de désordre et l’étendue de ses besoins l’ont réduit au triste rôle d’écrivain à gages. Avec un fond de fierté et de sincérité natives, il écrit le moins qu’il peut contre sa conscience. Il y a des heures, cependant, où la nécessité l’oblige à soutenir des opinions qui ne sont pas absolument les siennes. Il en souffre, il ne le fait qu’à contre-cœur. Cet état de choses cessera, du moins il l’espère, s’il est élu député. Aussi, parmi tant de milliers de Français qui demandent à grands cris la prompte convocation des états-généraux, personne ne la souhaite et ne la sollicite avec plus d’ardeur que Mirabeau. Quoiqu’il ait une opinion personnelle sur le meilleur mode de convocation, il en fait volontiers bon marché pour ne pas retarder d’une heure ce grand événement. En cela, du reste, il est d’accord avec la grande majorité du pays. Son intérêt se confond avec l’intérêt public. Ne diminuons pas la portée de son langage en l’attribuant uniquement à des mobiles d’ordre privé. Il ne dit rien dont il ne soit profondément pénétré lorsqu’il fait appel aux sentimens du roi, lorsqu’il démontre aux ministres qu’on ne pourra rassurer les esprits et rétablir le crédit public qu’avec le concours des représentans de la nation. Le citoyen et l’ambitieux se révèlent également sous une forme presque naïve dans la lettre qu’il écrit au major Mauvillon en apprenant la convocation définitive des états-généraux : « C’est un pas d’un siècle que la nation a fait en vingt-quatre heures. Ah ! mon ami, vous verrez quelle nation ce sera que celle-ci le jour où elle sera constituée, le jour où le talent aussi sera une puissance. J’espère qu’à cette époque vous entendrez parler favorablement de votre ami. »


I

Reste maintenant, pour lui, une question redoutable à résoudre. Par quelle porte entrera-t-il dans la nouvelle assemblée ? Il se le demande avec anxiété en calculant ses chances, en ne négligeant rien de ce qui peut lui être utile dans cette circonstance critique. Le mieux, sans doute, serait d’être appuyé par le gouvernement. Avant même que le régime parlementaire ait fonctionné, il a déjà découvert avec sa fertilité ordinaire d’invention les avantages de la candidature officielle. En relation avec M. de Montmorin, qui, tout en le tenant à distance, rémunère ses écrits politiques, il prend résolument le ministre pour confident de ses projets. En échange de l’appui qu’il sollicite, il offre un plan de conduite à tenir, des résolutions à soumettre aux états-généraux. Si on veut bien s’en rapporter à lui, il se fait fort de prévenir tout conflit entre les deux pouvoirs. Mais il fixe tout de suite ses conditions et son prix. Il ne livrera son secret que contre la promesse d’un siège de député. Quoique les pratiques électorales se soient perfectionnées depuis un siècle, on a rarement abordé une question de ce genre avec autant de désinvolture et si peu de scrupules que Mirabeau. « Aurez-vous le courage, écrit-il au ministre, de mettre une fois à son poste de citoyen un sujet fidèle, un homme courageux, un intrépide défenseur de la justice et de la vérité ? Sans le concours, du moins secret, du gouvernement, je ne puis être aux états-généraux. »

Un peu plus tard, il ne se contente pas d’un appui moral, il demande très nettement des subsides. La campagne électorale sera onéreuse, il espère qu’on lui fournira le moyen de faire face à des dépenses qu’il est hors d’état de supporter.

Il avait d’abord pensé à l’Alsace, puis à la Provence, où l’appelaient naturellement le souvenir de ses premiers succès oratoires et les traditions de sa famille. Entre temps, pour se ménager une seconde chance, il faisait l’acquisition fictive d’un petit fiel en Dauphiné. Il avait à payer, de ce chef, le 20 novembre 1788, une somme de 4,800 livres, il fait prier M. de Montmorin de les lui avancer. « On peut employer plus mal l’argent du roi. Si aux 4,800 francs du fief on ajoutait 100 ou 150 louis au moins, soit pour le transporter dans les provinces où se brassera l’élection, soit pour égayer les électeurs, on mettrait le comble au service. » — « J’ai parlé de 2,000 ou 3,000 écus, dit-il à l’intermédiaire auquel il s’adresse. Osez davantage, si vous le croyez possible. Je vous avoue que 500 louis me feraient un grand plaisir ; mais 4,800 francs pour le 20, voilà ce qui m’est profondément capital. » Après avoir compté sur l’Alsace, qui l’abandonna, et sondé, sans beaucoup de succès, le terrain en Dauphiné, Mirabeau se rabattit définitivement sur la Provence. C’est là qu’il avait été applaudi et presque porté en triomphe, six ans auparavant, lorsqu’il plaidait contre sa femme ; c’était le berceau de sa famille, et, quoiqu’il n’y possédât rien encore, il pouvait s’y présenter comme l’héritier des biens substitués de son père. Mais avant d’engager cette grosse partie, il jugea prudent de se rapprocher du marquis, qui, depuis plusieurs années, lui avait impitoyablement fermé sa porte. Ce rapprochement était difficile. Mirabeau connaissait les griefs que ce père, si souvent offensé, nourrissait contre lui, et l’antipathie foncière de leurs deux natures. Aussi prit-il le parti de se faire recommander et patronner auprès de lui par de puissans intermédiaires, résolu d’avance à accepter toutes les conditions qu’on lui imposerait, pourvu qu’il lui fût permis de rendre visite au marquis. Il se croyait assuré d’un meilleur accueil en Provence s’il y arrivait publiquement réconcilié avec le chef de sa maison. Ce fut l’évêque de Blois que, sur les instances de Mirabeau, M. de Montmorin chargea de cette délicate négociation. Le négociateur, comprenant la difficulté de l’entreprise, demandait bien peu de chose : la simple autorisation de pouvoir dire que le fils était reçu par le père. A une si modeste ouverture, le marquis répondit par un refus indigné : « J’ai dit à l’évêque, raconte-t-il lui-même, que j’avais assez senti tout le poids d’être père, et que je serais mort à la peine si je n’avais pris le parti d’ignorer et d’oublier les membres pourris ; que je n’avais de ma vie vu et pratiqué gens mal famés, et qu’il était bien dur qu’on me voulût forcer à frayer avec mon fils, l’ennemi fougueux et déclaré du genre humain… J’ai ajouté à cela que je l’avais mis à même de faire honneur à son nom ; qu’à vingt ans il était capitaine de dragons ; à vingt-quatre, mari d’une grande héritière et assuré de la plus forte partie du bien de ses pères ; qu’aujourd’hui, à quarante, il n’était qu’un écrivailleur à gages, redouté du plus grand nombre, méprisé de tous et chef de meute de ce tas de gens perdus de dettes et de crimes qui infestent toutes les grandes sociétés décousues, et il faut tout à coup que je l’avoue parce que cela lui plaît… Puisque des ministres s’intéressent à lui, qu’ils le mettent à même de se relever par quelques services, qu’on en fasse un homme, et alors je pourrai le voir comme homme public. »

Après cette première explosion de colère, le marquis se radoucit, mais en faisant toutes ses réserves. Il ne veut rien savoir ni des plans ni des projets de son fils ; il ne le recevra pas à Argenteuil, où il est allé pour chercher le repos, mais seulement à Paris, quand il y sera rentré. Encore les visites de Mirabeau devront-elles être peu fréquentes et annoncées à l’avance. « Ce que je redoute, écrit le marquis, c’est la facilité de ce drôle-là pour entrer en conversation et se mettre à son aise. »

Au fond, Mirabeau n’en demandait pas davantage. Saisissant l’occasion qui s’offre à lui, il essaye de rentrer tout à fait en grâce par un coup de maître. Après avoir joué un rôle et tenu une place importante parmi les économistes de l’école physiocratique, le marquis vieillissait un peu oublié, quelquefois même ridiculisé par les générations nouvelles. Son fils lui procure une jouissance devenue rare en lui dédiant, dans les termes les plus respectueux et les plus flatteurs, le grand ouvrage qu’il publie sur la monarchie prussienne. Cette fois, la glace est rompue. Si le cœur résiste encore, l’amour-propre, satisfait, ne résiste plus. Le père lit avec attention, presque avec émotion, l’œuvre considérable du fils. Il y trouve assurément matière à critique. Les idées antireligieuses qui y sont exprimées blessent ses sentimens ; mais il est confondu de l’immensité du labeur et admire en connaisseur la force de la pensée et la hauteur des vues. Au moment où il vient de terminer sa lecture, il appelle son fils : « Un centaure de travail, ne fût-il que collecteur, compilateur, éditeur ; l’homme le plus rare de son siècle, et peut-être un des plus rares que la nature ait produits, si la directité dans les vues lui eût été en même temps accordée. »

Il avait suivi du reste avec un singulier mélange de sévérité et d’orgueil la carrière grandissante de l’héritier de son nom. Quoique ce caractère lui fût odieux, il a peut-être deviné mieux que personne la puissance du talent et pressenti avant tout le monde les hautes destinées qui attendaient son fils. Hors d’état de se présenter lui-même aux électeurs de Provence, à cause de son âge et de ses infirmités, le marquis de Mirabeau n’était pas fâché que le nom dont il était si fier fût remis en lumière par un des siens. Cette idée lui plaisait d’autant plus que le comte s’effaçait modestement devant lui et ne voulait être candidat qu’à défaut de son père. L’orgueil de caste et de race qui avait inspiré toutes les actions du marquis trouvait son compte dans cette candidature. N’était-il pas naturel, nécessaire même, qu’une famille si considérable et si illustre à ses yeux fût représentée aux états-généraux ? Il sentait d’instinct que ce fils décrié, mais plein de feu, d’éloquence et d’audace, allait remuer sa vieille province et y rajeunir la gloire de sa maison. Quelle revanche possible de la destinée ! quelle compensation à tant d’amertumes et de déceptions qui avaient assombri son existence ! Le grand rôle qu’il avait rêvé, que le désordre de sa fortune, que le dévergondage de sa femme et de ses enfans l’avaient empêché de jouer, son fils le jouerait peut-être. Le nom sonore des Mirabeau, par lequel ses ancêtres avaient remplacé les obscurs Riquetti, retentirait encore une fois à travers la Provence. Le vieux gentilhomme dont la vie avait été si dure, malgré son énergie et ses talens, éprouvait à cette pensée un frémissement d’orgueil. On dirait qu’au moment de mourir, avec la clairvoyance qu’ont souvent les mourans, il lisait plus clairement que personne dans l’avenir de sa race. La lettre qu’il écrit en janvier 1789, lorsque son fils part pour la Provence, a presque le caractère d’une prophétie.

