Monge (Arago)/12

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 534-546).
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INSTITUT D’ÉGYPTE.


Le 3 fructidor an vi (29 août 1798), le général en chef créa au Caire un Institut égyptien des sciences et des arts. La section des sciences mathématiques comptait dès l’origine, parmi ses membres, le général Bonaparte, Monge, Fourier, Malus, etc. Dans la section des sciences physiques, on distinguait Berthollet, Dolomieu, Geoffroy Saint-Hilaire, Conté, Descostils, Savigny, Delille, etc. De tels noms plaçaient l’Institut d’Égypte sans désavantage à côté des sociétés savantes étrangères les plus célèbres. Cependant, veuillez bien le remarquer, Messieurs, en perdant momentanément de si brillants collaborateurs, l’Institut de France n’en était pas moins resté la première Académie du monde. Ce titre appartenait incontestablement à la compagnie qui, dans les sciences mathématiques, pouvait citer Lagrange, Laplace, Legendre, Lacroix, Lalande, Delambre, Coulomb, Bougainville ; et dans les sciences physiques : Jussieu, Haùy, Desfontaines, Fourcroy, Vauquelin.

L’histoire impartiale ne refusera pas de qualifier de grande époque ces dernières années du xviiie siècle qui virent nos armées, le lendemain du combat, le lendemain de la conquête, établir de nombreuses écoles, et même des académies, pour répandre à pleines mains sur les populations vaincues les trésors de la civilisation et de la science. L’histoire dira qu’en ces temps glorieux la France conservait encore dans sa capitale, au point de vue scientifique, le sceptre de l’intelligence, même après avoir envoyé dans les régions lointaines des savants dont les brillants travaux eussent suffi à l’illustration d’une nation et d’un siècle. Gloire au pays où de telles réflexions ne blessent pas la vérité, où l’on peut les proclamer publiquement sans encourir le reproche de flatterie.

Dans sa première séance, le 6 fructidor an vii (23 août 1798), l’Institut d’Égypte nomma (je copie le procès verbal) : « le citoyen Monge, président ; le citoyen Bonaparte, vice-président, pour le premier trimestre ; et le citoyen Fourier, secrétaire perpétuel. »

La nomination de Monge aux fonctions de président ne fut pas, quoi qu’on en ait dit, un acte d’opposition contre le général en chef. Le 5 fructidor, dans une réunion préparatoire de tous les membres de l’Institut, Bonaparte avait positivement décliné la présidence, et formulé son refus en ces termes : « Il faut placer Monge, et non pas moi, à la tête de l’Institut ; cela paraîtra en Europe beaucoup plus raisonnable. »

Comment est-il arrivé que ces paroles, parfaitement authentiques, aient trouvé des incrédules ? Voudrait-on, par hasard, établir que le génie et le bon sens ne marchent jamais de compagnie ?

Un journal scientifique et littéraire paraissant tous les dix jours, la Décade égyptienne, rédigé à l’origine par Tallien, rendait un compte sommaire des séances de l’Institut, et publiait même, in extenso, les travaux des divers membres. C’est dans la Décade que parut pour la première fois le Mémoire de Monge relatif au phénomène d’optique connu sous le nom de mirage.

Monge avait incontestablement indiqué la vraie cause physique de ce singulier phénomène. Peut-être même aurait-on le droit de soutenir que, dans les circonstances où se trouvait notre confrère, les assimilations dont il s’étaya pour rendre son explication accessible à tout le monde étaient préférables à une théorie plus exacte, mais beaucoup plus compliquée. Après la publication du Mémoire de Monge, le mirage cessa, même pour les simples soldats, d’avoir rien de mystérieux, rien d’inquiétant. En aurait-il été de même si, au lieu de se fonder sur les lois de la réflexion de la lumière à la surface des miroirs plans, on avait parlé de caustiques, etc. ? Au reste, depuis, la science a repris ses droits et s’est enrichie de plusieurs savantes dissertations où la question est envisagée sous tous les aspects possibles. Le Mémoire de Monge n’en restera pas moins un des premiers, un des principaux anneaux de cette belle chaîne de recherches.

