Mon berceau/Le Foyer du Théâtre du Palais-Royal et le peintre Émile Bayard

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LE FOYER

DU THÉÂTRE DU PALAIS-ROYAL
ET LE PEINTRE ÉMILE BAYARD

L’HISTOIRE DE LA GAITÉ FRANÇAISE — DÉFILÉ DE JOLIES FEMMES — UNE VIELLE PORTIÈRE — VIVE LA JEUNESSE !

Les morts vont vite, dit la ballade, et parler d’un homme qui est mort depuis plus d’un an peut paraître bien audacieux au milieu de la fièvre parisienne. Et pourquoi pas ? si l’homme disparaît, le talent survit, la pensée, immobilisée par la plume ou le pinceau, reste toujours jeune et vivace : c’est bien le cas de Bayard.

Du reste, il appartient au premier arrondissement par un côté, voilà pourquoi je crois bon d’en parler aujourd’hui.

Si je consulte les biographies, je vois qu’Émile-Antoine Bayard, peintre et dessinateur, surtout dessinateur, est né à La Ferté-sous-Jouarre, en Seine-et-Marne, à deux pas de Paris, le 2 novembre 1837.

Après être sorti du collège, il est entré en 1853 dans l’atelier de Léon Cogniet, qui jouissait, à cette époque, et à juste titre, d’une universelle réputation.

Peu de temps après, il devenait un grand et un illustre illustrateur, le qualificatif n’est pas de trop et la Bibliothèque rose, le Tour du Monde, les ouvrages destinés à la jeunesse, édités par Mame et Hetzel, lui devaient en grande partie leur succès.

Malgré ce labeur incessant, absorbant et tuant de l’illustration, de l’actualité au jour le jour, Bayard trouvait encore le moyen d’illustrer une édition de Molière et de faire des tableaux, dont la plupart sont devenus rapidement populaires et ont été reproduits à des millions d’exemplaires.

Ce diable d’homme avait beaucoup d’esprit, de flair, il connaissait le goût du jour et il savait en tirer parti avec une admirable finesse de touche.

Son Waterloo, qui remonte à 1875, fut acheté par la loterie nationale, Une affaire d’honneur, le Passeur, la Bande joyeuse, etc., sont encore dans l’œil de toute la génération présente.

Dans ces dernières années, il s’était mis à illustrer les romans à la mode, Numa Roumestan et bien d’autres ; dans cet ordre d’idées, on peut citer l’Immortel comme un chef-d’œuvre du genre.

Son crayon avait acquis une grande popularité à l’Illustration depuis de longues années aussi ; cependant, voilà deux ans qu’il était miné par une maladie de cœur ; il était allé demander à la température clémente de l’Égypte un adoucissement à ses souffrances, mais l’excès de travail l’avait condamné et il devait mourir le 10 décembre 1891 au Caire, à 54 ans, dans tout l’éclat de son talent.

Dans un discours touchant, M. Lucien Marc, le directeur de l’Illustration, a rendu un dernier et suprême hommage à la mémoire de son vaillant collaborateur et, faisant allusion aux plus séduisantes créations du maître, c’est avec beaucoup de justesse, qu’il a dit que Bayard avait souvent retrouvé les traditions et l’élégance du siècle dernier.

Impossible de faire un éloge plus fm et plus mérité du dessinateur populaire, aussi je n’y veux rien ajouter.

Mais Émile Bayard appartient aussi au premier arrondissement et voici comment : En 1878, il avait été chargé de la décoration du foyer du théâtre du Palais-Royal et son tableau, que je viens de revoir pour la centième fois, porte à côté de sa signature la date de 1880.

Cet écart de deux ans, pour lui qui travaillait si vite, s’explique par la somme énorme de documents — costumes et portraits authentiques — qu’il avait dû rassembler avant de se mettre à l’œuvre.

Aussi bien, la tâche n’était pas facile. On connaît ce foyer minuscule du Palais-Royal : une salle étroite, peu longue en somme, au niveau des fauteuils d’orchestre ; tout un côté est pris par la galerie qui donne sur les loges de l’étage supérieur, en face une cheminée avec, dessus, en même temps, une grande glace ; il ne restait donc qu’un panneau courant le long de la muraille, en haut, de chaque côté de la glace.

C’est là qu’il a dû faire défiler dans une ronde folle, étincelante de vie, de gaîté, d’humour, de jeunesse et de grâce, tous ceux qui ont fait la grandeur et la fortune du théâtre du Palais-Royal depuis plus de 60 ans, par leur talent et par leur jeu inimitable.