« De longtemps, écrit-il, ils n’auront vu une telle tête en Provence ; le calus qui n’en faisait que de l’airain sonnant avec fougue est rompu ; je l’ai vérifié par moi-même, et dans quelques conversations et communications j’ai aperçu vraiment du génie… Un travail infatigable qui est vraiment unique, son ne douter de rien, et sa hauteur innée, jointe à beaucoup de ce qu’on appelle esprit, en ont fait un personnage et dans la banque et dans l’imprimerie, surtout dans la politique moderne… La populace des écoutans voit en lui l’homme qui a détruit en France la banque de Saint-Charles, terrassé le fantôme des Eaux Périer, dénoncé et accablé les agioteurs… tandis que des manières nobles, le faste des habits en un siècle de mode dépenaillée, les doubles et triples secrétaires et antichambre peuplée, hauteur respectueuse avec les grands, consortie et primauté d’éloquence avec les docteurs, plaisanterie gaie et noble avec les femmes, et impétuosité dominante avec tout ce qu’il met en œuvre, en font un personnage chargé de reliques, qui semblent tenir à la peau. »

Quel accueil allait faire la Provence à ce descendant d’une des plus nobles familles du pays ? Mirabeau y arrivait sans parti-pris, avec l’unique résolution d’être député, tout prêt à s’entendre avec ceux qui assureraient son élection. Sa place était marquée dans l’ordre de la noblesse ; il y serait certainement resté si on l’eût bien accueilli. Mais là se trouvaient précisément quelques-uns de ses anciens adversaires, des parens et des amis de sa femme qui, autrefois, avaient pris parti contre lui dans son procès. On lui témoigna, dès le début, une défiance injurieuse. On essaya même de l’exclure, sous prétexte qu’il n’avait pas produit en temps utile ses preuves généalogiques. Il retrouve au contraire dans la bourgeoisie, chez les jeunes gens, parmi les membres du barreau, l’ardente sympathie qui avait accueilli six ans auparavant ses débuts oratoires. Portalis nous le montre tel qu’il parut en public à la procession qui précède l’ouverture des états de la province, encore indécis entre les deux voies à suivre, n’ayant pas dit son dernier mot, mais tenant à montrer tout de suite par son attitude indépendante qu’il faudra compter avec lui. « Il marchait en quelque sorte entre la noblesse et le tiers-état, et le dernier de l’ordre de la noblesse… Son œil perçant et scrutateur parcourait la foule des spectateurs, et semblait interroger la multitude de son regard provocant. Il portait la tête haute et renversée en arrière. Il appuyait la main droite sur le pommeau de son épée, et tenait sous son bras gauche un chapeau à plumet blanc. Son épaisse chevelure, relevée et crespée sur son large front, se terminait en partie à la hauteur des oreilles, en épaisses boucles. Le reste, rassemblé derrière sa tête, était enroulé dans une large bourse de taffetas noir, qui flottait sur ses épaules. Sa laideur avait quelque chose d’imposant. » Quelques jours plus tard, son parti est pris. Il n’y a rien à attendre de l’esprit étroit et des préjugés de la noblesse provençale. Il se tourne alors vers le tiers-état, dont il appuie énergiquement les vœux. La noblesse demande qu’on nomme par ordre les députés aux états-généraux. Il insiste pour qu’on les nomme, au contraire, dans une assemblée des trois ordres. Il a calculé ses chances ; il sait, comme il l’écrit à un de ses secrétaires, que ce mode d’élection assurera son succès. Le voilà maintenant engagé dans la bataille. Il la livrera avec la fougue de son tempérament. Déjà le peuple l’acclame et couvre de huées ses adversaires. Que sera-ce lorsque le public connaîtra son second discours, que les commissaires du roi l’ont empêché de prononcer, mais dont personne n’a le droit d’arrêter l’impression ? Comment lire de sang-froid ces pages enflammées qui conviennent si bien au tempérament méridional, qui traduisent avec tant de force les sentimens publics ? Quand il se compare au dernier des Gracques, quand il menace de lancer vers le ciel une poussière d’où naîtra Marius, il évêque les souvenirs toujours vivans de la vieille province romaine, il ressuscite les images des grands ancêtres, il fait passer dans les cœurs un frisson d’enthousiasme. Quand il maudit les ordres privilégiés en leur opposant les souffrances et les droits du peuple, il répond à ce qu’il y a de plus intime dans la conscience populaire. Avant d’être élu, il est déjà salué comme le chef désigné du tiers par les acclamations de la foule. Au retour d’un rapide voyage qu’il a été obligé de faire à Paris, partout où il passe sur le territoire provençal, il trouve des députations qui l’attendent. Hommes, femmes, enfans, prêtres, soldats, paysans l’accueillent aux cris répétés de : « Vive le comte de Mirabeau, vive le père de la patrie ! » Les cloches sonnent, on tire des feux d’artifice, on veut dételer sa voiture pour la traîner. Le jour où il arrive à Aix, 10,000 personnes se pressent sur son passage. Il a peine à gagner le logis qui lui a été préparé, place des Prêcheurs. Les jeunes gens de la bourgeoisie ont organisé une cavalcade pour le recevoir. La chaise à porteurs, qui le mène pour dîner chez un de ses amis, est en un instant chargée de couronnes. Une escorte de tambourins et de galoubets l’accompagne. Le directeur de la Comédie lui demande de paraître au théâtre. La nuit venue, toute la ville s’illumine. On reconnaît les populations du Midi à ces démonstrations bruyantes et enthousiastes. Elles-mêmes retrouvent en Mirabeau une nature essentiellement méridionale, véhémente et passionnée. Un homme du Nord serait moins expansif, moins vibrant, en communication moins directe avec la foule. Les Provençaux acclament l’enfant de la Provence, l’orateur qui a su parler à leur imagination et à leur cœur, qui emploie naturellement, pour les séduire, leur langue chaude et colorée. N’oublions jamais, en étudiant la nature de son éloquence et les causes de sa popularité, qu’il doit en grande partie ses qualités oratoires à la race dont il sort, au tour d’esprit, à la vivacité de conception et d’expression des peuples du Midi.

Il y a entre ses électeurs et lui comme un courant magnétique qui les emporte dans une même ivresse. Lorsqu’il parlait plus tard à ses amis de ces ovations populaires, il en paraissait encore enivré. « Le voilà, disait Duroveray, qui se voit comte de Provence. — Eh bien, reprenait Mirabeau, beaucoup d’autres sont partis de plus bas. » A Marseille, il recevait le même accueil qu’à Aix. Son ambition y trouvait son compte. Ne serait-il pas glorieux d’être élu en même temps dans deux sénéchaussées ? Pour plus de sûreté, avec une notion très précise et très moderne de ce que peut la réclame, il se recommandait lui-même aux Marseillais dans une brochure anonyme. En cette circonstance encore, son tempérament d’aventurier et sa nature méridionale le servaient à merveille. Il ne se laissait arrêter ni par des scrupules, ni par des délicatesses inutiles. Il ne craignait pas de frapper fort, d’employer au besoin les procédés et le langage d’un charlatan pour éblouir les imaginations. Dans le portrait qu’il trace de sa personne, il se présentait comme le libérateur de la Provence, comme l’orateur le plus éloquent de son siècle. A l’en croire, « sa voix dominait dans les assemblées publiques, comme le tonnerre couvre le mugissement de la mer ; son courage étonnait encore plus que son talent, sa vie publique depuis quinze années était une suite de combats et de triomphes. »

Heureusement ces notes fausses et criardes, ce ton de déclamation vulgaire ne sont pas dans les habitudes de Mirabeau. Il s’en sert pour les besoins de sa cause, comme la plupart des Méridionaux, il n’en sent même pas le ridicule, au moment où il les emploie. Il a ainsi un avantage sur les délicats, qui pour rien au monde, même pour réussir, ne se résigneraient à commettre une faute de goût. Mais une fois les premières fumées de la bataille dissipées, il retrouve la pondération et l’équilibre qui sont les vrais signes de la force. Son génie est fait de raison en même temps que de passion. S’il a tous les emportemens d’une nature fougueuse, il a aussi tous les retours du bon sens. Ses idées sont beaucoup plus modérées que ne le ferait croire la véhémence de son action oratoire. Une partie de sa fougue s’évapore en paroles. C’est encore là un trait de caractère qui trahit son origine. Comme il faut distinguer, dans tout le Midi, entre la chaleur de l’expression et le fond même des idées ! Que de choses y sont purement verbales et extérieures ! Que de paroles sortent des lèvres, sans que la tête soit vraiment troublée, ou le cœur vraiment ému !

