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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Lieu-Jin

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LIEU-JIN

Lieu-Jin était un idiot, idiot mais à sa manière qui était parfois, qu’on le veuille ou non, fort astucieuse. Il y avait, en effet, au fond de son idiotie une sorte de vérité et de logique trop vraie et trop rigoureuse pour être une réalité. De plus il était très comique par son corps démesurément long qui s’allongeait et se disloquait quand il marchait.

On nous rapporte que Lieu-Jin, en son enfance, faisait le désespoir de ses parents qui rêvaient pour leur fils une carrière d’honneur. Mais l’enfant était dénué de la moindre intelligence ! Il était né idiot et il le resta en grandissant. Bon au sens propre du mot, naïf et indifférent jusqu’à ignorer le mal, ce pauvre Lieu-Jin avait, par-dessus son infirmité naturelle, la mémoire peu fidèle. Cependant il était populaire à cent lieues à la ronde, car, si, par ses infirmités naturelles, il blessait inconsciemment l’amour-propre de ses parents, il était au moins une source de joie et de fou-rire pour les autres.

Un jour, par une chaude après-midi d’été, sa mère l’envoya faire des emplettes au marché du soir. Lieu-Jin partit donc muni d’un énorme sac. La place du marché se trouvait au pied du rempart de la ville. Comme on n’était encore qu’au début de l’après-midi, la place était calme avec ses innombrables et minuscules châlets-boutiques fermés. Les marchands de quatre-saisons, étendus à l’ombre de la muraille, ronflaient à tue-tête. La chaleur était alors tropicale, et excitait la soif. Une odeur rafraîchissante et agréable qui se dégageait d’un débit de boissons invita Lieu-Jin à s’y arrêter. Il y entra avec son sans-souci habituel, et se fit servir une cruche de bon vin qu’il avala si vite qu’il n’eut même pas le temps de le goûter. Ça ne compte pas ! Il en but une autre. Mais un peu de vin n’était bon pour un pareil homme qu’à exciter davantage la soif. Il en demanda donc une troisième puis une quatrième… enfin il en but tellement qu’il en fut ivre !

« Puisqu’il est encore trop tôt pour le marché, je vais faire un petit somme sur le rempart », se dit-il, oubliant naturellement qu’il était interdit aux civils de monter sur le rempart. Là, dominant le marché, il s’installa dans un coin agréable. Il ne tarda pas à être envahi par un profond sommeil.

Lorsqu’une brise assez fraîche frôla le visage de Lieu-Jin, il se réveilla. D’un mouvement athlétique, il s’étira, bailla, puis frotta ses yeux et vit enfin de sa place que le marché était en pleine activité.

« Bon ! je me réveille juste à temps ! » grommela-t-il, en se grattant la tête. Il descendit au marché d’un pas chancelant et commença à faire des emplettes.

Or, la mère de Lieu-Jin, après avoir envoyé son fils au marché des provisions, l’attendit vainement pour le dîner du soir. Comme il ne rentra pas à la maison, sa famille se vit, ce soir-là, obligée de se coucher sans dîner.

Le lendemain, presque toute la journée, on chercha partout le mystérieux disparu. Mais il resta introuvable. La mère surtout affligée dans son amour maternel pleurait tristement, quand son fils rentra gai, le plus naturellement du monde, avec le sac des emplettes sur son dos.

— « Dieu merci, mon fils !… D’où viens-tu ?… »

— « Je viens du marché et j’ai fait vos commissions, maman ! »

— « Comment ? Mon pauvre enfant, tu es fou ! Dans quel marché étais-tu, pour revenir un jour après ! »

— « Ah ??? » fit Lieu-Jin qui comprit enfin qu’il avait dormi sur le rempart pendant vingt-quatre heures !

Un jour Lieu-Jin apprit que le père de son meilleur ami était mort dans un accident du travail. Il alla aussitôt chez ce dernier pour lui présenter ses condoléances. Celui-ci habitait alors un village assez éloigné et Lieu-Jin ne put y parvenir qu’au début de l’après-midi. Il trouva son ami tout abattu par les émotions douloureuses et par les fatigantes cérémonies de l’enterrement de son père. Il l’embrassa avec effusion, partagea son affliction et son deuil. Puis il lui demanda :

— « Raconte-moi, je t’en prie, les circonstances de ce tragique accident qui t’inflige une si douloureuse perte ! »

— « Eh bien, répondit l’ami, mon père comme architecte dirigeait les travaux de la construction d’une maison. Il se trouvait sous la charpente quand tout à coup une énorme poutre tomba, pour des causes encore inconnues, sur le dos de mon père, l’écrasant ainsi sous son poids !… Non, non, épargne-moi de cette horreur ! » gémit-il tout en sanglotant.

