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Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Miroir, cause de malheur

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MIROIR, CAUSE DE MALHEUR

Dadai était un tout petit village perdu au cœur des plus profondes montagnes. Or la nature avait tellement défavorisé la situation de ce hameau qu’il était pour ainsi dire complètement isolé du reste du Monde. Aussi les habitants de ce pauvre coin ignoraient-ils tout ce qui se passait hors de leur village.

C’est parmi ces habitants d’esprit encore moyenâgeux que se trouvait un jeune bûcheron du nom de Tchadol. C’était un esprit très curieux. Tout son rêve depuis déjà plusieurs années, était d’aller voir Séoul capitale de la Corée dont il avait toujours entendu dire des merveilles par les paysans fantaisistes.

Cette année-là, fermement décidé à faire le voyage à Séoul, Tchadol n’attendait plus que l’hiver pour partir. Après avoir terminé sa petite moisson et fourni la provision de bois pour tout le village dont il était le seul bûcheron, il exposa un jour à sa femme son projet d’aller voir la capitale. Celle-ci, après quelque opposition, le laissa faire. Aussi un beau matin à l’aube, Tchadol se prépara à partir pour Séoul. Sa femme lui remit tout en l’embrassant un havresac rempli de provisions et de linge, et elle lui dit :

— « Tu m’apporteras de Séoul, un peigne, surtout ne l’oublie pas ! » Puis connaissant bien la. mauvaise mémoire de son mari, elle ajouta : « Si tu l’oublies, regarde cette lune là-bas ! » fit-elle en lui montrant le dernier quartier d’une lune qui, semblable par son demi cercle à un peigne à la mode coréenne, était suspendue à ce moment-là toute pâle au-dessus d’une montagne lointaine.

Tchadol partit donc seul franchissant les montagnes et les forêts, traversant les plaines et les rizières, toujours vers le Nord dans la direction de Séoul.

Au bout d’un mois de marche, il arriva un jour au somment d’une colline d’où il pouvait enfin embrasser d’un seul coup d’œil toute cette merveilleuse capitale à laquelle il avait si longtemps rêvé. C’était une ville immense située au bord du magnifique fleuve Han-kang et entourée d’une enceinte de murailles imposantes dont les quatres gigantesques portes aux quatre points cardinaux s’élevaient très haut dans l’air, dominant la ville et ses environs. Ce premier coup d’œil ayant excité sa curiosité, Tchadol fut impatient d’entrer dans la capitale. Aussi descendit-il vers la ville presque en courant et arriva bientôt devant cette légendaire « Nam-Dai-Moun », une des quatre grandes portes dont la capitale de la Corée était fière. Dès son entrée dans la ville Tchadol fut d’abord émerveillé, entre autres choses, par les larges rues avec les splendides étalages des boutiques des deux côtés et aussi par les bizarres coiffures des passants. Mais il fut bientôt très ennuyé par les regards à la fois ironiques et outrageants de tout le monde fixés sur sa personne. Certes, il était ridicule, surtout à Séoul, avec sa tenue moyenâgeuse : la tête drapée au lieu d’être coiffée d’un chapeau, son pantalon et sa veste démesurément flottants, et tout cela sans « Droumac », une espèce de manteau, vêtement de ville par excellence. Ce qui attirait tant d’ironie, c’était à vrai dire, son air gauchement émerveillé et craintif et aussi un peu bête ! Cependant il était fatigué des longues journées de marche et surtout de ces nouveautés. D’ailleurs la nuit était déjà commencée, il fallait trouver un gîte… Malheureusement il fût bientôt suivi par une bande de gosses dont les cris confus et perçants lui cassaient la tête. Il fut tellement agacé qu’à la fin il se laissa tomber dans un coin de rue et attendit désespérément le départ de la bande. Mais les gamins redoublèrent leurs railleries et leurs méchancetés tout en entourant le pauvre Tchadol. C’est à ce moment qu’un gentilhomme qui passait intervint et dispersa la bande. Puis il demanda à Tchadol d’où il venait et ce qu’il voulait. Celui-ci lui répondit d’un accent fort comique qu’il était venu pour voir Séoul et qu’il lui fallait maintenant trouver une auberge le meilleur marché possible, pour se reposer. Alors le gentilhomme le conduisit très complaisamment dans une petite auberge et recommanda au patron de le bien traiter. Aussi notre montagnard fixa là son quartier-général et parcourut tous les jours la capitale, en tous sens. Chaque soir il rentrait, dans son auberge content et émerveillé.

