Mirabeau d’après un livre récent/03

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Mirabeau d’après un livre récent
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 795-824).
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MIRABEAU
D’APRES UN LIVRE RÉCENT

DERNIÈRE PARTIE[1]

I. Les Mirabeau, par Louis de Loménie, deuxième partie continuée, par son fils, t. IV et V. Paris, 1891; E. Dentu. — II. Das Leben Mirabeau’s, par Alfred Stern. Berlin, 1889; Siegfried Cronbach. — III. Mirabeau et la Provence, par George Guibal. Paris, 1891 ; Ernest Thorin.


V.

Nous avons laissé Mirabeau, après les journées révolutionnaires des 5 et 6 octobre 1789, inquiet des événemens auxquels on le soupçonnait de n’avoir pas été étranger, plus que jamais désireux de donner des conseils à la cour, convaincu qu’il était seul en état de sauver la royauté et se proposant de faire payer le plus cher possible des services qu’il mesurait aux dangers de la situation. Comme il avait contribué à créer le péril, il en connaissait mieux que personne l’étendue et les remèdes. A force d’insister auprès du comte de La Marck pour que la cour fût informée de ses dispositions, il obtint que son ami fît une démarche, non pas auprès du roi, mais auprès du comte de Provence. La Marck a raconté lui-même ce premier essai de négociation. Après avoir fait demander au prince une entrevue secrète, il fut introduit chez lui dans la nuit du 15 octobre et lui remit un mémoire de Mirabeau, Ce mémoire révèle toute la sagacité de son auteur. D’où vient la menace prochaine, le danger immédiat qui peut emporter la royauté? De ce foyer d’excitations et d’insurrections qui s’appelle Paris. Tout pouvoir qui restera à la merci de la populace parisienne est un pouvoir perdu. Mais qu’on ne s’avise pas non plus de se retirer sur la frontière, à Metz, par exemple, comme le proposent des conseillers imprudens. Ce serait s’exposer à un autre péril. On blesserait le sentiment national en ayant l’air de se placer sous la protection de l’étranger. Mirabeau conseille au roi de se retirer à Rouen, d’y rassembler les gardes nationales fidèles, d’y déclarer publiquement qu’il accepte les bases de la constitution, d’y appeler l’assemblée, et, si celle-ci répond par un relus, d’y convoquer une autre législature.

Le comte de Provence lut rapidement le mémoire, présenta quelques objections de détail et y donna dans. L’ensemble son approbation. Mais rien n’était possible que si le souverain prenait lui-même, avec une volonté énergique, la responsabilité de ce plan. Il fallait vouloir et se faire obéir. Cette résolution, si nécessaire dans un pareil moment, était précisément ce qui manquait le plus à Louis XVI. Le comte de Provence, qui avait bien étudié la situation, avec le secret espoir d’en tirer parti pour lui-même, dont les visées personnelles, quoique moins apparentes, n’étaient pas moins certaines que celles du duc d’Orléans ne cacha pas à son interlocuteur le peu de confiance que lui inspirait le caractère du roi. « La faiblesse et l’indécision du roi. dit-il en propres termes, sont au-delà de tout ce qu’on peut dire. Pour vous faire une idée de son caractère, imaginez des boules d’ivoire huilées que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. »

Où trouver alors un point d’appui? Mirabeau le chercha naturellement dans l’assemblée, lorsqu’il crut s’apercevoir qu’à force de persévérance et de talent, il avait triomphé des préventions qu’inspiraient sa réputation et son caractère. Longtemps il avait parlé, il avait lutté sans acquérir sur ses collègues l’ascendant que méritait sa supériorité. Il n’eut vraiment le sentiment de sa puissance que le jour où il prononça son fameux discours sur la banqueroute. L’impression qu’il produisit fut si forte et si générale qu’il put se croire le chef désormais reconnu de la majorité. Cela ne suffisait pas à son ambition. Il ne désirait être influent dans l’assemblée que pour arriver jusqu’aux conseils du roi. C’est là son idée dominante, celle dont il entretient sans cesse ses amis, et particulièrement M. de La Marck. Il sert ainsi, bien entendu, son intérêt personnel, mais il croit servir en même temps l’intérêt public. Rien de plus nécessaire, suivant lui, que de maintenir l’harmonie entre la nation et le roi. Mais on n’y arrivera qu’à la condition de lui confier le pouvoir. Lui seul est de force à entreprendre, à accomplir cette tâche redoutable.

Si le roi ne veut pas se laisser convaincre, pourquoi l’assemblée n’imposerait-elle pas moralement à Louis XVI le choix de ses ministres, ne lui désignerait-elle pas elle-même comme les conseillers naturels de la royauté ceux qu’elle honore de sa confiance? Une fois sur cette piste, on suit facilement le travail qui se fait dans l’esprit de Mirabeau. Il a commencé, en haine de Necker, par protester contre toute intervention des ministres dans les débats de l’assemblée. Il finit par souhaiter, au contraire, la constitution d’un ministère qui serait pris dans le parlement, où il aurait lui-même sa place et dont il inspirerait bientôt les résolutions. Comme dans presque tous les projets politiques de Mirabeau, il y a là un point de vue personnel, mais il y a aussi une conception d’homme d’État. Il comprenait à coup sûr, mieux qu’aucun de ses contemporains, les conditions du régime parlementaire lorsque, se rappelant l’exemple et les traditions de la Grande-Bretagne, il demandait que les ministres, au lieu d’être de simples commis alternativement mandés ou écartés par l’assemblée et par ses comités, fussent les représentans naturels de la majorité, accrédités par elle auprès du roi.

Ce mécanisme, qui nous est aujourd’hui connu, qui fonctionne sans trop de difficulté dans tous les pays constitutionnels, étonnait alors beaucoup d’esprits. Les députés du côté droit, qui auraient voulu conserver à la monarchie ses anciennes prérogatives, considéraient toute imitation du gouvernement représentatif comme une usurpation sur les droits de la couronne. L’origine parlementaire des conseillers du roi les inquiétait; ils y voyaient la preuve que le roi subirait l’influence de l’assemblée et ne réussirait jamais à gouverner lui-même, comme le voulaient les traditions. Du côté gauche, on faisait d’autres objections. Si les ministres siégeaient dans l’assemblée, n’en gêneraient-ils pas la liberté? Ne tireraient-ils pas de leurs fonctions mêmes des moyens puissans d’intrigue ou de corruption pour séduire leurs collègues? C’était, en tout cas, une nouveauté qui inspirait à l’ensemble des représentans de la nation plus d’ombrages que de confiance.

Mirabeau trouvait cependant des dispositions favorables à son projet chez les membres les plus instruits et les plus éclairés du côté gauche. Les Lameth, Duport, Barnave, reconnaissaient comme lui la nécessité de former un nouveau ministère et de le composer avec des membres de la majorité. On avait compté un instant, pour cette combinaison, sur le concours du duc d’Orléans. Le séjour du prince en Angleterre ayant fait évanouir les espérances de ses amis, il fallut chercher un autre allié. On pensa naturellement à La Fayette, alors dans tout l’éclat de sa popularité. Si La Fayette voulait bien s’entendre avec Mirabeau, qui jusque-là ne l’avait pas ménagé, peut-être serait-il possible de faire revenir l’assemblée de ses préventions. Pour les hommes politiques clairvoyans, il s’agissait d’une question capitale, d’un intérêt public assez grand pour qu’on y fît de part et d’autre des sacrifices personnels. Ceux qui provoquaient un rapprochement entre Mirabeau et La Fayette étaient sincèrement convaincus qu’ils travaillaient au salut de la France. La première entrevue eut lieu à Passy, chez la marquise d’Aragon, nièce de Mirabeau. Dès cette première rencontre, quoiqu’on fût tombé d’accord sur des points communs, l’opposition des deux natures en présence se révéla tout de suite. Mirabeau effraya et déconcerta son interlocuteur par des fanfaronnades d’immoralité, et La Fayette ne put cacher l’impression pénible que lui causait un tel langage.

Le général analyse lui-même ces deux états d’esprit dans ses Mémoires. L’immoralité de Mirabeau le choquait, nous dit-il; quelque plaisir qu’il trouvât à sa conversation et malgré son admiration pour « de sublimes talens, » il ne pouvait s’empêcher de lui témoigner une mésestime qui blessait Mirabeau. Celui-ci, néanmoins, tout en se sentant sévèrement jugé, dut se résigner à des concessions et même à des avances. Il lui en coûta d’autant plus que la sentimentalité et l’optimisme permanent de La Fayette l’irritaient de longue date. Au fond, il ne pardonnait pas à un homme dont les talens lui paraissaient médiocres, fort au-dessous des siens propres, d’avoir conquis si facilement et de conserver une popularité incontestée.

Il fallut malgré tout s’exécuter. Prenant le contre-pied de quelques-uns de ses discours antérieurs, Mirabeau le fit résolument en demandant à l’assemblée le 19 octobre 1789 de voter des remercîmens au commandant général des gardes nationales. Le même jour, il s’engageait davantage encore, il écrivait affectueusement à La Fayette : « Quoi qu’il arrive, je serai vôtre jusqu’à la fin, parce que vos grandes qualités m’ont fortement attiré, et qu’il m’est impossible de cesser de prendre un intérêt très vif à une destinée si belle et si étroitement liée à la révolution qui a conduit la France à la liberté. » La Fayette répondait : « Confiance réciproque et amitié, voilà ce que je donne et espère. »

Entre deux hommes si différens, l’accord ne fut ni complet ni durable. Mirabeau reprocha bientôt à La Fayette de défendre mollement ses intérêts à la cour et de n’obtenir pour lui qu’une indemnité insignifiante, quoiqu’on lui eût promis 50,000 francs par mois. Il l’accusa plus vivement encore de n’avoir su ni prendre parti contre les ministres en exercice, ni prévenir le vote d’une proposition qui coupait court à toutes les ambitions parlementaires en interdisant aux membres de l’assemblée l’accès du ministère. Battu de ce côté, Mirabeau se retourna vers le comte de Provence, qui, sans accueillir ses premières ouvertures, ne les avait pas non plus tout à fait découragées. Là encore, il rencontra de nouvelles déceptions. Monsieur se servit de lui pour sortir sans trop de dommage du procès Favras, mais ne put lui prêter auprès du roi aucun appui efficace. Le prince n’était pas non plus en mesure de jouer le rôle que Mirabeau avait peut-être un instant destiné au duc d’Orléans, pour lequel il cherchait maintenant un membre de la famille royale, moins compromis et plus résolu. Il s’agissait de tenir tête enfin à l’anarchie dans laquelle s’abîmait le royaume, de constituer un pouvoir fort, et tout en conservant la personne inviolable du roi, d’obtenir que le souverain laissât passer l’autorité entre des mains plus fermes que les siennes. Si le comte de Provence, mis en avant par une partie de l’assemblée, devenait le chef d’un ministère puissant, ou peut-être même lieutenant-général du royaume, Mirabeau espérait bien gouverner sous son nom. Monsieur avait assurément beaucoup d’esprit et au moins autant d’ambition, il ménageait habilement les différens partis avec l’espoir de se servir de tous; mais il n’avait pas encore acquis les grandes qualités que devaient développer chez lui le malheur et l’exil, il craignait les responsabilités, il hésitait devant les résolutions à prendre et laissait passer les jours sans se décider.