— « Ah ! quelle horreur ! en effet. Mais dis-moi encore, son œil n’a pas été blessé ? »

Tout autre que cet ami l’aurait pris pour un mauvais plaisant. Heureusement il savait que Lieu-Jin était un idiot sans méchanceté.

Cependant vers le soir, Lieu-Jin devait rentrer chez lui. Son ami lui prêta son âne, vu la longueur du trajet que celui-ci avait à parcourir avant le coucher du soleil.

— « Fais attention, c’est une bête très capricieuse et délicate. Tu la soigneras bien, n’est-ce pas ! »

Le voilà en route, notre géant idiot sur un âne minuscule qui, bien que petit, supportait fort bien son énorme fardeau. Chemin faisant, Lieu-Jin pensa machinalement à son ami dont l’affliction avait fait sur lui une profonde impression. Il se demanda soudain, avec curiosité :

« Pourquoi mon ami est-il si triste quand ce n’est pas mon père qui est mort ? Pourquoi son père est-il mort quand c’est la poutre qui est tombée ? Pourquoi la poutre l’a-t-elle écrasé quand on ne lui a pas demandé… etc… etc… »

En faisant toutes ces réflexions idiotes, il s’aperçut que l’homme était un animal merveilleusement constitué :

« …Si le nez était placé à l’envers, on aurait reçu toute la pluie dans les narines ! et les yeux s’ils avaient été placés à l’occiput, quel malheur ce serait pour nous de tourner à chaque instant le dos à l’objet que nous voulons voir ! et la bouche… »

Ainsi de suite, il s’enfonça de plus en plus dans la profondeur de son idiotie qui semblait le distraire.

Pendant ce temps, l’âne qui le portait sur le dos ne recevant aucune direction fit demi-tour et revint à la maison de son maître.

— « Eh, quoi ! tu reviens ? As-tu, sans doute, oublié quelque chose ? l’interrogea l’ami en deuil.

Au cri étonné de son ami, Lieu-Jin sortit seulement de sa torpeur. Il répondit tout hébété :

— « Mais je viens de chez toi ! et je m’étonne que tu sois ici avant moi !

— « Mais non, réveille-toi, imbécile ! Ah ! je comprends maintenant. Mon âne est revenu sans que tu t’en sois aperçu ! Enfin, descends et entre ! Tu ne peux pas partir ce soir, il fait trop noir. Tu coucheras ici, et tu partiras demain ! » dit-il tout en l’entraînant dans la chambre.

Lieu-Jin, d’un air inquiet, murmura :

— « Pourtant il me faut être à la maison demain à la première heure du jour ! »

— « Eh bien, tu partiras d’ici demain à l’aube et tu seras chez toi avant qu’aucun paysan ne se soit réveillé. »

Après un dîner copieux les deux amis se préparèrent à se coucher.

— « Je partage avec toi ma couchette ! » fit l’hôte tout en invitant Lieu-Jin à y prendre place. Mais celui-ci ayant ôté seulement ses guêtres et chaussettes, s’installa, tout habillé, dans la couchette, et cela, malgré le conseil de son ami qui lui demandait de se déshabiller.

— « Non ! c’est pour ne pas perdre, demain matin, du temps, répondit Lieu-Jin. Je n’aurai qu’à mettre, en me réveillant, mes chaussettes et guêtres pour partir. Bonsoir ! » fit-il tout en s’allongeant sous la couverture. Puis il ajouta :

— « Tiens ! ami, je ne te réveillerai pas demain matin. Je te dis donc, d’avance, bonjour, merci et au revoir, pour demain ! »

Sachant l’entêtement de Lieu-Jin, sans insister davantage, l’hôte s’étendit à côté de son ami, sous la même couverture. Bientôt les deux amis ronflèrent brusquement, plongés dans un profond sommeil.

Le lendemain matin, au premier chant des coqs, Lieu-Jin se réveilla en sursaut. De la couchette, sans en sortir, il mit en toute hâte ses chaussettes et guêtres. Puis, sans déranger le dormeur, il sortit de la chambre, sauta sur l’âne et se mit en route. En arrivant chez lui, il constata, avec quelque surprise, que ses pieds étaient nus et que ses chaussettes et guêtres avaient disparu. Il resta longtemps perplexe devant cette mystérieuse disparition. Mais le mystère s’éclaircit quand, un jour, son ami venu reprendre son âne lui dit :

— « Quelle drôle de plaisanterie tu m’as faite. Pourquoi as-tu mis à mes pieds tes chaussettes. et guêtres, en t’en allant ? »

— « Ah ! c’est vrai !!?? » s’écria Lieu-Jin, comprenant enfin que dans sa hâte il s’était trompé de pieds.