Nous venons de voir Mirabeau sous la figure d’un révolutionnaire. Un instant après il nous apparaît comme un sage et un modérateur. Avant de jouer successivement ces deux rôles dans l’assemblée nationale, il les a déjà joués dans sa province. Nulle part, la période qui précéda les élections ne fut plus tumultueuse qu’en Provence. Les souffrances étaient grandes, beaucoup d’oliviers avaient été gelés pendant l’hiver ; les opérations électorales du premier degré, qui commencèrent le 15 mars 1789, amenèrent dans chaque communauté des réunions et des conciliabules. En rédigeant les cahiers particuliers qui devaient servir à la rédaction des cahiers provinciaux, on parla naturellement de la misère publique et des moyens d’y remédier. Les têtes s’échauffèrent, l’idée se répandit que, par la volonté même du roi, la convocation des états-généraux allait être le signal d’un changement absolu dans les conditions et dans les fortunes. Les impôts de consommation pesaient lourdement sur le peuple, on en exigea la suppression immédiate, on maltraita les agens et on détruisit les bâtimens affectés à leur perception. On somma les officiers municipaux d’abaisser le prix courant des denrées comestibles, les seigneurs de renoncer à leurs droits seigneuriaux, les propriétaires de remettre les fermages qui leur étaient dus. Quarante ou cinquante insurrections éclatèrent en quelques jours sur tous les points de la Provence, le sang coula, des malheureux furent massacrés. A Marseille, l’émeute prit rapidement des proportions inquiétantes pour la sécurité publique. L’hôtel de ville fut assiégé par une foule armée de pistolets et de bâtons qui exigeait la diminution du prix de la viande et du pain. On commença à casser les vitres, à enfoncer les portes, et on ne laissa sortir les officiers municipaux qu’après avoir obtenu satisfaction. La maison de l’intendant et celle du fermier de la ville furent saccagées. Dans la crainte de plus grands désordres, un admirateur de Mirabeau sollicita son intervention. Avec l’agrément du commandant militaire de la province, Mirabeau répondit à cet appel, usa de sa grande popularité pour calmer les esprits et assura provisoirement la paix de la rue en constituant une milice bourgeoise. Il fit plus, il donna un exemple de courage civique en exhortant publiquement le peuple à la modération. Dès les débuts de sa vie politique, les deux tendances de son esprit se dessinent déjà. Hardi dans la lutte contre les abus, il ne l’était pas moins dans la défense de l’intérêt social. Si, malgré son intervention d’un jour, la ville de Marseille continua à être agitée pendant les années suivantes, il n’en est pas responsable. Il avait fait courageusement tout ce qui dépendait de lui pour y rétablir l’ordre.

En revenant de Marseille, Mirabeau fut plus heureux encore à Aix, où la foule menaçait les autorités et pillait les greniers publics. Comptant sur son influence, le gouverneur militaire lui confia la police de la ville. Tout se calma aussitôt, sans qu’il eût d’autres précautions à prendre que de remplacer la troupe par une milice bourgeoise. Quand il eût parcouru les rues à cheval et assuré le peuple qu’il fallait tout attendre de la bonté du roi, on lui obéit ; avec la mobilité et la facilité d’impression des populations méridionales, on se pressait sur ses pas, on versait des larmes, on embrassait ses mains et ses habits, on l’appelait le sauveur et le dieu de la province. La confiance en lui était si grande que la paix fut rétablie pour longtemps.

Quelques jours après avait lieu la nomination des députés aux états-généraux. A Aix, comme on s’y attendait, Mirabeau fut élu le premier des députés du tiers, à une très grande majorité. Il fut élu aussi à Marseille, mais le quatrième seulement après plusieurs tours de scrutin. Il opta naturellement pour la ville qui lui avait donné le plus de suffrages. Il s’en excusa auprès des Marseillais en allant prendre congé d’eux avant de partir pour Paris. Le soir de son départ, quatre cents jeunes gens à cheval, portant des torches, escortèrent sa voiture qu’ils avaient ornée de chêne et de laurier.


II

Malgré ces services rendus à sa province, Mirabeau arrivait aux états-généraux précédé d’une réputation détestable. Peu de personnes connaissaient le bien qu’il venait de faire, mais tout le monde était au courant des scandales de sa vie. Tout récemment encore, il avait attristé ses meilleurs amis en sacrifiant Mme de Nehra, si dévouée et si bonne, à une femme qui ne la valait pas. La publication de l’Histoire secrète de la cour de Berlin avait été jugée plus sévèrement encore par la société parisienne. Personne ne comprenait qu’un Français chargé d’une mission à l’étranger abusât de l’accueil presque officiel qui lui avait été fait pour déshonorer la cour auprès de laquelle il était accrédité. On le comprenait d’autant moins que l’auteur se vantait d’avoir reçu de bons traitemens des personnages dont il disait le plus de mal. Il ne semblait pas supportable que le prince Henri de Prusse fût récompensé de sa bienveillance par des indiscrétions et des commérages publiés sur son compte. La présence du prince à Paris, au moment de la publication, avait encore augmenté le mauvais effet produit sur le public. La courtoisie française se révoltait de cette double violation des lois de l’hospitalité. Talleyrand, qui avait été avec le duc de Lauzun le correspondant de Mirabeau et son intermédiaire auprès du ministre, ne lui pardonna jamais un procédé si incorrect. La réprobation lut si générale et si vive que, malgré l’extrême tolérance dont on commençait à user envers les écrivains, le parlement fit brûler l’ouvrage par la main du bourreau.

Ce souvenir, qui datait de quelques jours à peine, hantait encore les esprits à la séance d’ouverture des états-généraux. On venait d’applaudir d’abord le duc d’Orléans, puis les députations de Bretagne et de Dauphiné lorsque la députation d’Aix parut. Une timide velléité d’applaudissemens fut aussitôt couverte par un murmure désapprobateur, qui s’appliquait manifestement à la personne de Mirabeau. Quelques jours encore, pendant la période de négociations et d’attente, avant que les états-généraux se fussent constitués en assemblée nationale, le député d’Aix resta isolé, presque tenu en quarantaine. Il s’en plaignait à Dumont de Genève, tantôt avec véhémence, tantôt avec l’accent d’une véritable douleur. Son cœur qui resta toujours bon, malgré ses fautes, souffrait de cet ostracisme. Il avait besoin d’aimer et d’être aimé. Il s’affligeait d’une sévérité dont son inconscience morale ne comprenait pas bien les causes et qu’il n’aurait pour son compte appliquée à personne.

Une telle situation ne pouvait se prolonger. Le talent a une puissance qui s’impose aux hommes assemblés. Mirabeau y joignait le don de la séduction, un esprit aisé et charmant, une grâce naturelle qui l’avait souvent rendu irrésistible auprès de ceux dont il voulait conquérir les suffrages. Personne, d’ailleurs, n’était mieux préparé que lui à jouer un rôle politique. Comment n’eût-on pas été frappé de l’étendue et de la variété de ses connaissances ? Non-seulement aucun de ses collègues, mais aucun homme de sa génération n’avait accompli un travail comparable au sien. Aucune des questions du moment ne lui était étrangère. Il avait écrit sur toutes, il avait exprimé sur toutes des idées personnelles ou qui étaient devenues siennes grâce à une rare faculté d’assimilation. A travers les désordres de sa vie, ses habitudes laborieuses ne s’étaient jamais démenties. Il recueillait dans l’héritage paternel avec les principes de l’instruction la plus solide le goût passionné de l’étude. Comme son père, il ne cessait d’écrire, de composer, de publier. Tous deux avaient vécu, pour ainsi dire, la plume à la main. Histoire, politique pure, diplomatie, finances, économie sociale, que de sujets Mirabeau n’avait-il pas abordés depuis sa jeunesse ! Que d’œuvres accumulées en un court espace de temps : Essai sur le despotisme, Avis aux peuples de l’Allemagne, Lettres de Vincennes, Essai sur la tolérance, Histoire de Philippe II, Lettres de cachet et prisons d’état, Monarchie prussienne, Histoire secrète de la cour de Berlin, sans parler des écrits de circonstance, des brochures publiées contre M. de Calonne, contre Necker, contre Beaumarchais ; sans parler des volumes de notes secrètes adressées au ministre des affaires étrangères. Il avait fait tenir en quinze ans le labeur de toute une vie.

Quel fonds solide pour les luttes oratoires ! quelle supériorité un homme si bien armé n’aura-t-il pas dans le détail et dans la discussion des affaires ? Sous les formes heureuses de l’improvisation la plus brillante, on reconnaîtra toujours la solidité de la préparation. La chaleur et l’émotion de la bataille pourront amener sur les lèvres de l’orateur des hardiesses ou des bonheurs d’expression ; en ce qui concerne les idées elles-mêmes, il en sera depuis longtemps imprégné. Les souvenirs classiques, les citations modernes, les comparaisons entre les différens états et les constitutions différentes couleront en quelque sorte de source au premier appel de sa volonté. En lisant les discours conservés des orateurs modernes les plus célèbres, nous sommes quelquefois étonnés du vide de la pensée. Quand la voix, l’accent, les gestes, la mimique, l’action oratoire, tout ce qui exerce une influence physique sur les hommes, ont disparu, il ne reste presque rien. Nous éprouvons une impression analogue à celle que nous causent certains portraits où tout est calculé pour la mise en scène, où nous cherchons inutilement un corps sous les couleurs éclatantes des étoffes. Ces discours éphémères ont produit tout leur effet au moment où ils étaient prononcés, ils ont passionné les assemblées ou les foules. Aujourd’hui, cette chaleur, ces mouvemens d’éloquence, ces figures de rhétorique et ces prosopopées sont refroidis, comme la lave quelques jours après l’éruption du volcan.

