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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Les taches du sorgho

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LES TACHES DU SORGHO

Il y avait une fois une très pauvre femme, qui vivait dans un coin isolé de la montagne avec ses trois petits enfants : Dalsoun, une fillette de six ans, Yang-Sou, un petit garçon de quatre ans, et Sung-Liong, un bébé de deux ans. Cette pauvre femme allait travailler tous les jours dans les villages voisins, tantôt comme laveuse, tantôt comme ménagère. Elle gagnait ainsi du riz, des gâteaux et de la viande pour nourrir ses enfants.

Elle partit donc un jour, comme d’habitude, pour le village de Long-Mac, situé à quelques lieues. Le soir venu, elle rentrait à la maison avec son panier rempli de riz, de bonbons et de viande. Mais elle rencontra, en route, un tigre qui lui demanda :

— « D’où venez-vous et où allez-vous ? »

— « Je viens du village de Long-Mac, où j’ai gagné au prix de mes peines du riz, des bonbons et des viandes, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits enfants qui m’attendent à la maison. »

— « Si vous me donnez votre riz, je ne vous mangerai pas », dit le tigre.

La pauvre femme continua son chemin après lui avoir donné le riz. Mais elle rencontra encore un tigre qui lui dit à nouveau :

— « D’où venez-vous et où allez-vous ? »

— « Je viens du village de Long-Mac où j’ai gagné, au prix de mes peines, du riz, des bonbons et de la viande, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits qui m’attendent à la maison. »

— « Donnez-moi vos bonbons où je vous mange ! »

Elle les lui donna. À peine eut-elle fait quelques pas, qu’un autre tigre lui demanda la viande. Elle donna encore[1]… Puis un autre lui demanda sa jupe qu’elle donna toujours… De cette façon, la pauvre femme fut dépouillée jusqu’à la dernière pièce d’étoffe qu’elle portait sur le corps. C’était le même tigre qui revenait toujours, se plaçant sur la route de cette pauvre femme. Après s’être déguisé en paysanne, à la manière de sa victime, grâce aux robes accaparées, il s’en alla chez les enfants de cette dernière. Arrivé devant la porte, il frappa. Les voix aiguës des enfants répondirent :

— « Qui est là ? Est-ce maman ? »

— « Oui, c’est moi ! Ouvrez la porte ! »

— « Mais ce n’est pas la voix de maman ! » murmurèrent les enfants.

— « C’est que je suis enrhumée ! Ouvrez vite la porte ! »

Après une longue hésitation, Dalsoun, aînée des trois enfants, alla ouvrir la porte. L’allure suspecte de cette prétendue maman mit la fillette en méfiance. Entrant dans la chambre sans lumière, la prétendue maman s’empara aussitôt de Sung-Liong, le petit bébé qui dormait innocemment enveloppé de chiffons, tandis que la petite Dalsoun, serrant son petit frère, Yang-Sou, entre ses bras alla se blottir dans un coin. Ayant entendu « sa mère » croquer quelque chose, le petit garçon demanda :

— « Maman, qu’est-ce que tu manges ? »

— « Rien… »

À ce moment, Dalsoun remarqua le bout de la queue du tigre dépassant sous la jupe, et elle vit nettement, à travers l’obscurité, le tigre, mangeant le bébé.

— « Maman, dit la petite fille d’une voix effrayée, je veux aller au cabinet. »

— « Il fait trop froid au dehors…

— « Il me faut y aller ! »

— « Alors, va et reviens vite ! »

— « Mais j’ai peur d’aller seule ! Yang-Sou, accompagne-moi ! »

— « Va seule, je laisserai la porte ouverte. »

— « Mais, maman, j’ai peur ! Laisse-moi aller avec Yang-Sou. » insista la petite fille.

Le tigre trop occupé à croquer le petit bébé, les laissa sortir.

Dehors, la lune était pleine et majestueuse, inondant l’univers de sa lumière argentée, et la fraîcheur de cette fin d’automne rendait blanche la rosée. Les deux enfants, Dalsoun et Yang-Sou, coururent à toute vitesse jusque sous un vieux saule pleureur au bord d’une rivière qui, à quelques pas de chez eux, traversait un champ. Ils grimpèrent aussitôt sur le saule dont ils atteignirent enfin le sommet.

Le tigre, ayant mangé le bébé, attendait en vain les deux enfants. Il sortit à leur recherche. Après avoir fouillé partout, il les aperçut au sommet du vieux saule. Il leur demanda comment ils avaient pu monter jusque là. La petite fille répondit :

— « Va chercher le pot d’huile qui est dans la cuisine, et verse le tout autour du tronc. Et alors tu pourras monter facilement jusqu’à nous. » Le tigre alla chercher le pot d’huile et le versa tout autour du tronc qui devint naturellement très glissant. Puis il essaya de grimper, mais il glissa et tomba. Cependant il essaya encore et encore, mais il tomba toujours et toujours. Le petit garçon Yan-Sou, très amusé de voir cette comédie du tigre, éclata de rire. Et il eut même l’imprudence de dire sans penser aux conséquences :

— « Oh ! qu’il est bête ! Il n’a pas l’idée de se servir d’une échelle pour monter sur un arbre comme maman avait l’habitude de faire pour cueillir les « gam » [2] !

Le tigre alla aussitôt chercher l’échelle au moyen de laquelle il réussit à monter sur le saule. Voyant le tigre s’approcher d’eux, les deux enfants effrayés adressèrent une prière à Dieu :

— « Grand Dieu, si vous aimez les enfants, envoyez-nous un panier attaché à une corde solide et sinon envoyez-nous un panier attaché à une corde pourrie. »

Un panier descendit du ciel, attaché à une corde. Ils sautèrent tous deux dans ce panier qui remonta aussitôt dans le ciel. Le tigre arriva à son tour au sommet du saule, mais irrité de n’avoir pu attraper les deux enfants, il adressa lui aussi une prière à Dieu :

— « Grand Dieu, dit-il, d’une voix peu gracieuse, si vous m’aimez envoyez-moi un panier attaché à une corde solide, et sinon ne m’envoyez rien ! »

Un panier descendit, attaché au bout d’une superbe corde. Il y sauta mais la corde était pourrie. Le tigre tomba dans le vide. Malheureusement pour lui, il vint s’écraser sur une canne de sorgho, qui le traversa de part en part. Le tigre mourut donc, laissant couler abondamment son sang. Voilà pourquoi, depuis lors, les cannes de sorgho sont tachetées de rouge. C’est le sang du tigre.



  1. Ce conte est une de ces historiettes qu’on raconte en Corée aux enfants pour les inviter au sommeil. L’héroïne rencontrera autant de tigres qu’elle a sur elle de pièces de vêtements et parfois même de membres.
  2. Gam est le nom coréen de kaki.