Lieu-Jin était, au fond, un fils très docile, aimant beaucoup ses parents. À peine avait-il dépassé sa vingtième année, il devint corpulent et robuste. Sa force était telle qu’il faisait à lui seul le travail de plusieurs personnes. Ses parents n’avaient plus besoin de journaliers pour labourer les champs ou récolter les moissons.

Cependant ce n’était pas là ce qu’ils attendaient de leur fils. Ils voulaient faire de lui un bel esprit et lui préparer, comme nous l’avons déjà vu, une carrière d’honneur. Mais malgré tous leurs efforts, Lieu-Jin resta réfractaire à toute étude, voire à tout acte raisonné. Ce qui désespérait encore davantage ces malheureux parents, c’était de voir l’enfant devenir de plus en plus idiot, à mesure qu’il grandissait.

« On dit que le voyage et le changement d’air forment la jeunesse, pensa un jour la mère de Lieu-Jin. Je vais envoyer mon fils à Séoul. Il faut qu’il soit mêlé dans la vie active de cette grande et merveilleuse capitale. »

Ayant fait part de ce projet à son mari qui se rangeait toujours à son avis, elle appela aussitôt son fils :

— « Va faire un séjour à Séoul. Tu verras comment les gens de la capitale vivent. Et tu ne reviendras à la maison que quand tu auras dépensé toute cette somme d’argent ! » fit-elle tout en lui remettant une énorme bourse et un sac de voyage rempli de nécessaires.

— « Tu sais, ajouta le père, les gens de la capitale ne sont pas comme ceux d’ici. Tu feras attention surtout à tes affaires, car il y a là-bas beaucoup de voleurs terribles. Si l’on sait que tu as une bourse sur toi, on te la volera sans peine. Fais donc attention et sois toujours prudent ! »

Enfin, après avoir reçu mille autres conseils, Lieu-Jin partit pour Séoul où il arriva au bout de huit jours. En débarquant dans la capitale, il entra aussitôt dans la première auberge qu’il rencontra sur son chemin. Mais, se rappelant du prudent conseil de son père sur la subtilité des gens de capitale, il dit à son hôte :

— « Je vous avertis d’avance que je n’ai pas d’argent sur moi.

— « Eh ! quoi ? Si vous n’avez pas d’argent sur vous, comment allez-vous payer votre pension ? Nous ne pouvons vous accepter, allez-vous en » gronda l’hôte tout en invitant son pauvre client à partir.

Celui-ci alla chercher ailleurs une autre auberge. Il en trouva facilement une assez grande et luxueuse dont le patron, un gros bonhomme rubicond au ventre rondelet, était fort aimable. Lieu-Jin prit une chambre particulière. Cette fois-ci, il se garda bien de rien dire.

Le soir arriva, on lui servit le dîner. Mais le domestique qui le servait était un vieux garçon d’un sans-gêne inqualifiable. Peut-être avait-il deviné que le jeune voyageur était un idiot, et en voulait-il tirer profit ?… En tout cas il se mit à expliquer très complaisamment, des choses qu’on ne lui demandait pas. Il entretint Lieu-Jin des curiosités de la ville, des coins intéressants à visiter, des spectacles amusants à voir, des magasins à bon marché, et pour tout cela il s’offrit gracieusement à Lieu-Jin comme guide désintéressé. Puis il parla des plats qui étaient sur la table.

— « Voyons, savez-vous ce que c’est, mon bon monsieur ? je vais vous le dire ! » continua l’impertinent domestique sur un ton de protecteur tout en portant un énorme morceau de rôti dans sa bouche. Ainsi sous prétexte d’apprendre les noms des plats, il vida rapidement toutes les assiettes. Et quand il n’y eut plus rien à manger, le malin domestique s’empressa de débarrasser la table. Puis ayant souhaité le bonsoir à sa dupe, il s’en alla tranquillement.

Après la sortie du domestique, Lieu-Jin s’enferma dans sa chambre, heureux d’être seul.