La difficulté était grande, comme je le disais tout à l’heure, car il s’agissait de représenter chaque artiste, mâle ou féminin, mort ou vivant, avec une ressemblance absolue, dans le costume de son rôle le plus célèbre, le plus populaire.

Ainsi compris, le tableau de Bayard est plus qu’une œuvre d’art, plus qu’un document, c’est l’histoire palpitante et souriante du rire et de l’esprit parisiens depuis 1830.

En entrant, les plus anciens frappent le regard : Aline Duval, Charlotte Dupuis, Mlle Pernon, renversée dans un fou rire, Nathalie, Samson, le « Médaillon de Mlle Mars », présenté gentiment par un amour, et bien d’autres et des meilleurs, que j’oublie.

Je saute également à pieds joints par-dessus la cheminée et les jolis motifs allégoriques qui l’entourent, pour citer au vol Brasseur, Delannoy, la mère Thierry en noir, avec un parapluie noir, au port d’arme, étonnante, Céline Montaland, toute jeune, étincelante de grâce provocante et de beauté incomparable, avec son fin profil de camée et ses yeux d’Andalouse lascive, en danseuse espagnole.

Geoffroy est là, bien campé au premier plan, très entouré, en bon bourgeois, avec un gilet blanc qui s’épanouit largement.

Puis viennent Hyacinthe avec son nez pyramidal, dont plus tard la tour Eiffel ne devait être qu’une pâle copie ; Berthelier, au sourire si fin et si bon enfant ; Daubray qui, jeune encore et moins empâté, a déjà l’air d’un vrai soleil, comme disent les gens de la campagne ; Calvin, Grassot, Ravel, qui a Lassouche accroupi à ses pieds, brandissant d’un air victorieux une bouteille de Champagne.

Plet, Arnal, Montbard suivent ; Schneider apparaît dans tout l’éclat de sa radieuse beauté. Gil Pérès, dont la gaieté épileptique a fait la joie de toute une génération, Lhéritier, Pradeau, à la face réjouie, plus large encore que celle de Daubray, répondent à l’appel et tout au bout, près de la fenêtre, assise tranquillement en écoutant tous les cancans de ces gais lurons, une vieille portière, bonnet blanc tuyauté, tire le cordon d’un air distrait ; un gros chat noir sous la table, joue à ses pieds. Cette pipelette étonnante c’est… Henry Monnier !

Tous ces personnages sont nombreux, toutes les gloires du Palais-Royal défilent là, je n’en ai pas cité le quart ; ça grouille, ça provoque le rire, c’est vivant et cependant ça ne papillotte pas, tant Émile Bayard a su grouper tout son monde avec art.

Le soir, lorsque sous l’éclat des lustres, à une première, comme celle qui a eu lieu presqu’au lendemain de la mort du pauvre grand peintre, en janvier 1892, par exemple, à Doit-on le dire ? on se promène au milieu des fraîches toilettes et des épaules nues, dans ce foyer-joujou et qu’on lève les yeux involontairement vers ces actrices, ces femmes charmantes plantées là par Bayard, on voit étinceler leurs yeux, éclater leur sourire fin, leur large gaîté, et l’on entend comme dans un concert lointain tout un bruit de valse, de Champagne qui part et de folles déclarations d’amour… Un frisson vous saisit, vous avez reconnu tout cela… c’est l’écho de votre jeunesse, ce qu’il y a encore de meilleur en ce monde.

Malheureusement, comme tous les cabots, ceux du Palais-Royal sont insipides, affairés et poseurs ; aujourd’hui, correspondance ; demain, répétition générale ; après-demain, première ; puis après, lecture, etc. ; vous voyez cela d’ici et ces messieurs n’ont pas trouvé le moment de me donner les cinq minutes de renseignements précis dont j’avais besoin pour vous, chers lecteurs.

Je voulais encore vous entretenir de l’Histoire du siècle, le panorama du jardin des Tuileries, qui fait aussi défiler des centaines de personnalités bien amusantes ou curieuses à étudier, mais là aussi, messieurs les directeurs refusent tous documents ou indications et, comme je ne puis retenir 600 noms par cœur, force m’est de m’abstenir de vous en parler… à moins qu’ils ne reviennent à de meilleurs sentiments, après avoir lu le traité de la civilité puérile et honnête.

C’est triste à dire, mais décidément, dans notre beau pays, il y a bien des grincheux, même dans le premier arrondissement, ce qui est impardonnable ! On verra plus loin comment je suis arrivé à me passer de ces braves gens !