Les travaux de l’Institut firent naître un incident qui, à cause de sa singularité et du rôle que Monge y joua, mérite que nous lui consacrions quelques lignes.

Le général Bonaparte, malgré les obligations infinies attachées au commandement en chef de l’armée et à l’organisation du pays conquis, déclara un jour que, lui aussi, voulait présenter un Mémoire à la docte assemblée. Avide de toutes les gloires, souffrait-il d’être le seul membre de l’Institut d’Égypte qui n’eût pas fourni son contingent à la science proprement dite ? Avait-on raconté au général que le czar Pierre le Grand, nommé associé de notre Académie des sciences, ne prit le titre que cette nomination lui conférait qu’après avoir envoyé à Paris un travail de sa façon sur la géographie de la mer Caspienne ? Quoi qu’il en soit, tous ceux à qui Bonaparte parla de son projet y applaudirent ; les uns, c’était le petit nombre, en termes modérés, les autres avec enthousiasme. Monge seul osa ne point partager l’avis du général et de son entourage. « Vous n’avez pas le temps, dit-il à son ami, de faire un bon Mémoire ; or, songez qu’à aucun prix vous ne devez rien produire de médiocre. Le monde entier a les yeux fixés sur vous. Le Mémoire que vous projetez serait à peine livré à la presse que cent aristarques viendraient se poser fièrement devant vous comme vos adversaires naturels. Ceux-ci découvriraient, à tort ou à raison, le germe de vos idées dans quelque ancien auteur, et vous taxeraient de plagiat ; ceux-là n’épargneraient aucun sophisme, dans l’espérance d’être proclamés, ne fût-ce que quelques-instants, les vainqueurs de Bonaparte ! » Bonaparte reconnut qu’il ne devait pas courir les chances défavorables que Monge lui dépeignait avec tant de franchise ; contre son habitude, il se décida à faire retraite, et le Mémoire ne fut pas rédigé.

Je vous ai montré Monge plein de fougue au combat nautique de Chebreys. Nous allons le trouver, au Caire, dans une situation non moins dangereuse, déployant le même courage, mais faisant preuve aussi d’un sang froid, d’une présence d’esprit, dont ne le croyaient pas capable ceux qui connaissaient son ardente imagination.

Personne n’ignore que la ville du Caire s’insurgea, sans aucune cause apparente, le 30 vendémiaire an vii (21 octobre 1798) ; que tous nos petits postes, attaqués à l’improviste, succombèrent ; que deux à trois cents Français isolés périrent dans les rues ; que l’hôtel de l’état major fut bouleversé de fond en comble, et tous les instruments qu’il renfermait détruits ou emportés.

Le palais de Hassan-Kachef, où l’on avait établi l’Institut, était à une lieue du quartier général. Bientôt une multitude furieuse l’entoure ; des cris de mort retentissent ; la position ne semble pas défendable : du côté du jardin, il n’existe, pour résister aux insurgés, qu’un faible treillage ; d’ailleurs, on n’a point de fusils ; la seule chance de salut est donc de faire retraite vers le quartier général. Cette opinion va prévaloir ; déjà la plupart des savants, des artistes, des littérateurs, se présentent en ordre à la porte pour sortir. Monge s’y oppose ; il barre l’issue, et, s’adressant aux plus décidés : « Oserez-vous, dit-il, livrer à une destruction certaine les instruments précieux confiés à votre garde ? vous serez à peine dans la rue que les insurgés s’empareront du palais et mettront tout en pièces. » Ces paroles sont entendues ; on se décide à rester ; Monge, déjà chef légal du corps académique, est unanimement désigné comme l’ordonnateur suprême des mesures défensives. À sa voix, chaque outil devient une arme ; les couteaux, fortement attachés à de longues perches, feront l’office de fers de lance ; on consolide les murs ; on barricade les issues, et quand ces préparatifs sont achevés, lorsque Monge a pourvu à tous les devoirs du commandement, il va, de sa personne, se mettre en faction au poste le plus dangereux, et s’écrie avec une gaieté naïve : « Maintenant, qui veut venir causer avec moi pour tempérer les ennuis de la situation ? »