Fatigué de longues journées de marche, il se préparait déjà à se coucher, quand tout à coup un problème assez difficile surgit : où mettre son sac de voyage avec sa bourse pour n’être pas volé. Car tout le monde connaissait la terrible subtilité des voleurs de Séoul. Il lui fallait absolument trouver un endroit pour cacher ses affaires, sans quoi il ne pouvait pas dormir. Ses yeux pleins d’inquiétude roulaient autour de la chambre, en quête d’une cachette sûre, quand soudain ils s’arrêtèrent sur une petite porte rectangulaire couverte d’un papier blanc, située au milieu du mur, du côté opposé à la porte d’entrée.

Voilà un placard ! Si je cachais mes affaires dans ce placard, personne ne le saurait ! pensa-t-il.

Il alla ouvrir cette petite porte et y jeta son sac de voyage avec sa bourse et tous ses effets. Après avoir refermé solidement la porte du placard, il s’enfonça aussitôt sous la couverture avec un soupir de soulagement.

Au milieu de la nuit, il se réveilla, pressé par un besoin naturel. Sans songer, naturellement, à chercher le vase de nuit qui se trouvait dans la pièce, il sortit se soulager dans la cour. Or, cette nuit-là, il tombait une pluie abondante. Lieu-Jin fit alors gicler du perron de sa chambre. La nuit étant absolument noire, il ne savait où le jet de son urine tombait, mais il en entendait clairement le bruit. Cependant le bruit ne cessa pas de se faire entendre. Tout en s’en étonnant un peu, il fut dans l’obligation de se tenir debout en attendant la fin pour pouvoir rentrer. Il y resta si longtemps dans cette attitude que l’aube survint. C’est alors qu’il s’aperçut de son erreur. Le bruit qu’il croyait provenir de lui n’était en réalité que celui de la gouttière en pleine activité dans cette nuit de la pluie. Un peu contrarié, il rentra dans sa chambre, puis se rendormit profondément.

Ce matin-là, il ne se leva qu’avec le grand jour. Aussitôt il alla chercher son sac dans le placard. En ouvrant la petite porte, il ne trouva plus, sa grande surprise, le placard. Avec lui avait disparu son sac de voyage. La porte ouverte lui offrait le spectacle d’une rue très animée.

— « Vraiment incroyable ! Ils sont terribles, ces voleurs de Séoul ! Pour voler mon sac ils ont enlevé le placard entier ! » murmura-t-il d’un ton à la fois furieux et surpris.

Il manda le patron à qui il raconta son malheur. À peine avait-il écouté ce récit, l’aubergiste éclata follement de rire :

— « Ah, ha, ha… ! Ah, ha, ha, ha mais non, mon ami, ha, ha ! ce n’est pas un placard ! c’est une fenêtre qui donne sur la rue ! ha, ha, ha !!! »

Enfin n’ayant plus d’argent, il dût quitter la capitale, le lendemain même sans avoir retiré le moindre profit de son séjour à Séoul.

Malgré toutes les tentatives désespérées de ses parents, Lieu-Jin resta toujours idiot. Et ces vaines tentatives leur occasionnèrent des sacrifices si lourds qu’ils en étaient presque ruinés. Ils durent donc renoncer à tout espoir, et s’empressèrent de marier leur fils pendant qu’ils avaient encore quelque moyen.

Ils étaient alors pauvres, quand un jour la mère de Lieu-Jin l’envoya vendre, au bijoutier d’une ville voisine, un magnifique bracelet en or d’une grande valeur. Lieu-Jin se présenta donc chez le bijoutier qui lui acheta le précieux bracelet pour une somme assez considérable.

Sur le chemin de retour, il s’arrêta au bord de la route, accablé par l’énorme poids de son fardeau, car en ce temps-là il n’y avait que des sous en cuivre et la moindre somme constituait déjà un fardeau pesant. Pendant cet instant de repos, il lui vint une idée :

« Si je transportais mon fardeau en deux fois, je n’en aurais aucune peine ! » songea-t-il.

Aussitôt il creusa un trou où il enterra la moitié de son argent. Puis, pour qu’il n’oublie pas l’endroit et surtout « afin qu’on ne la prenne pas pour une somme sans propriétaire » pensa-t-il, il planta sur son dépôt un petit poteau sur lequel il inscrivit :

« Ici se trouve enfouie une somme d’argent appartenant à Lieu-Jin. Qu’on y prenne garde, pour ne pas se tromper. »

Après avoir transporté la moitié de son argent à la maison, Lieu-Jin revint à sa cachette pour prendre l’autre moitié. Mais à son grand étonnement, il n’y trouva plus que son poteau indicateur ; on avait enlevé l’argent. Indigné et triste, il murmura alors :

« Il faut être aveugle pour se tromper sur une somme qui ne vous appartient pas, surtout quand y a un poteau aussi clair ! »

Lieu-Jin était en compagnie de sa femme sur le perron de sa chambre, quand, une après-midi, il vit une souris entrer dans le foyer d’une cheminée.