Presque seul Mirabeau résiste à la lecture, parce qu’il nous apprend toujours quelque chose, parce qu’il connaît à fond et en général de première main les questions qu’il traite. Son instruction si étendue n’a pas d’ailleurs le caractère d’une encyclopédie théorique ; il s’y mêle un grand fonds d’expérience et d’observation pratique. Personne ne s’enferme moins que lui dans des formules spéculatives. Il a trop vécu au milieu de ses semblables, il a trop éprouvé les vicissitudes de la vie pour ne pas se plier aux circonstances. Nous avons déjà eu, nous aurons souvent encore la preuve de la souplesse de son esprit. Sa connaissance des hommes égale sa connaissance des choses. Que de physionomies diverses et opposées n’a-t-il pas eu occasion d’observer dans le cours de son aventureuse existence ! Destiné à faire partie d’une caste, il en est sorti de bonne heure pour explorer les alentours et bientôt la société tout entière. Comme le dit justement M. Charles de Loménie, « il a frayé avec toutes les classes sociales en France et à l’étranger. Il est monté dans les carrosses du roi très chrétien, il a fréquenté des princes et des ministres, cl pourtant il a eu des rapports de familiarité avec des petits hommes de loi, des artistes, des journalistes, des libraires, et jusqu’à des inspecteurs de police. Il a lui-même passé par toutes les conditions, exercé tous les métiers, lutté contre toutes les difficultés. »

Par là encore il est supérieur à la plupart de ses collègues. En est-il un seul parmi eux qui soit plus libre que lui de préjugés, plus au courant de ce que peuvent désirer et souffrir les hommes de chaque condition ? Cette supériorité se révélera bientôt lorsque viendra l’heure des grandes résolutions et des grands débats. En attendant, Mirabeau ronge son frein. Se sentant isolé, tenu à l’écart, il veut forcer la cour et en même temps l’assemblée à compter avec lui. Déjà le jour même de l’ouverture des états-généraux, il avait projeté d’attirer l’attention sur sa personne par un coup d’éclat. Il entrait en séance avec un discours écrit qu’il se proposait de lire, contrairement à l’étiquette, sans en avoir obtenu l’autorisation du roi.

Frochot nous a conservé ce curieux morceau. Mirabeau s’y adressait directement à Louis XVI pour lui demander de faire délibérer les trois ordres en sa présence sur la question de savoir s’ils devaient se séparer ou rester unis. C’eût été épargner à la royauté un grave échec. Il valait mieux à coup sûr aller au-devant d’une nécessité inéluctable que se la laisser imposer et arracher plus tard comme une concession faite de mauvaise grâce. En prenant tout de suite une résolution de cette nature, Louis XVI eût gagné en force morale tout ce qu’il devait perdre à bref délai, par une résistance inopportune suivie d’une capitulation humiliante. Dès le premier jour où Mirabeau siégeait dans l’assemblée, il y témoignait de son grand sens politique en indiquant la première mesure qu’il était nécessaire de prendre si l’on voulait conserver le bénéfice encore intact de la popularité. Il prévoyait sagement que toute opposition ou même toute hésitation sur ce point serait grosse de périls. Seulement il en était réduit pour exprimer sa pensée à un procédé incorrect qui lui laissait peu de chances de succès. Il se leva, en effet, pour lire son adresse lorsque les discours des ministres furent achevés ; mais le roi qui s’y attendait se leva en même temps et mit fin à la séance. Les cris de « Vive le roi ! » qui retentirent alors empêchèrent même que la tentative fût remarquée.

N’ayant pu se faire entendre, Mirabeau voulait au moins être lu. Le 5 mai 1789, il commençait la publication d’un journal politique indépendant, comme si les anciennes barrières avaient déjà disparu, comme si la liberté de la presse devait dater du jour même où se réunissaient les états-généraux. Il préjugeait la question avant qu’elle fût posée. Le gouvernement, qui ne laissait publier jusque-là que des feuilles privilégiées et censurées, répondit à la provocation en supprimant le premier numéro du journal. Redoublant d’audace, Mirabeau, dont les électeurs du tiers-état de Paris avaient pris la défense, transforma son journal en un compte-rendu de son mandat qu’il était bien difficile de supprimer. Comment interdire à un député de rendre des comptes à ses électeurs ? En prenant ainsi une attitude d’opposition, le député d’Aix avait bien soin de distinguer entre la personne du roi et celle de ses ministres. Au moment où il ménageait le moins ces derniers, il parlait du souverain avec toutes les formes du respect et de la reconnaissance.

Ce n’était pas chez lui une simple formule de politesse, un souvenir de ce qu’il devait aux traditions de ses ancêtres. C’était le fond de sa pensée politique. Il croyait fermement qu’au milieu d’une crise dont il avait compris tout de suite la gravité, la France ne pouvait être sauvée que par l’union de la nation et du roi. Il ne doutait pas que les ordres privilégiés ne fussent condamnés sans rémission. La royauté se perdait en s’appuyant sur eux. Si au contraire elle faisait cause commune avec le peuple, comme elle l’avait fait bien des fois dans l’histoire de France, elle sortait régénérée et rajeunie de la crise révolutionnaire. Dans ses conversations, dans sa correspondance, Mirabeau exprime cette idée à plusieurs reprises. Comme Sieyès, il a mesuré la force des deux partis qui divisent l’assemblée : d’un côté les deux ordres privilégiés, représentant deux cent mille personnes, de l’autre le tiers-état représentant vingt-cinq millions de Français, c’est-à-dire la nation. Pourquoi le roi, que rien n’y oblige, qui avant la convocation des états-généraux s’est rendu justement populaire en assurant la prépondérance du tiers, compromettrait-il sa popularité au profit des deux ordres dont la défaite est certaine ?

Sur ce point, le tiers ne peut céder. Il a reçu partout de ses commettans le mandat formel de voter par tête et non par ordre. Il y a même des membres de la noblesse et une partie du clergé qui reconnaissent la justesse de cette revendication. On a beau invoquer le souvenir des anciens états-généraux, parler de traditions et de constitution à respecter, ce sont là des argumens de pure métaphysique. Si les états-généraux avaient été permanens, ils se seraient réformés d’eux-mêmes. N’est-ce pas un rêve de vouloir appliquer aux besoins du présent une procédure et des formes qui n’ont pas été employées depuis deux siècles ? Parmi les libéraux les plus modérés, personne ne s’y méprenait. Voter par ordre, c’était retourner à l’ancien régime ; voter par tête, c’était satisfaire l’intérêt public, répondre au vœu clairement exprimé par la nation. Comment la cour pouvait-elle hésiter entre les deux partis ? Ne valait-il pas mieux que le roi cédât tout de suite pour conserver tout son prestige ? C’était en quelque sorte malgré lui, à son corps défendant, que Mirabeau travaillait à enlever de haute lutte ce qu’il aurait mieux aimé obtenir par la persuasion.

La noblesse persistant à délibérer séparément sans se réunir au tiers, et le roi semblant encourager une résistance qu’il dépendait de lui de faire cesser, les voies paraissent fermées à la conciliation. La guerre va éclater tout au moins entre deux des trois ordres. Le troisième hésite. Le bas clergé tient à se rapprocher du tiers avec lequel il a des affinités d’origine et de milieu ; le haut clergé, au contraire, ne se sépare pas de la noblesse. Quelques députés entrevoient même la possibilité de créer deux assemblées, au lieu d’une, en partageant le clergé entre les deux. On eût constitué ainsi, comme en Angleterre, une chambre haute et une chambre basse. Ce n’eût pas été à coup sûr une conception impolitique. Mais les passions étaient trop excitées pour qu’on pût s’arrêter à un moyen terme. Les membres du tiers-état, sentant leur force, veulent aller jusqu’au bout d’une victoire qui ne peut plus leur échapper. Ils avaient commencé par établir un ordre de délibération et par adopter le titre de députés des communes. Comme un général qui étudie son champ de bataille et ses chances de succès, Mirabeau reconnaît tout de suite que la noblesse est irréductible. Ce serait perdre son temps que de conférer avec elle. Mais le salut peut venir des hésitations et des divisions du clergé. Celui-ci a sur la terre une mission de paix. En faisant appel à son esprit de concorde, on le décidera peut-être à se réunir, à délibérer dans la même salle que les communes. Mirabeau propose en termes pleins de déférence de lui envoyer une députation.

Cette démarche met fin à une lutte qui durait depuis six semaines, au grand préjudice de l’autorité royale et de l’intérêt public. Le 17 juin 1789, quelques ecclésiastiques se joignent aux députés des communes pour former l’assemblée nationale, la majorité du clergé se rallie le 19 à la vérification des pouvoirs en commun et se réunit le 22 aux membres du tiers. Le titre d’assemblée nationale n’avait pas été adopté sans discussion. Mirabeau, qui en proposait un plus modeste et qui fut ce jour-là très mal accueilli par ses collègues, avait réservé en tout cas la sanction royale. Une assemblée unique et toute-puissante lui faisait peur. Il entendait que le nouveau pouvoir législatif fût limité par la prérogative du roi : « Je ne connaîtrais rien de plus terrible, disait-il avec sagesse, que l’aristocratie souveraine de six cents personnes qui demain pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires, et finiraient comme les aristocrates de tous les pays par tout envahir. » Le titre adopté malgré ses efforts lui parut toujours plein de dangers ; il attribua même à cette malencontreuse dénomination une partie des désordres qui suivirent : « C’est une motion usurpatrice, écrivait-il à Mauvillon ; je ne serais pas surpris que la guerre civile fût le fruit de leur beau décret. » A la fin de 1790, effrayé des progrès de l’anarchie, il disait encore à Dumont de Genève : « Ah ! mon ami, comme nous avions raison de les empêcher de se déclarer assemblée nationale ! »