Ainsi se passèrent de longues heures, au milieu d’alertes continuelles. Le palais de Hassan-Kachef ne fut dégagé qu’après deux jours et demi d’investissement. Monge trouva alors le plus noble dédommagement de sa belle conduite dans ces paroles solennelles des membres de l’Institut : : « Votre prudence, votre fermeté, votre présence d’esprit, nous ont sauvés. »

Le palais de l’Institut était en communication avec le beau jardin de Cassim-Bey. Les séances officielles du corps savant se tenaient au palais. C’est dans le jardin que les membres de toutes les classes et ceux de la commission scientifique se retrouvaient le soir. Ces réunions nocturnes n’avaient rien de solennel ; ne serait-ce point à raison de cette circonstance qu’elles offraient tant d’intérêt ? Sous un ciel d’azur, parsemé de milliers d’étoiles resplendissantes, Monge, donnant carrière à sa brillante imagination, excitait l’enthousiasme des savants, des littérateurs, des artistes, qui l’entouraient. Tantôt l’auditoire se sentait entraîné par la variété, la richesse et la grandeur des aperçus ; tantôt son attention se portait de préférence sur le talent d’exposition admirable qui le faisait pénétrer sans efforts dans les profondeurs de la science, réputées inaccessibles au vulgaire.

Ces conversations savantes se prolongeaient fort avant dans la nuit. Nos confrères se complaisaient à les assimiler aux entretiens en plein air des philosophes grecs et de leurs disciples dans le jardin d’Académus. On s’habitua même à ne trouver entre les deux situations, entre les deux époques, qu’une différence légère : les platanes du jardin d’Athènes étaient remplacés au Caire par des acacias.

Voilà une bien grande erreur, Messieurs. Il y avait réellement tout un monde entre les vues et les méthodes des deux écoles. Mettez à l’écart quelques points de morale, sur lesquels d’anciens philosophes nous ont légué des conceptions vraiment sublimes, et vous ne les trouverez généralement occupés que de problèmes à jamais inabordables, sans solution possible ; que de questions qui ne pouvaient pas même être posées en termes nets et précis ; que de rêveries oiseuses ou stériles.

À l’Institut d’Égypte, au contraire, sans prétendre porter atteinte à un droit imprescriptible de l’imagination, celui de tracer à l’esprit humain des routes entièrement nouvelles, on s’accordait à n’enregistrer les théories dans les fastes de la science qu’après leur avoir fait subir le contrôle sévère de l’expérience et du calcul. Combien n’y a-t-il pas de questions capitales que nous serons réduits à léguer à nos neveux telles que nous les avons reçues, et qui seraient définitivement résolues si les philosophes tant vantés de la Grèce, au lieu de prétendre deviner la nature, avaient accepté le rôle infiniment plus modeste, mais plus sûr, de l’observer.

Un rapport de Berthier, chef de l’état-major général de l’armée d’Orient, au ministre de la guerre, contenait ces lignes, si flatteuses pour les deux représentants de l’Institut de France en Égypte : « Les citoyens Monge et Berthollet sont partout, s’occupent de tout, et sont les premiers moteurs de tout ce qui peut propager les sciences. » Le général aurait dû ajouter que, dès l’origine, les deux académiciens s’étaient occupés sans relâche des moyens de frapper l’imagination des Orientaux ; des spectacles empruntés aux arts, aux sciences, qui semblaient propres à montrer la supériorité de la France et à fortifier notre conquête. Il est vrai que ces tentatives restèrent presque toujours sans résultat.

Un jour, par exemple, Bonaparte demanda aux principaux cheiks d’assister à des expériences de chimie et de physique. Dans les mains de Monge et de Berthollet, divers liquides éprouvèrent les plus curieuses transformations ; on engendra des poudres fulminantes ; de puissantes machines électriques fonctionnèrent avec tous leurs mystères. Une science qui venait de naître, celle du galvanisme, fut mise aussi à contribution ; par de simples attouchements métalliques, on produisit sur des animaux morts, dépecés, des convulsions qui, au premier aspect, autorisent à croire à la possibilité de résurrections. Les graves musulmans n’en restèrent pas moins des témoins impassibles de toutes ces expériences. Bonaparte, qui s’attendait à jouir de leur étonnement, en témoigna quelque humeur. Le cheik El-Bekry s’en aperçut, et demanda sur-le-champ à Berthollet si, par sa science, il ne pouvait pas faire qu’il se trouvât en même temps au Caire et à Maroc. L’illustre chimiste ne répondit à cette demande ridicule qu’en haussant les épaules. « Vous voyez bien, dit alors El-Bekry, que vous n’êtes pas tout à fait sorcier. »

