Monge (Arago)/13

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 546-554).
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EXPÉDITION DE SYRIE.


Monge et Berthollet accompagnèrent le général en chef dans l’expédition de Syrie. Monge fut atteint devant Saint-Jean-d’Acre de la terrible dysenterie qui décimait l’armée. Tout le monde tenait la maladie pour contagieuse ; cette opinion, chacun l’a deviné, n’empêcha pas Berthollet de s’établir dans la tente de son ami, et de lui prodiguer nuit et jour, pendant trois semaines consécutives, les soins les plus tendres. Bonaparte lui-même, quoique absorbé par les péripéties souvent cruelles d’un siége long, meurtrier et d’une difficulté sans exemple, allait régulièrement visiter son confrère des Instituts de France et d’Égypte. L’intelligence d’élite dont la nature l’avait doué lui fit rapidement comprendre que les ressources de l’art seraient impuissantes si l’on n’arrivait pas à calmer l’imagination de l’illustre malade. Un bulletin journalier, rédigé dans cette vue, tint Monge au courant de la marche des opérations de l’armée ; souvent même on lui communiquait les lettres de service écrites sous la dictée du général en chef. Mais notre confrère, on l’avait oublié, n’était pas seulement un géomètre théoricien ; il avait passé douze années dans une école du génie ; il connaissait à merveille les bases des calculs techniques qui servaient à déterminer le nombre de jours de tranchée ouverte après lequel, disait-on, une forteresse devait inévitablement se rendre, après lequel la garnison pouvait capituler sans déshonneur ; il savait surtout que ces calculs n’étaient point applicables à des places maritimes, en libre communication avec la mer, pouvant sans cesse renouveler leurs provisions, leurs munitions, leurs défenseurs ; évacuer leurs blessés, leurs malades. Monge ne prenait donc pas à la lettre les prédictions contenues dans les ordres du jour. Cependant notre confrère conservait quelque espérance : Bonaparte n’avait-il pas vaincu souvent, très-souvent, malgré les prévisions contraires des officiers les plus expérimentés ?

Une dépêche dont on donna lecture au malade dissipa ses dernières illusions ; elle était datée du 25 germinal an vii (li avril 1790). Le général en chef disait au gouverneur d’Alexandrie : « Depuis quinze jours nous ne tirons pas. L’ennemi, au contraire, tire comme un enragé. Nous nous contentons de ramasser humblement ses boulets, de les payer vingt sous, et de les entasser au parc. » Ces paroles éclairaient toute la situation. Les écrivains systématiques qui cherchaient anciennement à évaluer les plus longues durées de la résistance possible des forteresses n’avaient pas cru devoir s’occuper, même théoriquement, d’une attaque où l’assiégeant serait réduit dans ses moyens d’action, aux projectiles que lui lancerait l’assiégé.

À partir du jour où la lettre du 25 germinal lui fut connue, Monge désespéra entièrement de la prise de Saint-Jean d’Acre, et les médecins de son rétablissement.

Les choses, en ce qui touchait la santé de notre confrère, tournèrent tout autrement qu’on ne l’avait craint. Tant que la question pendante parut être très-sérieusement la reddition de la ville de Djezzar-Pacha, le moindre mécompte dans l’effet d’une mine, dans le passage projeté d’un fossé, dans l’assaut d’un ouvrage avancé, mettait le malade au désespoir, et amenait dans son état des crises très-dangereuses. Du moment où Monge fut convaincu que la retraite était inévitable, que les derniers efforts n’avaient qu’un but, le droit d’écrire légitimement sur les bannières de l’armée, l’honneur est intact, le calme revint, et notre confrère ne parut plus guère occupé qu’à classer méthodiquement dans sa mémoire les événements qu’on lui transmettait.

Parmi ces événements, il en est un qui fit sur Monge une impression profonde, ineffaçable. Quand il la racontait, même quinze ans après, ses yeux jetaient des éclairs, des larmes de satisfaction humectaient ses paupières. « De ce moment, disait-il, je compris que la vraie gloire n’est pas toujours dans le succès. N’a-t-on pas vu des canons habilement pointés par des hommes d’une bravoure équivoque décider souvent du gain d’une bataille, de la réussite d’un assaut, de la perte ou de la conservation d’une forteresse ?