— « Tu vas voir, ma-mie ! Je ferai sortir cette souris toute seule ! »

Il grimpa aussitôt sur le toit avec un peu de bois sec et alluma un feu dans le tuyau de la cheminée qui aboutissait sur un coin de ce toit. Or le feu, au lieu de pénétrer dans l’intérieur du tuyau, comme aurait voulu Lieu-Jin se répandit à l’extérieur et provoqua un terrible incendie qui détruisit entièrement son habitation.

Réduit à une vie misérable qui lui était d’autant plus pénible que ses parents étaient alors très vieux, Lieu-Jin se rendit compte enfin de la nécessité de l’argent pour vivre. À vrai dire, il ne se sentait pas nécessiteux pour lui-même, mais pour ses vieux parents et pour son innocente femme qu’il voyait parfois privée de nourriture.

Un jour, il alla faire un tour dans le cabaret du village, lieu habituel de son passe-temps. Ce jour-là, on y jouait aux cartes. Lieu-Jin, en voyant sur le jeu des pièces d’argent, murmura avec un soupir :

« À quoi sert d’avoir beaucoup d’argent ! On devrait en donner un peu aux nécessiteux !… »

Soudain, Lieu-Jin poussa un grand cri de joie et puis sortit du cabaret d’un pas rapide. Personne dans la salle ne s’en étonna car tout le monde savait qu’il était idiot. Cependant Lieu-Jin alla directement au bord d’une rivière qu’il savait être bordée d’une rangée de jeunes saules. Il en choisit un et cueillit soigneusement toutes les feuilles.

L’idée d’aller cueillir les feuilles d’un saule lui était venue, soudain, à la vue de l’argent qu’il avait vu sur le jeu. Cet argent lui rappelait, non sans noircir son âme candide, une superstition du pays qui disait que parmi les feuilles d’un saule entier, il y en a toujours une magique, une seule. Si l’on la mettait sur le front, on devenait tout de suite invisible aux autres. Celui qui trouve cette feuille magique peut être toujours riche puis qu’il peut prendre les biens d’autrui sans être vu de personne. Mais toute la question est d’avoir assez de patience pour la trouver. Il faut examiner, une à une, toutes les feuilles d’un saule entier.

Lieu-Jin, après avoir attentivement cueilli dans un sac toutes les feuilles d’un jeune saule qu’il avait choisi, rentra aussitôt chez lui avec le sac sur le dos.

Ce fut un soir, après le dîner. Sa femme tricotait à la lueur d’une faible lampe. Il s’installa alors à côté d’elle et commença à examiner les feuilles du saule, l’une après l’autre. D’abord il mit une feuille sur le front et demanda à sa femme :

— « Dis-moi, ma mie, me vois-tu ? »

— « Mais bien sûr que je vous vois ! »

Puis mettant une autre sur le front :

— « Me vois-tu ? »

— « Mais bien sûr que je vous vois ! »

— « Me vois-tu ? » fit-il en changeant encore de feuille.

— « Mais vous êtes fou ! laissez-moi tranquille ! »

— « Aie patience, ma mie, et réponds-moi seulement ! Me vois-tu ? continua-t-il.

— « Ou…iii !! je vous vois ! vous dis-je, je vous vois ! » dit la femme agacée sans même regarder son mari.

— « Me vois-tu ? »

— « Oui… »

— « Me vois-tu ? »

La femme ne pouvait plus souffrir cet idiot. — « Non, je ne vous vois pas ! laissez-moi en paix… Là !!! »

— « Ah ! ça y est ! » s’écria le mari, fou de joie tout en quittant la chambre. Son épouse sans se rendre compte de rien, était néanmoins heureuse de se débarrasser de l’idiotie de son mari.

Celui-ci retourna aussitôt au cabaret où il trouva encore les joueurs en pleine passion, avec des sommes considérables devant eux. Lieu-Jin mit alors sa feuille du saule sur le front et commença à empocher, tout bonnement, l’argent du jeu.

— « Qu’est-ce qu’il fait-là cet idiot-là ? » s’étonnèrent les joueurs furieux, tout en appliquant des gifles sur les joues innocentes du malheureux voleur.

— « Ah !? Vous me voyez donc ! Et pourtant j’ai encore ma feuille sur le front ! » murmura-t-il tout en enlevant la feuille de son front.

À ce murmure naïf, toute la salle éclata de fou-rire.