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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Le renard et le tigre

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LE RENARD ET LE TIGRE

C’était un vieux tigre magnifique du mont Bectou. Depuis sa naissance jusqu’à sa vieillesse, il n’avait jamais quitté le sol natal. Connaissant parfaitement les coins et les recoins de son pays et profondément connu de tous les autres animaux qui s’y trouvaient, il était pour ainsi dire le maître absolu de ce mont légendaire.

C’était vraiment un heureux tigre pour qui la faim et la misère étaient choses inconnues. Il était d’autant plus heureux qu’il était surtout ignorant et sans-souci. Au reste, il était crédule et stupide. Une fois rassasié, il devenait doux et bon comme un mouton.

La veille il a fait une fructueuse chasse. Il venait de se réveiller d’une délicieuse sieste à la chaleur bienfaisante d’un soleil estival. Tout en s’étirant et baillant, bercé par une caressante brise, il contempla le calme et magnifique paysage qui s’étendait devant ses yeux. Soudain, il fut pris d’une douce mélancolie :

— « J’ai passé presque toute ma vie dans cette montagne sans jamais m’aventurer alentour, murmura-t-il. À vrai dire, je ne suis qu’une simple « grenouille au fond d’un puits qui voit le ciel pas plus large que le trou de sa demeure ! Je me fais vieux ! Avant de mourir, je veux visiter le fameux mont « Kum-Kan » dont on m’a souvent parlé, peuplé de mille merveilles et dont le beau nom seul excite ma curiosité ! »

Un beau jour, il partit donc pour le mont Kum-Kan qui se trouvait à mille lieues au sud du mont Bectou.

De montagne en montagne, de vallée en vallée, il marcha dans la direction du mont Kum-Kan. Soudain s’étant trouvé sans nourriture, il fit des détours par les lisières broussailleuses des forêts, dans l’espoir d’y rencontrer quelques tendres lapins. Vers le soir, il fut tout heureux de découvrir, entre deux rochers, un petit animal assez bizarre à la taille mince et svelte, à la tête fine dotée d’un museau pointu et surmontée d’une paire d’oreilles attentives ! Notre tigre ne se rappelait pas avoir vu, quelque part, une bête semblable.

C’était un vieux renard fort rusé. Il venait de sortir de son terrier, comme d’habitude, à la faveur du crépuscule. Il allait partir pour tenter quelque aventure dans les basses-cours d’un village voisin.

— « Mon dieu ! qu’est-ce que c’est çà ! C’en est fait de moi ! Je suis perdu ! » songea-t-il quand il aperçut le vieux tigre parmi les broussailles.

Cependant il l’examina attentivement, tout en cherchant le moyen de se sauver. Le tigre était timide et gauche. Ses manières lourdaudes prouvaient clairement qu’il était sans adresse ! Le renard s’enhardit et l’observa avec plus d’assurance. Pendant ce temps, le tigre s’approchait peu à peu de lui, mais d’un pas incertain. Son air plein d’une curiosité interrogatrice acheva, surtout, de déterminer le Renard de lui jouer un tour dont l’audacieux animal comptait bien sortir sain et sauf.

— « Halte là ! qui te rend si hardi d’échauffer ma bile ? Tu passes devant moi sans courber la tête ! N’as-lu donc jamais entendu parler de l’oncle du lion ? Tu seras châtié de ta témérité ! » gronda le Renard d’une fureur affectée.

Le tigre avait peine à croire ce que lui disait cet avorton. Il avait encore plus peine à croire à la possibilité d’un audacieux mensonge de la part d’un animal si peu redoutable, surtout en sa présence ! Il se rappela pourtant avec terreur la figure épouvantable du lion, le seul animal qu’il craignit au monde. Pris entre le doute et la crainte, il ne savait s’il devait s’enfuir ou s’il devait attaquer. Devant son hésitation maladroite, le Renard continua triomphalement :

— « Tu as l’air de ne pas me croire ! Tu n’es qu’un stupide nigaud ! Viens, avant de te châtier, je veux te montrer ma haute situation ! Suis-moi, et tu verras comment les autres animaux se tiennent à mon égard ! »

Suivi du tigre le rusé Renard se dirigea vers une forêt vierge qu’il savait habitée par un essaim d’animaux divers. À la vue du tigre, mille bêtes de proie se prosternèrent, tremblant de peur !

— « Tu vois bien maintenant, chuchota le Renard à l’oreille du tigre, la place que j’occupe dans l’Univers ! »

Crédule et naïf, le tigre fut forcé de reconnaître la suzeraineté de « l’oncle du lion ». Ce premier succès l’ayant grisé, le Renard prit la ferme résolution de punir le tigre.

— « Si tu es ignorant, ce n’est certes pas ta faute ! Je te pardonne, pauvre vieux tigre. Crois-moi, c’est ton grand âge qui t’épargne de la rigueur d’un châtiment ; car j’ai toujours eu du respect pour la vieillesse ! » dit le Renard. Puis il lui demanda d’où il venait et où il allait. Le tigre lui répondit qu’il arrivait du mont Bectou et qu’il se rendait au mont Kum-Kan dont il voulait voir, avant de mourir, les merveilleux paysages.

