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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Tchi-Ac

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TCHI-AC

Dans un petit village de province de Kang-Ouen, vivait autrefois un jeune paysan du nom de Tchi-Ac. Intelligent et travailleur, il aimait dès sa première enfance à manier l’arc. Il se plaisait à consacrer tous ses loisirs à parcourir les plaines et les montagnes s’exerçant au tir à l’arc de tout son cœur. Un jour il se sentit un très habile archer, si bien qu’il se dit :

— « Un tel art ne peut avoir une valeur que quand on le met au service d’une cause. Y-a-t-il une cause qui soit plus noble que celle de défendre sa patrie. Il me faut aller à Séoul offrir mes services à sa Majesté, l’empereur de la Corée. »

Depuis ce jour, il ramassa toutes ses économies et prépara soigneusement son prochain voyage dans la capitale. Un beau matin il quitta son village natal, avec son sac sur le dos et l’arc à la main. En ce temps-là on ne voyageait qu’à pied. Il marcha donc tous les jours dans la direction de Séoul. Et quand la nuit arrivait il se reposait souvent à belle étoile, faute d’auberge sur son chemin. Car il ne suivait pas toujours la route régulière, mais il traversait la plaine et la montagne par pur plaisir. Ainsi il s’engagea un jour dans une profonde montagne, au lieu d’en faire le tour. Fatigué par les longues journées de marche il s’avançait d’un pas lourd. Soudain il entendit dans cette montagne déserte des cris de détresse des oiseaux qui semblaient appeler le passant au secours. Tchi-Ac s’arrêta vivement prêtant une oreille attentive du côté d’où venait le cri. Il découvrit en effet non loin de lui, sur un arbre, un énorme serpent prêt à avaler deux jolis faisans qu’il tenait enroulés dans sa queue. Indigné de cette scène brutale, il s’arma prestement de son arc, envoya une terrible flèche en pleine tête du reptile qui s’écroula lourdement par terre, tandis que les deux pauvres faisans s’envolèrent précipitamment dans l’air non sans avoir survolé longuement au-dessus de Tchi-Ac comme s’ils voulaient remercier leur généreux sauveur. Tchi-Ac continua son chemin traversant les forêts, sautant les abîmes, franchissant les rochers, il accélérait ses pas pour sortir plus vite de cet immense désert. Insouciant comme il était il ne s’était jamais demandé de la profondeur de cette montagne. Le soleil déclinait déjà derrière un sommet lointain et la nuit arrivait à grand pas. Tchi-Ac avançait toujours mais bientôt épuisé il se résigna à passer la nuit à la belle étoile et s’installait déjà sous un arbre quand il aperçut au loin, une faible lumière.

— « Ça doit être une habitation ! » soupira-t-il, et il y courut oubliant la fatigue et la faim. Arrivé à la porte, il y frappa. Une voix féminine lui demanda qui il était et ce qu’il voulait.

— « Je suis un voyageur égaré dans cette montagne, je viens vous demander l’hospitalité d’une nuit. »

Alors la porte s’ouvrit et une jeune femme à la fois froide et austère le reçut dans une cour déserte. C’était une vieille maison qui avait tout l’air d’un temple depuis longtemps abandonné. Au milieu de cette cour, une cloche minuscule se perchait haut au sommet d’un mât immense. La jeune femme le conduisit dans une pièce isolée remplie d’une odeur de moisi. Une poussière épaisse comme deux doigts tapissait le parquet. Mais tout cela ne vaudrait-il pas mieux que de passer la nuit dehors dans cette montagne incertaine ! À peine eut-il dévoré un repas froid que la jeune femme lui avait servi qu’il ronflait déjà à tue-tête. Or il fut réveillé à minuit par un lugubre sifflement. Et il vit dans la pièce un gigantesque serpent prêt à lui sauter à la gorge !

— « Je suis la jeune femme de tout à l’heure, dit l’effroyable reptile. Je t’avais entraîné jusqu’ici pour venger mon mari. Tu l’as tué en effet d’une flèche maudite alors qu’il chassait, cette après-midi, deux vulgaires faisans ! »

Une sueur glaciale passa dans le dos de Tchi-Ac dont le corps pétrifié tremblait comme une feuille.

— « Tu as raison, certes, balbutia-t-il, de vouloir venger ton mari. Mais songe un peu à ce que je vais à Séoul pour mettre tout mon savoir au service de notre pays. Bien qu’il y ait une différence de nature entre toi et moi, tu n’es pas moins pour cela un habitant de ce pays que nous devons défendre par devoir. Et puis qu’aurais-tu fait, toi, si tu voyais un puissant monstre sur le point d’avaler un faible sans défense ? C’est poussé par un instinct naturel que j’ai sauvé, tout à l’heure, la vie de deux innocents faisans », continua-t-il tout en suppliant l’effroyable reptile de lui laisser la vie sauve.

Le monstre semblait touché par l’appel pathétique de ce malheureux homme.

— « Je conçois ton malheur, soupira l’animal reptile, mais je ne peux pas ne pas punir l’assassin de mon époux !… »

Puis après une pause :

— « Pendant dix années de ma vie dans ce temple abandonné je n’ai jamais pu entendre le timbre de cette cloche que tu vois dans la cour. si donc tu peux me faire entendre au moins trois coups de cette cloche avant le premier chant du coq, je te pardonnerai. Sans quoi je ne ferai toi qu’une bouchée. »

Tchi-Ac sortit aussitôt dans la cour au pied du clocher. Il faisait si nuit qu’on apercevait à peine, très haut dans l’air, une vague silhouette de la cloche. Il n’y avait ni corde ni échelle pour l’atteindre. Après les vains efforts le pauvre jeune homme dût renoncer tristement à sa tentative impossible ! L’heure était déjà très avancée et les chants de coqs allaient bientôt se faire entendre. Et le terrible reptile s’apprêtait à lui sauter au cou. La queue du serpent serrait déjà les membres du pauvre Tchi-Ac qui perdait connaissance, quand tout à coup « dong » le timbre clair de la cloche se fit entendre ! Le reptile surpris, s’arrêta brusquement, dressant la tête dans l’air, prêtant une oreille attentive. « Ding ! Dong ! » deux tintements successifs vinrent ouvrir les yeux étonnés de Tchi-Ac qui vit alors le reptile tout penaud s’éloigner doucement dans une direction inconnue, tandis que les faibles échos lointains des premiers chants de coqs matinaux chatouillaient l’air silencieux de cette montagne profonde. Tchi-Ac se précipita, de nouveau, dans la cour jusqu’au pied du clocher. Il y trouva deux cadavres ensanglantés de faisans les becs écrasés, sans doute ceux-là mêmes que Tchi-Ac avait sauvés la veille et qui l’avaient sauvé à leur tour. Ému jusqu’aux larmes, Tchi-Ac embrassa les dépouilles mortelles de ces nobles animaux qu’il enterra au pied même de ce clocher. Puis renonçant à son voyage jusqu’à Séoul, il décida de se faire bonze dans ce temple abandonné qu’il restaura lui-même depuis ce jour.