Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens/Une énigme tragique

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UNE ÉNIGME TRAGIQUE

En revenant d’une promenade, un jeune homme s’arrêta devant une fontaine, sous un grand saule pleureur. Au bord de cette fontaine, une belle jeune fille remplissait gracieusement son urne d’eau. Il lui demanda une cruche pour calmer sa soif. La jeune fille tout en le regardant lui tendit une cruche à moitié remplie, avec une poignée de feuilles de saule à l’intérieur. Le jeune homme amusé par la fantaisie de cette jeune fille, vida néanmoins la cruche avec un sourire, s’arrêtant à chaque gorgée, car les feuilles l’empêchaient de boire en un seul trait. Il lui demanda très respectueusement pourquoi ces feuilles de saule dans la cruche.

— « Parce qu’il est malsain de boire trop vite, lui répondit-elle très simplement, surtout quand on est très altéré. »

— « C’est très gentil de votre part et je vous en remercie… »

Quelle belle jeune fille ! pensa-t-il tout en cherchant des phrases pour continuer la conversation.

La jeune fille, qui affectait alors de ne faire aucune attention au jeune homme, lui jetait de temps en temps de rapides coups d’œil. À un moment donné leurs regards se rencontrèrent, puis machinalement ! ils échangèrent un sourire. Alors le jeune homme brisa le silence :

— « Quelle belle journée ! n’est-ce pas ? »

— « …… »

— « Croyez-vous que le beau temps va durer ? » continua-t-il une minute après, d’un ton d’insistance.

— « Pourquoi pas ! » fit-elle sans même lever la tête.

— « Parce que… il fait trop… beau. C’est-à-dire que… »

La jeune fille sourit en rougissant un peu.

— « Vous êtes du pays, n’est-ce pas, mademoiselle ? »

— « Oui, mes parents habitent la grande ferme que vous voyez là-bas. D’ailleurs c’est la plus grande ferme du pays ! » ajouta-t-elle.

— « Je ne me trompais pas en pensant que vous étiez du pays, je l’ai deviné au premier coup d’œil. »

— « Mais comment ça ? » fit-elle avec un air visiblement ironique.

— « Je ne sais comment vous répondre, mais j’ai eu le pressentiment que vous êtes de ce village qui m’est très sympathique.

— « Idée singulière ! » dit-elle avec un geste vague tout en quittant la fontaine.

Le jeune homme resta rêveur en regardant la jeune fille disparaître derrière les fermes. Trois jours de suite il revint au bord de cette fontaine espérant revoir cette belle fille, mais celle-ci n’y revint pas. Un jour ayant fermement décidé de la revoir même chez elle, s’il le fallait, il rôda toute une après-midi autour de la ferme de la jeune fille. Il l’aperçut enfin dans la cour alors qu’elle donnait à manger aux poules. Mais elle était trop occupée pour l’apercevoir. Il trouva alors un moyen pour attirer son attention ! D’un geste menaçant il provoqua un chien qui s’étendait au soleil à l’entrée de la ferme. Le chien se mit à aboyer furieusement tout en reculant au fond de la cour. Alors la jeune fille releva la tête pour voir ce qui se passait au dehors et aperçut le jeune homme. Elle le regarda d’abord avec surprise, puis un sourire passa sur ses lèvres. Mais elle affecta de ne rien voir. Jusqu’au coucher du soleil, bien qu’elle traversât la cour plusieurs fois elle ne lui prêta pas la moindre attention. À la fin pourtant elle regardait et même très fréquemment avec un air inquiet, guettant le retour de ses parents. Comme le jeune homme s’obstinait désespérément dans la contemplation de la jeune fille, celle-ci reparut dans la cour et s’approcha de lui. Cette fois avec un sourire fort aimable elle sortit de son sein un miroir dont elle lui montra d’abord le dos puis la face, et toujours en souriant. Après quoi elle disparut pour ne plus se montrer… Il y avait là bien un sens, mais le jeune homme s’en alla chez lui sans l’avoir compris.

Prétextant un mal de tête, il refusa de dîner et entra aussitôt dans sa chambre. Là il chercha vainement toute la nuit le sens de l’énigme de la jeune fille dont l’image remplissait désormais sa vie. Ses recherches pendant deux jours restèrent infructueuses. Le troisième jour le jeune homme tomba gravement malade et son état inspira une vive inquiétude dans la famille. Or, ce jour-là ses parents, retenus d’avance depuis quelques jours par des amis, durent absolument s’absenter. Ils confièrent le soin de veiller leur fils malade à leur fille aînée en lui disant que le Docteur viendrait vers le soir et qu’ils tâcheraient de rentrer à la maison le plus tôt possible dans la nuit même.

