Mon petit Trott/14

La bibliothèque libre.
Plon (p. 211-232).



XIV

PAPA REVIENT


Est-ce que les aiguilles de la pendule sont malades aujourd’hui ? Elles se traînent comme des éclopées, comme Trott les premiers jours après sa maladie. Toutes les cinq minutes, Trott va leur rendre visite. C’est désolant. Il y en a une qui marche un tout petit peu. C’est la plus grande. Tout à l’heure elle était à droite en l’air. Maintenant elle commence à s’incliner légèrement de côté. Mais elle descend avec une précaution ! ah ! ah ! pour sûr, elle ne risque pas de se jeter par terre à force de courir. Quant à la petite, c’est tout à fait décourageant ; elle ne bouge pas plus qu’une borne. Que faire ?

— Est-ce que vous êtes sûre, Jane, qu’il n’est pas encore l’heure de partir pour la gare ? Vous savez que le train est presque toujours en avance. Et puis je crois que la pendule est arrêtée.

Mais Jane, sans même tirer sa montre d’argent, sans lever les yeux de la chaussette qu’elle ravaude, répond d’un ton infaillible :

— Non, monsieur Trott, nous avons encore plus de trois quarts d’heure avant de nous mettre en route.

Trois quarts d’heure ! Est-ce que c’est bientôt ou dans très longtemps ? Il y a des quarts d’heure qui n’en finissent pas, et d’autres qui se sauvent si vite qu’on ne sait pas où ils ont passé. Quand Trott joue sur la plage avec ses petits amis et que Jane lui dit : « Nous partons dans un quart d’heure », ce quart d’heure-là est envolé en moins de rien. Mais quand il faut faire la lecture pendant un quart d’heure, ou bien que, quand on rentre, Louise vous dit : « Il y a encore un quart d’heure jusqu’au déjeuner », voilà ces polissons de quarts d’heure qui s’allongent si démesurément qu’on croit qu’ils ne finiront jamais. Comment vont être ces trois quarts d’heure-là ? Trott pressent avec mélancolie qu’ils seront de l’espèce des longs. Car ils sont toujours comme ça dès qu’on s’ennuie.

Oh ! là ! là ! Trott bâille à se décrocher la mâchoire. Il regarde dédaigneusement ses jouets. Comme ils sont tous laids et bêtes aujourd’hui ! À la fin il s’achemine vers la cuisine :

— J’espère, Thérèse, que vous allez nous faire un bon dîner pour le retour de papa.

Pas de chance ! Thérèse est en train de frotter et de récurer sa cuisine. Ces jours-là elle n’est pas commode.

Thérèse ne répond rien. Trott attend, hésite, réfléchit. Puis il répète sa question d’une voix qui n’est pas parfaitement affermie.

Toujours le même silence. Trott se sent inquiet. Quand on questionne Thérèse et qu’elle ne veut pas répondre, généralement ça se termine mal. À la fin elle vous répond trop. Va-t-il encore faire un essai ? Hum !

— Thérèse !

Thérèse accroupie lève la tête. Elle dirige vers Trott un regard, oh ! mais un regard…

Ça suffit à Trott. Il bat en retraite avec précipitation en claquant la porte derrière lui. La porte fermée, le courage lui revient. Et il crie à travers la serrure, d’une voix énergique :

— Vous êtes joliment grognon, aujourd’hui, Thérèse !

Puis il détale avec agilité.

Louise astique la salle à manger. Comme tout le monde travaille aujourd’hui ! Ça ne se voit pas souvent. Louise est une bonne fille. Mais elle n’a pas beaucoup de conversation. Trott la considère comme un être un peu inférieur. Elle frictionne si violemment tous les meubles que sa figure en est cramoisie. C’est pour papa qu’elle se donne tant de peine. D’habitude, elle n’a pas l’air de tant travailler que ça.

— Papa sera très content, Louise, si le plancher de la salle à manger brille beaucoup ; je lui dirai que c’est vous qui l’avez si bien ciré.