Monge n’éprouva pas une moindre déconvenue le 1er vendémiaire, septième anniversaire de la fondation de la République. Sur sa proposition, il avait été décidé que, ce jour de fête, on rendrait les indigènes témoins d’un spectacle qui semblait devoir inévitablement frapper leur imagination. L’ascension de l’aérostat, préparé par Conté, réussit à souhait ; mais les Africains n’en montrèrent aucune surprise ; on vit bon nombre d’individus de tous les rangs traverser la grande place Esbékiéh sans daigner lever la tête à l’instant où le ballon planait majestueusement dans les airs.

Monge ne se trompait-il pas en cherchant dans ce qu’il appelait l’apathie des pays chauds la cause du peu d’étonnement qu’avait manifesté l’élite de la population égyptienne dans le laboratoire de chimie, dans le cabinet de physique ou sur la place Esbékiéh, pendant l’ascension de l’aérostat ? Le cheik El-Békry a déjà répondu : les Orientaux croient généralement à la sorcellerie ; or, que sont les résultats positifs de la science, de l’art, à côté des conceptions imaginaires d’un sorcier ? Pouvait-on raisonnablement espérer d’exciter de l’enthousiasme, par quelques expériences plus ou moins ingénieuses, chez des hommes nourris de la lecture des Mille et Une nuits ; chez des hommes habitués à prendre les récits de la princesse Schéhérazade non pour des rêveries d’une imagination fantasque, mais comme des peintures d’un monde réel ? Présentez à ces mêmes hommes des choses vraiment extraordinaires dans l’ordre de leurs idées ou de leurs habitudes, et vous les trouverez susceptibles d’étonnement, d’enthousiasme comme les Européens. Voyez, par exemple, avec quelle assiduité, avec quel recueillement des musulmans de tout âge, des dignitaires de l’ordre des ulémas assistaient aux séances de l’Institut, même avant de savoir un seul mot de notre langue. Une assemblée délibérante qui ne s’occupait ni de religion, ni de guerre, ni de politique, était à leurs yeux un véritable phénomène. Ils comprenaient encore moins que le chef suprême de l’expédition, que le vainqueur de Mourad-Bey, que le sultan Kébir, pour parler leur langage, n’eût qu’une voix dans les scrutins, comme le plus humble membre de l’Institut, et qu’il consentît à courber ses opinions personnelles devant celles de la majorité.

Dans ce cas-ci, tout était neuf, sans précédents ; aucune légende orientale, aucun conte, parmi les plus romanesques, n’avaient fait mention d’une république des lettres. Lorsque cette république apparut aux habitants du Caire, ils donnèrent un libre cours à leur surprise, et dévoilèrent ainsi nettement les causes qui, en d’autres circonstances, les avaient fait paraître si apathiques.

Dans la série de tentatives auxquelles Monge se livra pour amener les musulmans à reconnaître notre supériorité, il en est une dont le besoin d’abréger me déciderait à ne point faire mention si des recherches toutes récentes d’un érudit n’étaient venues, à mon sens, lui donner un véritable intérêt.

Sur la proposition de Monge, on chercha à conquérir les sympathies des Égyptiens par les charmes de la musique. Un orchestre nombreux, composé d’artistes très habiles, se réunit un soir sur la place Esbékiéh du Caire, et exécuta en présence des dignitaires du pays et de la foule, tantôt des morceaux à instrumentation savante, tantôt des mélodies simples, suaves, tantôt enfin des marches militaires, des fanfares éclatantes. Soins inutiles ; les Égyptiens, pendant ce magnifique concert, restèrent tout aussi impassibles, tout aussi immobiles, que les momies de leurs catacombes. Monge s’en montrait outré. « Ces brutes, s’écria-t-il en s’adressant aux musiciens, ne sont pas dignes de la peine que vous vous donnez ; jouez-leur Marlborough ; c’est tout ce qu’elles méritent. » Marlborough fut joué à grand orchestre, et aussitôt des milliers de figures s’animèrent, et un frémissement de plaisir parcourut la foule, et l’on crut un moment que jeunes et vieux allaient se précipiter dans les vides de la place et danser, tant ils se montraient gais et agités.