« L’action du capitaine de la 85e demi-brigade, que chacun s’empressa de me communiquer à l’instant même où l’armée venait d’en être témoin, partait d’un sentiment qui serait resté sublime, comme le dévouement des Spartiates aux Thermopyles, même au milieu d’une défaite. Cette action produisit dans ma santé la plus heureuse révolution ; je jouissais d’avance du plaisir que je trouverais à la retracer devant tous ceux qui me parleraient de la levée du siége. »

Monge circonscrivait beaucoup trop, par ces dernières paroles, les occasions où il raconterait l’événement qui l’avait tant ému. Sous la domination permanente de son imagination vive et patriotique, ces occasions se reproduisaient sans cesse, et je crois, en vérité, obéir à une injonction de mon illustre maître en essayant, autant qu’il est en moi, de sauver de l’oubli ce que ces récits renouvelés avaient si fortement gravé dans notre mémoire :

Un capitaine de la 85e demi-brigade reçut l’ordre de monter à l’assaut d’une tour dont la partie saillante seulement avait cédé à l’explosion d’une mine. Il commandait quatre-vingts hommes d’élite. Vingt-cinq de ces intrépides soldats prirent position dans le fossé, afin d’empêcher que leurs camarades, gravissant la brèche, fussent attaqués en flanc. Ceux-ci, après bien des efforts, arrivèrent au sommet des décombres. Le capitaine y planta, suivant sa promesse, le drapeau que le général Bonaparte lui avait remis au moment où il débouchait de la tranchée, et il en confia la garde à un sous officier. Toutes les issues de la tour étaient barricadées. L’ennemi occupait la partie encore intacte, et de là faisait rouler sans cesse sur le détachement des bombes, des boulets creux, des matières incendiaires. Dans une sortie de la garnison de la place, les vingt-cinq soldats du fossé, après une magnifique défense, furent tous exterminés. Sur la brèche, le nombre des hommes valides se trouvait réduit à dix. Aucune disposition n’annonçait qu’on voulût leur porter secours, quoique depuis une heure ces braves gens se maintinssent dans cette position périlleuse. Le capitaine commanda donc la retraite ; mais, au moment du départ, le sous-officier préposé à la garde du drapeau fut tué sans qu’au milieu d’une fumée épaisse et de tourbillons de poussière personne s’en aperçût. Le capitaine, après avoir échappé à mille périls, était rentré dans la tranchée, lorsqu’en se retournant il vit son drapeau flottant encore au sommet de la tour. Aussitôt il s’élance, remonte seul à l’assaut et va le reprendre. Ses habits sont criblés de balles ; il a reçu deux graves blessures, mais sa glorieuse bannière n’est pas restée aux mains de l’ennemi.

Il est des faits que les biographes, sous peine d’une sorte de sacrilège, doivent rapporter avec une exactitude scrupuleuse. Telle est la pensée qui me dominait lorsque je m’attachais à reproduire le récit que Monge m’avait fait, plusieurs fois, de l’action héroïque du capitaine de la 85e demi-brigade. Je me demandais avec inquiétude si la mémoire de notre confrère avait été entièrement fidèle ; si moi-même, sur quelques détails, je ne me laissais pas abuser par mes souvenirs. Le plus heureux hasard m’a récemment appris que le vaillant officier vivait encore près de Rodez, dans le département de l’Aveyron. Un ami commun s’était chargé de lui écrire ; la réponse nous est parvenue ; elle porte en tête le mot rapport, tant, Messieurs, un désir exprimé, même indirectement, au nom de l’Académie, a fait d’impression sur le vieux soldat. Le rapport m’autorise à ne pas changer une seule syllabe dans ce que j’avais tracé d’après des souvenirs déjà fort anciens. Je crois cependant que, s’il m’eût été connu plus tôt, j’aurais substitué à quelques expressions animées de Monge ces paroles plus calmes de l’intrépide officier :

« Je vis le drapeau flotter sur les décombres de la tour ; je crus qu’il ne fallait pas l’abandonner ; je remontai pour le reprendre. »

J’ai pensé qu’une action à laquelle Monge attribua sa convalescence et la possibilité où il se trouva de suivre l’armée dans son mouvement de retraite pouvait être, dans cette biographie, l’objet d’un souvenir circonstancié. Je crois aussi m’acquitter d’un devoir en soulevant le voile derrière lequel voudrait rester caché le capitaine de la 85e demi-brigade, dont les rapports sont signés aujourd’hui : « L’officier qui, n’ayant plus d’épée, manie la charrue ! » Cet officier est le général Tarayre.

