Mon berceau/Le Nouveau-Cirque

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Bellier (p. 179-186).

LE NOUVEAU-CIRQUE


RUE SAINT-HONORÉ — LES CAPUCINS — LE BAL VALENTINO — UN GRAND CHEF D’ORCHESTRE — PANORAMA DE REISCHOFFEN — LA PISCINE ACTUELLE — SOUVENIRS PERSONNELS D’UN VIEUX PARISIEN.

Si vous croyez que je vais dire… ce que l’on fait aujourd’hui au Nouveau-Cirque, vous vous trompez profondément ; tout le monde peut aller, chaque soir, applaudir les ébats, plus ou moins nautiques, de la troupe si brillamment conduite par l’ex-mari de Thérésa ; les journaux sont remplis de leurs exploits et, en vérité, je ne vous apprendrais rien de nouveau, ni rien de bien inédit.

Je me souviens qu’un jour de l’année dernière, à l’intention des lecteurs du Premier Arrondissement, j’allais précisément demander des renseignements sur le passé de l’établissement à l’aimable secrétaire-général du Nouveau-Cirque, qui fut, dans sa jeunesse, lui aussi, un intrépide voyageur.

— Des faits, des documents, des souvenirs ? mais c’est bien simple, je n’en sais rien.

Et là-dessus, je suis sorti tout à fait réconforté. Je vais donc me contenter de vous donner quelques indications bien insuffisantes, évidemment, mais qu’il vous sera loisible de compléter avec un peu de patience, de recherches et de bonne volonté.

En 1574, le Père Pierre Deschamps, capucin venant d’Italie, ouvrait un petit couvent de son ordre sur le chemin de Vincennes, qui devait devenir plus tard la rue Picpus ; peu de temps après, il faisait venir, de Venise, un de ses copains, le Père Pacifique, et lui octroyait le litre de commissaire général de l’ordre en France. Le bon Père arrivait accompagné de douze autres copains et de deux nègres, non, pardon, de deux frères lais.

Peu de temps après leur arrivée au couvent de la rue Picpus, la reine Catherine de Médecis, en bonne italienne qu’elle était, installa ses compatriotes, sous la conduite de Pierre Deschamps, au faubourg Saint-Honoré, et Henri III, par lettres patentes du mois de juillet 1576, les prit sous sa protection et sauvegarde spéciales… eux et leurs locataires, car chacun sait qu’un bon moine italien ne voyage jamais sans une copieuse collection de vermines.

Ces aimables animaux étaient, paraît-il, tout à fait indispensables pour le maintien de leur santé, en faisant l’effet de révulsif et même, si je suis bien renseigné, ce sont eux qui auraient donné à un pharmacien de génie l’idée d’inventer ces petits carrés de papier agaçants auxquels il a laissé son nom de Rigollot, destiné à passer à la postérité la plus reculée.

Ce couvent était situé sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la partie de la rue Saint-Honoré qui se trouve à l’ouest de la place Vendôme, c’est-à-dire sur l’emplacement même du Nouveau-Cirque. La construction de l’église, commencée en 1601, fut achevée en 1610 ; on y remarquait un beau tableau de La Hire, représentant l’Assomption de la Vierge, et au-dessus les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse prosternés devant le trône de l’Agneau, de Dumont.

C’était donc très touchant et de réminiscence très payenne, en somme, dans le chœur, un Christ mourant, de Lesueur, retenait l’attention, et dans la nef on s’arrêtait devant le tombeau du père Ange de Joyeuse.

J’ai déjà, dans un chapitre spécial, parlé des bonnes Haudriettes, qui avaient rebâti leur chapelle en 1670 — l’église de l’Assomption actuelle — auprès, de l’autre côté de la rue Cambon, qui n’existait pas alors, car les deux couvents se touchaient ; on sait que les Haudriettes sont restées légendaires pour leurs débordements et leurs débauches.

La légende affirme que les bons capucins ne demandaient pas mieux que de vivre en bonne et intime amitié avec leurs voisines, les bonnes sœurs, mais de temps en temps l’harmonie était troublée par des souvenirs et des pratiques remontant à la Grèce antique, ce qui serait une preuve de plus de la puissance de l’atavisme ; alors l’archevêque de Paris intervenait pour ramener ses brebis des deux sexes à la simple observance des lois de la nature, heureux temps !

Cahin-caha, tout cela devait durer jusqu’à la Révolution, à cette époque, le bruit des disputes ardentes qui sortait du club des Jacobins, à deux pas de là, sur l’emplacement actuel du marché Saint-Honoré, ne nous permet guère de suivre la chronique scandaleuse de ces deux couvents, de triste mémoire, des capucins et des Haudriettes.

Pendant plus d’un demi-siècle, une lacune se produit, on avait, paraît-il, établi une succession de salles, d’établissements de bains connus sous le nom de bains Mondovi, de cirques mêmes, sur l’emplacement du couvent des capucins, mais toutes ces tentatives auraient été peu fructueuses et j’avoue que, les éléments d’informations me faisant en partie défaut, je préfère ne pas en tenir compte.