Mirabeau s’impatientait et s’irritait de tant de délais. « Monsieur, écrit-il, a la pureté d’un enfant, mais il en a la faiblesse... La reine le cajole et le déjoue: le roi niaise et s’abstient... La reine le traite comme un petit poulet qu’on aime bien à caresser à travers les barreaux d’une mue, mais que l’on se garde bien d’en laisser sortir, et lui se laisse traiter ainsi. » L’embarras et les appréhensions du prince ne l’empêchaient pas à certaines heures de tenter la fortune. Stimulé par Mirabeau, il s’armait de courage et frappait à la porte de Louis XVI. une fois même, il osa demander dans un mémoire à être « le pilote nominal d’un nouvel équipage sans lequel le vaisseau ne pouvait plus marcher. » Des trois candidats qui avaient aspiré un instant au poste de lieutenant-général, le comte d’Artois porté par les partisans de l’ancien régime, le duc d’Orléans porté par les révolutionnaires, le comte de Provence, malgré ses incertitudes, était encore celui qui témoignait le plus de hardiesse. Il osait proposer directement au roi d’être son conseil, le chef de ses amis, de subjuguer l’opinion et de dompter les factieux en son nom. Il se présentait comme le seul prince de la maison de Bourbon qu’on n’accusât pas d’être l’ennemi de la nation. Le choix de sa personne, disait-il cavalièrement était indiqué non-seulement par la nature, mais par la nécessité des choses. Ces velléités d’audace durèrent, sans doute, fort peu et ne furent suivies d’aucun résultat. En tout cas, dès le 27 janvier 1790, Mirabeau est revenu de ses illusions et dégoûté de son candidat, « Du côté de la cour, écrit-il à La Marck, quelles balles de coton ! quels tâtonnemens ! quelle pusillanimité ! quelle insouciance ! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d’enfans, de volontés et de nolontés, d’amours et de haines avortés ! Ce qui est au-dessous de tout, c’est Monsieur. Imaginez qu’on avait été jusqu’à lui donner de tels moyens d’argent que si votre valet de chambre avait à les offrir, il entrerait au conseil pour peu qu’il le voulût, et Monsieur n’y entrera probablement pas. »


VI.

Comme le disait Mirabeau, il n’y avait dans l’entourage du roi qu’un homme, la reine. Ce fut elle, en effet, qui au commencement de l’année 1790 décida Louis XVI à accepter enfin des conseils offerts depuis 1788, si souvent et si maladroitement écartés. Que d’épreuves avait dû traverser la malheureuse femme pour en arriver à une extrémité qui, moins d’un an auparavant, lui eût fait horreur! Longtemps frivole et inconsidérée, Marie-Antoinette ne retrouva quelque chose du caractère énergique de sa mère que sous l’influence du malheur. Les journées des 5 et 6 octobre produisirent dans son esprit une révolution. Elle s’y montra pleine de dignité et de courage. Le roi, jusqu’alors défiant, comprit tout ce qu’il pouvait attendre d’une telle alliée, et autant que le permettait l’inertie de sa nature, chercha auprès d’elle un appui moral dont il n’avait jamais eu un plus grand besoin.

Plus intelligente que son mari, plus effrayée aussi de la situation, la reine voyait, avec une inquiétude croissante, s’évanouir chaque jour une des prérogatives de la royauté, l’anarchie s’accroître et les violences populaires se renouveler. Plusieurs fois, elle avait repoussé les propositions du comte de La Marck; au mois de septembre 1789, elle lui écrivait encore : « Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour en être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau. » Quelques mois plus tard, elle n’avait pas changé d’avis sur le compte du personnage. Elle n’oubliait pas que, le 5 octobre, Mirabeau, en la dénonçant à la colère du peuple, avait failli la faire massacrer dans une insurrection dont elle le considérait comme un des principaux auteurs. Mais le danger que courait la monarchie paraissait si redoutable et si prochain qu’on n’avait plus ni le droit ni le temps de se montrer difficile sur le choix des moyens. Puisque Mirabeau offrait ses services avec tant d’insistance, puisque des amis fidèles conseillaient de les accepter, pourquoi ne pas composer au profit de la royauté avec le plus puissant orateur de l’assemblée, avec le chef le plus écouté du parti populaire ? Si ce n’était qu’une question d’argent, il fallait savoir y mettre le prix et surmonter d’anciennes répugnances pour tenter au moins l’aventure.

Dès que cette résolution fut arrêtée dans l’esprit du roi et de la reine, on s’ouvrit à M. de La Marck en lui recommandant le plus grand secret, en insistant surtout pour que les ministres ne fussent pas informés. Au moment où Mirabeau reçut les premières ouvertures de la cour, il était plus que jamais traqué par ses créanciers, livré à de cruels embarras. Son association avec le ménage du libraire Le Jay, si peu honorable pour lui, avait fini par un désastre. Il avouait lui-même que la mort du libraire lui faisait perdre 113,000 livres. Était-ce la continuité de ses embarras ou le trouble d’une santé déjà atteinte qui agissait sur son humeur? Des symptômes de découragement commençaient à percer dans sa conduite. Il semblait par momens se détacher des travaux d’une assemblée où il avait joué un si grand rôle, il parlait moins souvent et moins longtemps. Sa puissance oratoire restait la même ; chaque fois qu’il prenait encore la parole, il le faisait avec une éclatante supériorité ; il paraissait seulement beaucoup moins tenté qu’autrefois de s’en servir.

Les ouvertures de la cour ranimèrent son courage; peu de jours auparavant, il songeait à quitter la France pour échapper à ses soucis ; il entrevoyait dans l’ambassade de Constantinople, en même temps qu’une occupation honorable, un moyen d’arranger ses affaires. Mais il retrouve son ancienne ardeur lorsqu’il apprend ce qu’on lui propose. La cour paiera immédiatement 208,000 francs de dettes d’après l’état, fort incomplet du reste, qu’il en a dressé lui-même. Il recevra 6,000 livres par mois jusqu’à la fin de la session de l’assemblée, et, à cette date, la somme de 1 million dont le montant, en quatre billets de la main du roi, avait été remis à M. de La Marck.

Depuis sa jeunesse, Mirabeau avait été trop souvent aux prises avec des embarras d’argent et trop peu scrupuleux sur les moyens de se procurer des ressources pour que ce nouvel acte de vénalité étonne ses biographes. Il avait vécu aux dépens de Mme de Monnier, il s’était fait payer par des ministres, par des banquiers, par des libraires ; cette fois, il se faisait payer par le roi, non pas comme il l’avait fait jadis pour servir des intérêts suspects ou pour écrire des œuvres diffamatoires, mais pour exprimer son opinion personnelle sur les affaires publiques. De tous les marchés qu’il avait conclus, c’est encore le plus honnête. Il croyait sincèrement à l’efficacité des conseils qu’il allait donner, et, dans ses communications avec la cour, il ne devait rien dire qui ne fût conforme à des opinions déjà anciennes et en partie arrêtées chez lui. Deux périls l’effrayaient également, au dehors, les tentatives de contre-révolution que méditaient les premiers émigrés avec le concours de l’étranger ; au dedans, la désorganisation des pouvoirs publics et les progrès de l’anarchie.

De ce côté surtout, le mal était flagrant. Par une série de mesures qu’inspirait la crainte d’un retour offensif de la royauté, l’assemblée avait peu à peu détruit le mécanisme de l’ancienne administration. Elle ne laissait au roi aucun moyen d’action sur les provinces. Dès le commencement de 1790, les intendans ou leurs agens avaient en général disparu ; le petit nombre de ceux qui restaient était réduit à une complète impuissance. La rentrée des anciennes cours souveraines, la réunion des États provinciaux avaient été suspendues. Le pouvoir n’était plus représenté par des administrateurs qu’il eût le droit de choisir ou de révoquer. L’assemblée, issue de l’élection, ne reconnaissait que des autorités élues et collectives comme elle-même. Sur tous les points du territoire, elle imposait au gouvernement pour organes et pour instrumens des corps élus qu’il ne dépendait pas de lui de désigner ou de maintenir en fonctions, qui échappaient même par leur forme élective à toute responsabilité directe. On croyait avoir sauvé le principe de l’autorité en proclamant que tous les pouvoirs locaux obéiraient au pouvoir central. En réalité, on destituait, on annulait celui-ci : — « Je vois bien, disait Malouet, que les officiers municipaux devront arrêter les efforts des brigands, mais je ne vois pas la place que l’ordonnateur suprême devra tenir entre les officiers municipaux et les brigands. » — « Le législateur, disait Necker, aurait une fonction trop aisée, si, pour opérer cette grande œuvre politique, la soumission d’un grand nombre à la volonté de quelques-uns, il lui suffisait de conjuguer le verbe commander et de dire comme au collège : je commanderai, nous commanderons. L’assemblée nationale n’a pas indiqué par quels moyens elle entendait que le roi se fit obéir. Celui de la force armée n’existe pas, puisque cette force ne doit être mue que par les administrations des départemens, des districts et des municipalités. Celui des menaces et des promesses est nul également entre les mains du monarque, puisqu’il ne peut plus faire ni bien ni mal à personne. »