Tout ce que nous savons des sentimens de Mirabeau à cette époque témoigne de ses dispositions conciliantes. Comme l’ordre des communes, comme la nation presque entière, il attend beaucoup du roi dont la popularité n’a encore souffert aucune atteinte. Il craint seulement que Louis XVI ne soit mal entouré et mal conseillé. Dans un intérêt personnel, à coup sûr, mais aussi dans l’intérêt public, il voudrait entrer en relations avec les ministres, se concerter avec eux pour modérer un mouvement dont le caractère révolutionnaire commence à l’inquiéter. Dès la fin de mai 1789, il avait sondé son collègue Malouet, en lui tenant le langage le plus sensé : « Vous êtes, je le sais, lui avait-il dit, un des amis sages de la liberté, et moi aussi ; vous êtes effrayé des orages qui s’amoncellent, je ne le suis pas moins ; il y a parmi nous plus d’une tête ardente, plus d’un homme dangereux ; dans les deux premiers ordres, dans l’aristocratie, tout ce qui a de l’esprit n’a pas le sens commun et, parmi les sots, j’en connais plus d’un capable de mettre le feu aux poudres. Il s’agit donc de savoir si la monarchie et le monarque survivront à la tempête qui se prépare ou si les fautes faites, et celles qu’on ne manquera pas de faire encore, nous engloutirons tous. »

il concluait en demandant à Malouet de lui procurer un entretien avec Necker et Montmorin. Celui-ci se déroba ; il ne pouvait pardonner la publication tout à fait indélicate de la correspondance de Berlin. L’homme qu’il avait autrefois protégé et payé, auquel il avait même confié une mission secrète, s’était disqualifié à ses yeux par un procédé si contraire aux convenances diplomatiques. Necker seul consentit à recevoir Mirabeau ; mais prévenu contre lui par son collègue et s’attendant sans doute à quelque demande d’argent, il le reçut froidement comme un simple solliciteur. On connaît le résumé célèbre de leur conversation peut-être un peu arrangée : — « Monsieur, aurait dit le ministre, M. Malouet m’a dit que vous aviez des propositions à me faire ; quelles sont-elles ? » — Mirabeau aurait répondu : « Ma proposition est de vous souhaiter le bonjour, » et serait parti. Si le mot est vrai, ce dont on n’est jamais sûr quand il s’agit des prétendus mots historiques, Mirabeau, au fond très peu satisfait de l’entrevue, ne s’en vanta pas auprès de ses deux collaborateurs, Dumont et Duroveray, qu’il voyait alors tous les jours.

On aurait tort de chercher un lien, comme on l’a fait quelquefois, entre cette déconvenue et l’attitude que prit Mirabeau à la séance royale du 23 juin. Dans l’intervalle, il avait donné à Louis XVI une nouvelle preuve de sa bonne volonté en défendant, le 17 juin, les prérogatives du souverain. Quelques jours plus tard, il disait encore au comte de La Marck : — « Le jour où les ministres du roi consentiront à négocier avec moi, on me trouvera dévoué à la cause royale et au salut de la monarchie. »

Comment concilier de telles déclarations avec une résistance presque révolutionnaire ? M. Charles de Loménie paraît avoir trouvé l’explication la plus plausible de ces contradictions apparentes en étudiant avec beaucoup de soin les préliminaires et la physionomie de la séance royale. C’est un des chapitres les plus curieux de son livre. Ni Mirabeau ni aucun des membres les plus modérés du tiers ne pouvaient approuver les paroles que des conseillers imprudens avaient mises ce jour-là dans la bouche du roi. Si Louis XVI promettait des réformes, il se prononçait formellement contre le sentiment public, contre le vœu de la nation, en refusant d’autoriser la réunion des trois ordres et la périodicité des états-généraux. Au moment où la France aspirait avec passion au régime représentatif, on lui défendait de l’organiser. Le cérémonial de la séance et le ton du discours avaient en même temps quelque chose de provocant. Comme le dit un écrivain royaliste, on avait ressuscité dans cette circonstance « l’odieux appareil des lits de justice. » L’affirmation répétée et intentionnelle de la volonté royale irritait jusqu’à la noblesse. Jamais le roi n’avait dit si souvent et avec tant de hauteur : « Je veux. »

Jusqu’à la fin du discours royal, l’histoire de la séance est bien connue. A partir du départ du roi, la légende commence. On a imprimé et mis dans la bouche de Mirabeau de véritables harangues dont il n’a pas prononcé un seul mot. On a aussi dramatisé la scène pour en augmenter l’effet. On s’est représenté Mirabeau sortant de sa place pour aller au-devant du marquis de Dreux-Brézé et signifiant à l’envoyé du roi la volonté des représentans de la nation. M. Dalou a bien fait de tirer parti de la légende pour la composition de son beau bas-relief. Mais les choses se sont passées beaucoup plus simplement. Dans la grande salle des menus, telle qu’elle avait été disposée pour la séance royale, il n’y avait pas de bureau pour le président. Bailly ne siégeait point à part ; il était assis en avant des députés du tiers, sur une banquette comme eux, et Mirabeau n’est point sorti de leurs rangs pour interpeller le marquis de Dreux-Brézé. Mirabeau lui-même, dans le petit discours arrangé après coup qu’il s’attribue en écrivant sa XIIIe lettre à ses commettans, ne dit pas qu’il ait quitté sa place.

Quelles sont maintenant les paroles qui furent réellement prononcées ? Mirabeau n’a certainement pas répondu à M. de Dreux-Brézé, comme on l’a souvent affirmé à tort : — « Allez dire à votre maître. » — C’eût été mettre en cause la personne du roi qu’il tenait par-dessus tout à laisser en dehors du conflit. Nous avons à choisir entre deux versions qui, au fond, ne diffèrent que par un mot. Suivant le fils du marquis de Dreux-Brézé, qui, dans un discours prononcé à la chambre des pairs, le 9 mai 1833, recomposa la scène entière en invoquant le témoignage de deux constituans devenus ses collègues, Montlosier et Barbé-Marbois, Mirabeau aurait simplement dit : — « Nous sommes assemblés par la volonté nationale et nous ne sortirons que par la force. » — La version qui a prévalu et que la société des jacobins fit graver, en 1791, sur le buste du grand orateur, est la suivante : — « Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté nationale et que nous n’en sortirons que par la puissance des baïonnettes. » — Ce dernier mot doit avoir été prononcé, car il choqua Bailly, qui en parle dans ses Mémoires comme d’une expression hors de toute mesure : — « Qui donc, ajoute-t-il, avait parlé d’employer la force des baïonnettes ? »

L’incident a été grossi, probablement avec la complicité de Mirabeau, heureux de jouer un rôle et de montrer sa puissance à ceux qui le traitaient récemment en simple solliciteur. Il vise à coup sûr les ministres, mais aucune de ses paroles n’est dirigée contre le roi, qu’il continue à entourer de son respect. Il réserve toute sa colère pour les conseillers imprudens qui ont préparé et organisé la séance royale : — « C’est ainsi, dit-il avec véhémence à Dumont, qu’on mène les rois à l’échafaud. » — Il insère même, dans sa XIVe lettre à ses commettans, un projet d’adresse aux Français, où il prend publiquement la défense du roi. Nous connaissons les vertus et le cœur du souverain, dit-il en substance. Personne ne nous donnera le change sur ses sentimens. On aura beau employer les formes les moins propres à concilier les esprits, nous saurons bien démêler sous cet appareil menaçant la véritable pensée de notre père. Quelle confiance peut-il avoir dans l’aristocratie ? N’a-t-elle pas été de tout temps l’ennemie du trône ?

Malgré les termes de la déclaration royale, la majorité des députés continuait à se réunir et conservait le titre d’assemblée nationale. Le roi lui-même avait fini par céder, par reconnaître une nécessité devant laquelle il eût été plus habile de s’incliner tout de suite. C’était lui maintenant qui combattait les répugnances de ses amis, qui engageait les dissidens des deux premiers ordres à ne pas se séparer de leurs collègues. Malheureusement, la fatale séance du 23 juin avait échauffé les esprits des deux parts. L’ordre de la noblesse, tout en obéissant au désir du roi, protestait contre la réunion des trois ordres, continuait à se réunir en assemblées particulières et publiait les délibérations de ces assemblées. De grands personnages n’encourageaient-ils pas sous main de telles menées ? Les communes n’étaient-elles pas menacées de perdre le lruitde leur victoire par quelque conspiration aristocratique ? Une immense inquiétude se répandait dans le pays. Les assemblées électorales primaires, qui avaient survécu aux élections, entretenaient presque partout un foyer d’agitation. La nation craignait d’être trahie, la cour d’être débordée. Nulle part l’action du gouvernement ne se faisait plus sentir. On venait de passer successivement par de telles alternatives de joie et de crainte, on s’était si bien habitué aux réunions et aux discussions politiques, que l’équilibre se rétablissait difficilement dans les esprits. On vivait d’une vie fiévreuse, toujours sous le coup de quelque surprise et de quelque menace.

C’est le moment que le roi choisit avec une imprudence inouïe pour renvoyer Necker, le seul de ses ministres qui fût populaire. Il n’en fallut pas davantage pour exaspérer la population parisienne, déjà très agitée. A la peur de la famine suspendue depuis quelque temps sur la grande ville s’ajouta celle d’un coup d’État. Quand on vit une armée de troupes étrangères se constituer à Versailles, le château se transformer en quartier-général et le jardin en camp, la cour fut immédiatement accusée de vouloir disperser par la force les représentans de la nation.

Personne ne sait au juste si un coup d’État avait été réellement prémédité dans les conseils de la couronne ; il est même très vraisemblable que l’esprit irrésolu de Louis XVI ne s’était pas arrêté à une résolution si grave ; mais toutes les mesures ordonnées et prises, le déploiement des troupes, le choix des nouveaux ministres avaient un caractère menaçant pour l’assemblée nationale. Alexandre de Lameth a peint en termes saisissans ce qu’il avait éprouvé alors, ce qu’éprouvaient sans doute la plupart de ses collègues : « Ces 10,000 hommes de régimens étrangers, suisses ou allemands, défilant vers minuit sur la place d’armes, sous les fenêtres du roi, se rendant à différens postes, et particulièrement à l’Orangerie, dont on ne laissait approcher aucun citoyen… le plus profond silence régnant partout, point de tambours, pas un commandement de la part des officiers, pas un mot de la part des spectateurs, et seulement le bruit monotone du pas ordinaire qui, d’après les idées dont tous les esprits étaient préoccupés, avait quelque chose de sinistre et semblait présager de tragiques événemens. »

Le bruit se répandait que des membres de l’assemblée allaient être arrêtés. On citait les noms des suspects. Mathieu de Montmorency annonçait qu’il ne serait pas de la première fournée, mais qu’il mériterait certainement d’être de la seconde. Mirabeau était des plus compromis. Il s’attendait chaque soir à être appréhendé au corps dans le logement qu’il occupait à Versailles, rue de l’Orangerie. Est-ce l’irritation qui l’emporte alors ? N’est-ce pas plutôt le désir d’accroître sa popularité et de faire sentir son importance à la cour ? Le premier dans l’assemblée, il propose de demander au roi l’éloignement des troupes. L’adresse qu’il est chargé de rédiger eut, dans toute la France, un grand retentissement. Ce fut la révélation de sa puissance oratoire, l’annonce du rôle décisif qu’il était destiné à jouer. Le ton demeure respectueux ; mais sous la politesse de la forme, sous les éloges donnés à la bonté du roi, on sent la fermeté des résolutions, quelque chose de grave et presque de menaçant. Comme le disait spirituellement Rivarol : — « C’était trop d’amour pour tant de menace et trop de menace pour tant d’amour. » — L’impression produite sur le roi fut profonde. Mirabeau faisait partie de la députation qui alla porter l’adresse ; pendant que M. de Clermont-Tonnerre en donnait lecture, les yeux de Louis XVI restaient obstinément fixés sur celui qui l’avait rédigée.