Cependant si magnifique que fût le spectacle de cette ville, il en fut vite fatigué. Et au bout d’un mois de cette vie, il fut pris soudain d’un irrésistible mal du pays. Il regrettait maintenant le paysage sauvage de son pays et les visages connus et les voix familières de ses compatriotes. Il lui semblait désormais que Dadai, son village bien aimé, était un paradis terrestre. Aussi, brusquement décidé à repartir le lendemain dès l’aube, il fit ce soir-là les préparatifs nécessaires. Après le dîner, il se rappela tout à coup qu’il avait une commission à faire pour sa femme, mais sa mauvaise mémoire ne lui permit pas de se rappeler l’objet de cette commission. Désolé de ce triste oubli, il sortit néanmoins en ville et se promenait devant les étalages des grands bazars. Or la pleine lune qui était, juste à ce moment-là, dans le ciel d’Est, lui rappela cette parole de sa femme : « Si tu l’oublies, regarde cette lune là-haut. » Heureux d’avoir trouvé cela, il entra aussitôt dans l’un des bazars et demanda :

— « Avez-vous quelque chose qui ressemble à cette lune là-haut ? »

Le vendeur fort intrigué, demanda laquelle lune. L’homme lui montra la pleine lune du ciel. Le vendeur, au bout d’une longue réflexion, lui présenta alors un miroir rond dont la ressemblance avec la lune était frappante. Cependant Tchadol ignorait l’utilité de cet objet. À sa demande, on la lui expliqua. Cette explication ébahit une fois de plus Tchadol avant son départ de la capitale. Il se demandait surtout comment sa femme pouvait connaître cet objet sans être jamais venue à Séoul ! Enfin convaincu d’avoir bien fait la commission, il rentra à son auberge. Et le lendemain matin à l’aube, il repartit donc repassant par les contrées qu’il avait déjà traversées, toujours vers le Sud dans la direction de son village chéri.

Au bout d’un mois de marche, il atteignit enfin les abords de son pays. De loin il voyait déjà, avec des larmes de joie, ce minuscule village de Dadai caché derrière un bouquet d’arbres. Dès lors il galopa inconsciemment jusque chez lui il fut reçu par les siens avec des cris de joie.

La nouvelle se répandit en un clin d’œil et tout le village accourut vers la maison du bûcheron à qui on adressait un torrent de questions auxquelles le pauvre Tchadol ne savait que répondre. Quand la première manifestation sincèrement chaude mais un peu brutale fut passée et quand les voisins furent partis, sa femme lui demanda s’il avait fait sa commission.

— « Mais oui ! ma mie ! le v’la ! » fit-il tout en lui remettant le paquet du miroir.

Heureuse de ce cadeau de Séoul, elle défit précipitamment le paquet. Mais à son grand étonnement elle trouva un objet bizarre au lieu d’un peigne qu’elle avait demandé à son mari. Or à peine avait-elle examiné cet objet bizarre, qu’elle éclata en sanglot ! Au bruit de cette tristesse inattendue, la mère de Tchadol accourut et demanda à sa bru ce qu’elle avait.

— « Oh maman ! il est revenu de Séoul avec une jeune femme ! »

— « Mais où est-elle ? »

— « La voilà, regardez là-dedans ! » pleura-t-elle tout en lui tendant le miroir.

La mère, à son tour, regarda dans le miroir, et ayant trouvé une vieille femme au visage sillonné de profondes rides, elle dit :

— « Ah ! Bien mieux encore ! Il nous amène la belle-mère aussi ! »