Mirabeau n’avait pas pressenti tous ces inconvéniens lorsque l’assemblée délibérait. Par un reste d’habitude révolutionnaire, il s’associa même à plus d’une mesure qui affaiblissait le pouvoir royal. Mais dès qu’il se fut mis en tête de sauver la monarchie, comme il le promettait à la reine dans l’unique entrevue qu’il eut avec elle, il reconnut la nécessité de reconstituer d’abord l’administration, de rétablir un pouvoir fort. C’est là une des idées qui reviennent le plus souvent dans les merveilleux mémoires qu’il adresse à la cour. On dit que ces mémoires étaient une des lectures favorites de Gambetta. Cela se comprend. Gambetta, qui était un homme d’autorité, avait vu les ressorts du gouvernement détendus par la guerre et par la Commune, il cherchait dans Mirabeau des argumens et des moyens pour leur rendre toute leur force.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de traiter une question qui a été soulevée récemment. La correspondance de Mirabeau et du comte de La Marck, publiée en 1851 par M. de Bacourt, est-elle complète? Possédons-nous les documens essentiels que Mirabeau mourant avait confiés au comte de La Marck, en lui recommandant de les publier pour venger et justifier sa mémoire? M. Aulard, professeur d’histoire de la révolution à la faculté des lettres de Paris, en général très bien informé, le conteste absolument. Il rappelle qu’après la mort de Mirabeau, La Marck et Pellenc commencèrent par brûler une partie de ses papiers, parmi lesquels il y en avait beaucoup d’importans. Les choses ne se sont pas passées aussi simplement que le ferait croire le récit un peu sommaire de M. Aulard. M. Charles de Loménie recompose la scène tout entière, avec une scrupuleuse exactitude. Quand un homme public meurt, le gouvernement retire en général de sa succession les papiers d’état qu’il ne veut pas livrer à la publicité et dont la divulgation lui paraîtrait dangereuse. La cour se garda bien de négliger une précaution si nécessaire. Aussitôt que la mort de Mirabeau fut connue, l’intendant de la liste civile, La Porte, fut chargé de s’assurer, avant l’intervention des gens de justice, qu’aucune pièce compromettante pour la cour ne restait parmi les papiers du mort. La Marck, ami de la reine autant que de Mirabeau, chercha évidemment, dans cette circonstance tragique, à concilier des devoirs en apparence contradictoires. Pellenc lui-même, simple secrétaire de Mirabeau, traité souvent par lui en subalterne, mais ayant le sens de la diplomatie, eut des scrupules rétrospectifs. Il raconte dans une note inédite qu’ayant obtenu l’autorisation de conserver une pièce importante qui sortait d’un tiroir, il la trouva dangereuse après l’avoir relue et la remit directement à M. de La Porte. Ainsi s’explique la disparition presque inévitable de beaucoup de papiers. La question n’est pas de savoir si le comte de La Marck était tenu de tout publier. Nous n’avons pas le droit de lui imposer à distance, au nom de notre curiosité et de nos habitudes documentaires, un devoir unique d’éditeur. Il était meilleur juge que nous de ce qu’il devait d’une part à la mémoire de son ami, d’autre part à la cour. L’important est de savoir s’il a répondu à la pensée de Mirabeau, s’il a bien servi la gloire du grand orateur, en autorisant M. de Bacourt à publier la correspondance. Sur ce point, aucune hésitation n’est possible. Nulle part le génie politique de Mirabeau ne se révèle avec plus de puissance, plus d’ampleur et d’audace que dans cette publication. Sans ces documens de premier ordre on ne saurait qu’à demi combien il était fait pour gouverner les hommes, avec quelle absence de scrupules, avec quel mélange de fermeté et de raison il aurait dirigé, s’il l’avait pu, les destinées de la France. Son caractère même n’y a rien perdu. Ce n’est pas la correspondance qui nous révèle sa vénalité[2]. Elle éclate dans toutes les parties de sa vie. Lui-même ne s’appliquait pas à sauver les apparences. A peine eut-il reçu l’argent de la cour, qu’il augmenta effrontément son train de maison. Tout le monde savait qu’il était réduit auparavant aux derniers expédiens. Il n’en prit pas moins un hôtel dans la Chaussée-d’Antin, un valet de chambre, un cuisinier, un cocher, des chevaux, sans se soucier des commentaires que ce changement de vie allait provoquer.

Ne reprochons donc rien au comte de La Marck, encore moins à M. de Bacourt. Nous en prenons bien à notre aise lorsque nous comparons les devoirs d’un homme du monde chargé par une famille, dans des conditions déterminées, d’une mission spéciale d’éditeur, avec les devoirs d’un historien de profession qui découvre dans une bibliothèque des documens destinés au domaine public. Ces derniers documens nous appartiennent, ils sont la propriété de tout le monde, ils doivent être publiés dans leur intégrité. Mais celui auquel on confie des manuscrite en le chargeant de les publier est responsable de cette publication envers ceux qui les lui confient. vous n’avons pas qualité pour juger les confidences qu’il reçoit, les recommandations qui lui sont faites. Si par hasard on lui signale des omissions utiles, des retranchemens à faire, avons-nous le droit de lui en demander compte ? C’est affaire entre lui et les personnes dont il tient son mandat. Tous ceux qui ont connu personnellement M. de Bacourt, et je suis du nombre, savent qu’il était incapable d’altérer un texte. Il n’y a jamais eu plus galant homme. On peut répondre avec lui que l’imprimé est la reproduction fidèle du manuscrit. S’il ne nous donne pas tout, comme l’en accusent Stædtler[3] et après lui M. Aulard, comme il en convient lui-même plusieurs fois, c’est peut-être qu’il n’était pas autorisé à tout publier. Avant de le condamner, il faudrait d’abord savoir quelles étaient les instructions du comte de La Marck.

N’oublions pas d’ailleurs qu’au commencement de ce siècle, suivant la tradition grecque et latine, on considérait l’histoire comme une œuvre d’art au moins autant que comme une œuvre de science. Aujourd’hui nous voulons tout connaître, les rognures, les redites, les détails en apparence les plus infimes, aussi bien que les documens les plus importans. Nous ne savons pas quel parti l’historien de l’avenir pourra tirer du renseignement le plus insignifiant. Au temps de MM. de La Marck et de Bacourt, on avait un autre genre de scrupule, on se croyait tenu au discernement et au choix. On ne se faisait pas faute d’élaguer ce qui paraissait inutile ou hors de propos. En admettant que M. de Bacourt ait fait ainsi quelquefois de lui-même, sans instructions précises de M. de La Marck, uniquement par amour de l’art, — ce qui resterait à prouver, — il serait bien étonnant qu’un homme si scrupuleux eût omis un seul document de quelque importance. S’il avait trié les papiers comme on l’en accuse, et fait un choix des documens à publier, il pouvait avoir pour cela des motifs ou des informations dont nous ne sommes pas les juges. Parmi les liasses de manuscrits trouvés dans l’hôtel de Mirabeau au moment de sa mort, combien y en avait-il qui n’étaient pas de lui, auxquels il n’avait jamais mis la main, qui lui servaient simplement de matériaux pour ses recherches, ses mémoires ou ses discours ! On en jugera par l’énorme quantité de morceaux étrangers que renferment presque tous les volumes publiés sous le nom de Mirabeau. Ses procédés de composition et de travail exigeaient un groupe de collaborateurs. Duroveray, Dumont de Genève, Clavière, Pellenc, Reybaz, d’autres encore, formaient auprès de lui un véritable atelier auquel il faisait de continuels emprunts. Cela lui coûtait fort cher, mais lui permettait de se tenir prêt sur toutes les questions. C’est grâce à ce formidable instrument de travail qu’il put prendre la parole sur les sujets les plus divers, s’imposer à une assemblée d’abord hostile et y asseoir son autorité. Plus d’un discours dont la forme et le mouvement oratoire entraînaient les esprits, ne renfermait que des idées qui lui avaient été fournies par d’autres. Le comte de La Marck connaissait cette manière de travailler et l’avait fait connaître à M. de Bacourt. Pourquoi celui-ci, ayant à publier une correspondance qui portait le nom de Mirabeau, n’aurait-il pas considéré comme un devoir d’éliminer des lettres et des notes personnelles tout ce qui n’était pas de Mirabeau lui-même, ou tout au moins de Pellenc, étroitement associé à ses pensées, tout ce qui pouvait porter par exemple la marque de fabrique d’un collaborateur de troisième ordre? C’est là un genre de scrupule qui a bien aussi son prix, qu’un honnête homme peut éprouver, auquel nous n’avons pas le droit de substituer comme une règle nos habitudes modernes d’information et de publication à outrance.

Soyons reconnaissans à M. de Bacourt de ce qu’il nous a donné, sans lui faire un grief de ce qu’il ne nous donne pas. Il a plus fait que personne pour la gloire de Mirabeau. C’est dans la correspondance publiée par lui que nous trouvons les meilleurs motifs d’admirer la vigueur et la variété des pensées politiques de l’orateur. Les discours de Mirabeau nous font connaître son génie oratoire ; l’homme d’État ne se montre chez lui tout entier que dans les mémoires ou notes qu’il adressait à la cour. Depuis le mois de juin 1790 jusqu’au mois de mars 1791, il a dû en adresser en moyenne deux par semaine. Tous ces documens ne nous sont pas parvenus, mais il nous en reste cinquante qui suffisent à nous faire connaître le fond de la pensée de Mirabeau, comment il jugeait les événemens, quel parti il proposait d’en tirer pour sauver la monarchie. La morale n’a, bien entendu, rien à voir dans cette œuvre de pure politique. C’était, nous le savons, un des moindres soucis de Mirabeau. Il n’y faut pas chercher non plus une suite trop étroite dans les idées. Il ne s’agit pas de composer en toute liberté dans le domaine de l’abstraction une théorie de gouvernement. Il faut compter avec les faits, avec les hommes, avec une situation qui se modifie. La mobilité des événemens entraîne nécessairement celle des projets. Les solutions ne sont pas toujours simples, elles peuvent être diverses suivant le cours que prendront les choses. Il est même bon d’en préparer plusieurs afin de ne pas se laisser surprendre par des reviremens inattendus.

