Mon berceau/La Salle Montesquieu

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Bellier (p. 187-193).

LA SALLE MONTESQUIEU


LES GRANDES CHAHUTEUSES — LES ATTENDRISSEMENTS D’UN VIEUX BEAU — LE BOUILLON REMPLACE LE GRAND ÉCART !

Après le bal de la Redoute, le bal Montesquieu, c’est indiqué ; ce dernier se tenait au numéro 6 de la rue du même nom, ouverte sur l’emplacement du cloître Saint-Honoré, le 7 prairial an X, de par la volonté de M. le ministre Chaptal qui, lui aussi, devait donner son nom à une rue parisienne.

On sait que dès Louis XVI, Paris avait vu des bals s’ouvrir un peu partout, dans tous ses quartiers, mais celui qui nous occupe ne remonte guère qu’à la fin de la Restauration, et c’est seulement sous Louis-Philippe qu’il devait briller de tout son éclat, non seulement comme salle de danse, mais encore comme lieu de rendez-vous des plus célèbres lutteurs de l’époque.

Nous pouvons donc dire, sauf erreur insignifiante de date, que la salle Montesquieu a été très à la mode de 1830 à 1855.

Tous ceux qui ont le triste privilège de l’âge, se souviennent du fouillis de petites rues, d’impasses inextricables qui entourait le Palais-Royal, le Théâtre-Français et même les Tuileries, sous le gouvernement des Trois Glorieuses.

C’est dire que le quartier était aussi malsain au moral qu’au physique et qu’il était fort mal habité. Il y avait là beaucoup de filles de bas étage — triste queue, infect résidu de ce qui jadis avait rendu si célèbres les fameuses galeries de bois du Palais-Royal. La couleur et les folles équipées des temps héroïques avaient disparu ; seule la prostitution du trottoir avait surnagé après les grands événements qui avaient marqué le commencement du siècle.

Aussi le bal Montesquieu s’en ressentait-il ; il était mal fréquenté ou plutôt beaucoup moins amusant que la Grande Chaumière qui, du moins, là-bas, en haut de la rive gauche, donnait asile à toute la franche et vivante jeunesse des écoles ; beaucoup moins chic surtout que Mabille où le cancan — une récente invention — faisait florès et dont Chicard, l’immortel Chicard, était le dieu.

Il trônait là, entouré de ses houris qui s’appelaient Céleste Mogador, qui plus tard devait s’appeler Mme la comtesse de Chabrillan — un nom prédestiné — Clara Fontaine, Mme Panach, Rose Pompon, et enfin plus tard la Rigolboche, l’incomparable virtuose du chahut.

Grille d’Égout, Rayon d’Or, la Môme Fromage, la Goulue, pleurez, car vous n’avez pas encore effacé l’image de la Rigolboche dans le souvenir des vieux messieurs.

Dernièrement, très tard, après avoir corrigé un article qui m’avait retenu outre mesure, j’entrais dîner dans la salle Montesquieu, convertie en bouillon Duval, comme l’on sait, et, machinalement je me mis à une petite table de côté, dans les boxes du premier étage qui courent tout autour de la salle et qui avaient été construites tout exprès pour le flirt des amoureux, à l’époque du bal.

Un vieux monsieur en face de moi finissait lentement de dîner, d’où je conclus que son râtelier fonctionnait mal.

Décoré, très correctement mis, avec un transparent irréprochable à son gilet, un cabochon étincelant à sa cravate et un autre plus gros au petit doigt, il avait bien l’air d’une vieille ruine ambulante, dont les lézardes étaient artistement dissimulées par les cosmétiques ; il sentait bon et son 1830 d’une lieue de loin.

Très chauve, une couronne minuscule de cheveux entourait sa tête et ces pauvres oubliés étaient passés au petit fer, la moustache était coupée courte au-dessus de la lèvre ; inutile d’ajouter que cheveux et barbe étaient d’un noir d’ébène, tant il est vrai qu’il y a des grâces d’état.

Le type était curieux, il fallait entamer la conversation.

— Comme cette salle est belle, quel coup d’œil, quel mouvement, vus ainsi du premier ?

— Oui, monsieur, près de huit cents mètres superficiels ; mais ce n’est rien maintenant, il fallait voir ça autrefois, quand les jambes se trémoussaient à la place des fourchettes.

Le bonhomme était allumé, je n’avais plus qu’à l’écouter et à alimenter le feu par quelques interjections admiratives, savamment jetées à propos.