L’armée d’Égypte, depuis les généraux jusqu’aux simples fantassins, regrettait vivement, les jours de bataille exceptés, qu’on l’eût amenée faire la guerre dans le pays du sable. C’était l’expression des troupiers. Suivant l’opinion commune, Monge et Berthollet avaient été les promoteurs de cette malencontreuse expédition. Souvent ces deux noms figurèrent dans l’expression du mécontentement des soldats, surtout lorsqu’une soif ardente les torturait, surtout après la levée du siége de Saint-Jean d’Acre, au milieu des sables ardents du désert. Ce sentiment, que, dans certaines circonstances, on aurait pu prendre pour de la haine, n’avait rien de sérieux. Monge ne quittait jamais un poste, un bivouac, sans s’être fait des amis de tous ceux qui l’avaient approché.

L’armée mourant de soif aperçoit un puits ; chacun se précipite ; c’est à qui boira le premier, sans distinction de grade. Monge arrive, et entend dire de toute part dans la foule : Place à l’ami intime du général en chef ! — Non, non, s’écrie l’illustre géomètre, les combattants d’abord ; je boirai ensuite, s’il en reste !

L’homme qui, en proie à la plus cruelle des tortures, a prononcé ces belles paroles peut compter à jamais sur la vénération profonde de tous ceux qui les ont entendues, quoiqu’il ait amené l’armée dans le pays du sable.

Si Monge se faisait des amis de tous ceux qui l’approchaient, c’est qu’il était pour tout le monde d’une complaisance inépuisable ; c’est qu’il répondait avec le même empressement, avec le même soin, avec le même scrupule à la question du fantassin et à celle du général. Seulement, quand il avait un auditoire principalement composé de simples soldats, notre confrère manquait rarement de jeter dans ses explications des détails familiers et gais.

Un jour, au milieu de ces mers de sable indéfinies, où il n’existe pas un seul brin d’herbe pour reposer la vue, Monge fut entouré par une multitude de soldats, jadis laboureurs peut-être, qui lui demandèrent si le pays avait toujours été aussi aride, et s’il ne s’y opérerait pas des changements dans le cours des siècles. Monge leur raconta aussitôt tout ce que les membres de l’Institut d’Égypte avaient observé sur la manière dont les sables se déplacent, sur la vitesse moyenne de leur propagation, etc., etc. Il était arrivé au terme de sa démonstration, lorsque le général en chef survint et s’écria : « Monge, que dites-vous donc à ces braves gens, pour qu’ils vous écoutent avec tant d’attention ? — Je leur expliquais, général, que notre globe éprouvera bien des révolutions avant que des voitures se réunissent ici en aussi grand nombre qu’à la porte de l’Opéra, à Paris, les jours de première représentation. »

Une immense explosion de gaieté, dont le général prit sa bonne part, prouva que Monge, dans l’occasion, savait sortir avec esprit de sa gravité habituelle.

Je ne quitterai pas ce sujet sans appeler encore votre attention sur une circonstance dans laquelle Monge reconnut, avec une vive sensibilité, combien, malgré quelques apparences contraires, l’armée avait su l’apprécier.

C’était aussi dans le désert. Un soldat mourant de soif jette sur la petite gourde que notre confrère porte suspendue à son ceinturon un regard où se peint à la fois le désir, la douleur, le désespoir. Monge a tout remarqué, et n’hésite pas une seconde. «Viens, crie-t-il au soldat, viens boire un coup. » Le malheureux accourt et n’avale qu’une gorgée. « Bois donc davantage, lui dit affectueusement notre confrère. — Merci, répond le soldat, merci. Vous venez de vous montrer charitable, et je ne voudrais pour rien au monde vous exposer aux douleurs atroces que j’endurais tout à l’heure. »

On peut être fier, ce me semble, d’appartenir à un pays où des hommes sans culture éprouvent de pareils sentiments et savent les exprimer avec tant de noblesse !