A travers des hésitations et des tâtonnemens de conduite, il y a cependant un point de doctrine sur lequel Mirabeau ne varie jamais. S’il reconnaît les vices de la constitution votée par l’Assemblée, s’il lui reproche notamment d’avoir désarmé et annulé le pouvoir central, il déclare en toutes circonstances qu’on ne pourra plus toucher aux bases mêmes de cette constitution, que l’œuvre de 1789 est indestructible, qu’il y a là des conquêtes et des progrès que la royauté doit accepter sans arrière-pensée, comme la conséquence définitive de la Révolution. Jamais la nation ne retournera en arrière, jamais elle ne rétablira la distinction des ordres et les droits féodaux.

Eût-on le moyen de conquérir le royaume à main armée, il serait impossible de ressusciter l’ancien ordre de choses. Le vainqueur serait obligé de composer avec l’opinion publique et de se résigner aux destructions accomplies. Le roi ne pourra recouvrer l’autorité dont il a besoin qu’à la condition de n’être jamais soupçonné de contre-révolution.

Mais, ce point accordé, comment, par quels moyens rendra-t-on quelque force et quelque indépendance au pouvoir central? Comment remédiera-t-on aux conséquences désastreuses des mesures prises par l’assemblée, à la désorganisation et à l’anarchie qui ruinent le royaume? C’est la question capitale du moment, c’est surtout pour la résoudre que la cour demande des conseils et un appui. Mirabeau pourrait répondre qu’il est bien tard, qu’on a laissé se commettre et s’aggraver le mal, qu’il a lui-même proposé un plan dès 1788, qu’il n’a cessé depuis lors de renouveler ses offres et qu’on n’a jamais consenti à l’écouter. Mais il est fier de la confiance tardive qu’on lui témoigne, enchanté des subsides qu’il reçoit, et se garde bien de récriminer. Il cherche de bonne loi, tout au moins au début, loyalement et courageusement, la solution. Plusieurs partis sont à prendre; il les examinera ou les proposera successivement.


VII.

Le premier moyen d’action qui permettrait peut-être de reconstituer dans l’assemblée une majorité forte serait de s’entendre avec La Fayette. Le roi et la reine désiraient un rapprochement entre les deux hommes les plus populaires du royaume. Il leur semblait que, si ces deux forces s’unissaient pour sauver la monarchie, la monarchie serait sauvée. Mirabeau n’y faisait pas d’objections absolues, quoiqu’il lût très défiant, nous l’avons vu, à l’égard de La Fayette ; mais il entendait prendre ses précautions. La lettre qu’il écrit au général le 1er juin 1790 et la note qu’il fait remettre au roi le même jour nous font connaître son état d’esprit. M. Charles de Loménie l’accuse de jouer en cette circonstance un double jeu, de flatter La Fayette pendant qu’il le dénonce à la cour. Cette duplicité était bien dans les habitudes de Mirabeau, il s’en rendit souvent coupable ; toutefois en rapprochant l’un de l’autre les deux documens publiés par M. de Bacourt, je n’y trouve pour ma part aucune trace de perfidie. J’y vois simplement la perspicacité de l’homme d’État. Mirabeau offre bien à La Fayette de signer un traité de paix, de servir à côté de lui, comme le père Joseph sous Richelieu, mais les termes de sa lettre sont plus sévères qu’aimables. Il reconnaît que le général est puissant, mais il lui reproche de faire un mauvais usage de sa puissance, de ne rechercher que les amitiés et les concours subalternes. Il tient surtout à montrer qu’il ne se paie pas d’apparences, qu’il se sait méconnu, sacrifié à des rivaux obscurs, séparé du général par des intrigues de bas étage. « Vous en croyez de petits hommes, dit-il en finissant, de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l’un à l’autre. »

Celui qui écrit cette phrase a bien le droit de se retourner le même jour vers le roi et de lui dire en toute liberté ce qu’il pense de La Fayette. Il n’en pense rien de bon. Il croit le général hors d’état de résister aux passions populaires. Comment celui qui doit tout aux Parisiens et aux gardes nationales pourrait-il leur opposer une barrière? Le politique qui n’a acquis son influence qu’en se mettant au ton de Paris sera toujours forcé pour la conserver de suivre le torrent. Si ses principes n’étaient pas ceux de son armée, ne serait-il pas bientôt sans soldats et sans pouvoir? Composer un ministère dont La Fayette serait le chef, ce serait livrer le royaume à Paris, tandis qu’on ne peut se sauver qu’en ramenant Paris par le royaume. Mirabeau a ses raisons pour insister sur ce point. Il craint que la cour ne penche du côté de son rival. Il veut bien travailler avec La Fayette au salut de la monarchie, mais à la condition de le surveiller et de le contenir. Il ne sera l’Éminence grise de ce Richelieu que si l’Eminence grise tient en mains tous les ressorts du pouvoir.

C’est ce qu’il explique le 20 juin 1790 dans une nouvelle note adressée à la cour. Il voudrait que la reine fît venir La Fayette devant le roi et lui demandât nettement d’accepter la collaboration de M. de Mirabeau. Cette collaboration, il la réclame entière, journalière, ostensible. Il entend donner son avis dans toutes les affaires. Il faut que la cour puisse dire : ces deux hommes-là ne font qu’un, il faut que le public le sache et le croie. Que ce rapprochement ne soit pas un rapprochement d’amitié, qu’il soit purement politique, peu importe. Mirabeau n’a pas besoin de l’amitié de La Fayette, mais il a besoin de tout savoir, d’entrer dans le secret de tout. On voit bien ce que Mirabeau aurait gagné à ce pacte. Il ne dissimule pas son intention d’agir sur les provinces, de nouer des intelligences avec les gardes nationales. Il se réserve la direction des brochures, des journaux, de la correspondance, la haute main sur le choix du personnel. Dans le tête-à-tête qu’il entrevoit avec son futur collaborateur il espère bien, tout en s’abritant derrière un nom qui a conservé tout son prestige, qu’aucun soupçon n’effleure, retenir et exercer le pouvoir. La Fayette sera l’honneur et la décoration du nouveau gouvernement, Mirabeau en sera l’âme. Le plan échoua, non par la faute de la cour, qui fut certainement tentée de l’appliquer, mais par la résistance de La Fayette. Celui-ci se cabra aux premières ouvertures qui lui furent faite?. Le nom de Mirabeau lui fit soupçonner un marché ou une intrigue, il flaira un piège et resta sur la défensive. Son attitude fut si décourageante qu’on n’osa pas renouveler la tentative. Une lettre que le roi devait lui adresser, que Mirabeau avait sans doute inspirée, resta dans l’armoire de fer où on la retrouva plus tard. Mirabeau le sut et s’en souvint. Les notes qu’il adresse à la cour sont remplies des jugemens les plus sévères et souvent les plus justifiés sur la conduite de La Fayette. Il le prend constamment corps à corps comme l’adversaire le plus insidieux et le plus dangereux de la royauté.

Si on ne peut faire aucun fonds sur La Fayette, si on ne peut compter ni sur sa pénétration ni sur sa fermeté, s’il est condamné à rester dans la dépendance de ceux dont il a l’air d’être le chef, ne pourrait-on sans lui agir sur l’assemblée, ne pourrait-on, tout en maintenant les principes constitutionnels, y obtenir une révision des parties défectueuses de la constitution? Dès qu’il s’agit de régler les rapports de la cour et de l’assemblée, Mirabeau revient sur une idée profondément juste, qu’il a essayé l’année précédente de faire prévaloir, qui n’a échoué que par une coalition inattendue de la droite et d’une partie de la gauche. Il rappelle l’avantage qu’il y aurait à choisir les ministres parmi les membres de l’assemblée. On rétablirait la cordialité et la confiance entre la majorité et la cour, l’unité d’action dans le gouvernement, l’intégrité du pouvoir royal, qui ne peut être garantie que par la responsabilité ministérielle. Il presse la cour de faire attaquer la résolution impolitique qui exclut les députés du ministère, et il s’offre lui-même à porter les premiers coups. S’il était élu président de l’assemblée, peut-être pourrait-il la faire revenir sur ses décisions antérieures. Mais, là encore, il rencontre l’opposition de La Fayette, de plus en plus défiant. Pendant que la cour hésite entre les deux adversaires qu’elle a vainement essayé de rapprocher, tous deux consument leurs forces dans la plus stérile des luttes.

Mirabeau n’en continue pas moins à chercher et à proposer des moyens d’action. Son imagination infatigable lui en fournit sans cesse de nouveaux. Un jour il reprend une de ses thèses favorites, il rappelle la nécessité de soustraire le roi aux agitations et aux influences de Paris. Il conseille à la cour de se rendre à Fontainebleau, où le roi demandera une escorte des gardes nationales. Cela lui permettra en même temps de se faire garder par des troupes de ligne. On n’osera pas les lui refuser dans la crainte de mécontenter toute l’armée. Mirabeau va jusqu’à désigner les régimens et les colonels sur lesquels on peut compter[4]. On organisera ainsi une force armée qui, en assurant la sécurité du souverain, pourra devenir un foyer de résistance. L’anarchie fait tant de progrès qu’il faut se préparer à la lutte et qu’on aura besoin de soldats fidèles. Les régimens suisses sont très sûrs. On pourrait les échelonner sur la frontière depuis la Manche jusqu’à Landau et jusqu’à Besançon. L’important serait de relier entre eux les différens corps de troupes en les plaçant sous le commandement supérieur d’un inspecteur-général. Le comte de La Marck est tout désigné pour cet emploi. L’infanterie allemande pourrait aussi être pourvue d’un chef. Mais ce que Mirabeau désire par-dessus tout, c’est qu’on prépare une organisation et un plan d’ensemble. Autrement, l’armée, dépourvue d’unité et de cohésion, périra, comme la nation, par l’anarchie.

Un autre jour, Mirabeau insiste pour qu’on agisse sur l’opinion. Elle a tout détruit, elle peut tout rétablir. On devrait consulter les hommes les plus influens dans chaque département, mettre à leur disposition des lieutenans dévoués, choisis, non pas des créatures désignées par les ministres, mais les talens les plus en vue, les caractères les plus fermes et leur confier le soin de travailler les provinces. Un millier de sentinelles qui veilleraient sur les principes, un millier d’auxiliaires distribués avec art sur l’ensemble du territoire exerceraient une influence décisive si on avait le talent de les bien choisir. Par une vue de génie, Mirabeau, qui s’est si souvent servi à son profit de la publicité, devine tout le parti qu’on pourrait tirer de la presse. Les longs ouvrages ne sont lus que par un petit nombre de personnes. Ce qui réussirait le mieux, ce qui donnerait le plus d’ampleur à la propagande constitutionnelle et monarchique serait un journal vendu à très bas prix. Mirabeau expose alors les idées qu’il serait utile de répandre : respect de la constitution dans ses principes essentiels, nécessité de certaines réformes, « prouver surtout qu’il ne peut y avoir de liberté sans obéissance à la loi, de loi sans force publique, et de force publique sans confiance dans le pouvoir exécutif. » Nulle part on n’a déterminé en moins de mots, avec plus de précision et de vigueur, les conditions d’un gouvernement libre.

