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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Kim Kisou

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KIM-KISOU

Kim-Kisou était le fils d’un pauvre paysan d’origine plébéienne. Dès son enfance, il se fit remarquer par une intelligence extraordinaire. Son père, malgré son extrême indigence, encouragé vivement par ses voisins, l’initia de très bonne heure aux études pour lesquelles le jeune Kisou avait un goût particulier.

À l’âge de quinze ans, il se présenta audacieusement, et à l’étonnement de tous, au concours national des Lettres, qui permettait aux lauréats de briguer les plus hauts postes du pays. Le jeune candidat obtint facilement le premier prix, avec les félicitations du jury.

L’empereur, qui présidait en personne la distribution des prix, daigna recevoir le lauréat avec des égards particuliers. Cependant après les magnifiques fêtes traditionnelles qui suivirent le dit concours, Kisou regagna modestement le foyer paternel et continua ses études avec sa curiosité habituelle. Or un jour son père lui dit :

— « Mon enfant, je me fais vieux et j’aimerais te voir dans une situation digne de toi. Va à Séoul et tâche d’obtenir une fonction avantageuse. D’ailleurs cela ne tient qu’à toi puisque tu as eu la première place au concours national et que notre Auguste Empereur se montre plein de sollicitude à ton égard.

Kim-Kisou, après avoir réfléchi sur l’extrême indigence de sa famille et sur la légitime espérance de son père, se décida de partir, le lendemain, pour Séoul.

Arrivé à la capitale, il présenta à l’empereur une supplique demandant un poste digne du premier lauréat du concours national.

L’Empereur ne pouvait lui donner satisfaction à cause de son jeune âge. Néanmoins il fit venir Kim-Kisou, un soir dans son palais afin de s’entretenir avec lui dans l’intimité.

D’un ton paternel, il l’interrogea d’abord sur mille sujets divers, puis abordant enfin le sujet qui intéressait plus particulièrement Kim-Kisou il lui dit :

— « Ne croyez-vous pas que c’est trop tôt pour vous de… » L’Empereur voulait lui dire par ces mots qu’il était encore trop jeune pour être un fonctionnaire important. Mais le jeune homme l’interrompit par cette réplique adroite :

— « Sire, ne dites pas qu’il est encore tôt, mais dites qu’il est plutôt tard, car je ne suis arrivé au palais qu’après dîner. »

Évidemment il y avait là un sens équivoque voulu. L’Empereur le devina aisément. Il fut émerveillé par cette réponse spirituelle qui ne manquait ni de finesse ni de bon sens.

— « Décidément je me trompe ! poursuit le souverain, vous êtes capable de remplir une fonction importante. Je vous nomme gouverneur de votre province en attendant mieux. »

À l’âge de 17 ans, Kim-Kisou devint donc le plus jeune gouverneur de province que l’histoire de la Corée ait jamais connu. Or dès le jour qu’il prit possession de son poste, il remarqua l’attitude fort impertinente de ses subordonnés. Ceux-ci se permettaient impunément des libertés irrévérencieuses à son égard ! Et quand ils lui adressaient la parole, ils dressaient impertinemment la tête, alors que la tradition protocolaire du pays exigeait que l’on inclinât légèrement le buste en avant, en signe de respect devant un supérieur. Le gouverneur comprit aussitôt que ses fonctionnaires, sachant parfaitement l’origine plébéienne de sa famille et surtout son extrême jeunesse, se moquaient de lui. Sans se fâcher, il chercha tranquillement le moyen de les punir. Un jour, il fit venir quelques tailleurs de pierre à qui il ordonna de fournir, de toute urgence, une centaine de casques de pierre dont le poids minimum devait être de trois « kuns ».

Quand le gouverneur entra en possession de ces casques de pierre, il manda ses subordonnés :

— « Messieurs, leur dit-il d’un air narquois, en arrivant dans mon gouvernement, j’ai remarqué que vous aviez tous un cou trop rigide pour être de bons fonctionnaires. Comme je connais un excellent moyen très simple qui rend souples les cous trop rigides, j’estime que je vous rendrai un réel service en le mettant en pratique. À partir d’aujourd’hui, vous porterez sur la tête ces casques de pierre. Vous les porterez toute la journée ! Ne les ôtez pas surtout, car alors on verrait comment un jeune gouverneur sait faire respecter ses ordres ! »

Les impertinents fonctionnaires se retirèrent ayant chacun un casque de pierre sur la tête.

Accablés sous le poids de leurs casques, ils eurent bientôt de pénibles torticolis ou de douloureuses migraines. Leur souffrance était atroce. Jamais supplice ne fut aussi terrible. Ils regrettèrent alors d’avoir manqué de respect à l’égard du jeune gouverneur et allèrent implorer le pardon de leur chef.

— « Vous voyez maintenant, fit celui-ci, comme le remède a été efficace ! Et si après cette petite expérience, il reste encore quelque cou mal assoupli… on n’a qu’à m’avertir. »

À partir de ce jour, une atmosphère respectueuse sembla régner dans le gouvernement provincial. Cependant le jeune gouverneur ne put s’empêcher de lire sur le visage de ses fonctionnaires leur véritable sentiment. Sortis d’une classe bourgeoise et intellectuelle, ils ne voulaient point souffrir les ordres d’un « jeune gamin » de la plèbe. Aussi ne tardèrent-ils pas à ourdir de nouvelles et basses machinations contre le gouverneur.

Kim-Kisou, avec sa sérénité habituelle, fit semblant de ne s’apercevoir de rien. Il se promit pourtant de mettre un terme à cette comédie.

Comme il revenait par une après-midi d’automne d’une inspection à travers le pays, en compagnie de nombreux fonctionnaires de son gouvernement, il traversa un chemin vicinal côtoyant un magnifique champ de cannes à sucre dont les tiges, en pleine maturité, atteignaient facilement trois à quatre mètres de haut. S’adressant alors brusquement à l’un de ses vieux subordonnés qu’il savait être le chef de la rébellion, il dit :

— « Comment appelle-t-on ces magnifiques plantes ? »

— « Seigneur, ce sont des cannes à sucres. »

— « Il leur faut combien d’années pour atteindre une si belle hauteur ? »

— « Seigneur, il ne leur faut pas plus de six ou sept mois », répondit le vieux fonctionnaire d’un air ironique qui décelait un grand mépris pour l’ignorance du gouverneur.

— « Ah ?  ! vraiment ! s’étonna Kim-Kisou. Eh bien, vous allez me couper une de ces cannes sucre dans toute sa hauteur. »

Le vieux fonctionnaire exécuta aussitôt l’ordre de son chef. Le jeune gouverneur reprit alors d’un ton sévère :

— « Maintenant, vous allez essayer de mettre cette canne dans votre poche, sans la briser ! »

— « Seigneur, c’est une chose matériellement impossible que de mettre une canne de plus de trois mètres dans une poche qui n’a que quelques pouces de profondeur. » Répondit-il visiblement énervé par la naïveté du magistrat.

— « Ah, ah ! vieil imbécile ! éclata tout à coup le gouverneur d’un ton de tonnerre. Une canne à sucre, qui n’a point un an, n’entre pas dans votre poche et vous voulez m’y mettre, moi qui ai plus de 17 fois son âge ! Votre imbécillité est trop forte pour être pardonnée ! Aucun châtiment n’est assez rigoureux pour votre témérité ! Gardes !!! arrêtez-le ! et qu’on l’incarcère immédiatement ! »

Cette sévère mesure inattendue, effraya tout le monde. Et depuis lors, une discipline parfaite et cordiale régna dans le gouvernement provincial.