Le Docteur arriva chez le malade. Et comme il ne voyait personne dans la cour, il se dirigea tout seul vers le vestibule. De là il s’approcha d’une pièce d’où sortaient des voix, et, très curieux, écouta :

— « Oh ! ma sœur, ce n’est pas le Docteur qui me guérira ! Mais réponds-moi de grâce ! connais-tu ce fermier qui possède la plus grande ferme de Méhatchon ? »

— « Oui, c’est Monsieur Kim Sun-Dal ! et pourquoi cela ? »

— « Il faut que je te fasse un aveu… dont dépendra le bonheur de toute ma vie… J’aime sa fille d’un amour insensé… mais ce n’est pas là l’important. Elle m’a donné une énigme dont je n’ai pu trouver le sens, voilà pourquoi je suis tombé malade… Ne pourras-tu m’aider à le trouver… Écoute-moi : elle m’a montré un miroir d’abord le dos puis la face. Vois-tu ce que pourrait signifier cela ? »

Un silence absolu régna pendant quelques instants. Puis la sœur éclatant tout à coup d’un rire bruyant lui dit :

— « Pour si peu de chose, oh ! mon pauvre ami ! tu te donnes tant de mal ! J’ai trouvé. Voici la signification : elle t’a montré d’abord le dos d’un miroir, eh bien, c’est la nuit ; elle t’a montré ensuite la face c’est la pleine lune. Par conséquent elle te donne un rendez-vous dans une nuit de pleine lune, c’est-à-dire… mais c’est ce soir même ! Attends… moi oui, c’est bien ce soir ! car ses parents sont certainement invités à assister, comme les nôtres, aux noces d’or de Monsieur Cang-Taigon… »

Le curieux Docteur s’en alla mystérieusement sans avoir vu le malade.

Le jeune homme heureux d’avoir trouvé le sens de l’énigme, reprit aussitôt toute sa force morale. Après avoir rapidement dîné, il partit donc pour Méhatchon. Mais comme il était assez faible, car il n’avait guère pris de nourriture pendant les autres jours, il n’y put arriver que tard dans la nuit. Voyant une lueur de lampe dans un bâtiment latéral, il s’y dirigea. Et malgré les bruits qu’il faisait alors exprès personne ne répondit. Il entra donc dans la chambre, mais il n’y avait personne. Cependant surpris par une odeur désagréable, il voulut faire un pas vers la lumière pour mieux voir, et aussitôt il glissa par terre. En se relevant il constata que la chambre était pleine de sang. Alors terrifié il s’enfuit vers la porte. Or à ce moment-là les parents de la jeune fille, rentrant à la maison, refermèrent la porte à la clef. Il fut donc obligé de sortir de là par le trou du canal d’une mare.

Le lendemain matin les bruits de l’assassinat de la jeune fille et de la disparition de son cadavre furent répandus partout. Les autorités arrivèrent en masse pour examiner le crime sur le lieu. L’un d’eux ayant trouvé un éventail qu’il considéra avec attention, s’écria triomphalement :

— « Voilà l’assassin déjà trouvé ! cet éventail nous a appris son nom et son adresse ! »

Le matin était déjà très avancé lorsque les policiers entrèrent dans la chambre du jeune homme qui dormait en ce moment d’un profond sommeil. Ses effets ensanglantés, ses souliers remplis par la boue de la mare, etc… tout confirmait aux policiers qu’il était bien l’assassin. On arrêta donc le jeune homme, et malgré toutes ses protestations, on le condamna à mort et on l’exécuta.

Un mystère effroyable troublait depuis près de dix ans le gouvernement royal de Séoul ainsi que toute la population du pays : Un matin le préfet de la province de Lac-Ton fut trouvé mort mystérieusement dans son lit. N’ayant découvert aucune trace du crime, on crut donc que c’était une mort naturelle survenue pendant le sommeil. Quelques mois plus tard le gouvernement nomma un autre préfet à cette province. Celui-ci dès le lendemain de l’entrée à sa fonction fut trouvé mort exactement dans la même condition que son prédécesseur ! La nouvelle provoqua une terreur générale parmi la population. Le gouvernement était d’autant plus inquiet que personne ne voulait être nommé à ce poste. Cependant il réussit à nommer un troisième préfet qui, malgré toutes les précautions imaginables, fut lui aussi trouvé mort, toujours exactement dans les mêmes conditions ! Cette fois, tout est bien fini. Le gouvernement lui-même n’osait plus nommer personne pour ce poste important. Toutes recherches ne purent empêcher le mystère de bien garder son secret durant près de dix ans. Le Roi, voulant absolument éclaircir ce mystère, trouva enfin un moyen de recruter quelques candidats : Un jour il fit rassembler dans une vaste salle tous les détenus dont les crimes étaient particulièrement atroces. Et le Roi, s’étant déguisé en un simple garde, s’amusait avec eux. Pendant des jours il les examina secrètement l’un après l’autre. Il s’arrêta enfin à un aventurier fort redoutable qu’il recommanda expressément aux juges de condamner le lendemain à la peine capitale. Le soir même de cette condamnation, lorsque la nuit fut assez avancée, le Roi fit venir le condamné et lui dit :