Suivant lui, le salut viendra des provinces. Il serait bon de favoriser la coalition que les départemens projettent, d’écouter leurs réclamations sur l’inutilité des districts et sur le trop grand pouvoir des municipalités, de faire sentir aux peuples qu’une administration centrale serait tout à la fois plus économique et plus forte. De telles mesures ne présenteraient aucun danger et n’exigeraient même pas de grands efforts. Elles coûteront seulement beaucoup d’argent. Il faudra savoir en dépenser. Mirabeau, qui s’y connaît, conseille de ne faire aucune économie sur ce chapitre. Il demande même au roi de supprimer toutes les pensions qui se paient sur sa cassette. Pas de fausse sensibilité. Le salut de l’État avant tout. Les mendians auront leur tour dans des temps plus prospères.

La lutte que Mirabeau entrevoit entre les départemens et Paris, qu’il appelle même de tous ses vœux, le conduit à envisager l’éventualité de la guerre civile. Il le fait avec une tranquillité effrayante. Le déchirement de la patrie, le sang français versé par des mains françaises, rien ne l’arrête, m La guerre civile, dit-il simplement, laisse encore de grandes ressources à la liberté publique, à la constitution, à l’autorité royale. » Il voit déjà en imagination la reine et le dauphin à cheval. Quel contraste entre l’audace de ces conseils et l’impuissance de ceux à qui on les donne! Marie-Antoinette toute seule, en vraie fille de Marie-Thérèse, eût peut-être essayé de reconquérir son royaume l’épée à la main, comme Henri IV. Mais que faire de l’être inerte, du roi sans volonté auquel elle était associée ? Le courage de bien mourir était le seul dont Louis XVI fut capable. Malgré sa vaillance, la reine frissonna en lisant la huitième note adressée par Mirabeau à la cour. Elle n’était pas au bout des surprises que lui réservait ce terrible homme. Dans sa trentième note, une des plus belles qu’il ait écrites, Mirabeau, après avoir admirablement déterminé ce qu’il y a d’immortel et ce qu’il y a de fragile dans une constitution votée au milieu de la tempête, à travers la résistance des ordres privilégiés, sous la pression de la multitude, sous l’influence de la crainte et de la haine, définit le parti populaire. « Le parti véritablement populaire est celui qui veut maintenir la constitution contre les mécontens. La cour sera de ce parti si elle ne leur donne aucun espoir; si, abandonnant sans retour l’ancienne magistrature, la noblesse et le clergé, elle paraît soutenir de toute son influence la majorité actuelle de l’assemblée ; car, se réunir à elle, c’est acquérir le droit et le moyen de la diriger, et diriger c’est gouverner. Là est la véritable puissance. » Allant jusqu’au bout de sa pensée, Mirabeau, qui ne veut ni conserver les ministres en fonctions ni subir un ministère composé de créatures de La Fayette, ne recule pas devant un ministère jacobin. Les raisons qu’il en donne sont célèbres. « Des jacobins ministres ne seraient pas des ministres jacobin-. Pour un homme, quel qu’il soit, une grande élévation est une crise qui guérit les maux qu’il a, et lui donne ceux qu’il n’a point. Placé au timon des affaires, le démagogue le plus enragé, voyant de plus près les maux du royaume, reconnaîtrait l’insuffisance du pouvoir royal. » Si cette idée fait peur, pourquoi ne pas s’arrêter à un moyen terme ? Qui empêcherait de réunir dans le même ministère avec des jacobins plusieurs membres d’une autre section du parti populaire? Ils se corrigeraient les uns par les autres et formeraient une opinion moyenne de nature à décourager les démagogues, à ranimer au contraire les espérances des honnêtes gens.

Quelques jours après, Mirabeau va plus loin encore. Dans le cas où le décret qui interdit aux députés l’accès du ministère serait rapporté par l’assemblée, il conseille de nommer ministres les chefs des jacobins. « Tous ! tous (cela fait horreur, mais cela est profondément habile) qu’on les nomme; car s’ils tiennent, tant mieux, ils seront forcés de composer, et s’ils ne tiennent pas, ils sont perdus, eux et leur parti. » Mirabeau ne se trompait pas sur le parti qu’un gouvernement résolu pouvait tirer des jacobins. Un homme de sa trempe les aurait disciplinés; avant Bonaparte, il en aurait fait des ministres, des chambellans, des administrateurs, des pourvoyeurs de sa police. Mais il lui manque le moyen de mettre à l’épreuve ces ambitions, ces appétits qu’il devine sous les déclamations des tribuns. Il ne gouverne pas, il ne dispose ni des places, ni des honneurs, ni de l’argent. Il n’est qu’un donneur de conseils dont la voix se perd dans le vide, le conseiller énergique, mais peu écouté, du plus indécis, du plus débile des gouvernemens.

Il y a des momens où il se rend compte de l’inutilité de ses efforts, où il comprend qu’il ne parviendra jamais à faire passer son énergie dans des âmes timides. Il se lasse alors de son rôle de subalterne, il fait dans l’assemblée des rentrées éclatantes, comme pour montrer à la cour la force qu’on inutilise, ce dont il serait capable si on lui confiait une fois la direction des affaires. Un jour, il s’attaque à Necker, auquel il n’a jamais pardonné d’avoir méconnu son génie, il le précipite du pouvoir en lui portant les derniers coups. Le lendemain, il s’étonne que les ministres ne proposent aucune résolution à propos des troubles de Brest. Pendant que le côté droit de l’assemblée défend le drapeau blanc, il s’élance à la tribune, et, dans une de ses improvisations les plus véhémentes, il rappelle que les trois couleurs ont été données aux troupes comme le signe de ralliement des amis de la liberté, et portées par le roi lui-même.

Ce n’est pas là le langage d’un tribun, comme le croit M. Charles de Loménie. Il y a des questions sur lesquelles Mirabeau ne peut pas transiger. Tout retour en arrière, toute résurrection de l’ancien régime, répugnent à sa conscience comme à sa raison. Il a vu, dès le début de la révolution, le mal que les regrets, les hésitations et les fautes des ordres privilégiés ont causé à la monarchie. A aucun prix il ne se fera le complice de nouvelles erreurs de ce genre. Puisque la cour veut bien le consulter, il conseillera toujours de se rapprocher du parti populaire, jamais de la droite. Quand on s’est adressé à lui, on connaissait son passé, ses opinions, ses engagemens. Il n’en changera pas. Il cherchera, au contraire, à détruire dans l’esprit du roi et de la reine tout ce qui pourrait leur rester de confiance dans les représentans de l’ancien ordre de choses.

D’ailleurs, il ne peut servir utilement la cour qu’à la condition de rester lui-même en pleine possession de son influence et de sa popularité. C’est sans doute pour les rajeunir, — et ici nous sommes tout à fait d’accord avec M. Charles de Loménie, — qu’il prononce, dans la séance du 13 novembre 1790, un discours très violent. Ce jour-là, Mirabeau a certainement tenu un langage révolutionnaire assez peu compatible avec les sentimens qu’il témoignait dans ses notes à la cour. Mais il serait injuste d’isoler ce discours des circonstances au milieu desquelles il a été prononcé. Mirabeau était mécontent que la cour, tout en lui demandant des conseils, ne voulût en suivre aucun et se fût obstinée à conserver des ministres dont il demandait le renvoi depuis plusieurs mois, dans l’intérêt même de la royauté. Le maintien du ministère et l’irritation qu’en éprouvaient beaucoup de députés avaient amené dans l’assemblée même des scènes scandaleuses. La droite, qui compromettait les ministres en les défendant, avait interrompu par des murmures et par des cris le discours où Mirabeau demandait que, malgré l’indifférence et l’inaction du ministère, les couleurs nationales fussent portées par la marine aussi bien que par l’armée. Au moment où l’orateur cessait de parler, on avait prononcé les mots de scélérat et d’assassin. Quelques jours plus tard, à l’occasion d’un débat sur l’île de Corse, plusieurs collègues de Mirabeau avaient levé leur canne pour le frapper; l’un d’eux l’avait même menacé d’un stylet.

Ces violences avaient échauffé les esprits dans l’assemblée et au dehors. Des provocations s’échangeaient, Charles de Lameth se battait en duel avec le duc de Castries et recevait au bras une blessure profonde. Le peuple de Paris crut que la droite voulait se débarrasser du parti populaire par une série de duels. On prit parti avec passion pour Charles de Lameth, la foule envahit l’hôtel de Castries et le mit à sac. Le même jour, le bataillon du district de Bonne-Nouvelle se présenta à l’assemblée pour demander vengeance « contre l’homme audacieux qui a osé provoquer Lameth. » La droite proteste, la gauche applaudit, et, au milieu du tumulte, le député Roy s’écrie : « Il n’y a que les scélérats qui puissent applaudir. » Menacé d’arrestation, l’interrupteur est défendu d’abord par M. de Virieu, puis par M. de Foucauld, qui, dans une des séances précédentes, avait apostrophé Mirabeau avec une extrême violence. M. de Foucauld avant terminé son discours en disant que, s’il s’agissait de lui-même, si on ordonnait son arrestation, il n’obéirait pas, Mirabeau demanda à Malouet de lui céder son tour de parole et releva la provocation dans les termes les plus vifs. Rappelé à l’ordre par le président, menacé et injurié par la droite, il céda sans doute à un mouvement de colère auquel le souci de sa popularité n’était pas étranger, et il fit l’apologie des patriotes qui avaient saccagé l’hôtel de Castries, mais sans y dérober un seul objet, en s’inclinant même devant Mme de Castries et en respectant religieusement le portrait du roi. « Voilà, disait-il, quel est le peuple, violent, mais exorable; excessif, mais généreux; voilà le peuple, même en insurrection, lorsqu’une constitution libre l’a rendu à sa dignité naturelle et qu’il croit sa liberté blessée. Ceux qui le jugent autrement le méconnaissent et le calomnient. « 

La cour fut justement étonnée et inquiète d’un tel langage. Le comte de La Marck en témoigna sa surprise et l’archevêque de Toulouse, qui remettait à la reine les notes de Mirabeau, ne put s’empêcher de dire qu’après de pareils écarts la confiance devenait difficile. Au fond, Mirabeau ne regretta et ne retira rien de ce qu’il avait dit. Il s’en explique sans le moindre embarras dans sa quarante-deuxième note à la cour. Il y mettait en quelque sorte le marché à la main. Il fallait l’accepter tel qu’il était, comme un ami et un défenseur du peuple. Il ne pouvait défendre les véritables intérêts du trône que si le peuple était accoutumé à l’écouter sans défiance. Sa popularité était une ressource qu’on ne devait laisser affaiblir par aucun soupçon.

