Myrtes et Cyprès/Calmpthout

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Librairie des Bibliophiles (p. 27-33).


CALMPTHOUT


À Monsieur et Madame L***

Le jour s’est écoulé comme fond dans la bouche
Un fruit délicieux sous la dent qui le touche,
Ne laissant après lui que parfum et saveur.

Lamartine.

Quoi ! vous êtes rentrés dans la foule et le bruit,
Dans la grande cité d’où le repos s’enfuit,
Où le mensonge est roi, dans le luxe funeste !
Pour revoir les clinquants d’un monde faux et vain,
Vous laissez pour toujours, perdu dans le lointain,
Le calme non troublé du village modeste !


Il est vrai qu’à présent nous voilà réunis ;
Nos foyers sont voisins, et nos deux toits amis
Au même coin du ciel dressent leurs cheminées.
Je puis à votre seuil m’arrêter plus souvent,
Et les hivers traînards, marchant d’un pas moins lent,
Tomberont oubliés dans le cours des années.

Mais l’été ! Fatigués d’un paysage étroit,
Souffrant de la chaleur que la pierre reçoit,
Vous redemanderez vos taillis de verdure,
Où le soleil de juin rayonne, moins ardent,
Dans un air rafraîchi par le souffle du vent,
Et qu’embaument les fleurs dont l’haleine est si pure.

Et Calmpthout renaîtra dans votre souvenir ;
Pour les printemps passés vous aurez un soupir ;
Vos regards vainement chercheront les bruyères,
La plaine dessinant sa ligne à l’horizon,
Le sable disputant le terrain au gazon,
Et les marais dormant le long des sapinières !


Vous le rappelez-vous ? Moi, citadin forcé,
Par l’air de ma prison constamment oppressé,
Je pris mon vol un jour : l’oiseau quitta sa cage.
Quelques heures je vins visiter votre nid,
Séjour charmant de ceux qu’un Dieu d’amour bénit,
Asile poétique entouré de feuillage.

L’automne allait venir… Sur les halliers touffus
Apparaissaient déjà des tons bruns et confus ;
Le rouge cramoisi montait au vert des haies ;
Les sapins exhalaient de sauvages senteurs ;
L’air était tiède et pur ; les bleuâtres lueurs
D’un beau ciel recueilli tombaient sur les futaies.

Les oiseaux chantonnaient, joyeux, à l’unisson,
Sautillant, voletant de buisson en buisson,
Secouant au soleil leur aile pétulante ;
Dans les prés veloutés ruminaient les grands bœufs,
Un placide regard contenu dans leurs yeux,
Les jarrets repliés et la tête branlante.


Parfois, au bord du champ, un jeune campagnard.
Un bouvier attentif, fort et viril gaillard,
Débordant de santé, plein de sève et de vie,
Debout, coude appuyé sur le bâton noueux,
Nous regardait passer sur le chemin poudreux,
Distrait de sa chanson ou de sa rêverie.

Puis, à mesure que nous avancions : — plus loin,
Les toits de chaume verts et les meules de foin,
Le puits et ses deux seaux suspendus à leurs chaînes,
Les poules caquetant sur les fumiers en tas,
Les bambins, gros joufflus, qui se parlent tout bas,
Accourus sur le seuil ou cachés sous les chênes :

Tout cela me portait dans un pays nouveau ;
Chaque chose m’allait au cœur : tout était beau.
Comme si je n’avais jamais vu la campagne.
Il me venait parfois des attendrissements ;
Je me sentais heureux comme un essaim d’enfants
Libres de folâtrer sans qu’on les accompagne.


Le dîner fut charmant, arrosé de bon vin,
Qui dilate le cœur et provoque l’entrain
Du couplet folichon sur la lèvre rieuse.
Ce n’est pas qu’en causant des choses du passé,
Quelque point noir soudain ne se soit redressé,
Comme un spectre jaloux, à la table joyeuse ;

Mais il disparaissait aux coups de la gaîté :
Sur le front qu’un instant il avait attristé
S’effaçait sans tarder l’impression pénible.
Le soleil nous lorgnait à travers les carreaux,
En bon enfant qu’il est caressait les rideaux,
Et ses rayons prenaient nos verres comme cible.

Le clocher du hameau se dressait près de nous,
Svelte et pointu ; l’horloge au son vibrant et doux
Venait nous avertir du vol léger de l’heure…
Et moi, cessant parfois d’égayer vos propos,
Je contemplais rêveur la campagne au repos,
Sous un de ces azurs qu’un blanc flocon effleure.


En marche ! encore à l’air ! Seulement, cette fois,
En suivant la grand’route et côtoyant les bois,
Nous sommes arrivés aux collines de sable ;
Et, sautant en trois bonds de la base au sommet,
Nous avons à nos pieds, morne et sévère aspect,
La plaine qui s’étend, immense, interminable.

Quelque chose me charme et m’émeut tour à tour :
Ce calme si profond à la chute du jour,
Ces bruyères courant jusqu’à perte de vue,
Font un puissant effet sur l’âme, et le néant
De l’homme, qui se croit taillé comme un géant,
Se tait dans ce silence et dans cette étendue.

Maintenant, au retour ! Faut-il parler des fleurs,
Du champêtre bouquet, aux piquantes senteurs,
Cueilli dans les fossés qui longent l’avenue,
Et que j’ai conservé jauni, séché, fané,
Emblème du bonheur qui s’échappe égrené,
Dont on cherche plus tard la couleur disparue.


Ce jour est déjà loin, mais qu’importe le temps ?
Je n’oublierai jamais les chers et doux instants
Que nous avons passés près de vous au village…
Oh ! j’y songe souvent dans ma chambre, le soir,
Quand la rue est déserte et qu’au fond du ciel noir
La lune me sourit avec son gros visage.


Anvers, 15 juin 1874.