Monographie de l’abbaye de Fontenay/Chapitre 7

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Librairie Saint-Joseph (p. 40-51).

CHAPITRE VII

Influence de Fontenay sur l’agriculture


En prenant possession de la vallée de Fontenay, la petite colonie de Clairvaux avait bien l'intention de suivre exactement la règle de Saint-Benoît. Or, un article de cette régie prescrit aux moines de chercher dans le travail des mains le pain de chaque jour et l’aumône destinée aux pauvres qui doivent toujours être reçus comme les membres de Jésus-Christ, ou mieux comme Jésus—Christ lui-même.

Ce travail manuel pour nos religieux n’était pas seulement un article de la constitution, ou bien une perfection cénobitique, mais une nécessité de premier ordre. La vallée, en effet, n’était pas une terre promise où coulaient le lait et le miel, assez généreuse pour nourrir ses habitants dans une béate oisiveté ; elle était, au contraire, humide, marécageuse, hérissée d’épines épaisses, environnée de collines rocailleuses, rebelle à toute végétation, excepté pour les broussailles ou un bois rachitique ; de toutes les vallées affluentes à la Braine, elle était la plus sauvage, la plus inhospitalière ; elle devait être transformée entièrement pour devenir propre à une culture qui pourrait nourrir le travailleur.

Comme toute abbaye naissante pour obtenir son institution canonique devait avoir au moins douze journaux dans l’intérieur des murs claustraux, ou tout auprès, nos fondateurs cherchèrent aussitôt les parcelles de terrain qui pourraient équivaloir à ce chiffre. Ils continuèrent le défrichement de la Combe Saint-Bernard et des Meunières déjà commencé pendant le séjour a l’Ermitage, et bientôt les sueurs des moines défricheurs, aidées de la bénédiction céleste, convertirent ces terres en jardins, en vergers qui fourniront le blé, les légumes, les fruits, enfin la subsistance de ceux qui resteront au couvent, pendant que d’autres iront sur un champ plus vaste porter leur zélé et leur dévouement à l’agriculture, et dérober à la stérilité les terres qui viennent de leur être données.

Rainard de Montbard, propter amorem Bernardi, abbatis clarævallis, nepotis nostri, donne la lisière de bois qui s’allonge de Fontaines-les-Sèches à Nesle, Planay et une partie de Verdonnet, Calais, à condition cependant que la partie nord du Grand-Jailly ne serait pas défrichée pour être cultivée. Pourquoi cette restriction ? C’est que Rainard voulait garder cette forêt dans toute son étendue afin d’avoir des chasses princières.

À cette donation l’abbesse du Puits-d’Orbe ajoute le Desertum de Fontanis contiguum finibus Segestri, le désert de Fontaines-les-Sèches tenant au territoire de Cestres. Ainsi Fontenay devenait propriétaire du village, dans lequel il établit la sévérité du cloître, car les femmes ne devaient pas puiser au puits, ni pénétrer dans le quartier habité par les convers.

Adam de Savoisy et André, son frère, abandonnent à la pioche de Fontenay la langue de terre qui unit Planay à Étais et au Petit-Jailly. Les moines essartent 200 arpents qu’ils loueront aux douze ménages qui formaient le Carmet ou Petit-Jailly. Ces donateurs s’étaient réservé le droit de rentrer en possession de ces biens, s’ils revenaient des croisades ou de Saint-Jacques de Compostelle. L’un des deux frères revint, car il y eut un procès qui fut termine par un évêque de Mâcon, contre le couvent.

Gaudry, oncle maternel de saint Bernard, seigneur de Touillon, avant que de revêtir le froc monacal à Cîteaux, avait vendu son château à Étienne de Bagé, 52e évêque d’Autun, à condition que son fils Lambert serait reçu à Molesmes. Dans la vente il avait réservé en faveur de Fontenay quelques terres et une maison dont il sera question plus tard.

Richard de Curtisrabodi, de Corrabois, ou Corrabœuf, ou Callerons, avait cédé à l’abbaye les terres avoisinant le Grand-Orme sur le chemin de Touillon à Fresne, comprenant le rupt de Jallain, la combe Arembert, champ Martin, ad nemus episcopi, prés le bois-l’évêque. Cette donation avait été faite par Richard, pendant qu’il était malade à l’abbaye.

À Morville, le couvent défriché 445 journaux de terre qu’il amodie aux habitants pour un moiton par arpent, plus la dîme de toutes les récoltes de blé, seigle, méteil, orge, avoine, pois, lentilles, laine et agneaux. Ces terres, ainsi que celles de Fresne, avaient été cédées a l’abbaye par le duc de Bourgogne en échange du Petit-Fontenay de Beaune, où il établit les chartreux en 1332. L’échange comprenait aussi le château de Saint-Remy qui depuis cette époque est devenu la maison de campagne des abbés de Fontenay.