Mais, nous voici à la veille d’un nouvel avatar : Valentino qui, dès l’âge de quatorze ans, conduisait un orchestre, Valentino, le chef d’orchestre au talent incomparable, le brave et excellent homme estimé de tous ses camarades, l’ancien chef d’orchestre de l’Opéra, de l’Opéra-Comique en un mot, sur la proposition de Chabron, se décide à inaugurer, en 1837, les concerts de musique classique de la rue Saint-Honoré, sur l’emplacement qui nous retient en ce moment ; pendant trois ans, avec un orchestre de premier ordre, il s’efforça de faire connaître à Paris, Haydn, Mozart et Beethoven. Ce fut un four noir et il dut fermer en 1841. Rien d’étonnant à cela, car la moyenne intellectuelle du tout Paris, sous Louis-Philippe, n’était pas brillante, mais je liens à rendre ici un public hommage à la grande mémoire de ce pauvre et vaillant artiste qui s’appelait Valentino et devait mourir oublié à Versailles en 1865, car il fut véritablement un novateur et fut l’inspirateur direct de Pasdeloup qui, lui, devait enfin connaître le succès.

Voilà ce que c’est que d’arriver trop tôt, sous une monarchie d’épiciers et de marchands de chandelles !

Ce n’est que quatorze ans plus tard, en 1855, dans les premiers jours de l’année, que le bal Valentino, gardant le nom de l’excellent musicien, ouvrait ses portes au public ; transformée ou plutôt refaite à neuf, la salle était une des plus belles de Paris. Au milieu, un orchestre de 50 musiciens, conduits par Arban, Olivier Métra ou des hommes de cet acabit, entraînait les danseurs qui répercutaient les rondes folles de la valse dans des glaces entourant toute la salle. Plus loin, une grande diablesse de Vénus en bronze doré, faisait l’office de fontaine et distribuait des parfums à toutes les demi-mondaines, à toutes les grisettes, à toutes les étoiles de la danse de l’époque, à commencer par la Rigolboche.

La salle n’était pas très haute de plafond ; garnie, là où il n’y avait pas de glaces, de papier rouge foncé à ramages, elle donnait l’impression de la vie et de l’atmosphère chaude et cependant tout autour, le long des murailles, courait une galerie où l’on accédait par des escaliers dérobés à moitié. Là, dans ces galeries, on pouvait à peine se tenir debout, le gaz vous brûlait les yeux, l’odor di femina vous montait au cerveau en effluves enivrants et, dans la demi-obscurité, la jeunesse parisienne payait à boire aux belles filles du temps ; souvent la conversation devenait trop éloquente, les moyens de persuation un peu vifs… tirons les rideaux sur ces souvenirs de la vingtième année.

Cela se passait encore ainsi au lendemain de la guerre et je me souviens d’avoir conduit là, comme à Mabille, comme à Bullier, plus d’un jeune ménage de mes amis, de Bordeaux, de Toulouse, de Marseille, qui voulait absolument connaître les bals publics de Paris.

Aujourd’hui, tout cela a disparu, le bal est sorti de nos mœurs et c’est à peine si les nouvelles étoiles, la Môme-Fromage, Grille-d’Egout, Rayon-d’Or, la Goulue ou Nini Patte-en-l’Air peuvent attirer les provinciaux, les vieux messieurs ou les collégiens, malgré les transparences provocatrices de leur pantalon, qui laissent bien loin derrière elles les timides et légendaires ébats de ces demoiselles du corps de ballet de l’Opéra.

Après une fermeture plus ou moins longue, le 26 novembre 1881, nous étions conviés à aller admirer sur l’emplacement de la feue salle Valentino le panorama représentant les cuirassiers de Reischoffen.

Poilpot et Stéphen Jacob avaient condensé là tout leur talent et tout leur cœur et plus d’un, qui avait flirté plus que de raison dans les galeries de Valentino quelques années auparavant, essuyait une larme en contemplant la charge immortelle de 1870.

C’est peut-être pour cela aussi que le bal public est mort ou à peu près depuis environ 20 ans, c’est que le sursum corda n’est pas toujours une plaisanterie pour les peuples qui veulent vivre et se relever : n’est-ce pas le cas de la France ?

Au commencement de 1886, la salle était encore une fois autant dire démolie et refaite pour permettre à MM. Oller d’offrir aux Parisiens cette merveille : les Arènes nautiques ou le Nouveau-Cirque.

Pour parler convenablement de la manœuvre du tapis, de l’ascenseur portant le plancher de la piste, de l’alimentation de la piscine, de l’éclairage électrique, etc., de la salle, il me faudrait encore vingt pages, aussi je m’abstiens et, comme je le disais en commençant cette chronique, tout le monde à Paris connaît les surprenantes dispositions du Nouveau-Cirque, il est donc inutile d’en jaser ici ; quant à ceux qui ne les connaissent pas encore, par impossible, je n’ai qu’un conseil à leur donner : allez tout de suite les admirer et si vous n’êtes pas des ingrats, vous vous empresserez le lendemain de remercier votre fidèle chroniqueur du Premier Arrondissement du bon conseil qu’il vous a donné.