En même temps, il savourait le plaisir d’être redevenu l’idole des Parisiens, de ne plus entendre opposer aux calculs ambitieux dont on le soupçonnait quelquefois la pureté du civisme de La Fayette. En quelques jours, à la suite de deux discours énergiques et hardis, il avait reconquis toute sa popularité. Les bons patriotes étaient invités à souscrire pour faire reproduire par la gravure son portrait peint en pied. A la Comédie-Française, où l’on venait de reprendre la tragédie de Brutus, Mirabeau était reconnu dans sa loge, acclamé par le public et invité à s’asseoir à une place d’honneur. Symptôme plus significatif encore! Le 30 novembre 1790, il est élu président de la Société des jacobins, dont il faisait partie depuis la fin de 1789, mais où il ne se montrait assidu que depuis deux mois. La société est en pleine prospérité, elle compte à Paris plus de mille adhérens; cent cinquante sociétés de province y sont affiliées. Mirabeau croit y trouver un puissant moyen d’action, en même temps qu’il y apporte le prestige de sa renommée et l’autorité de sa parole. Il y impose silence à Robespierre, dont il avait deviné « l’incalculable ambition, » mais qu’il écrase de sa supériorité et dont il disait avec hauteur : « Je défie Robespierre de me dépopulariser. »

Dans la pensée de Mirabeau, la présidence de la Société des jacobins devait le conduire à la présidence de l’assemblée, qu’il ambitionnait depuis longtemps et dont La Fayette avait contribué à l’écarter. Cette fois encore, il éprouve une nouvelle déception. M. d’André est élu à sa place. Il en ressent un dépit assez violent pour vouloir aller prendre sa revanche en Provence et y combattre les partisans de M. d’André. Il revient cependant sur ce mouvement de mauvaise humeur, en recevant des témoignages de sympathie qui le flattent et le désarment. « Un homme aussi utile à la chose publique, écrit la Chronique de Paris, ne commet-il pas une imprudence lorsqu’il s’éloigne du temple de la loi?.. M. de Mirabeau est nécessaire à l’assemblée nationale comme un roi à un gouvernement monarchique, n Quelques sections de Paris lui envoient des députations pour le prier de ne pas s’éloigner ; la Société des jacobins, après un discours éloquent de Barnave, vota une résolution dans le même sens[5]. Pendant que Mirabeau retrouvait sa popularité un instant menacée, il rétablissait ses relations avec la cour dans des conditions nouvelles. Les ministres, qu’il avait si longtemps attaqués sans réussir à les renverser, venaient enfin de succomber. Il n’avait pu empêcher qu’on les remplaçât par des amis de La Fayette. Mais un membre de l’ancien ministère, homme de cœur, personnellement dévoué à la cour et prévenu depuis peu contre le commandant des gardes nationales, M. de Montmorin, était resté en fonctions. Quoique Mirabeau, qui avait été son protégé, son émissaire en Prusse, auquel il avait rendu des services d’argent, eût eu de grands torts envers lui et eût manqué à tous les devoirs de la correction diplomatique en publiant l’histoire secrète de la cour de Berlin, un même sentiment les rapprochait : le désir de sauver la monarchie. Sans qu’on sache bien exactement lequel des deux fit des ouvertures à l’autre, il semble que la cour ait souhaité et favorisé leur rapprochement. On n’avait plus guère le choix ni des auxiliaires, ni des moyens. Si l’on voulait se sauver, il fallait se servir des dernières ressources qui restaient.

Ressources bien incertaines, bien précaires en vérité, à en juger par la quarante-sixième et la quarante-septième notes adressées à la cour après une entente avec M. de Montmorin ! Comme toujours, Mirabeau est tout à fait supérieur dans la partie critique. Il peint les difficultés de la situation avec une vérité et une précision effrayantes. — « Il est évident que nous périssons, nous, la royauté, l’autorité, la nation entière ; l’assemblée se tue et nous tue. » — Paris surtout, comme il l’a déjà souvent dit, l’inquiète au plus haut degré. — « Cette ville connaît toute sa force; elle l’a exercée tour à tour sur l’armée, sur le roi, sur les ministres, sur l’assemblée; elle l’exerce sur chaque député individuellement, elle ôte aux uns le pouvoir d’agir, aux autres le courage de se rétracter, et une foule de décrets n’ont été que le fruit de son influence. » — Comment, d’ailleurs, rétablir l’autorité dans une ville qui appartient à la garde nationale? La garde nationale est-elle autre chose qu’un instrument entre les mains des factieux? L’assemblée aussi est un obstacle, peut-être le plus grand de tous. Personne aujourd’hui n’a plus d’ascendant sur elle. Elle échappe à toute influence ; comme le peuple qu’elle représente et auquel elle ressemble, elle n’agit plus que par des mouvemens brusques, passionnés, précipités. Quant au roi, quelle influence lui reste-t-il ? Il n’a plus ni places à distribuer, ni récompenses à donner. Le pouvoir exécutif n’existe plus, puisqu’il n’a plus ni agens, ni organes.

Voilà les difficultés. Quels sont maintenant les remèdes ? Est-ce la fatalité d’une situation sans issue ? Quelles que soient la fertilité d’invention de Mirabeau, son audace et son absence de scrupules, il ne paraît avoir trouvé aucun moyen décisif de rétablir l’intégrité du pouvoir en conservant la liberté. J’entends bien qu’il propose de tendre des pièges à l’assemblée, d’embarrasser sa marche et de la pousser vers une tyrannie qui la rendrait odieuse au pays. Est-on sûr qu’elle se prête à ces combinaisons machiavéliques ? est-on même sûr que ces combinaisons réussiraient ? Combien de lois a-t-on réussi dans l’histoire à faire sortir le bien de l’excès du mal ? Quand on en est réduit à cette extrémité, on risque fort de précipiter le mal sans obtenir en échange la compensation qu’on espère. Pousser l’assemblée à retenir ou à usurper tous les pouvoirs, désorganiser le royaume, multiplier l’anarchie, préparer une crise aiguë, est-ce bien frayer les voies à une monarchie constitutionnelle ? On prépare ainsi la Terreur et l’Empire, Robespierre et Bonaparte. On ne laisse aucune chance à la liberté. Et cependant Mirabeau ne veut instituer qu’un gouvernement libre ; il a toujours combattu, il combat encore le despotisme.

Mais en le combattant il ne s’aperçoit pas qu’il le crée. Au pouvoir absolu qu’il reproche à l’assemblée d’accaparer, il substitue un gouvernement occulte concentré en quelques mains, une coalition mystérieuse, dont les membres seront associés sans le savoir, sous la direction de Montmorin et sous la sienne. Il organise le nouveau parti constitutionnel comme une vaste conjuration qui partirait de la cour pour embrasser tout le royaume. Trois moyens d’action seraient à la disposition des conjurés, l’argent, la publicité, l’espionnage. L’enjeu est si gros qu’il faut se résigner à d’énormes dépenses. On n’aura des hommes sûrs et dévoués qu’en les payant. Mirabeau sait mieux que personne à quel prix s’achète une conscience. Un atelier de publications sera établi à Paris d’où il rayonnera sur les provinces. Cet ensemble de mesures sera complété par un atelier de police dont Mirabeau dé- termine les attributions avec une précision minutieuse. Chaque jour les deux chefs du complot, Montmorin et lui, doivent savoir ce qui se passe à l’assemblée, aux Jacobins, au club monarchique, dans les lieux publics, dans les cafés, aux théâtres, dans les clubs, sur les promenades, chez M. de La Fayette, parmi les ouvriers, les membres du clergé, les journalistes, aux ministères, chez le roi et chez la reine, dans les départemens, dans les tribunaux, dans le corps électoral.

Il est difficile d’imaginer un plus formidable instrument de despotisme. Le comité de Salut public et la police de Fouché n’iront pas au-delà. Si on eût fait cette observation à Mirabeau, il aurait répondu qu’on périssait par la liberté, qu’il fallait d’abord sauver le pouvoir exécutif, qu’on s’occuperait du reste ensuite. Qu’un esprit si libre, si sincèrement attaché au gouvernement représentatif, en fût arrivé là, cela indiquait clairement que l’anarchie ramenait la France au pouvoir absolu. Puisque cette extrémité ne pouvait guère être évitée, il faut regretter peut-être qu’au lieu de jouer le rôle ingrat d’un conseiller mal écouté, Mirabeau n’ait pas été chargé d’exécuter lui-même son plan. Dans tout ce qu’il écrit à cette époque, dans tous les détails de sa correspondance, on sent le frémissement intérieur d’un homme qui aspire à gouverner, dont l’esprit est assiégé par l’image d’un gouvernement fort et qui s’épuise en objurgations désespérées pour faire passer quelque chose de son énergie dans des âmes inertes.

