Monsieur Auguste/11

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 152-157).


XI

— Dieu soit béni ! te voilà ! dit Auguste ému aux larmes, je souffre depuis cinq heures du matin tout ce qu’un ami peut souffrir, dans la plus cruelle des attentes. Je te vois, j’oublie tout… tu ne connais pas l’amitié, toi ; que tu es heureux !

— Ah ! j’en ai déjà bien assez de l’amour ! dit Octave, en se laissant serrer la main par complaisance.

— Il faut que je te fasse lire l’opéra de Castor et Pollux, reprit Auguste.

— Merci ! j’aime mieux la Favorite.

— Tu trouveras dans cet opéra un éloge de l’amitié qui…

— Auguste, interrompit Octave, va te promener avec Castor et Pollux, et laisse-moi tranquille !

Auguste étouffa un cri de douleur et se laissa tomber sur un fauteuil.

Octave s’occupait, en sifflant, à remettre en ordre ses nombreuses déesses, dérangées, dans leur symétrie olympienne par les belles mains de Mme de Gérenty.

Le domestique entra, et déposa sur une table quelque chose d’informe, comme un petit ballot de marchandise, en disant :

— C’est un envoi de M. de Gérenty.

Octave opéra le déballage, et mit en lumière un magnifique bronze du Bacchus indien.

— Que veut-il que je fasse de tous ces angles-là ?… dit Octave. Il me semble que je reçois des coups d’épingle dans les prunelles. Le diable emporte les dieux ! Marcel, prends cela, et porte-le dans la chambre de mon père. Il a été membre du Caveau ; il croit a Bacchus, lui.

Octave, sans prendre garde au mouvement d’impatience d’Auguste, vint se placer devant son chevalet, découvrit la mystérieuse toile, et commença une longue adoration comme pour donner un dédommagement à ses yeux blessés par les angles du Bacchus indien.

On entendit un coup de talon sur le parquet, et Auguste se leva brusquement, la figure bouleversée par une douleur incompréhensible.

— Octave, dit-il ; je viens d’avoir un long entretien avec M. Lebreton.

— J’aimerais mieux l’avoir avec sa fille, dit Octave, sans quitter l’adorable image du chevalet.

— Il paraît que je viens d’être fort calomnié par des voisins, auprès de M. Lebreton, poursuivit Auguste ; mais je ne suis pas homme à me laisser écraser ainsi… M. Lebreton a pleine confiance en moi ; ainsi il m’a été très-facile de me justifier.

— Eh bien ! que m’importe cette histoire ? dit Octave.

— Tu vas voir… écoute… Si je me suis donné, par beaucoup d’adresse, un logement chez M. Lebreton, c’est pour être ton voisin, et te voir tous les jours…

— Sacrebleu ! interrompit Octave ; veux-tu que je te parle franchement ? Ne sois plus mon ami ; sois mon ennemi. Un ami comme toi finirait par me tuer ou me rendre fou. Un ennemi nous laisse tranquille. On ne le vois jamais. S’il vous poursuit à la campagne, on le fait arrêter par un gendarme, en criant à l’assassin ! Je n’ai eu dans ma vie qu’un ennemi. C’était à Naples. Il étudiait la peinture, et moi aussi. Il se disait appartenir à l’école de l’esprit, et j’appartenais moi, à l’école de la forme. Il copiait mal une tête de Mazaccio, et je dessinais bien la Vénus Callipyge. De là querelles sur querelles, au café Américain, rue de Tolède. Un soir, j’égarai ma main droite et ouverte sur sa joue : il jura de m’exterminer dans les vingt-quatre heures. Pendant qu’il jurait, un sbire de buon governo lui frappa sur l’épaule et le conduisit à bord du Pharamond qui partait pour la France. Quatre ans se sont écoulés ; mon exterminateur m’a laissé vivre ; je ne l’ai plus revu. Voilà un ami !

— Eh bien ! Octave, dit Auguste, pâle de colère contenue, veux-tu que je sois ton ennemi ?

— Oui, Auguste, fais-moi cette amitié.

— Tu m’autorises à me servir d’un moyen quelconque pour me brouiller avec toi ?

— Oui, sois l’Érostrate de mon atelier, si tu veux ; j’en achèterai un autre, et tu l’honoreras de ton absence.

— Oh ! peut-on poignarder ainsi un ami de quinze ans, un ami d’enfance ! dit Auguste, en tordant ses mains jointes sur sa tête.

— Mais tu changes déjà d’idée ? demanda Octave.

— Non, répondit Auguste d’une voix sombre… tu vas me signer une autorisation…

— Tout ce que tu voudras… écris ; j’approuve l’écriture, et je signe, sans lire.

Auguste s’assit devant la table, et écrivit ce qui suit : .

« Moi, Octave Desbaniers soussigné, je jure sur l’honneur que je laisse M. Auguste Verpilliot entièrement libre de faire tout ce qu’il jugera convenable pour être mon ennemi. Je jure de ne m’opposer à aucun de ses actes et à ne tirer vengeance d’aucun. Si je manque à ce serment, je veux que la honte et l’infamie de mon parjure me soient publiquement reprochées par M. Auguste Verpilliot, et je renonce au droit de me justifier. »

Ce papier fut présenté à Octave qui le prit, le lut négligemment, ajouta la formule approuvé, la date, et signa.

— Maintenant, dit-il, en rendant le papier. Va te venger comme tu pourras, et oublie le numéro de ma maison.

Auguste, à ces derniers mots, poussa un cri strident ; ses yeux d’un azur doux prirent une teinte d’orage ; son teint frais et calme se couvrit d’une pâleur livide ; il ouvrit la porte avec un mouvement de fureur, et dit :

— Le désespoir que tu me donnes, je vais te le rendre. Attends.

Octave s’avança nonchalamment, et lui dit :

— Monsieur pas de menaces, s’il vous plaît ; pas un mot de plus.

Octave poussa violemment la porte sur Auguste et la ferma à double tour.

— Enfin je respire ! se dit-il à lui-même ; ce jeune homme était mon mauvais génie ; m’en voilà délivré.

Un léger bruit se fit entendre à la persienne de l’atelier ; deux lames vertes s’entr’ouvrirent comme une bouche qui va parler, et Octave entendit distinctement ces mots formidables

— J’épouserai ta Louise avant huit jours. Voilà ma vengeance.

Octave courut pour saisir Auguste derrière la persienne, mais le jeune homme était déjà loin, et un rire éclatant se mêlait, sous les arbres, à la gamme du rossignol.