— Comme j’avais l’honneur de vous le dire, moi qui vous parle, j’ai passé le meilleur de ma jeunesse ici. Ah ! on s’amusait mieux qu’à présent. Ça n’était pas aussi grand genre qu’à l’avenue Montaigne, vous m’entendez ? Mais ça avait plus de piquant.

Et pour me montrer qu’il était de son temps présent, aussi bien que du passé, l’œil allumé, reniflant l’air fortement, le cou tendu vers le fond de la salle, en me désignant par une mimique expressive les cuisines et la bonne odeur qui s’en échappait, brusquement :

— Au fait, ça n’a pas changé, ce sont toujours des marmites, mais ça ne fait rien, j’aimais mieux celles d’autrefois, c’était plus frétillant et puis, elles faisaient moins bouillir de poissons qu’aujourd’hui.

Je fus tiré de mon attention par le bruit cristallin d’une boîte à musique ; c’était le vieux monsieur qui riait tout seul de sa belle tirade.

Par politesse je ris moi-même fortement et il parut très flatté, cet antique débris commençait à m’amuser.

— Vous croyez ?

— Si je le crois, j’en suis sûr, monsieur ! tenez, ici même, ce n’était pourtant pas l’asile de la vertu et de la chasteté, eh bien, tenez, j’ai connu Mimi Pinson, ou plutôt vingt de ses sœurs ; il y en avait une qui habitait dans la cour des Fontaines, en face ma petite blanchisseuse, elle avait pour bon ami un jeune peintre de beaucoup de talent et tous deux ne s’entretenaient mutuellement que… de leurs illusions, aussi elle est morte de la poitrine…

Une larme tomba discrètement de l’œil du vieillard, filtra à travers sa moustache et fit une tache noire sur la nappe.

Décidément, me disais-je, avec ces sous-produits de la houille, le cosmétique maintenant est de mauvaise qualité, on ne peut plus croire à rien. J’étais très ému et répondant à ma secrète pensée.

— Vous avez raison, on ne croit plus à l’amour, on ne croit plus qu’au veau d’or, en fait de veau, j’aimais mieux les… de mon temps.

— Chut !

— Vous avez raison.

Et le vieux me salua très poliment en ajoutant en manière de conclusion :

— Ça ne fait rien, on s’est rudement amusé dans cette salle pendant vingt-cinq ans !

Les jours où il n’y avait pas bal, on donnait à la salle Montesquieu des séances de lutte qui ont fait courir tout Paris de 1843 à 1850 environ. La boxe française, introduisant la savate dans son jeu, ne devait pas tarder à enfoncer la boxe anglaise, et le célèbre lutteur Leboucher tenait haut et ferme le drapeau de la boxe nationale, rue Montesquieu, à la grande joie des badauds du temps. Il avait bien aussi les trois couleurs, ce drapeau de la boxe, car après avoir reçu beaucoup de bleus, les vaincus s’en allaient pâles, très blancs et couverts d’un beau sang rouge ! Seuls les Anglais riaient jaune et en étaient verts de rage, ce qui leur faisait tout voir en noir !

Bals, concerts et luttes se succédaient avec entrain jusque dans les premières années de l’Empire, dans cette jolie salle qui d’ailleurs n’a guère été modifiée depuis, lorsqu’en 1855, pour la première exposition universelle, M. Duval y installa son fameux bouillon.

La salle a été reconstruite il y a sept ou huit ans avec une belle façade et une entrée, où le marbre le dispute aux motifs en bronze doré ; mais l’économie générale de la salle a été religieusement conservée et l’on sait combien elle est élégante, avec sa galerie circulaire du premier étage.

L’immeuble appartenait à M. Larivière-Renouard, un ancien capitaine de la garde nationale, directeur et propriétaire du magasin du Coin de Rue qui faisait suite, en allant sur la rue des Bons-Enfants.

Depuis que le magasin a disparu, en 1878, à la troisième exposition universelle, Mme veuve Duval acheta au nom de sa Société la fameuse salle, dont elle n’était que locataire depuis 1855, à l’ancien guerrier.

Voilà l’histoire de la salle Montesquieu. On connaît son présent, inutile d’insister. Mais j’ai voulu fixer en ce court croquis le souvenir de vingt-cinq ans de bonnes soirées, où plusieurs générations se sont tant amusées, suivant l’expression si sincère de mon respectable compagnon de table.