Nariold de Montbard, neveu de Rainard, chevalier, donne son domaine d’Éringes et quelques parcelles sur Flacey.

Othon de Châtillon, mari de Diane de Montbard, tante maternelle de saint Bernard, cède le Patis-de-Nan, et une dame de Saulx y joint Saint-Georges de Lucenay. Saint-Martin d’Autun abandonne tous ses droits et toutes ses propriétés à Étormay et entre Branam et Sequanam pour quatre muids et demi de blé, livrables du mois d’août à la Toussaint.

Olivier de Grignon et Catin, comte de Joigny, cèdent tout ce qu’ils possédaient à Novillemont ou la Villeneuve-les-Convers.

Le Seigneur de Frolois donne quelques terres de sa seigneurie, surtout Corpoyer-la-Chapelle. Marie de Darcey donne des vignes pour sa sépulture dans sa chapelle qui était la première du côté de l’évangile à l’église abbatiale.

Les moines ont défriché 885 journaux sur les Morots et Lucenay-le-Duc. La plus grande partie des territoires de Poiseul-la-Grange et les Bergeros ses ont été donnés par le 1er abbé de Fontenay, Godefroy, devenu évêque de Langres, ainsi que par un seigneur d’Échalot, et Vaubon de Grignon, qui a laissé son nom à la ferme de Vaubon.

À Laignes, ils ont défriché plus de 450 arpents entre la fontaine Martilly, Vèvre et Nicey, où un ruisseau porte encore le nom de Fontenay. Dans cette énumération, il ne faut pas omettre Marmagne, le Pressoir, Flacey, leurs fermes les plus importantes : Marmagne, donné par quelques habitants et seigneurs forains ; le Pressoir, donné par Béatrix, demoiselle du Fain, et Flacey, par un évêque d’Autun, Mathilde de Grignon, quelques habitants de Marmagne et l’abbesse du Puits-d’Orbe.

Voilà les quelques terres que nos moines défricheurs ont enlevées à la stérilité pour les amender, les cultiver, afin de faire le bonheur de ceux qui les posséderont. Ils ont donc rendu un éminent service à la société qui devrait s’en montrer reconnaissante. Mais qui pense aujourd’hui aux moines défricheurs ! Leur mémoire s’est envolée sur les ailes rapides de l’ingratitude, et si quelquefois il est question d’eux, c’est pour leur jeter à la figure quelques indignes calomnies inventées pour les discréditer, les accuser de paresse, d’immoralité, ou de posséder injustement, comme on ne rougit pas de le dire de nos jours. On ne veut pas reconnaître que la première cause de leur suppression n’a pas été leur paresse, leur immoralité, leur inutilité pour la Société, mais la convoitise injuste de leurs biens.

Autrefois on couvrait de fleurs, on dorait les cornes des victimes qui devaient être immolées aux fausses divinités pour en obtenir leur protection ; en 1790, on procéda d’une manière tout opposée. On noircit par d’infâmes accusations les victimes monacales qui devaient être immolées à l’impiété, à la haine, à la cupidité de quelques-uns qui avaient commencé par enlever du cœur des populations toute estime, toute affection, toute reconnaissance pour ces bienfaiteurs publics. En les sacrifiant on crut rendre service à la société, on l’a fait reculer à la plus sauvage barbarie pendant 10 ans. Les crochetages des maisons religieuses en novembre 1880 ne vont-ils pas nous ramener ces temps lamentables ?

Comment tant de terres sont-elles sorties de la stérilité la plus profonde pour étaler plus tard une fécondité relativement surprenante ? C’est que le grand travailleur Fontenay aux xiie et xiiie siècles avait 300 moines, non pas domiciliés à l’abbaye, mais disséminés çà et là dans ses granges, prieurés ou villages.

Les Prieurs ou chefs de granges avaient avec eux un certain nombre de frères convers, eu de Donnés, qui, sans avoir fait des vœux de religion ou de convers, s’attachaient à la maison pour y travailler, se sanctifier, et être sépulturés avec les prières dues à un religieux.

S’ils travaillaient avec tant d’ardeur et de soins, les moines ne voulaient pas seulement gagner leur pain à la sueur de leur front, ni enrichir leurs abbayes, ni procurer un bien-être nouveau au peuple. Ils avaient un but plus noble, plus relevé, plus moralisateur. Ils voulaient détruire un abus, déraciner un vice déplorable de la société, le mépris du travail, surtout de l’agriculture.