La Marck l’accuse quelquefois de ménager sa popularité, de ne pas savoir prendre un parti entre les Jacobins et la cour, de se réserver avec intention, afin de se trouver au dernier moment du côté du plus fort. Mais ceux au nom desquels on lui adresse ce reproche méritaient-ils qu’il se sacrifiât pour eux? On lui demandait des conseils sans les suivre; en réalité on ne lui témoignait qu’une confiance apparente. Comme l’indiquent une lettre de Marie-Antoinette au comte de Mercy et une lettre du roi au marquis de Bouille, la cour cherchait surtout à le neutraliser, à ne pas l’avoir contre elle : — « Écoutez le projet de Mirabeau, écrivait le roi, mais sans trop vous y livrer. » — Il ne semble pas qu’on ait eu une seule fois l’intention arrêtée de mettre entre ses mains les destinées de la monarchie. Lui-même le sentait parfaitement, il ne se trouvait ni assez secondé, ni assez soutenu. Bien souvent, il aurait voulu compléter ses notes manuscrites par des explications verbales qui lui auraient permis de mieux préciser certains détails, de faire plus facilement passer sa conviction dans les esprits. On s’y refusait toujours. La reine ne daigna le recevoir qu’une seule fois, et, malgré de fréquentes instances, ne consentit jamais à lui accorder une nouvelle entrevue.

D’ailleurs, qu’espérer d’un prince dont rien ne parvenait à secouer l’inertie? — « Le roi, écrivait La Marck au comte de Mercy, est sans la moindre énergie. M. de Montmorin me disait l’autre jour tristement que, lorsqu’il lui parlait de ses affaires et de sa position, il semblait qu’on lui parlât de choses relatives à l’empereur de la Chine... La reine est attachée à un être inerte. » — Dans la campagne qu’il entreprenait avec de si pauvres alliés, Mirabeau donnait encore plus qu’il ne recevait. Les derniers efforts qu’il fit à l’assemblée témoignent d’un courage très supérieur à celui de la cour. Au milieu de l’émotion causée par le départ de Mesdames tantes du roi, il osa réclamer pour elles le droit de quitter le royaume. Il exposa cette popularité à laquelle on l’accusait d’être si attaché, en combattant la loi sur les émigrans, en annonçant même que, si on la votait, il n’y obéirait pas. Ce fut lui aussi qui, en face de l’émeute, rédigea au nom du Directoire dont il avait été élu membre et fit afficher sur les murs de Paris une proclamation énergique : — « Les auteurs des troubles, y disait-il courageusement, déshonorent souvent la liberté, car la liberté ne consiste point à ne reconnaître aucune autorité ; elle consiste à n’obéir qu’à la loi constitutionnellement faite... On reconnaît un peuple, qui, l’ayant conquise, est digne de la conserver à la tranquillité intérieure, à la confiance qu’il a dans ses chefs, à la sécurité avec laquelle chacun se livre à son industrie, enfin à la prospérité générale qui est toujours l’ouvrage des bonnes lois. » — Enfin, il faut citer, parmi les dernières paroles que Mirabeau prononça, une déclaration formelle d’attachement à la monarchie. Un mois avant sa mort, il disait résolument en pleine assemblée : — « Notre serment de fidélité au roi est dans la constitution, il est constitutionnel... Je dis qu’il est profondément injurieux de mettre en doute notre respect pour ce serment. »


VIII.

En admettant qu’il eût obtenu de la cour un appui plus énergique, aurait-il réussi à sauver la monarchie et la liberté ? Nous aurait-il préservés de cette succession de dictatures sanglantes et de gouvernemens sans caractère qui, en fatiguant le pays, l’ont jeté, pour notre malheur, entre les bras d’un général victorieux ? Nul ne le sait. Quel dommage que la mort ait détruit sitôt, si brusquement, une organisation si puissante! Assurément, il est difficile de supposer qu’un homme tout seul aurait changé le cours de la révolution. Mais quel homme que celui-là, combien supérieur à tous les autres ! Comme il domine de haut ceux qui lui ont succédé ! Pour trouver son égal, il faut aller jusqu’à Bonaparte. S’ils s’étaient rencontrés, lequel des deux aurait supprimé l’autre? Dans quel duel terrible se seraient engagés ces deux représentans des races du Midi, tous deux si dépourvus de moralité, si indifférens au bien et au mal, si rapprochés par leur origine commune des enseignemens de Machiavel !

Comparé à Mirabeau, Bonaparte a un immense avantage, la supériorité de l’action sur la parole. « Les actes sont des mâles, dit le proverbe espagnol, les paroles sont des femelles. » ne pour gouverner, admirablement propre à conduire et à dominer les hommes, Mirabeau n’a jamais eu entre les mains une parcelle de gouvernement ! Cela seul lui a manqué, mais cela seul est capital. Pour tout le reste il n’a pas de rival, ni parmi les orateurs ni parmi les théoriciens politiques de la révolution. Lorsqu’on repasse par la pensée cette vie si courte de quarante-deux ans, on est effrayé de tout ce qu’elle contient d’activité et d’idées. Si la nature y est pour beaucoup, l’éducation y est aussi pour quelque chose. La forte intelligence de l’ami des hommes a marqué de son empreinte ce jeune cerveau. Mirabeau, qui s’est tant plaint de son père, qui l’a si souvent accusé, lui doit le meilleur instrument de sa vigueur intellectuelle, l’habitude du travail. Formé à cette rude école, il ne laisse échapper aucune occasion de s’instruire, il emmagasine dans sa mémoire des provisions solides qui y reposent en sûreté, qui reparaîtront plus tard au premier appel de sa volonté.

Non-seulement il a lu tout ce qui est écrit, il a dévoré plusieurs bibliothèques dans ses études de jeunesse et dans ses longues heures d’emprisonnement, mais il connaît les hommes aussi bien que les livres, toutes les classes d’hommes, depuis les plus grands jusqu’aux plus humbles. Sa naissance et sa vie d’aventures l’ont mêlé aux mondes les plus différens. C’est un aventurier, mais un aventurier de race. Il a été capitaine de dragons, il a frayé à Versailles avec les plus grands seigneurs de France, parmi lesquels il retrouvait des parens ou des alliés, il a causé avec Frédéric II, il a été présenté à l’élite de la société anglaise ; avant même qu’il fût élu aux états-généraux, des ministres ont compté avec lui, redouté l’influence de sa parole et de sa plume. Pendant que sa qualité de gentilhomme et son génie le mettaient de pair avec les personnages les plus considérables, ses désordres et ses dettes le rabaissaient au niveau des plus petits. Les usuriers, les prêteurs sur gages, les limiers de police, les déclassés, les besogneux, les imprimeurs clandestins, les auteurs d’écrits anonymes, les pamphlétaires masqués l’ont eu pour victime, pour collaborateur ou pour complice. Ballotté du sommet aux bas-fonds de la société, il a enfin connu le peuple, le vrai peuple, au moment de ses premiers succès oratoires devant le parlement d’Aix. Depuis lors, il a savouré toutes les ivresses de la popularité. Ce prisonnier des châteaux d’If, de Joux, de Vincennes, cet ancien condamné à mort, a été porté en triomphe dans les villes de Provence. Ce nom de ses ancêtres qu’on l’accusait d’avoir flétri, il l’a couvert de gloire et inscrit parmi les plus grands. Sa renommée a pénétré dans les plus petits hameaux de France, dans tous les pays étrangers. Partout où on parle de la révolution, on parle de lui; pour beaucoup même il en est l’unique représentant, il la résume et il la personnifie. Entré dans l’assemblée en suspect, accueilli par des murmures, il l’a dominée par son éloquence, il a fini par en devenir le président, et, après avoir forcé tous les partis à s’incliner devant son génie, il y est mort en triomphateur. Dans cette ville de Paris où, deux ans auparavant, un de ses livres était brûlé par la main du bourreau, il a vu se préparer, avant qu’il eût rendu le dernier soupir, l’apothéose qui l’attendait ; le bruit de la foule anxieuse qui se pressait autour de son hôtel dans la rue de la Chaussée-d’Antin est arrivé jusqu’à son lit de mort; il a su que les députations se succédaient à sa porte et que déjà les théâtres se fermaient en signe de deuil, comme pour lui donner un dernier témoignage de la sympathie publique. Le lendemain, la population tout entière lui faisait des funérailles splendides; avec une pompe extraordinaire, aux sons d’une musique funèbre, par de longs détours à travers les rues populeuses, on transportait solennellement ses restes à l’église Sainte-Geneviève, qu’une loi spéciale affectait désormais à la sépulture des grands hommes. L’émotion et l’admiration universelles étouffaient jusqu’au souvenir des anciennes discordes, des rancunes d’autrefois. Royalistes et révolutionnaires obéissaient au même sentiment, éprouvaient et exprimaient la même douleur. Presque tous étaient d’accord pour comprendre et pour regretter ce que la France perdait à la mort d’un tel homme.

Je connais bien le revers de la médaille, je sais bien tout ce qu’on peut dire, j’ai dit moi-même sans ménagement ce que je pensais du caractère de l’homme, je n’ai dissimulé ni son immoralité, ni sa vénalité, ni sa duplicité. Vivre aux dépens d’une femme, d’un banquier, d’un ministre, écrire des libelles contre son père au profit d’une mère dont il connaît les torts et la honte, présider la Société des jacobins, y couvrir de fleurs les Lameth, et en même temps les dénoncer à la cour, être à la fois le chef le plus ardent du parti populaire et le conseiller salarié de la reine[6], voilà des actes qui ne lui coûtent à accomplir ni un scrupule ni un remords. Machiavel aurait reconnu en lui une âme italienne avec des profondeurs insondables de corruption et d’astuce. Mais dans cette dépravation quelle part ne faut-il pas faire au siècle, à la race, à la famille ! Regardons autour de Mirabeau et voyons ce que vaut la moralité de ses contemporains les plus célèbres. Croit-on, par hasard, que les âmes de Camille Desmoulins, de Danton, de Sieyès, de Talleyrand, fussent plus pures que la sienne? Quels exemples, d’autre part, n’a-t-il pas reçus dans sa famille? Il a vu son père vivre avec une concubine, sa mère publier ses adultères et les attester par écrit, une de ses sœurs courir les grands chemins avec un chevalier d’industrie. Quelle discipline morale, quel frein lui a-t-on imposé? Et cependant l’hérédité qui le déprave par certains côtés le relève par d’autres. Son père a déposé en lui, avec la passion du travail, le germe des sentimens les plus nobles, l’amour de l’humanité, la passion de la justice, une pitié profonde pour ceux qui souffrent, un désir ardent de soulager leurs souffrances. Personne n’a été plus pénétré que Mirabeau de l’esprit de la révolution, personne n’a applaudi de meilleur cœur à l’abolition des privilèges, à l’établissement de la liberté civile et religieuse, au triomphe de l’égalité. Sur ces points décisifs, sur ces victoires qu’il considère comme définitives, on ne trouve chez lui ni une hésitation ni une dissonance. Il le répète à satiété dans les mémoires qu’il adresse à la cour. Il tient à ne laisser aucune illusion aux esprits que pourrait hanter le regret de l’ancien régime, de cet ancien régime qu’il a vu de près, dont il a connu les iniquités! On ne reviendra pas à la féodalité, aux exemptions pécuniaires, aux droits particuliers des possesseurs de fiefs, à la distinction des ordres. Toutes les inégalités qu’il a si souvent dénoncées et maudites sont emportées désormais dans le torrent révolutionnaire. Aucune puissance humaine ne les ramènera. On rencontre ici la limite certaine de la vénalité de Mirabeau. Il aimait l’argent, il en avait besoin; mais il n’aurait jamais consenti, pour en recevoir, à abandonner les principes, ce qu’il appelle lui-même les bienfaits de la révolution. La Fayette, qui le jugeait sévèrement, lui rend à cet égard un témoignage formel. « Mirabeau, dit-il dans ses Mémoires, n’était pas inaccessible à l’argent, mais pour aucune somme il n’aurait soutenu une opinion qui eût détruit la liberté et déshonoré son esprit. »