Le roi pressentait-il en lui un allié possible ou le regardait-il comme le plus redoutable de ses adversaires ? Si Louis XVI eut ce jour-là des appréhensions, Mirabeau fit tout ce qu’il put pour les justifier les jours suivans. Les scènes révolutionnaires de Paris firent sortir l’orateur de la mesure et de la prudence qu’il avait conservées jusque-là. Son amour de la popularité, son désir de rester à la tête du mouvement, le rendent indulgent pour des désordres que son instinct politique devait réprouver. Les grands ambitieux ont de ces faiblesses : pour n’être pas abandonnés par ceux qui les suivent, ils se font les complices de violences qu’ils désapprouvent. Quoique celui-ci eût du courage, comme il l’avait déjà montré, comme il le montrera encore par la suite, il ne se sent pas assez sûr de son crédit et de sa force pour résister aux entraînemens de l’opinion. Il a d’ailleurs besoin des Parisiens, il attend quelque chose d’eux. La popularité de Necker et de La Fayette lui fait envie : il rêve de supplanter Bailly dans les fonctions de maire. Il entre en relations avec les districts parisiens, il passe parmi eux une partie de ses journées et de ses nuits, il va de l’un à l’autre pour les exciter contre les ministres ; il cherche en même temps à attirer l’attention sur sa personne ; peu après la prise de la Bastille, il se fait conduire avec grand apparat sur les ruines de la forteresse. Il en arrive ainsi à des capitulations de conscience qu’Alexis de Tocqueville, dans ses notes inédites, appelle « abominables. » Tout en signalant le danger des insurrections, il excuse, il justifie presque les fureurs du peuple. Il professe surtout une doctrine révolutionnaire au premier chef en soutenant que les municipalités ont le droit de s’organiser comme elles l’entendent, sans que le pouvoir central ait qualité pour intervenir dans leur organisation. Il retire au roi et à l’assemblée toute autorité sur les communes. Au fond, n’attachons à cette déclaration anarchique qu’une valeur de circonstance. Cela veut simplement dire que Mirabeau aspire à être élu par les districts parisiens, sans que ce mode d’élection ait besoin d’être approuvé par le gouvernement. Il accorde tout aux uns parce qu’il se croit sûr d’eux, il refuse tout à l’autre parce qu’il s’en défie.

Voilà l’incurable infirmité du caractère de Mirabeau. Dès que son intérêt personnel est en jeu, il trouvera des argumens de circonstance contre ses opinions. Il ne renonce pas, néanmoins, à celles-ci ; il les abandonne par calcul lorsqu’elles le gênent, il y revient par raison lorsqu’il n’a plus de profit à les combattre. Personne, au fond, n’est plus convaincu que lui des dangers de la dictature populaire ; personne ne prévoit de plus loin les conséquences des journées d’émeute : « La société serait bientôt dissoute, écrit-il avec une pénétration admirable, si la multitude s’accoutumait au sang et au désordre, se mettait au-dessus des magistrats et bravait l’autorité des lois ; au lieu de courir à la liberté, le peuple se jetterait bientôt dans la servitude, car trop souvent le danger rallie à la domination absolue, et, dans le sein de l’anarchie, un despote paraît un sauveur. »

Ce sont là des paroles véritablement prophétiques. La dictature de l’empire y est annoncée comme la conséquence nécessaire des crimes de la révolution et de l’anarchie du directoire. Le même homme qui exprime des idées si justes, lorsqu’il n’a aucun intérêt à dire le contraire, n’en soutiendra pas moins que le peuple doit être le maître dans chaque commune, lorsqu’il a besoin d’être élu par le peuple. Ce n’est pas l’intelligence politique de Mirabeau qu’accusent ces contradictions, c’est, une fois de plus, sa moralité. N’oublions jamais, en parlant de lui, ce que disait son père, l’homme qui l’a le mieux connu et le mieux jugé : « Il manque par la base, par les mœurs. » — « Il n’obtiendra jamais la confiance, ajoutait le terrible marquis, voulût-il la mériter. » La justesse de cette prédiction se vérifiera jusqu’au dernier jour de sa carrière.


III

Détournons nos regards de ces défaillances pour étudier Mirabeau dans un rôle plus digne de lui. Les hommes de 1789, même au milieu des déceptions que devaient leur causer les mouvemens populaires, encore sous le coup des émeutes et des attentats commis au mois de juillet, étaient si pénétrés de la puissance des idées, que l’assemblée discutait un projet de constitution politique à l’heure, où la populace parisienne portait au bout des piques les têtes coupées du marquis de Launay, de Flesselles, de Foulon, de Berthier. Il y aurait là matière à des rapprochemens ironiques, si l’idéalisme de nos pères ne prenait sa source dans les sentimens les plus généreux. Pouvaient-ils, d’ailleurs, échapper à la nécessité de remplacer la toute-puissance d’un seul, qui avait été jusque-là le code de la monarchie, par la reconnaissance des droits de chacun ? Était-ce leur faute s’ils trouvaient presque tout à faire, si les lois fondamentales du royaume avaient fini par être dénaturées et absorbées au profit d’une volonté unique ?

Les cahiers du tiers-état, du clergé et même de la noblesse exprimaient à cet égard un vœu formel. On demandait aux députés, non-seulement une constitution, mais une déclaration des droits de l’homme. La noblesse de Paris avait donné l’exemple et rédigé d’avance un projet complet de déclaration. Plus tard, quelques-uns de ceux qui avaient participé à cette œuvre doctrinale parurent le regretter en voyant les excès de la révolution. Leurs regrets sont exagérés ; comme le dit avec émotion M. Charles de Loménie : « Ne jugeons pas trop rigoureusement l’idéalisme de cette époque. Il a suscité trop d’enthousiasme généreux dans les meilleurs esprits, fait germer trop de vertus guerrières, réalisé, au travers de tant de convulsions, de déchiremens, de luttes sanglantes, des conquêtes morales trop générales dans toute l’Europe, pour n’avoir été qu’un principe d’erreur ou qu’une sorte d’ivresse intellectuelle. »

En rédigeant la déclaration des droits de l’homme, l’assemblée s’inspirait du désir le plus généralement exprimé et des besoins les plus urgens du pays. Quelle avait été la grande victime des temps antérieurs, le souffre-douleur de toutes les époques, celui qui en Angleterre avait réussi à se défendre et qui en France avait toujours succombé ? Le citoyen isolé, l’individu. C’est lui qu’il faut protéger désormais, c’est pour lui qu’on établit des principes inviolables, supérieurs aux formes mobiles des gouvernemens. Dans cette œuvre de protection individuelle, la pensée des législateurs va au-delà du temps présent. La seule oppression qui fût à craindre autrefois était celle du souverain ou de ses représentans. Au pouvoir personnel va se substituer peut-être le pouvoir des assemblées qui écraseront de nouveau l’individu au nom de la majorité. Il importe de le défendre d’avance contre une tyrannie non moins injuste, non moins redoutable que la première. Chaque citoyen a des droits dont la majorité elle-même ne peut le priver que par un abus de la force. Ces droits que l’assemblée eut l’honneur de proclamer la première, et qui sont devenus indestructibles, s’appellent l’égalité devant la loi, la liberté de la personne, la liberté de conscience, la liberté du culte, la liberté de la presse, la souveraineté nationale, la séparation des pouvoirs. Toutes les constitutions qui se sont succédé en France depuis 1789 les ont reconnus. La charte de 1814 ne fait d’exception que pour le principe de la souveraineté nationale.

Lorsque l’assemblée eut décidé, presque à l’unanimité, qu’une déclaration des droits serait placée en tête de la constitution, Mirabeau fut nommé membre du comité de rédaction avec quatre de ses collègues et chargé par ceux-ci des fonctions de rapporteur. Quoique bien des défiances trop justifiées subsistassent encore contre son caractère, ce choix nous apprend qu’en trois mois son influence ne s’en était pas moins accrue. Il faut dire que la tâche du rapporteur n’avait rien d’enviable. Plus de cinquante projets étaient soumis à l’assemblée. Adopterait-on un de ces projets ? en composerait-on un nouveau avec des emprunts faits à quelques-uns ? L’assemblée témoignait une grande impatience. Aux difficultés du travail s’ajoutait la nécessité de faire vite. L’énormité de la tâche n’effrayait pas Mirabeau, dont nous connaissons les habitudes laborieuses. Depuis longtemps, d’ailleurs, il avait attaché à sa personne les collaborateurs les plus instruits et les plus capables. Duroveray, Dumont, Clavière, lui préparaient des matériaux pour ses écrits et pour ses discours. Ces trois auxiliaires, tous trois d’un si rare mérite, composaient ce qu’il appelait lui-même son atelier.

