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Mon Féminisme/7

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Féret et fils Editeurs Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 209-228).

CHAPITRE VII

La Femme et l’Humanité.


Toutes les questions morales, sociales et physiques qui se posent spontanément devant le problème du Féminisme sont incluses dans les sommaires des chapitres précédents. Elles peuvent se synthétiser sous ce titre : « La Femme et l’Humanité. »

Plût au ciel que les grands mots ne fussent que les interprètes des grandes idées !

Les réflexions qui se dressent devant un examen, même superficiel, de conceptions aussi vastes que profondes ne sont pas faites pour exalter notre orgueil. Elles nous montrent la raison humaine, abandonnée ici-bas au milieu d’un immense mystère, allant à l’aventure, ânonnant infiniment plus d’erreurs qu’elle ne bégaie de vérités…

Ah ! c’est que la fleur divinement bleue, la fleur d’idéal et de lumière, croît sous un dôme inextricable de chardons hérissés, de ronces rougies…

Et la main brutalement orgueilleuse de l’homme, qui veut la saisir, recule sous le frôlement douloureux des orties, sous la morsure ensanglantée des épines…

Une lueur pâle mais irradiante, projetée de temps à autre à travers les siècles par la tige étincelante, filtre faiblement sous l’épaisseur du voile menaçant qui jalousement la garde. Mais elle suffit à guider les tâtonnements fébriles des âmes avides de cueillir la fleur de justice. Elle leur envoie avec son parfum d’ivresse la leçon suprême de la vie : une indulgence pleine de paix envers tous !

Goethe dit : « Bien des choses nous seraient mieux connues si nous voulions les moins connaître analytiquement. » En effet, la maladie de l’analyse sévit si fort qu’elle courbe l’esprit sur la complexité des choses, lui coupe son vol vers les grandes lignes d’horizon. Nous retardons l’affranchissement moral de l’Humanité… en reculant l’heure lumineuse de comprendre.

Nous n’avons pu examiner, dans ce travail succinct, l’époque de la polyandrie, donnant un avantage temporaire à la Femme. L’homme n’y eut qu’une préoccupation : échanger cet état contre celui de la polygamie. C’est dans cette période d’infériorité dernière que naquit, que se développa la vertu féminine. Elle fut formée à une école terriblement rude par le mâle polygame, violent et brutal, qui tuait, vendait ou prêtait sa femelle selon son intérêt. Libre de toute contrainte pour son propre compte, il exigea d’elle, il lui inculqua la fidélité, point de départ de la moralisation du couple humain.

La morale est-elle jamais autre chose que ce qu’on exige d’autrui !

Pour le sociologue impartial, la polyandrie, la polygamie, la monogamie furent des états successifs de l’Humanité dont (quelque humiliant qu’en soit l’aveu) ni la religion ni la morale ne furent des facteurs importants.

Il me faut insister ici un instant sur la question de l’économique, inséparable de l’avènement du Féminisme.

Les vérités suivantes, que je n’effleure même pas, que je cite seulement, sont empruntées au beau livre de M. Ch. Letourneau que je signale plus loin, et qui les traite de façon magistrale.

Tant que les lois cosmiques assureront à l’homme sa demeure sur la planète, un fait primordial, impérieux, le dominera : la nécessité absolue de réparer, de reconstituer quotidiennement son corps, lequel, jeté dans un milieu qui l’use, qui l’endommage, tant extérieurement qu’intérieurement, doit lutter contre l’incessante détérioration.

Dans son œuvre de haute portée, l’Évolution morale, M. Ch. Letourneau dit très justement que tout esprit attentif, libre de préjugés et possédant une dose suffisante d’humilité, retrouvera dans l’éthique des peuples cette identique nécessité, autrement dit, que ce qu’il y a de moins élevé (pour ne pas dire ce qu’il y a de plus bas) dans l’homme a joué sur la terre un rôle autrement considérable que les choses plus nobles qu’il a pu acquérir.

Pourquoi ?

Parce que la loi toute-puissante de son évolution exige que celles-ci soient subordonnées à celles-là. Loi impérieuse, féroce, qui veut que les nobles choses s’inclinent devant la plus légère nécessité économique à satisfaire.

Si c’est une gloire pour l’esprit humain d’avoir écrit des livres comme ceux de MM. Paul Lacombe[1] et Ch. Letourneau[2], il serait à coup sûr fort utile qu’on les lût et que l’on se les assimilât. Hélas ! fasciné qu’il est par les lectures scandaleuses, obscènes, de son époque, le grand public ne les connaît même pas !