Les couleurs de Louise s’enrichissent encore. Elle a la figure comme quand on passe à la lumière devant le bocal rouge du pharmacien. Mais elle se contente de pousser une série de petits grognements qui veulent être aimables, mais qu’on ne comprend pas. Généralement c’est comme ça, la conversation avec elle.

Jip dort. Il se met à grogner quand Trott veut le réveiller. D’ailleurs, il est un peu malade en ce moment et très grognon. Il vaut mieux le laisser tranquille. Quant à Puss, il est introuvable. Il a justement choisi le jour du retour de papa pour aller se promener. Quand il reviendra, Trott lui fera la leçon. C’est une vilaine manière de se conduire.

À travers les vitres, Trott regarde Bertrand qui ratisse le sable des allées. Elles sont lisses comme le tapis du salon. Pas une feuille d’arbre, pas une branche, pas une mauvaise herbe. Ça non plus, ça n’est pas ordinaire. Il n’y pas à dire : on voit joliment bien que c’est papa qui revient.

Il y a trois jours, un petit papier bleu est arrivé ; vous savez, un de ces papiers qui courent le long des fils du télégraphe si vite qu’on ne les voit jamais passer. Ce papier-là racontait que tout de suite, beaucoup plus tôt qu’on ne pensait, le papa de Trott revenait en France. Maman est devenue toute pâle d’abord ; puis elle s’est mise à rire et à danser comme une folle, en pressant Trott dans ses deux bras si fort qu’il en perdait presque la respiration. Quelle chance ! Pendant deux jours, c’était comme si on vivait dans un joli rêve. Tout avait l’air comme d’habitude. Et pourtant tout était changé. Tout à coup, quand on ne pensait à rien, quelque chose vous frétillait dans le cœur, comme un gai petit oiseau qui voulait s’envoler. Le soleil était plus brillant, le ciel plus bleu, et l’on avait envie de rire et de crier du matin au soir.

Hier matin maman est partie pour Toulon. C’est là qu’aborde le bateau de papa. Trott aurait bien voulu aller aussi à sa rencontre. Mais maman a eu peur qu’il ne s’enrhumât et ne tombât de nouveau malade. Pourtant il est bien guéri maintenant. Mais on ne le laisse pas faire encore tout ce qu’il veut ; et ses joues ne sont pas si rondes qu’avant, ni si rouges.

Trott est monté sur une chaise et se regarde dans la glace. Si papa allait ne pas le reconnaître ? Cette idée inquiète d’abord un peu Trott. Bah ! il n’y a pas de danger ! Un papa reconnaît toujours son petit garçon. Mais lui, Trott, va-t-il bien reconnaître son papa ? Oh ! cette bêtise ! bien sûr il le reconnaîtra. Certainement, en ce moment, il ne pourrait pas dire exactement comment il est. Mais pour sûr il le reconnaîtra tout de même, et il se jettera dans ses bras en lui disant : « Bonjour, mon cher petit papa. Comme je suis heureux que tu sois de retour ! » Maman veut que Trott lui dise vous, parce que c’est plus distingué. Mais papa lui permet de lui dire tu, comme lui-même dit tu à Trott. Trott aime mieux ça.

En ce moment papa et maman sont en chemin de fer. Ils roulent très vite, et chaque tour de roue les rapproche. Ils doivent joliment parler ensemble ! De quoi peuvent-ils bien parler ? Sans doute papa raconte ses grands voyages et décrit les hommes noirs et jaunes qu’il a rencontrés. Et maman, elle lui raconte comme elle a été souvent à des bals et à des dîners. Tiens ! c’est vrai, ce soir, justement, elle doit aller dîner chez Mme Thilorier. Ça n’est pas de chance. Enfin Trott aura tout de même le temps de bien les embrasser. De quoi parlent-ils encore, papa et maman ? de ceci et de ça, et puis, qui sait ? peut-être bien un tout petit peu, peut-être aussi de… Trott se met à rire tout seul. Il lève les yeux et aperçoit dans la glace un autre Trott qui lui rit d’un air un peu nigaud. Il rit plus fort. L’autre Trott de même. Ils se sont compris. Peut-être que papa et maman parlent un peu de leur petit garçon. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien en dire ?