Au milieu des bouleversements du moyen âge, des guerres sans cesse renaissantes de nation à nation, de province à province, de château à château, le goût pour l’agriculture avait pour ainsi dire disparu. Incertain de recueillir ce qu’il aurait semé, le propriétaire cultivait à peine son champ. Aussi le travail des champs était méprisé, avili par les préjugés de l’époque, renvoyé aux pauvres manants ou colons comme une ignominie nouvelle jetée à leurs fronts déjà flétris par leur condition. C’est cette profession la plus humiliée que nos moines choisissent de préférence. Ils vont se faire agriculteurs, descendre dans le sillon, tantôt laissant le psautier pour la bêche, tantôt la bêche pour le psautier ; moines et laboureurs, hommes de travail et de prière, anges du ciel sur la terre, ils changeront les habitudes des populations comme ils auront transformé la nature des terrains. Quand le peuple verra les nobles, les seigneurs, les fils des seigneurs, comme les Bernard, les Grancey, les Gaudry, les Milon, prendre la pioche ou la houe comme un serf ou un colon, il commencera à aimer l’occupation des champs, et la main calleuse du moine sera pour lui plus précieuse que la main gantée du chevalier qui manie l’épée seulement dans des tournois sanglants, mais inutiles au bonheur du peuple.

Quand il verra Bernard, la première année de sa retraite à Cîteaux, pleurer parce qu’il ne savait pas scier le blé, et se réjouir plus tard de ce qu’il était devenu un moissonneur habile, le peuple ne rougira plus du travail de ses champs et embrassera avec joie l'agriculture, naguère objet de ses dédains. C’est cet amour naissant pour la culture des terres qui attire à Fontenay un si grand nombre de convers. Ils étaient contents aussi de voir tous les rangs de la société confondus dans la sainte égalité du couvent. Les religieux avaient soin d’attirer la bénédiction du ciel sur leurs entreprises. Ils savaient que la part de l’homme est le travail, tandis que le succès vient de Dieu exclusivement. Quand il fallait commencer un défrichement, le Prieur plantait la croix de bois au milieu, jetait l’eau bénite sur les ronces, les épines, les broussailles. Cette eau bénite jointe à la sueur cénobitique opérait des prodiges. Les coupeurs abattaient les buissons, les arbres séculaires ; les Extirpateurs arrachaient les racines ; les Brûleurs jetaient tout au feu qu’ils attisaient continuellement pour activer la combustion ; les cendres étaient répandues, la houe unissait la surface, la semence était jetée, et quelques mois après, la moisson dorée ondulait sous la brise des vents.

Aussitôt que la tâche de chaque jour était fixée, Pères et convers partaient au travail qu’ils devaient faire toujours en silence. Quand le moment de se reposer un instant était arrivé, le Prieur frappait dans ses mains, les instruments s’arrêtaient immobiles, chaque ouvrier rabattait son capuchon sur ses yeux, s’appuyait sur le manche de sa bêche, en méditant un instant. Quand la nuit venait mettre fin au travail, chaque ouvrier emportait une partie de ses outils auprès de sa couche pour se rappeler que la vie de l’homme est une occupation de tous les moments. (Morimond.)

Au défrichement et à la culture de la terre venait s’adjoindre un complément nécessaire, l’élevage des troupeaux de gros bétail et des moutons.

À Fontenay, il y a encore le pont de la Bouverie où passaient les bœufs allant au pâturage, à Flacey, la bergerie pour les brebis, comme à Étais, qui signifie étable. C’est dans ces troupeaux que le Prieur Dom Dunod avait choisi trente mérinos pour envoyer à l’abbé de Morimond. Le berger qui les conduisait avait reçu 30 francs pour le voyage, somme assez modique, si on oubliait que ces troupeaux ne devaient payer aucun droit ; ils avaient été exempts de toute redevance par les rois et les comtes de Champagne.

Les moines écrivaient leur méthode de cultiver. Au mois de mai 1777, Dom André Gentil, prieur, obtint le prix de la Société d’agriculture au concours d’Auch, et plus tard Dom Dunod envoya aussi des mémoires agronomiques qui furent couronnés également à Clairvaux, en 1786.

Outre ces terres nouvellement défrichées et livrées à la culture, les moines avaient encore dans beaucoup de forêts droit de glandée ou de l’aine pour leurs troupeaux. Jean des Arrans, le sire de Lantage de Puits, la fille de Mathieu d’Étais, Blanche de Sombernon avaient aussi accordé ce droit dans les bois des Arrans, de Puits et d’Étais ; ils demandaient simplement la réparation des dommages sans exiger des amendes. Pour ne pas nuire aux autres troupeaux, les porcheries devaient en être éloignées de deux lieues, ou au moins d’une.