Ajouterai-je qu’aucune théocratie, qu’aucune page d’évangile ne contient une leçon d’aussi profonde humilité que les réflexions suggérées par ces deux ouvrages !

Après cette digression, nous voyons que, comme à sa genèse, comme aujourd’hui, comme dans l’avenir, le développement humain a subi, subit encore, subira toujours des oscillations et des secousses fatalement soumises à ses nécessités, à ses intérêts économiques. À son heure, cette loi omnipotente imposera le Féminisme à notre société moderne. Par suite du phénomène économique, l’homme ne pouvant plus comme jadis nourrir la Femme, celle-ci devra elle-même pourvoir à ses propres besoins. Le triomphe final du procès séculaire de la Femme contre l’homme semble certain, non pas à cause de l’égalité, mais à cause de l’équivalence des fonctions, qui mène à l’équivalence des droits.

L’épopée grandiose, vertigineuse, de la lutte des sexes, que nous avons entrevue au premier chapitre de cet ouvrage, n’a connu de halte qu’aux rares époques où cette dualité fut en équilibre parfait. Alors, et seulement alors, resplendirent, pour la plus grande gloire de la terre, les civilisations dont notre esprit garde un si magnifique souvenir.

L’homme n’a pas compris cette loi, révélée par l’Histoire à chacune de ses pages. Il sera donné à la Femme de se l’assimiler le jour où, ayant une culture selon les aptitudes de sa nature, elle aura conscience que l’Humanité contient deux facteurs très différents, mais équivalents, chacun avec ses qualités, ses facultés, ses dons et ses droits parallèles, non divergents.

La cause de la Femme est celle de l’homme, et inversement. C’est parce que l’homme n’a pas voulu que sa cause propre fût celle de la Femme que l’Humanité fléchit sous la faute oppressive.

Il n’y a pas deux Humanités, il n’y en a qu’une. Elle est confiée à la Femme pour l’œuvre de régénération promise à l’avenir. C’est elle qui l’accomplira, avec non moins d’éloquence vengeresse que de courageuse vertu.

Ensemble, l’homme et la Femme devront s’abaisser ou s’élever, pour devenir des pygmées ou des géants.

Partageant tout avec son compagnon : ses nuits, ses jours, ses joies, ses douleurs ; marchant avec lui vers un même but, si la Femme a des sentiments mesquins, si elle n’a aucune largeur de vues, si ses idées sont étroites, si elle est légère, pauvre d’âme, comment deviendra-t-il grand ?

Il faudra donc qu’elle fasse d’elle-même, pour rénover l’Humanité, un être s’appartenant, je veux dire que par une carrière ou une occupation assurée, elle soit libre de se garder ou de se donner. Très vite elle apprendra ce dont doit être ornée sa nature distinctive de Femme. Se faire pareille à son compagnon, c’est tuer l’amour. Son lien le plus cher n’est pas celui de semblable à semblable ; c’est celui qui unit deux natures, lesquelles, tout en se ressemblant, diffèrent considérablement.

Aussi impropre que l’homme à faire sa partie seule dans le concert humain, la Femme concentrera tous ses efforts non pour le solo, mais, pour le duo, ce duo grandiose du couple humain vers lequel, depuis des milliers de siècles, est tendue en vain l’oreille attentive de l’Humanité, ce duo magnifique où la Femme sera « en harmonie avec l’homme comme une musique parfaite avec de nobles paroles ». De l’union de ces deux intelligences autres, mais de même valeur, différentes, mais se ressemblant, surgira la force efficace nécessaire pour combattre l’hostilité si cruelle de la nature. Leurs deux efforts réunis ayant pour ainsi dire unifié leur dualité, l’homme et la Femme seront le pilier superbe de ce temple de l’univers, l’Humanité ; le ciel en sera le dôme, et, harmonieusement, la terre en sera la base.