— Qu’est-ce que vous faites là, perché sur une chaise, monsieur Trott ? Voilà une heure que je vous cherche. Nous allons être en retard.

Trott dégringole d’un bond. Il est furieux contre Jane. Il voudrait la battre. Une heure, c’est peut-être plus que trois quarts d’heure. Si papa était déjà arrivé ! Vilaine Jane !

C’était une plaisanterie. Il y a encore le temps. Une heure est moins que trois quarts d’heure, quand c’est Jane qui parle.

En deux minutes Trott est prêt. Il se trouve dans la rue avec Jane. Il lui propose de courir avec lui de toutes ses forces jusqu’à la gare. Mais Jane refuse avec indignation. Le train n’est jamais en avance. Et ils auront sûrement encore dix minutes à attendre, peut-être un quart d’heure. Oh ! ce quart d’heure ! Celui-là, Trott en est certain d’avance, ce sera le plus long et le plus vilain de tous les quarts d’heure qu’on puisse imaginer.

On entre dans la gare. Jane parlemente avec un employé. D’abord il grogne et a l’air de mauvaise humeur. Enfin il s’attendrit. Trott et Jane traversent les salles d’attente et ressortent de l’autre côté sur le quai où tout à l’heure les wagons vont venir se ranger.

Oh ! que ce train est lent à venir ! Ça fait mal à Trott d’attendre. Il lui semble qu’on lui a décroché quelque chose dans son intérieur. Ça glisse, ça roule, ça saute, ça court, dans tous ses membres, dans sa poitrine, partout ; ça lui monte tout à coup jusqu’à la gorge comme s’il allait être obligé d’éclater de rire, ou de se mettre à sangloter, — il ne sait pas lequel des deux.

Voici un homme avec une casquette qui passe.

— Est-ce que le train va bientôt arriver, monsieur ?

— Quel train ?

— Le train de papa.

L’homme rit bêtement. Trott voudrait lui donner une bonne tape.

— D’où vient-il, votre papa ?

— De Toulon.

L’homme regarde la grande pendule ! Oh ! mon Dieu, pourvu qu’il ne dise pas un quart d’heure !

— Le train entrera en gare dans cinq minutes.

Cinq minutes, vous croyez que ce n’est pas bien long ? Eh bien ! vous vous trompez. Elles n’en finissent pas, ces cinq malheureuses minutes. Trott va, vient, regarde l’horloge avec défiance, pose mille questions saugrenues à Jane, et examine les voyageurs qui attendent le train pour s’en aller : tiens ! Socrate et Xantippe sont du nombre : bon voyage !

Jane n’a pas l’air autrement émue ; elle contient avec calme les impatiences de Trott ; on dirait qu’elle trouve tout naturel que papa revienne. Qu’elle est drôle !

Ah ! voilà l’homme à casquette blanche qui sort par une porte vitrée. Une cloche sonne. Les hommes en blouse bleue se mettent à courir en faisant rouler des petites voitures qui font beaucoup de bruit.

— Voici l’heure, monsieur Trott, dit Jane. Regardez là-bas. Vous allez voir paraître le train.

Il semble à Trott qu’une quantité de cloches sonnent dans sa tête et qu’une foule de petites voitures y roulent avec un grand tintamarre. Il est monté sur un banc pour mieux regarder. Comme ça, il est presque aussi grand que Jane. Il regarde si fort que les yeux lui font presque mal. On ne voit rien. Et voilà l’heure déjà passée. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Tout à coup, au-dessus du bois de pins, là-bas, une petite fumée se dresse…

— Voyez-vous la fumée de la locomotive ?

C’est elle. C’est lui. C’est eux. Jane maintient de toutes ses forces Trott qui se démène comme un possédé.

Au tournant de la voie, une grosse locomotive surgit, crachant et soufflant. Elle grandit, grossit avec un grondement énorme. La voilà. Un bruit de tonnerre passe devant Trott ahuri. Est-ce que le train ne s’arrête pas ? Ah ! enfin !

Aux fenêtres, voilà des têtes qui paraissent. Des vieilles dames. Des Anglais avec des casquettes. Un bébé et sa nourrice. Un cuirassier. Où sont-ils donc ?

