Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Un curieux jugement

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UN CURIEUX JUGEMENT

C’était en pleine canicule quand Kim Jinsa mourut subitement. Son âme s’envola aussitôt vers le palais d’Ok-Whang-Sang-Jay, le Tout puissant maître des Cieux, qui devait lui rendre le jugement dernier.

Comme l’administration d’Ok-Whang-Sang-Jay n’était pas mieux organisée que celle d’ici-bas, l’âme de Kim Jinsa dût rester trois jours dans l’antichambre du palais de l’autre monde en attendant son tour d’être jugée. Lorsqu’on l’eut conduite devant le Tout Puissant Dieu, celui-ci constata avec désolation que l’âme de Kim Jinsa avait été appelée par erreur. Il ordonna qu’on la reconduisit au plus vite sur la terre. Mais l’un de ses chambellans lui fit savoir que c’était impossible parce que le corps de Kim Jinsa resté sans âme depuis trois jours en cette pleine chaleur caniculaire était en complète décomposition. Ok-Whang-Sang-Jay, tout consterné, consulta les livres où figurent le nom et la destinée de tous les mortels.

— « C’est très ennuyeux ! Il faut bien que tu y retourne… Eh bien, je vois ici un certain Pak Tchambon dont le séjour sur la terre va finir dans un instant et qui est de ton âge. En retirant l’âme de Pak Tchambon, je te ferai entrer dans son corps. Et pour te recompenser de cette fâcheuse erreur, j’allongerai ta vie de trente ans. Maintenant suis ce petit chien blanc », lui dit alors Ok-Whang-Sang-Jay.

Kim Jinsa suivit donc un petit chien blanc qui, arrivé au bord d’une rivière, se précipita dans l’eau. Kim Jinsa s’y précipita lui aussi, et du coup il se réveilla sur la terre dans un lit inconnu ! Un drap blanc recouvrait son corps tout entier, des sanglots à la fois confus et pathétiques bourdonnaient à ses oreilles. Il écarta le drap et se souleva la tête. Ce fut alors un moment d’une stupéfaction générale. Dans une chambre ornée d’une décoration mortuaire, de nombreuses personnes étaient assises autour de son lit. Tout le monde fut littéralement interdit au réveil de Kim Jinsa. Ils avaient, tous, l’air hébété, la bouche bée et les yeux terrifiés encore mouillés de larmes. Un silence lourd et effroyable régna durant un instant. Soudain une femme à la longue chevelure pendante en signe de deuil se précipita sur lui poussant des cris de joie folle. D’autres suivirent bientôt l’exemple de cette femme.

— « Dieu merci, soupirait-on, il nous revient tout de même ! »

Grâce aux soins délicats qu’on lui prodiguait, Kim Jinsa retrouva vite une parfaite santé au milieu d’une immense joie de tous. Cependant il se demanda où et chez qui il était, car parmi tous les visages qui se pressaient si tendrement autour de lui, il n’en reconnut aucun ! Surtout cette jeune femme et ses deux enfants qui lui prêtaient si familièrement une tendresse et un dévouement tout particuliers, lui rappelèrent sa propre femme et ses propres enfants qu’il avait tant chéris, mais dont il ne savait plus maintenant aucune nouvelle ! Enfin il s’adressa à cette trop aimable femme :

— « Dites-moi, je vous prie, madame, qui vous êtes et où je suis ! »

— « Comment ! vous êtes chez vous et je suis votre femme qui vous aime ! »

C’est alors que Kim Jinsa se rappelant de toutes les péripéties de son court passage au Palais d’Ok-Whang-Sang-Jay, raconta son incroyable histoire à tous ceux qui étaient présents.

— « Je m’appelle Kim Jinsa, j’habite Kiung-Sangdo-Oulsan où j’ai une femme et des enfants que j’adore. Laissez-moi les rejoindre… » fit-il tout en s’apprêtant à partir.

Naturellement personne ne pouvait et ne voulait le croire malgré l’accent émouvant du récit, bien au contraire on le prenait volontiers pour fou, par suite on le tint sous une étroite surveillance. La femme surtout par une douce assiduité tachait de calmer son mari, tandis que celui-ci la suppliait sans cesse de le laisser partir.