— « Tu sais que tous mes sujets, sans aucune distinction, qui tombent sous le coup de mes lois, sont irrévocablement exécutés ! Tu es condamné, tu vas donc mourir. Cependant je suis disposé à t’accorder une grâce si tu te décides désormais d’être un homme meilleur, et je te demanderais même de rendre un service à ton pays, car tu peux en rendre… »

— « Ordonnez-moi, sire, je ne risque rien puisque je suis déjà condamné à mort ! »

Alors le Roi, lui ayant raconté la mystérieuse disparition de trois préfets de Lac-Ton, annonça sa prochaine nomination à ce poste.

— « Et tu tacheras, continua le Roi, de dévoiler le secret. »

— « Je vous répète, sire, que je ne risque rien, et j’aime ce genre d’aventure. Et puis qui sait ! je pourrai peut-être vous apporter la lumière ! »

Quelques jours plus tard la nomination d’un nouveau préfet dans la province de Lac-Ton, vacante depuis plus de dix ans, souleva une curiosité sensationnelle à travers le pays, mais on ne savait pas qui.

Le nouveau préfet, dès le jour même de son arrivée dans la préfecture, ordonna d’abord l’illumination pendant toute la nuit de sa nouvelle résidence, ensuite la retraite absolue de tout personnel. Ayant décidé de veiller la nuit il s’installa sur son siège, les portes toutes ouvertes. Jusqu’à minuit, rien de particulier. Cependant son attention fut attirée par l’énorme silhouette d’une jeune fille ensanglantée qui, les cheveux en désordre et ayant un couteau plongé à travers la gorge, parut soudain au fond du jardin. C’était un spectacle épouvantable ! Il se croyait déjà mort quand elle s’avança peu à peu et bientôt atteignit le seuil de la maison. De là, elle dit d’une voix faible :

— « N’ayez pas peur, je vous en supplie ! » Le préfet s’était déjà évanoui. Et quand il revint à lui, il la trouva prosternée devant la porte. Alors, avec beaucoup de courage il lui dit d’une voix toute tremblante :

— « Que voulez-vous ? »

— « Si vos prédécesseurs sont morts, c’est qu’ils sont tous victimes de leur faiblesse, répondit d’abord la jeune fille, chacun d’eux est mort terrifié rien que par ma vue. Je ne suis point ici pour vous faire du mal. Je n’ai qu’un vœu, une vengeance à vous confier : Je suis la fille de Monsieur Kim Sun-Dal, fermier de Méhatchon. Il y a dix ans, un soir, alors que j’attendais un jeune homme à qui j’avais donné un rendez-vous, le Docteur de la ville entra soudain dans ma chambre et voulut me violenter. Cependant sachant déjà la conséquence de sa conduite, il plongea un couteau dans ma gorge et jeta mon corps dans la forêt de bambous ou je suis restée encore aujourd’hui. Et c’est par erreur qu’on a exécuté mon malheureux ami ! Vengez-nous, Seigneur, sanglota-t-elle, et puis, enterrez ma pauvre dépouille auprès de mon malheureux ami ! »

À peine avait-elle terminé qu’elle avait déjà disparu ! Le préfet n’y comprenait rien. Était-il dans un rêve ou était-il mort comme ses prédécesseurs ? Vainement il s’efforça de rafraîchir ses idées ! Vainement il voulut oublier tout !

Le lendemain matin son sommeil fut troublé par des chuchotements autour de lui. Le préfet écouta donc :

— « Pauvre homme ! — est-ce qu’il est mort ? — tiens ! à ton idée ! au moins, mettons-le sur son lit — ah, laisse-le comme celà, on viendra tout-à-l’heure — etc…, etc… »

Hanté déjà par le souvenir de la veille, plus encore agacé par ces chuchotements, il se réveilla brusquement. Il constata alors qu’il avait passé la nuit par terre tout habillé et vit autour de lui une dizaine de gardes préfectoraux, qui, tous d’un air stupéfait, se prosternèrent à ce moment. Alors le préfet leur dit en souriant :

— « Levez-vous et allez prévenir tous les fonctionnaires et tous les notables de la ville, sans oublier le Docteur, afin qu’ils assistent à un urgent conseil qui va se tenir dans un instant. Et que tous les gardes soient prêts à recevoir mes ordres ! »

Bientôt on vint lui annoncer que la salle de conseil était au grand complet et qu’on n’attendait plus que sa présence.