— Regardez, monsieur Trott ! regardez donc par là.

Où ça ? Trott a la tête perdue. Il ne voit plus rien. Il se laisse entraîner par Jane qui court. Des gens lui cognent des valises dans le ventre. Il manque de tomber sur un paquet de couvertures. Et ce n’est que quand il est au bas d’un wagon que tout à coup, en levant les yeux, il aperçoit un monsieur à barbe brune et à casquette bleu et or qui se penche hors de la portière et essaye de l’ouvrir, mais qui est très maladroit, parce qu’en même temps ses yeux ne quittent pas la figure de Trott.

Qui est ce monsieur ? Le cœur de Trott bat comme une horloge. Il y a une espèce de brouillard devant ses yeux. C’est comme si une foule de vieilles choses qui dormaient dans sa tête se levaient autour de lui comme des fumées…

Le monsieur saute en bas du wagon, s’empare de Trott, le soulève de terre comme une plume. Une barbe piquante lui écorche plusieurs fois la figure. Comme c’est bon ! Une voix lui parle. Il ne répond pas. Il a oublié les belles phrases qu’il voulait dire. D’autres bras l’enlèvent. Une peau plus douce se frotte contre la sienne. Maman rit et pleure à la fois. Enfin on le repose à terre. Il est un peu étouffé et bousculé par les gens qui vont et qui viennent. On passe devant l’employé qui demande les billets. La gare est traversée. Et sans savoir trop comment, Trott se trouve cheminant sur la route de la maison entre son papa et sa maman, qui lui donnent chacun une main.

C’est donc vrai. Ce n’est pas un rêve. Tous les quarts d’heure sont passés. Et papa est arrivé. Tout cela paraît très invraisemblable à Trott. Il est très intimidé. Il ne parle que par monosyllabes et ose à peine, de temps en temps, hasarder un œil vers le visage de papa qui le regarde en souriant. Mais il boit toutes ses paroles et serre très fort sa grande main dans la sienne. Et, quand on arrive à la maison, Trott se demande comment il a fait pour se passer si longtemps de son cher papa.

Maman s’occupe de faire déballer les bagages. Papa s’assied dans un fauteuil et prend Trott sur ses genoux. Maintenant Trott est devenu tout à fait brave. Et il regarde bien en face la belle figure brune qui le regarde.

— Eh bien ! mon petit homme, on est content de revoir son papa ? on ne veut pas le mettre à la porte ?

— Oh ! papa ! n’est-ce pas, tu ne t’en iras plus jamais ?

— Pas de longtemps, dans tous les cas.

— Et quand tu seras ici, tu seras souvent avec moi ?

— Mais tous les jours, maître Trott, si vous voulez bien de moi.

Trott se met à rire. Non, ça c’est trop beau. Il sait bien que ce n’est pas possible. Les grandes personnes ne peuvent pas être comme ça toujours avec les enfants. Et même aujourd’hui papa et maman doivent aller dîner chez Mme Thilorier.

— Qu’est-ce que tu me chantes avec ta Mme Thilorier ?

Alors papa n’y va pas ? En voilà une chance ! Alors Trott ne sera plus seul quand maman ira aux bals et aux dîners ?

Papa se met à rire.

— J’espère que ta maman nous tiendra compagnie.

Trott le regarde d’un air de doute. Ça n’est pas bien sûr. Maman aime beaucoup ne pas rester trop à la maison. Il est vrai qu’un papa comme ça doit faire des choses extraordinaires. Qui sait ?

Voilà maman qui paraît. Tous les bagages sont rangés.

— Vous savez, maman, papa reste avec moi à dîner ce soir ; alors vous pourrez vous amuser bien tard chez Mme Thilorier, sans faire veiller Louise.

Maman devient toute rouge et se met à rire. Trott est un petit fou. Si fou que ça ! Il ne l’aurait pas cru.

Peut-être papa non plus. Il n’a pas l’air aussi gai que tout à l’heure. Ses yeux vont de Trott à maman d’un air tout drôle. On dirait qu’il y a sur sa figure comme une ombre, quoique le soleil ne soit pas encore couché.