Quoi que l’on en dise, aujourd’hui comme autrefois, le porc est devenu la moitié de la vie des classes agricoles et du peuple. Que deviendraient-elles si elles n'avaient pas le morceau de lard avec lequel elles cuisent les légumes ou frottent leur pain ? (Morimond.) Ainsi toutes les branches nécessaires pour que l’exploitation agricole soit complète se trouvaient dans notre abbaye. Nos moines ne se contentaient pas comme nos philanthropes contemporains de faire de l’agriculture dans leurs bureaux, d’inventer des théories qu’ils n’ont jamais mises en pratique, de composer des engrais qui doivent donner une fertilité sans pareille, de calculer les décigrammes d’azote et d’oxygène nécessaires à la fécondation des plantes, ils faisaient de la vraie agriculture, ils aiguillonnaient les bœufs, dirigeaient la charrue, descendaient dans le sillon, y jetaient la semence, maniaient le fumier, visitaient les hébergeages, les écuries, soignaient le bétail et consignaient le fruit de leur expérience.

Pour assainir la vallée, régulariser le cours des eaux et les employer à alimenter soit des moulins, soit des huileries et foulons, ils avaient établi quatre étangs : le premier a Saint-Bernard, de 1118 à 1125 ; le second, au-dessus du jardin après la construction des bâtiments ; le troisième, de Choiseau, en 1271, sous l’abbé Raoul II, enfin le dernier, à la Châtenière. Pendant deux siècles, ils furent astreints à un régime purement végétarien ; après ils purent manger du poisson plusieurs jours de la semaine ; enfin, en 1475, Sixte IV leur permit la viande plusieurs jours de la semaine, à condition cependant qu’ils ne mangeraient pas la viande et le poisson au même repas.

Leurs vignes les plus importantes étaient à Tonnerre, à Molôme, à Villaines-les—Prévotes, aux Celliers de Sainte—Reine, au Pressoir de Fresne, à Désarpain de Marmagne. Dans les dernières années de l’abbaye on y dépensait encore 32 pièces de vin qu’ils récoltaient ou qu’ils tiraient des dîmes du raisin. (Comptes généraux.)

On dit que Jully-les-Nonnains fut fondé par Milon de Bar-sur-Seine, afin d’offrir un asile aux dames des seigneurs qui quittaient le monde pour prendre le froc monacal. De même Fontenay avait aussi deux maisons de refuge pour les femmes des seigneurs, des colons ou des manants qui abandonnaient le siècle afin d’entrer dans une abbaye comme sœurs laies ou Données.

L’une de ces maisons était à Échalot, l’autre à Touillon. Celle d’Échalot était comme un noviciat où restaient quelques années les femmes séparées de leurs maris. Quand elles avaient supporté courageusement leur épreuve, elles étaient amenées dans celle de Touillon, à proximité de Fontenay, où elles pourraient revoir leur mari, s’encourager à bien persévérer dans leurs résolutions ou à profiter des avantages religieux de l’abbaye. À Échalot, elles recevaient seulement une partie de leur entretien ; à Touillon, l’entretien était complet, comme il ressort des documents suivants :

Receperunt monachi Fontenetenses Hugonem ad conversionem ; uxori autem ejus Colisiœ, quamdiu in villa Eschaloii mansit, aliqua bona in victu, in vestitu fecerunt ; postea autem apud Tullionem ex toto usque ad mortem procuraverunt.

Le second texte qui se rapporte à Henri de Léry est dans les mêmes paroles. (Cartulaire de Fontenay.)
VUE INTÉRIEURE DES CLOÎTRES
begey-odinot
Que faisaient ces femmes dans ces maisons ? Comme celles des Gynécées des villes de Charlemagne, elles filaient, tissaient, teignaient la laine destinée à la coule des moines.

Au chapitre de l’agriculture à Fontenay, on peut encore ajouter la fabrication de la tuile, la pisciculture et la verrerie.

Nos moines possédaient le secret de bien broyer la terre et de bien cuire leurs tuiles. Celles qui couvrent les bâtiments depuis plus d’un siècle sont encore excellentes, elles ne contiennent aucune parcelle de chaux qui pourrait compromettre la durée de la tuile.

Dans la pisciculture ils avaient dans les derniers temps tenté des essais qui avaient amené d’heureux résultats. Les cases dont ils se servaient existaient encore en 1820, et le sieur Pilachon prit un brevet de pisciculture.

On peut croire qu’ils fondaient aussi le verre ; il y a encore des bouteilles qui portent le cachet et le nom de Fontenay. Ont-elles été coulées à Fontenay ou pour Fontenay ? La tradition ne s’est pas prononcée. À la porte de l’abbaye était le bois destiné à ces feux. Il est appelé Larris des Fours.

Ce chapitre un peu long pourra justifier nos religieux contre le reproche de paresse, d’inutilité dont ils sont souvent accusés.

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