La générosité des sentimens de Mirabeau n’avait pas seulement un caractère général et philosophique, elle ne s’appliquait pas uniquement à l’ensemble de l’humanité. Il était capable d’aimer, de donner à ceux qui l’aimaient des preuves d’attachement et de dévoûment. Malgré la fougue et la mobilité de sa nature, il avait le cœur bon. On ne faisait pas inutilement appel à sa sensibilité. Embarrassé de tout temps dans ses affaires, il augmenta souvent ses embarras pour obliger les autres. Quoiqu’il ne lût pas toujours exempt de torts à leur égard, il mérita d’avoir, et il eut des amis admirables. L’affection qu’il sut inspirer à Mme de Nehra, au comte de La Marck, à Cabanis, à Frochot, défendent sa mémoire. Dans sa jeunesse, avec sa tête énorme et sa figure couturée par la petite vérole, il n’en fut pas moins un charmeur. Il le demeura jusqu’au bout. Ceux qui vivaient auprès de lui reconnaissent tous l’agrément de son commerce, la grâce et la séduction de ses manières, tous l’aimaient, tous le pleurèrent; l’un d’eux, le jeune de Comps, voulut se tuer sur son corps.

Ces traits de caractère ont leur prix. Mais ce qui intéresse la postérité, c’est surtout la valeur des œuvres. Que reste-t-il de cette merveilleuse éloquence? Après qu’un siècle a passé sur les discours de Mirabeau, maintenant qu’on n’entend plus son organe sonore, sa voix forte et nuancée, ses accens profonds ; qu’on n’a plus sous les yeux ce corps immobile[7], ce geste rare, mais superbe, ce masque tourmenté et imposant où se concentrait la vie, où se succédait avec une vivacité méridionale l’expression des passions les plus diverses, que personne même ne peut plus nous en rendre à distance le prodigieux effet, les paroles qui ont si souvent passionné l’assemblée constituante nous émeuvent-elles encore, quoique refroidies pour toujours et fixées sur le papier? Il serait exagéré de dire qu’elles n’ont rien perdu, que le temps ne leur a rien enlevé. Quelquefois le ton déclamatoire a vieilli, l’emphase méridionale nous donne le sentiment du vide ; les expressions paraissent plus fortes ou plus pompeuses que ne le comporterait la simplicité du sujet. Mais l’ensemble demeure intact ; la belle ordonnance de la composition, la proportion des parties, la gradation des mouvemens oratoires, la chaleur répandue partout, l’émotion grandissante, échauffent le lecteur comme elles entraînaient autrefois les applaudissemens des auditeurs. On subit la contagion de l’éloquence, on repasse par les impressions qu’éprouvait dans l’assemblée le public des tribunes; comme lui, on serait tenté d’acclamer et d’applaudir encore l’orateur. A d’autres momens, les discours de Mirabeau produisent une impression différente, moins oratoire, plus calme et plus profonde. Nous sommes tout à coup frappés par l’abondance des vues, par la vigueur extraordinaire et le relief de la pensée. Nous admirions un merveilleux artiste; c’est maintenant le penseur, le philosophe, le politique qui nous force à rentrer en nous-mêmes, à considérer les événemens comme faisant partie de la chaîne de l’histoire, avec les signes précurseurs qui les annoncent et les conséquences inévitables qui en sortent.

Tout cela est dit en général dans une langue très supérieure à la langue parlementaire. Mirabeau, qui a écrit ses plaidoiries d’Aix et tous ses premiers discours, garda jusqu’au bout, même dans ses improvisations les plus véhémentes, le souci de la forme. Les leçons de son précepteur Poisson, bon humaniste, et la lecture des auteurs anciens avaient laissé dans son esprit des traces profondes. Toutes ses œuvres portent l’empreinte de la culture classique ; même lorsqu’il se sert, comme cela lui arrive si souvent, de travaux écrits par d’autres, il y met la marque de son esprit, il y donne un tour élégant et littéraire par le choix, par la propriété des expressions. Ses manuscrits surchargés de ratures indiquent qu’il ne se contente pas du premier jet, qu’il a la volonté et l’espoir d’atteindre la perfection. Il conduit sa phrase à la façon des Latins, tantôt avec une ampleur soutenue, tantôt avec une brièveté et une concision énergiques. Ces procédés de style, déjà sensibles dans les discours écrits, s’accusent davantage encore dans la dernière de ses œuvres, dans les mémoires adressés à la cour. Depuis Montesquieu et depuis Rousseau, personne n’a parlé la langue de la politique avec autant de fermeté. Un certain nombre de pensées y sont frappées avec la netteté de contours d’une médaille romaine. On dirait du César ou du Salluste. On peut contester çà et là les idées et les conclusions de l’auteur; personne ne méconnaîtra ni la vigueur de son intelligence, ni la mâle beauté de son langage. Lorsque Mirabeau, qui prenait encore la parole dans l’assemblée le 27 mars, fut foudroyé le 2 avril 1791, la France perdait non-seulement son plus grand orateur, mais un de ses écrivains les plus hardis et les plus puissans. Il mourait en pleine possession de toutes ses facultés, en plein progrès sur lui-même, de plus en plus sévère dans le choix de ses pensées et de ses expressions, comme s’il voulait laisser à la postérité dans son dernier écrit l’image la plus fidèle et la plus achevée de son brillant génie.


A. MÉZIÈRES.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Cette vénalité était publique. Un voyageur étranger, Halem, raconte qu’un jour pendant une des séances de l’assemblée nationale à laquelle il assistait, son voisin lui dit à l’oreille : Point d’argent, point de Mirabeau. »
  3. J.-Ph. Stædtler, un des anciens secrétaires du comte de La Marck, traduisit en allemand la publication de M. de Bacourt en la complétant par des éclaircissemens et par des additions. Il nous renseigne sur quelques-unes des suppressions que M. de Bacourt a faites sans les dissimuler, mais il ne nous donne pas un détail nouveau sur la physionomie de Mirabeau. M. Alfred Stern, qui a fait de son travail une étude très consciencieuse, n’a pu en tirer ni un détail de mœurs ni un trait de caractère. Il a trouvé des renseignemens bien plus précieux dans les récits de Halem, d’OElsner et de Gorani. Tous trois avaient connu et entendu Mirabeau. Leurs témoignages étaient à peu près oubliés. M. Alfred Stein a bien fait de les exhumer.
  4. Quoique Mirabeau désigne Bouillé comme le général sur lequel il y aurait le plus de fonds à faire, son plan n’a pas de rapport avec la fuite de Varennes. Il ne conseille ni d’aller à la frontière, ni de chercher un appui au dehors. Il compte pour réussir sur les assemblées départementales autant que sur l’armée, et il engage le roi à rester au cœur du royaume en relations étroites avec elles.
  5. La bonne intelligence entre Mirabeau et les Jacobins n’a pas duré sans nuages jusqu’au bout. Le 28 février 1791, peu de semaines avant sa mort, il y fut attaqué violemment par Duport et Alexandre de Lameth pour avoir combattu le jour même à l’assemblée un projet de loi contre les émigrans. Le récit de cette séance fait par l’Allemand OElsner, publié en 1794, a été retrouvé par M. Alfred Stern, qui en tire de curieux détails. Camille Desmoulins et Dubois-Crancé, qui la racontent également, insistent surtout sur l’embarras de Mirabeau « qui suait à grosses gouttes. » OElsner fut frappé, au contraire, du sang-froid de l’orateur. On cherchait évidemment à l’exaspérer et à le faire sortir des gonds pour amener une rupture violente entre lui et les Jacobins. Il évita le piège en restant maître de lui-même, il répondit deux fois à ses adversaires et finit par enlever les applaudissemens de ceux-là mêmes qu’il ne pouvait convaincre.
  6. Un des hommes qui l’ont le mieux connu et qui ont eu longtemps pour lui le plus de sympathie, Camille Desmoulins, fait de lui ce portrait charmant et vrai. « Tout observateur attentif, en considérant les intelligences que Mirabeau avait dans tous les partis, et les espérances que fondaient sur lui tant de gens marchant en sens contraire, ne pourra comparer Mirabeau qu’à cette joyeuse coquette dont j’ai vu quelque part le portrait : attentive à la fois à tenir son jeu et à occuper ses amans, elle a ses deux pieds sous la table posés sur ceux de ses deux voisins et tourne ses regards languissamment vers le troisième, en sorte que tous jouissent d’une préférence qu’ils regardent comme unique. Chacun des trois rit des deux autres et les prend pour dupes; ce qui n’empêche pas la belle de prendre du tabac d’un quatrième près d’elle, d’appuyer ses doigts dans sa tabatière incessamment et longtemps, et de serrer la main d’un cinquième sous prétexte de voir sa manchette de point. »
  7. Mirabeau ne faisait pas beaucoup de gestes à la tribune; il agissait surtout par l’expression des regards et par les mouvemens de la tête. « Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu, dit Chateaubriand, sombre, laid et immobile; il rappelait le chaos de Milton. »