Ne pouvant arriver à ses fins, il proposa d’une voix suppliante et désespérée qu’on l’accompagnât jusqu’à Kiung-Sangdo-Oulsan « juste pour voir des amis » et puis il reviendrait aussitôt à la maison.

— « J’ai besoin de changer d’air et cela me fera du bien », prétendit-il.

Cédant à cette lamentable et irrésistible insistance, la femme Pak Tchambon et quelques parents se décidèrent enfin de l’accompagner jusqu’à Oulsan, pour lui faire plaisir.

Arrivé à ce dernier lieu qui se trouvait à quelque cinq cents kilomètres au sud de Kaisung, l’homme se dirigea directement chez feu Kim Jinsa. Une femme en deuil au visage rongé de chagrins, tricotait devant sa fenêtre entourée de ses petits enfants. Il se précipita à la fois sur la dame en deuil et ses enfants. Il les embrassa avec effusion tout en sanglotant :

— « Oh, ma femme ! oh mes enfants ! »

Mais la dame Kim Jinsa indignée cria au scandale.

— « Quel impertinent personnage, quel vilain individu ! Violer mon foyer, manquer de respect surtout à une femme en deuil, quel monstre infernal ! »

Elle le poussa de toute sa force. L’homme alla se blottir dans un coin.

— « Grand Dieu, gémit-il d’un geste désespéré, enlève-moi ma vie ! C’est toi qui as commis l’erreur et c’est moi qu’on torture ! Sois juste, Grand Dieu, enlève-moi ma vie ! »

Pendant ce temps la dame Pak Tchambon s’approcha de la veuve Kim Jinsa. Tout en essayant de la calmer elle lui dit :

— « Excusez-le, madame, mon mari vient de sortir d’une très grave maladie. Et d’après tout ce qu’il nous raconte, son cerveau devait être un peu dérangé !… »

— « Mais non ! je ne suis pas fou ! je suis bien Kim Jinsa, votre mari. Seulement voici pour mon malheur, je suis la victime d’une erreur de Dieu ! » fit-il tout en racontant encore une fois son incroyable histoire.

Bien qu’elle se demandât comment il a pu savoir certains détails intimes de sa famille, la veuve Kim Jinsa le mit à la porte tandis que la femme Pak Tchambon le ramenait chez elle. Déçu et brisé il se résigna à un inconsolable tristesse. Cependant il ne cessait pas de penser à son adorable femme et à ses enfants chéris. Aussi cherchait-il toujours le moyen de les revoir. Un jour, il se décida — ce fut son ultime espoir — de présenter au Roi une requête sur son cas. Il rédigea donc minutieusement en des termes pathétiques tous les détails de sa fantastique histoire.

À la réception de cette peu ordinaire supplique, le Roi crut d’abord qu’on se moquait de lui. Pourtant l’accent sincère et émouvant de cette requête secouait fortement sa curiosité. Il convoqua aussitôt l’homme et l’interrogea avec une attention toute particulière. L’homme lui fournit tous les détails demandés et même des détails intimes et bien d’autres preuves indiscutables de la vérité. Après la vérification faite, on se voyait — si incroyable que fût son récit fantastique — dans l’obligation de le reconnaître comme Kim Jinsa. Les preuves étaient telles que, ni la dame Pak Tchambon, ni même la veuve Kim Jinsa ne pouvaient plus douter de la véracité de cette lamentable histoire. Cependant des doutes douloureux et d’hésitations palpitantes débordaient sur les visages de ces deux malheureuses femmes. Mais le Roi rendit le jugement suivant qui devait prendre la force de loi !

— « …Puisque la saine raison humaine ne peut plus se douter de la véracité de cette fantastique histoire de Kim Jinsa, j’ordonne que celui-ci demeure conjugalement chez la dame Kim Jinsa pendant toute sa vie et qu’on rende le cadavre à la famille Pak Tchambon dès qu’il sera mort. »