Monologues en prose/L’Invalide de la science

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Poèmes mobiles ; MonologuesLéon Vanier, éditeur des Modernes (p. 45-50).

"L’invalide de la science"


Si vous voulez, je vais vous raconter mon exploration dans l’île de Java.

Après deux ans de patientes recherches, j’étais parvenu à réunir une collection des animaux les plus rares.

Il y avait d’abord un superbe boa.

Je l’avais appelé Vitellius à cause de son appétit :

Un animal bien intelligent !

C’est lui qui m’a mangé le bras droit dans un moment d’expansion.

Mais il l’a payé cher !

Il y avait aussi un homard géant.

Je l’avais appelé Ernest.

Je ne sais pas pourquoi…

Il avait une tête à s’appeler Ernest !

Un animal bien intelligent !

C’est lui qui m’a coupé la jambe gauche par inadvertance… il était si myope !…

Mais il l’a payé cher !

Il y avait encore un crocodile.

Je l’avais appelé Bayard à cause de sa grandeur d’âme.

Un animal bien intelligent !

C’est lui qui m’a mangé le bras gauche dans un moment de colère !

Mais il l’a payé cher !

Il y avait encore un pélican.

Un bien honnête oiseau !

C’est lui qui m’a arraché l’oreille droite un jour que je lui donnais à manger des anchois.

Mais il l’a payé cher !

Enfin, il y avait une autruche.

Je l’avais appelé Gertrude, à cause d’une ancienne qu’elle me rappelait :

Une bête bien intelligente… l’autruche !

C’est elle qui m’a rendu chauve, à force de m’arracher les cheveux :

Une mauvaise habitude dont elle n’a jamais pu se défaire !…

Si j’avais su, je lui aurais acheté une brosse…

Mais on ne pense pas à tout !

Du reste elle l’a payé cher !

Il y avait encore une foule d’animaux très rares :

Des crabes de Java !

Des araignées de Java !

Des scolopendres de Java !

Des huîtres de Java !

Bref, ma collection était au grand complet, et j’allais partir quand il m’est arrivé toutes espèces de malheurs !

Il y a d’abord Vitellius qui a voulu manger Ernest.

Ernest a été digéré tout vivant, mais il est mort du coup que ça lui a fait !

Le boa n’a pas tardé à le suivre.

On lui a fait un cercueil avec un tuyau de gouttière !

Il y avait beaucoup de monde pour voir ça !

Après cela, mon crocodile est tombé malade :

Un chaud et froid !

Je lui disais toujours :

Mon ami, ne cours pas tant, tu te feras pincer !

Ça n’a pas manqué de lui arriver.

Il s’est mal soigné, et il est mort au printemps !

J’ai voulu le faire empailler, mais ça s’est tout émietté !

Pour comble de malheur, mon pélican s’est étranglé dans une partie de pêche, en avalant de petits poissons qui ne lui avaient rien fait.

On est toujours puni par où l’on pèche !

Il me restait encore Gertrude.

Il lui est arrivé un bien triste accident !

Il y avait un canon sur le port : elle a voulu avaler le canon.

Mais ça n’a jamais passé ; elle est morte sans qu’on ait pu le lui retirer.

On a été obligé de l’enterrer avec !

Et puis on m’a fait payer le canon !

Quant au restant de ma collection, il a été saisi par ministère d’huissier :

Un huissier de Java !

Quand j’ai vu tout ça, je suis revenu.

J’ai été me présenter au ministre : ce n’était plus le même ! Il voulait me renvoyer là-bas !

Merci, j’en ai assez des explorations scientifiques.

Et maintenant je cherche une place.

Une place où l’on n’ait besoin ni de marcher, ni d’écrire, ni d’entendre, ni de voir clair !

Si vous en connaissez une, vous pouvez me proposer de confiance :

Je ferai l’affaire.