Dans ces temps — proches et lointains — le génie sera féminin autant que masculin. Celui de l’homme, loin d’en être diminué, n’en sera que plus beau, plus noble, considérablement plus riche, Alors, sur leurs ailes jointes et croisées, ces deux génies porteront les fruits immortels de l’amour. Cet amour de l’avenir sera une conception très neuve de la vie. Je dis amour, non passion : ce temps-là sera plus fécond en amour qu’en passion. Les contrastes d’où il naîtra seront tellement multipliés qu’il en résultera pour les deux sexes une séduction infiniment plus forte que celle d’aujourd’hui. Cette séduction, avec ses nuances plus diverses, plus éclatantes, surtout plus durables, ne se brisera plus sur l’écueil de cette homogénéité morale qui existe actuellement entre l’homme et la Femme, identité due à l’arrêt de l’essor féminin, qui trop souvent tue l’amour. Développés par l’esprit et par le cœur dans leur originalité intégrale, ils se compléteront d’autant plus merveilleusement qu’ils seront plus différents. Pour jouir de la belle harmonie des âmes il faut en connaître les nuances.

De cette harmonie nouvelle, avec la concomitance des formes, découlera la morale de l’avenir. Le pays des aveugles est le royaume de l’homme. Témoin les misogynes, qui s’éloignent de la Femme, fuient la révélation de sa chair : ils ne comprennent pas son rôle dans l’Humanité. Aussi leur échappe le sens du contraste, qui s’acquiert par la pratique des humains et des événements. Ils s’éviteraient une future défaite en examinant les merveilleux enseignements de la nature. Les infusoires ne se rajeunissent que par leur conjugaison. Pourquoi, quand l’évolution du cerveau féminin sera complète, le cerveau masculin ne se rajeunirait-il pas à son contact ? Jusqu’ici une absurde et illogique juxtaposition des sexes a refoulé la radieuse synthèse qui fera s’épanouir, comme en un bouquet de feu d’artifice, des idées merveilleuses et nouvelles. Et pourtant ces idées feront de l’existence future une efflorescence de progrès sociaux conduisant à une vie morale intensivement riche, élevée, vigoureuse. Arrêter aujourd’hui la Femme dans son élan vers sa culture, vers sa liberté, est vraiment aussi puéril que se jeter au-devant d’un train pour l’arrêter dans sa marche.

C’est par la Femme, par la puissance qu’elle détient sur les destinées de l’Hụmanité, par la vie de son cœur — qui sera faite bien plus de ce qu’elle donnera que de ce qu’elle recevra — que notre civilisation sénile (après la crise formidable que nous traversons) se rafraîchira aux eaux vives de la mentalité féminine,

J’ai dit : « … par la puissance que la Femme détient. » C’est qu’en effet la nature lui donna le mystère des dominations inutile à notre masculinité de protester : c’est un fait.

Cette nature mit en elle des froideurs qui nous font ses esclaves, des ardeurs qui nous affolent. Elle l’arma de tendresses, de charmes, de fantaisies, d’exigences qui tour à tour nous brisent, nous captivent, nous assagissent, nous énervent. Et pour couronner son œuvre, elle lui fit don de l’héroïsme, chez la Femme un élan que nous n’égalons que par la volonté. La déclarer seulement l’ornement et la douceur de la vie, c’est lui faire une part grotesquement mince : elle est par-dessus tout le centre et le pivot de cette vie.

La preuve ?

Pour elle nous nous perdons autant que par elle nous nous sauvons.

Que sert de mépriser son corps, son âme, et de les tenir en servage ?

Manon a écrit : « Partout où la Femme est honorée, les divinités sont satisfaites. » Les nôtres doivent être de bien méchante humeur…

On connaît un arbre à ses fruits : l’Humanité saura savourer ceux que produira la Femme éduquée et instruite.

Que dira alors Shiva, qui, rendant hommage à Parvati, son épouse, s’écriait jadis : « Sans toi, ô Femme, nul ne peut prospérer et vivre, qu’il soit dieu, rajah, ascèțe ou mendiant. »

Que les âmes féminines qui aspirent au perfectionnement où seront amalgamées, avec des droits nouveaux indispensables, les grandes choses de la tradition, gardent leur réserve de force. Cette réserve, très fraîche, très vigoureuse, est refoulée depuis des siècles.

Dans le futur bouleversement des temps, l’âme masculine y aura recours… L’Histoire témoigne que, aux époques de décomposition, l’égarement des hommes dépasse toute imagination.

À l’heure de trouble et d’angoisse, quand tout semblera périr, seule la Femme révélera ce qui reste immuable : la foi, la fidélité, l’enthousiasme.

La nouvelle espérance et l’idéal nouveau ne peuvent s’épanouir que sur la souffrance du monde et sur sa muette poussière.