L’expérience, plusieurs fois renouvelée, donna le même résultat. Se passionner pour l’air de Marlborough et ne trouver, comparativement, qu’un vain bruit dans des morceaux de Grétry, de Haydn, de Mozart, c’était, disait-on universellement, montrer une inaptitude complète pour la musique. Cette conclusion, appliquée à tout un peuple, avait, psychologiquement et physiologiquement parlant, quelque chose de très-extraordinaire : aussi l’esprit pénétrant de Monge l’admettait avec peine, quoiqu’elle se présentât comme une déduction inévitable des faits. Aujourd’hui, les faits peuvent être envisagés sous un autre jour ; aujourd’hui, la prédilection des Égyptiens pour l’air de Marlborough est susceptible de recevoir une explication qui n’implique nullement l’absence du sens musical chez tout homme coiffé du turban ou du fez. Cette explication est très-simple. Monge l’eût certainement adoptée ; quelques mots suffiront pour montrer que je m’aventure peu en parlant avec cette assurance.

Il résulte d’une tradition que M. de Chateaubriand n’a pas dédaigné de recueillir et de commenter, de la dissertation plus récente pleine d’érudition et, ce qui n’est pas toujours la même chose, pleine d’esprit, publiée récemment par M. Génin, que l’air de Marlborough à une origine arabe ; que la chanson elle-même appartient au moyen âge ; que, suivant toute probabilité, elle fut rapportée en Espagne et en France par les soldats de Jayme Ier d’Aragon et de Louis IX ; qu’on doit considérer cette chanson comme une sorte de légende d’un croisé obscur, nommé Mambrou ; que la légende de Mambrou était, musique et paroles, la chanson que madame Poitrine chantait pour endormir son royal nourrisson, fils de Louis XVI, lorsque Marie-Antoinette la surprit, trouva l’air à son gré, et déclara vouloir le mettre à la mode ; qu’enfin le nom du duc de Marlborough (Churchill), le nom du général célèbre par la bataille de Malplaquet, ne prit la place du nom du très-modeste croisé Mambrou que par une grosse bévue.

Ces résultats d’une fine érudition une fois adoptés, les scènes de la grande place Esbékiéh n’ont plus rien d’extraordinaire : les Égyptiens furent émus quand on leur joua Marlborough, comme le sont les Suisses lorsqu’ils entendent le Ranz des vaches. Les souvenirs d’enfance ont le privilége de faire circuler la vie dans les natures les moins généreuses. Ajoutons que le Marlborough, admirablement exécuté par le nombreux orchestre de la place du Caire, devait avoir des charmes auxquels les musiciens barbares de l’Orient n’avaient pas accoutumé leurs auditeurs.

Monge eut toujours un goût très-prononcé pour la connaissance des étymologies, des origines, de la filiation des coutumes populaires. La certitude que la digression dont la chanson de Marlborough a fourni le texte aurait, en point de fait du moins, intéressé l’illustre géomètre, m’a peut-être entraîné au delà des limites que le sujet comportait. Je confesse ma faute, mais sans prendre l’engagement de ne la plus commettre, même en connaissance de cause, lorsque, sans blesser la vérité, je pourrai introduire dans les biographies de nos confrères des faits, des anecdotes, des détails, qu’à mon avis ils eussent désiré y voir ; je me conformerai à cette intention présumée tout aussi scrupuleusement que le ferait un exécuteur testamentaire en présence de la stipulation écrite la plus formelle. Dans cette œuvre de conscience, je ne reculerai pas même devant ce que j’appréhende à un très-haut degré : la crainte de fatiguer mes auditeurs et de leur causer de l’ennui.