À la vue du nouveau préfet, tout le monde se leva.

— « Asseyez-vous, dit-il tout en s’installant vivement sur son siège. Messieurs, je ne veux point pour aujourd’hui de cérémonies, je veux qu’on me réponde ! fit-il solennellement. Sa Majesté a eu toujours le souci du bien de son peuple. Elle m’a chargé tout exprès de cette fonction pour éclaircir le mystère qui, depuis dix ans, trouble son sommeil ainsi que votre pays. Nous allons donc chercher la lumière, et nous y arriverons ! »

À ce moment, un vieux fonctionnaire se leva :

— « Seigneur, depuis dix ans, nous avons en vain essayé de faire la lumière. Nous serions tous très honorés si nous pouvions vous être utiles… »

— « Je vous en réponds ! interrompit le préfet. Dites-moi seulement quels sont les faits extraordinaires qui ont eu lieu dans ce pays depuis dix ans ? »

— « Rien, ou presque rien… c’est-à-dire qu’il y a eu l’assassinat d’une jeune fille par un jeune vaurien amoureux qui fut exécuté après le jugement ! Voilà tout, Seigneur, à part celà, je ne vois rien d’extraordinaire… Il faut que je vous dise aussi qu’on n’a pas pu retrouver le corps de la jeune fille. »

— « Eh bien ! c’est un fait intéressant ! » éclata triomphalement le préfet. « Les parents de ces deux jeunes morts sont-ils encore ici ? »

— « Mais oui, Seigneur, ils sont des gens très honorés du pays. »

— « Gardes ! ordonna le préfet, faites venir tout de suite les parents de ces deux jeunes gens ! »

Le temps avait calmé le violent chagrin de ces parents. Cependant, à la convocation du préfet, ils arrivèrent tous très émus et étonnés. Le préfet s’adressa d’abord au père de la jeune fille :

— « Êtes-vous convaincu que le jeune homme a bien assassiné votre fille ? »

— « Ma foi, Seigneur, nous ne pouvons croire autrement. »

— « Et vous, Monsieur, repartit le préfet, vous êtes convaincu que votre fils est un assassin ? »

— « Je n’oserais jamais l’affirmer, car il était d’une nature très douce ! Il était souffrant, Seigneur, et nous étions absents ce jour-là ! »

— « Comment ! vous n’aimiez donc pas beaucoup ce fils, puisque vous l’avez laissé malade seul ! »

— « C’est-à-dire que nous comptions sur le Docteur de la ville. »

— « Le Docteur de la ville ? Il doit être présent ici ! » fit le préfet, en s’adressant au vieux fonctionnaire.

Le Docteur, qui a suivi la séance avec une attention anxieuse, se leva à ce moment d’un air presque hébété.

— « Ah ! Bonjour, Monsieur le Docteur, vous l’avez donc vu ce jour-là ? »

— « Non, Seigneur, je n’ai pas pu le voir, car j’étais moi-même fort malade ce jour-là… »

— « Quelle coïncidence fâcheuse ! » remarqua le préfet.

Or la majorité de l’assemblée témoignait vivement de la parfaite honorabilité du Docteur. Le préfet jugea alors nécessaire de brusquer le dénouement. Il éclata tout-à-coup d’un rire presque cynique et lui dit :

— « Docteur, c’est très curieux que n’ayez pas eu aucun mal lorsque vous rendiez visite à une jeune fille amoureuse ! »

Tous les regards des assistants se clouèrent littéralement sur le visage du Docteur qui murmurait tout bas des mots inintelligibles. Le préfet, après avoir remarqué attentivement son visage, l’invita en ces termes :

— « Docteur, faites-nous le récit ! Si vous croyez que c’est trop demander, eh bien, je vous aiderai ! »

Le Docteur comprit alors qu’il était inutile de protester de son innocence. Il dut donc avouer son crime. On n’eut même pas le temps de le condamner, il fut lynché par la foule. Le corps de la malheureuse jeune fille fut retrouvé à l’endroit indiqué. Il était intact sous l’ombre, mais il tomba en poussière lorsqu’on le sortit au jour.