La Femme d’aujourd’hui ne sait plus aimer ; celle de demain le saura, car « l’amour est un grand soleil dont, à travers les ténèbres, elle a gardé l’éblouissement » [3]. C’est pourquoi elle détienț la Beauté et la Bonté, splendeur de la Beauté. Ce privilège la mènera à une perfectibilité de beauté morale qui lui permettra d’avancer sa main pour cueillir la fleur bleue étincelante, la fleur de justice. Et devant la magie de cette main de mystère, de cette main aux délicates tendresses, chardons, orties, ronces et épines lentement reculeront. La fleur d’idéal enfin conquise, la Femme la chérira merveilleusement. Avec d’infinies précautions, elle la déposera sur son sein, tout gonflé des maux du Passé. C’est là, et là seulement, que l’homme respirera le céleste arôme qui, en parfumant les actes de sa vie, y fera éclore les dons virils des grands cœurs.

La religion contemporaine, la religion de l’argent, finira — comme toutes les autres religions — par le manque d’adeptes. Sa chute — oh ! très lointaine — sera causée par le souci du bien général. La Femme, à la tête de ce mouvement de moralité supérieure, utilitaire, en aura conçu, réalisé un idéal qui donnera aux humains plus de lumière, plus de justice, plus de bonheur.

La Femme et l’Humanité !…… Pensée aussi vaste que le monde, et dont l’âme féminine comprendra un jour la grandeur !

Éclairée par la faute lourde de l’homme, par ses concepts vides, par le néant de ses expectatives, la Femme, avec son cœur, avec son esprit cultivé, unira si étroitement sa tâche à celle de l’homme, qu’il n’y aura plus qu’une œuvre commune. C’est ainsi qu’elle élèvera son compagnon avec elle et jusqu’à elle, alors que depuis les âges il a tenté de l’abaisser jusqu’à lui. Il n’y aura plus d’interversion dans les rôles, mais l’union durable et belle de l’homme et de la Femme, harmonisés ensemble pour la vie… « Ils ne constituent l’être humain entier et complet que réunis[4]. »

La part de chacun est admirable ; en comprendre la toute-puissance, c’est la respecter. La Femme future se sentira le complément de l’homme comme celui-ci se sentira le complément de la Femme. De plus, elle sera son supplément de grâce pour combattre l’aridité de la route.

L’ignorance de l’homme quant à la Femme, ignorance involontaire, incrustée au plus profond de ses cellules nerveuses par une innombrable suite d’ancêtres, aura vécu. Il ne pourra plus méconnaître la valeur féminine. Il sera émerveillé « des richesses de nature enfouies en la serve, devenue la femme de libre expansion » [5]. Celle-ci ne chassera plus l’amour de son corps, qui est son temple, ni de son cœur, qui est son tabernacle, ainsi que le prêchent certaines doctrines féministes « sectaires ».

L’amour ? Mais c’est la seule raison d’être de la Femme, donc, de l’Humanité.

Par lui, elle a tiré l’homme de son néant ; par lui, elle le régénérera dans l’avenir.

Par lui, ses mains débiles furent puissantes à élever par toute la terre des refuges pour la douleur, des arcs de triomphe et de gloire pour les victorieux.

Par lui, ses doigts tressèrent des bosquets de fraîche verdure où l’homme, harassé par les rudes combats, se reposa, prit des forces nouvelles, en regardant fleurir les âmes et s’épanouir les roses.

Amour du Beau, amour du Bien, l’Amour enfin !

Les cœurs féminins de la vie nouvelle lui seront un autel magnifique où l’homme déposera quotidiennement le meilleur de lui-même. Il apprendra que dans les choses qui passent, seule, la Femme demeure. Plus il étudiera sa planète et le mouvement qui l’anime, plus il deviendra conscient que toute vie, toute beauté, sont orientées vers la Femme ; que l’urne de nos félicités et de nos amertumes est inclinée vers elle comme les fleuves vers l’Océan ; que seule elle détient les heures de vie que sont les heures du cœur. Elle sera le sourire de l’homme comme elle est le soleil du monde.

Et le parfait équilibre de la puissance des sexes, résultant de l’harmonieuse alliance de leur génie, deviendra, avec l’aide du temps, le salut et la grandeur de l’Humanité !


  1. La Famille dans la société romaine
  2. l’Évolution de la morale
  3. Ives Mainor
  4. Kani
  5. Leopold Lacourt