Leur collaboration, si précieuse d’ordinaire, ne produisit, cette fois, que le plus médiocre des résultats. L’assemblée fit au rapport un accueil si froid et Mirabeau en reconnut si bien les imperfections qu’il sollicita un ajournement jusqu’à ce que les autres parties de la constitution fussent convenues et fixées. Les raisons politiques ne manquaient pas pour justifier ce retard. Le rapporteur invoqua une des plus décisives, en signalant le danger qu’il y aurait à entretenir les citoyens de leurs droits avant que le pouvoir exécutif, alors si affaibli, eût recouvré son ancienne force.

Très sage et très sagace, sur ce point comme sur d’autres, Mirabeau n’en céda pas moins, dans la rédaction de certains articles, à cet esprit malsain de popularité qui tient si souvent en échec sa raison naturelle. L’assemblée, qui n’avait pas fait grand accueil à son projet, s’inspira surtout, dans le texte définitif, des idées de La Fayette et de Mounier. Mirabeau prit part fréquemment à la discussion, mais sans beaucoup de succès ni beaucoup d’ardeur. Au fond, il n’avait pas de goût pour les débats de doctrine ; son génie pratique et net répugnait aux abstractions, à la métaphysique ; il préférait l’action et le maniement des hommes à toutes les formules spéculatives. Aussi se lassa-t-il assez vite du travail de philosophie politique qu’il avait accepté, plus peut-être par amour-propre que pour un autre motif. Quand la déclaration des droits eut enfin été votée par l’assemblée, après un débat un peu confus, Mirabeau poussa un soupir de soulagement. Il est tout consolé de l’échec de son projet par la satisfaction d’en avoir fini avec une discussion fastidieuse : « L’assemblée nationale, dit-il ironiquement, est enfin sortie de la vaste région des abstractions du monde intellectuel, dont elle traçait si péniblement la législation métaphysique ; elle est revenue au monde réel et s’est mise à régler tout simplement la législation de la France. »

La destruction des privilèges avait duré moins de temps ; il avait suffi d’une séance pour emporter le régime féodal. « Voilà bien nos Français, disait encore Mirabeau ; ils sont un mois entier à discuter sur des syllabes, et dans une nuit ils renversent tout l’ancien ordre de la monarchie. » Immédiatement après cette action d’éclat, la plus noble et la plus héroïque qui ait jamais été commise par une assemblée, l’œuvre doctrinale allait être reprise. La déclaration des droits de l’homme n’était que la préface de l’organisation constitutionnelle qu’avaient demandée les cahiers des états-généraux, qu’attendait le pays. Des historiens étrangers, quelquefois même des historiens français, reprochent à l’assemblée nationale de n’avoir pas réussi dans son entreprise. On l’accuse d’avoir fait table rase de tout le passé, de n’avoir rien su conserver des idées, des traditions que lui léguaient les générations précédentes. On a dit qu’elle bâtissait sur le sable parce qu’elle ne faisait reposer son édifice sur aucune fondation antérieure. Il faudrait cependant s’entendre. Quel héritage constitutionnel lui léguait donc ce passé dont on parle ? que pouvait-elle sauver d’une organisation qui n’existait pas ? L’imprévoyance des gouvernans et les dures nécessités de l’heure présente l’obligeaient à construire de toutes pièces un monument nouveau.

Elle manquait assurément d’expérience, elle nourrissait trop d’illusions. Elle eut surtout le tort de s’isoler du gouvernement et de se priver ainsi d’un concours nécessaire. Mais est-ce bien sa faute, si le roi et son conseil avaient commencé par prendre parti contre toute nouveauté, par vouloir ramener la France à des précédens tombés en désuétude, abandonnés depuis deux siècles ? Pouvait-elle leur demander de collaborer à une œuvre qu’ils avaient déclarée, dès l’origine, inutile et dangereuse ? Elle se trompa évidemment, en croyant pouvoir constituer avec une seule chambre un régime représentatif. Mais les circonstances lui permettaient-elles de faire autrement ? Au moment où l’on venait de lutter contre les ordres privilégiés si imprudemment soutenus par le roi, la création d’une seconde chambre n’aurait-elle pas ressemblé à un rétablissement des privilèges ? L’opinion publique ne se serait-elle pas prononcée avec fureur contre cette résurrection d’une aristocratie ?

N’oublions pas que l’assemblée constituante, quoiqu’elle n’ait pas subi les humiliations des assemblées postérieures, délibérait sous les yeux du public. Les députés n’entraient en séance qu’après avoir traversé les rangs d’une foule qui manifestait sur leur passage ses sentimens d’approbation ou de blâme. Les tribunes, à leur tour, intimidaient ou encourageaient les orateurs, suivant que ceux-ci résistaient ou cédaient aux passions populaires. Tout ce qui ressemblait à un réveil des privilèges irritait les assistans. On enlevait tous les suffrages lorsqu’on rappelait les difficultés qu’avait rencontrées la réunion des trois ordres, le danger qu’il y aurait à se séparer de nouveau et à reconstituer deux pouvoirs législatifs distincts. La réunion des ordres avait été saluée comme une victoire du tiers-état et de la nation, la division eût été considérée comme une revanche de l’aristocratie. Ce genre d’argument, plus spécieux que solide, produisait sur l’assemblée et sur les tribunes un effet infaillible. La noblesse elle-même repoussait la création d’une chambre haute ; elle savait bien que ses principaux membres n’en feraient pas partie de droit ; elle craignait au contraire que les sièges du sénat ne servissent à récompenser le zèle et l’esprit novateur des dissidens de l’ordre.

D’avance et à plusieurs reprises, Mirabeau s’était publiquement prononcé contre l’institution de deux chambres. Il ne prit pas la parole dans la discussion, mais il travailla secrètement à entretenir les défiances de la noblesse. Le jour du vote, la proposition ne fut plus soutenue que par quatre-vingt-neuf députés, la majorité de la noblesse et du clergé prêta son concours au tiers-état pour la repousser. Sur la question de la sanction royale, Mirabeau n’était pas moins engagé par ses déclarations antérieures. Il avait souvent répété que l’autorité du roi ne pouvait se rajeunir que par une alliance avec le peuple, et qu’en revanche la démocratie nouvelle ne serait dirigée et contenue que par la royauté. « Sans la sanction royale, disait-il, le 12 juin, j’aimerais mieux vivre à Constantinople qu’à Paris. — Quand il sera question de la prérogative royale, ajoutait-il, c’est-à-dire, comme je le démontrerai en son temps, du plus précieux domaine du peuple, on verra si j’en conçois l’étendue, et je défie d’avance le plus royaliste de mes collègues d’en porter plus loin le respect religieux. »

Il tint parole, en effet ; il défendit le veto absolu. Mais, malgré la puissance de ses facultés oratoires, il n’osait pas encore improviser, il écrivait et lisait la plus grande partie de ses discours en les animant par le jeu de la physionomie et par l’accent. Ce jour-là, il avait puisé ses principaux argumens dans un ouvrage obscur, qu’il ne réussit pas à éclaircir. L’assemblée l’écouta d’abord avec froideur en le voyant contre son habitude empêtré dans ses raisonnemens et dans ses périodes, puis avec des murmures, lorsqu’elle découvrit le fond de sa pensée. Quoiqu’il essayât de réveiller de temps en temps l’attention par des hardiesses de langage, il eut beaucoup de peine à terminer sa lecture. C’est la seule fois où ses amis le virent déconcerté. Lui-même avoua que, vers la fin, se sentant hors d’état de tirer parti d’un texte qu’il n’avait pas assez médité, il était couvert d’une sueur froide. Son discours avait laissé une impression si confuse, avait été en général si peu entendu ou si peu compris, que Mirabeau put s’abstenir au moment du vote et recevoir les éloges de Camille Desmoulins, avec lequel il était alors en grande coquetterie, tandis que ceux qui avaient voté dans le sens de ses conclusions étaient couverts d’injures par le parti populaire. Là encore, au moment même où il fait preuve de sagacité politique, nous surprenons l’orateur en flagrant délit de complaisance pour la démagogie.


IV

Quelle fut l’attitude de Mirabeau pendant les journées révolutionnaires des 5 et 6 octobre ? Les modérés la jugèrent en général très sévèrement. Ses relations avec quelques-uns des agitateurs les plus connus de Paris, notamment avec Camille Desmoulins, le leur rendaient suspect. L’auteur du Discours de la lanterne aux Parisiens passa, en effet, les derniers jours de septembre et les premiers jours d’octobre 1789 dans la maison même de Mirabeau à Versailles. Il y était peut-être encore le jour où arrivèrent les bandes de Parisiens qui allaient chercher le roi pour le conduire à Paris. Mounier les rencontra tous deux chez le peintre Boze. Pendant que Mirabeau parlait à Mounier de ses principes et des idées de modération qui leur étaient communes, Camille Desmoulins confessa qu’il aimerait mieux n’avoir point de monarque et qu’il s’efforcerait d’arriver à ce point de perfection. Mirabeau, qui se déclarait en théorie si partisan du maintien de la monarchie, ne paraissait pas choqué du langage de son compagnon. Tous deux sortirent ensemble en ayant l’air de s’entendre à merveille.