— « Eh bien, tu as raison, il faut voir les mille merveilles du mont Kum-Kan. Le voyage est toujours très instructif… Enfin va ! que Dieu t’accompagne ! »

— « Écoute, tigre, s’empressa-t-il d’ajouter, fais attention, mes neveux sont très nombreux par ici. Ils ne seront pas aussi indulgents que moi. Marche donc tout le long de cette vallée jusqu’à la colline de l’autre montagne que tu vois devant toi. C’est un chemin sûr et jamais un lion ne passe par là. Après cette colline, tu feras comme tu voudras, il n’y aura plus aucun danger ! » fit-il d’un ton protecteur, tout en donnant congé au tigre.

Le vieux tigre, encore tout troublé par le souvenir de l’aventure vécue, descendit la vallée d’un pas chancelant. Son allure était lourde et traînante car n’ayant pas pu manger depuis la veille, son estomac criait famine. Quelle joie celà fut pour lui quand il trouva sur son chemin une énorme cage grillagée dont la porte était ouverte avec un chien attaché dedans ! Il s’y précipita. À peine fut-il dans la cage qu’il fut immobilisé par une planche tombée derrière lui ! Il voulait sortir, mais c’était déjà trop tard, la porte s’était fermée toute seule. Il comprit alors qu’il était tombé dans un piège ! Que faire ? Il fallait se résigner au sort. Il attendit donc la mort, les larmes ruisselaient de ses yeux. À ce moment de désespoir, il se rappela tristement ses heureux jours passés et la douce vie qu’il avait menée dans son pays natal. Soudain des bruits de pas se firent entendre, puis un bonze passa devant la cage. Le tigre, tout en larmes, l’interpella :

— « Saint homme, apôtre du Bouddha, ayez pitié et sauvez-moi la vie. Au nom de votre religion, je vous supplie de me sauver… »

Le bonze ému par la détresse du tigre voulut bien le sauver. Mais il hésita, sachant parfaitement le caractère ingrat de cet animal.

— « Écoute, malheureux tigre, je veux bien te sauver, mais j’ai peur d’être mangé après mon bienfait ! Qui est ce qui me sauvera si tu seras ingrat ? »

Le tigre protesta, toujours en larmes, de la crainte injustifiée du bonze et soutint énergiquement sa bonne foi.

— « Qu’y a-t-il de plus abominable que d’être ingrat, continua-t-il. Si je ne pourrai pas vous récompenser pour votre bienfait, du moins je ne vous ferai jamais du mal, si sauvage que je sois !… »

Le bonze, de plus en plus ému de cette scène pathétique, songea :

— « Au lieu d’un chasseur, qui l’aurait certainement tué, c’est moi qui ai rencontré ce tigre, le premier. Sa vie ne dépend donc plus que de moi. Ne pas le sauver, ce serait le tuer. Or tuer, c’est le plus grand crime envers le Bouddha… »

Il dit, puis alla ouvrir, sans hésitation, la porte de la cage, non sans avoir obtenu, une dernière fois, la promesse du captif.

Le tigre fut donc sauvé. Sa crainte et ses angoisses se dissipèrent vite. Les premières émotions passées, il reprit peu à peu conscience de son être. Et à mesure qu’il reprenait conscience de lui-même, Il se sentit une telle faim qu’il oublia tout, même le souvenir du terrible piège d’où il venait d’être sauvé !

— « Saint homme, murmura-t-il à l’adresse du bonze, vous m’avez sauvé la vie, mais vous ne me l’avez sauvée qu’à moitié. »

— « Que veux-tu dire par là ? »

— « Il m’est vraiment très pénible de vous le dire, mais j’y suis obligé pour sauver ma vie… Il me faut vous manger ! »

— « Quoi !!! monstre ingrat ! » s’écria tout à coup le bonze épouvanté.

Une vive discussion s’engagea alors entre eux. Là-dessus survint le Renard de tout à l’heure. À vrai dire, celui-ci ayant conseillé au tigre de suivre cette vallée qu’il savait parsemée d’embûches tendues par des chasseurs, était sûr d’avance qu’il le retrouverait bientôt dans un piège quelconque, vu la faim terrible qui tenaillait le tigre. Il avait assisté, de loin, au « stupide bienfait » du bonze et à l’ingrate exigence du tigre. En s’approchant d’eux, il ne leur demanda pas moins le sujet de leur dispute. Alors le bonze lui fit fidèlement le récit de sa mésaventure et lui dit :

— « Sois juge impartial de notre querelle ! A-t-on jamais vu un animal aussi ingrat ? »

— « Le cas est très délicat ! Car tous deux, vous avez raison : vous, saint homme, de réclamer la justice ; vous aussi, tigre, de vouloir manger le bonze, car la faim n’a point de loi. Je tiens tout de même à rendre un jugement impartial. Il me faut cependant être mieux informé. D’abord, comment étais-tu, toi, tigre, quand le bonze arriva ? Rentre dans la cage et fais-moi voir ta position de tout à l’heure ! »

— « Voilà, comment j’étais tantôt ! » fit le tigre en regagnant le piège.

— « Bien, et vous, bonze, montrez-moi comment était fermée la porte de cette cage ? »

— « Voilà comment était fermée cette porte ! » fit le bonze tout en refermant la porte du piège.

— « Bon, bon, c’est parfait ! Si vous l’aviez laissée comme celà, sans vous en occuper, vous n’auriez certainement pas eu une querelle avec ce tigre. Eh bien, vous n’avez qu’à laisser maintenant cette porte fermée et il n’y aura plus une affaire tigre-bonze à trancher ! Allez-vous en, bonze, et bon voyage ! Quant à toi, tigre ingrat, bonsoir !