Leur intimité est encore établie par une lettre que Camille Desmoulins écrit à son père le 27 septembre : « Depuis huit jours, je suis à Versailles chez Mirabeau. Nous sommes devenus de grands amis ; au moins m’appelle-t-il son cher ami. A chaque instant, il me prend les mains, il me donne des coups de poing ; il va ensuite à l’assemblée, reprend sa dignité en entrant dans le vestiaire et fait des merveilles. Après quoi il revient dîner avec une excellente compagnie, et parfois sa maîtresse, et nous buvons d’excellens vins. »

Tout le monde savait que le 30 août, lorsque le peuple avait déjà failli marcher sur Versailles, c’était le même Camille Desmoulins qui avait harangué la foule au Palais-Royal, annoncé que la vie de Mirabeau était mise en danger par les aristocrates, proposé d’envoyer quinze mille hommes pour chercher le roi et faire enfermer la reine à Saint-Cyr. En voyant l’intimité des deux personnages, on se demandait si Mirabeau, lui aussi, n’avait pas conseillé ou tout au moins encouragé la marche sur Versailles. Quelques jours avant le 5 octobre, il disait mystérieusement au libraire Blaisot qu’il fallait s’attendre à des événemens malheureux. Le 5 octobre, avant que les Parisiens se fussent mis en route pour Versailles, il parlait avec sévérité du banquet des gardes du corps qui avait causé une si grande émotion dans le public et paru outrageant pour l’assemblée nationale. Pétion ayant déposé une dénonciation à ce sujet, Mirabeau commença par déclarer qu’il la trouvait souverainement impolitique, puis ajouta qu’il la signerait si l’assemblée voulait bien décider « que la personne du roi est seule inviolable, et que tous les autres individus de l’état, quels qu’ils soient, sont également sujets et responsables devant la loi. »

L’allusion fut comprise dans les tribunes. « Quoi ! la reine ! dit une voix à côté de Mme de Genlis. — La reine comme les autres, répondit une autre voix. » On prétend que pour ne laisser aucun doute sur la portée de ces paroles, Mirabeau avait dit en retournant à sa place, assez haut pour être entendu par les tribunes : « Je dénoncerais la reine et le duc de Guiche, l’un des capitaines des gardes. » Il était alors près de midi. Mirabeau savait à cette heure-là que les Parisiens marchaient sur Versailles. Il monta derrière le fauteuil du président Mounier pour l’en avertir, pour l’engager même à lever la séance, puis disparut[1]. Il avait quitté la salle lorsque Maillard, accompagné d’une quinzaine de femmes, se présenta à la barre de l’assemblée pour exposer en termes violens la disette des Parisiens, leurs griefs contre les aristocrates et les gardes du corps. Pendant ce temps, la foule acclamait les deux noms de Mirabeau et du duc d’Orléans également absent. On accusa Mirabeau d’être passé ce jour-là, vers quatre heures et demie, un sabre nu à la main, devant le front du régiment de Flandre rangé en bataille sur la place d’armes et d’avoir excité les soldats à la révolte. Il se défendit spirituellement d’une accusation dont en réalité la preuve ne fut jamais faite.

Il n’en fut pas moins soupçonné d’une complicité secrète avec ceux qui avaient envahi la salle des séances de l’assemblée et le château de Versailles. Sa conduite autorisa tous les soupçons. Préparait-il, comme quelques-uns l’ont cru, l’abdication de Louis XVI et la régence du duc d’Orléans ? Voulait-il simplement ménager sa popularité auprès des Parisiens ? Il ne parut en tout cas témoigner pour le roi aucun de ces sentimens de respect et de fidélité dont il avait fait montre en d’autres circonstances. Dans la matinée du 6 octobre, lorsque Louis XVI, après avoir promis de partir pour Paris, faisait prier les députés de se rendre auprès de lui, Mirabeau soutint qu’on ne pouvait délibérer dans le palais et qu’une telle démarche serait contraire à la dignité de l’assemblée. Malgré l’énergique insistance du président Mounier, ce fut l’avis de Mirabeau qui l’emporta. L’assemblée resta en séance.

Elle décida seulement d’envoyer cent de ses membres pour accompagner le roi à Paris. Mirabeau demanda avec instance à faire partie de cette députation. Mais il eut beau invoquer les services qu’il pourrait rendre, la popularité dont il jouissait auprès de la population parisienne, le président Mounier, indigné de sa conduite, l’empêcha d’être nommé. Il ne réussit pas davantage à faire adopter un projet d’adresse au peuple français dans lequel se révélait sa véritable opinion sur les journées des 5 et 6 octobre. Il y colorait les événemens, comme il le fit, du reste, dans son journal ; il dissimulait les scènes de violence et de massacre, il y présentait sous un jour favorable tout ce qui venait de se passer et annonçait même, en finissant, « que le vaisseau de l’État allait s’élancer vers le port, plus rapide que jamais. »

Quoiqu’il soit bien difficile de démêler la vérité à travers les contradictions et les inconséquences du langage de Mirabeau, M. Charles de Loménie écarte avec vraisemblance toute idée d’un accord formel qui eût été conclu à cette époque entre le duc d’Orléans et l’orateur. Mirabeau se défendit plus facilement que le duc d’Orléans de toute responsabilité directe dans les événemens des 5 et 6 octobre. La droite de l’assemblée, dans ses jugemens et dans ses demandes de poursuites contre les complices de l’insurrection, ménageait Mirabeau plus que le prince. Cela ne veut pas dire que celui-ci fût coupable. Au fond, on ne sait rien de précis. Les apparences sont, il est vrai, contre le duc d’Orléans ; mais ce ne sont, après tout, que des apparences. Le mouvement populaire du mois d’octobre ne paraît pas spontané comme celui du 12 juillet précédent, qui s’explique par la crainte d’un coup d’État tenté contre l’assemblée. Le peuple de Paris n’avait pas de motifs particuliers d’irritation. On ne craignait plus l’effroyable disette des premiers mois de 1789. Ni La Fayette, ni Brissot, ni Alexandre de Lameth ne croient que le défaut de subsistances fût réel. L’affaiblissement du pouvoir central, le manque de confiance, la crainte du pillage, rendaient la circulation des grains et l’approvisionnement de Paris plus difficiles ; mais la famine ne menaçait pas la capitale. Il semble que le mouvement ait été provoqué par de tout autres causes, préparé de longue main et soudoyé. Tous les officiers du régiment de Flandre déclarèrent que leurs soldats avaient reçu de l’argent. Des émeutiers qui se plaignaient de la faim portaient sur eux des sommes importantes. Le personnel même des bandes parisiennes était fort bigarré. A côté des hommes du peuple on y voyait des filles publiques, des gens qui n’appartenaient point aux classes populaires, des meneurs déguisés en femmes. Tout ce monde paraissait embrigadé et dirigé.

Les réunions en plein vent, les assemblées de district commençaient à exercer leur redoutable influence en attendant que les clubs fussent créés. « C’est nous qui les faisons agir, » disait un homme politique en parlant des Parisiens. Personne ne pouvait affirmer que le duc d’Orléans fût le chef du mouvement. On ne le voyait pas à la tête des agitateurs, mais ceux-ci se servaient de son nom, comme ils se servaient de sa résidence du Palais-Royal pour y installer en permanence les états-généraux de l’émeute. Avant que la correspondance de Mirabeau avec le comte de La Marck eût été publiée par M. de Bacourt, on croyait Mirabeau plus lié avec le prince qu’il ne le fut en réalité. Pendant quelques mois, la faveur populaire avait rapproché leurs noms, le peuple les acclamait tous deux en même temps. On en concluait qu’ils avaient associé leurs destinées politiques.

Rien de moins certain. Ils se connurent au contraire fort tard, ne se virent que rarement et n’éprouvèrent l’un pour l’autre que peu de sympathie. La meilleure preuve que Mirabeau n’a jamais servi la politique du duc d’Orléans, dit M. Charles de Loménie, c’est qu’il ne lui a jamais demandé d’argent. L’argument est dur, mais péremptoire. La gêne au milieu de laquelle se débattait l’orateur avec ses goûts de luxe et de dépense l’aurait certainement amené à une demande de subsides s’il y avait eu de sa part des services rendus. Il n’en rendit sans doute aucun parce qu’il n’en eut pas le temps, parce qu’il vit s’évanouir en quelques mois une fortune sur laquelle il avait pu compter comme tant d’autres. Ce n’était pas du côté du duc d’Orléans qu’il regardait. Le prince l’avait deviné lorsqu’il adressa à M. de La Marck cette question pénétrante : « Quand Mirabeau servira-t-il la cour ? » Telle est, en effet, la visée principale de Mirabeau, l’ambition dont il est possédé depuis son élection aux états-généraux. Pour le juger avec équité, entrons ici impartialement dans le fond de sa pensée. Il attendait à coup sûr de la cour une situation considérable, une rémunération éclatante de ses services. Mais il ne la demandait pas aux dépens de sa conscience. La cause qu’il entendait servir était celle même que lui indiquait sa raison, celle à laquelle il était resté fidèle malgré d’apparentes infidélités, l’accord du roi et de la nation. Si depuis quelque temps il avait penché du côté du peuple, c’est qu’il avait besoin de rester populaire. Qu’aurait-il pu offrir à la royauté s’il avait partagé l’impopularité de ses conseillers ordinaires ? Au prix de quelques sacrifices il ménageait la seule force qui pût lui permettre de traiter avec la cour, la seule aussi dont il pût se servir pour défendre la royauté lorsque arriverait le jour des grandes épreuves. Son admirable sagacité lui faisait pressentir les périls immédiats. S’il s’irritait de l’éloignement où on le tenait, ce n’est pas seulement parce que son intérêt en souffrait ; il craignait qu’on ne l’appelât trop tard au secours de la monarchie.

« Que pensent ces gens-là ? disait-il à M. de La Marck. Ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? — Tout est perdu, s’écriait-il une autre fois avec un instinct prophétique, tout est perdu ; le roi et la reine y périront et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres. — Oui, répétait-il avec énergie, on battra leurs cadavres ; vous ne comprenez pas assez les dangers de leur position ; il faudrait pourtant les leur faire connaître. » Le moment qu’il avait si longtemps attendu pour le salut de la royauté aussi bien que pour sa propre fortune arriva enfin. Nous verrons prochainement comment Mirabeau entra en relations avec des adversaires dont il était moins séparé que ceux-ci ne le croyaient eux-mêmes. Ce fut la grande évolution de sa vie politique, l’instant décisif où sa raison, d’accord avec son intérêt, l’emporta sur ses passions, où l’homme d’État, averti et effrayé par les événemens, essaya de calmer les orages que le tribun du peuple avait contribué à déchaîner.


A. MÉZIÈRES.

  1. Le comte de La Marck affirme que Mirabeau passa chez lui le reste de cette journée jusqu’à six heures du soir.