Napoléon et la conquête du monde/II/01

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H.-L. Delloye (p. 235-243).

CHAPITRE PREMIER.

DISCOURS AU CORPS LÉGISLATIF.



À travers ces grandes révolutions, l’empereur avait cru devoir conserver le sénat et le corps législatif, non pas qu’il n’eût atteint depuis longtemps le moment où il lui était tout-à-fait loisible de se passer d’eux, pour donner à la France et à l’empire des lois impériales sans le contrôle d’aucun autre pouvoir ; mais peut être le souvenir même de cette lutte entre le souverain et le peuple, dont le corps législatif était le symbole, l’avait-il fait le conserver, ou pour respecter ce souvenir, ou pour montrer mieux que le peuple n’était plus aujourd’hui que l’ombre de cette réalité immense, Napoléon.

D’un autre côté, dans la machine administrative de l’empereur, ces deux corps de l’état avaient certaines fonctions de finances et de législation qui n’étaient pas sans utilité ; il eût fallu pour les remplacer dans cette action créer d’autres conseils provenant plus directement de l’empereur, mais cela était devenu sans besoin, car il y avait dans l’obéissance de ces deux réunions d’hommes choisis quelque chose d’éclairé, et dans leur servitude même comme un reflet de la noblesse du souverain.

Enfin, l’empereur, en ne retirant pas aux peuples de l’empire la libre nomination de leurs députés au corps législatif, trouvait dans ces choix, libres d’esprit de parti, et ordinairement pleins de sagesse, la révélation d’hommes de mérite qu’il ne connaissait pas encore ; c’était comme un supplément à la rapidité de son coup d’œil dans sa recherche des hautes capacités. Et il ne trouvait pas d’inconvénient à appeler ses peuples à l’aider dans cette investigation.

Le sénat, augmenté en même temps que l’empire, comptait alors cinq cents sénateurs à vie, ayant chacun 40,000 fr. de traitement ; l’empereur avait retranché et détruit les anciennes sénatoreries, dont l’institution lui avait paru inutile et pouvait, sans besoin, donner au sénateur local une importance peut-être dangereuse.

Ce sénat était devenu la magnifique retraite de toutes les grandeurs militaires, scientifiques, littéraires et administratives. Choisi avec la plus lumineuse sévérité par Napoléon lui-même, ce premier corps de l’état formait un faisceau de toutes les gloires françaises et imposait au pays la plus grande vénération.

Mais ni l’un ni l’autre de ces deux corps n’était politique.

Aussi l’empereur, en ouvrant chaque année par un décret leurs sessions, se bornait-il à cet acte, et avait-il comme oublié, depuis 1813, de paraître lui-même à la séance d’ouverture qui pendant sept années n’avait été solennisée que par un discours de l’archichancelier pour l’empereur.

Un décret des derniers jours de novembre 1820 apprit que Napoléon en personne ouvrirait le 5 janvier 1821 la session des deux corps législatifs ; le Panthéon était désigné comme le lieu de la séance.

Les rois de l’Europe étaient alors réunis au Louvre, dans ce conseil annuel des rois dont nous avons parlé ; ils furent invités de rester à Paris jusqu’au 5 janvier.

Ce jour, vers midi, au bruit de mille coups de canon qui depuis le matin se faisaient entendre de Montmartre, Vincennes, Saint-Denis et des Invalides, au son des cloches et aux acclamations d’un million de spectateurs, l’empereur et son cortège se rendirent au Panthéon. On n’avait jamais vu un pareil spectacle. Au milieu de la magnificence du cortège, c’était à peine si l’on distinguait les vingt voitures des rois ; mais ce qui attirait tous les regards, c’était la voiture impériale, dans laquelle Napoléon simplement vêtu était seul avec Joséphine : les deux plus belles choses du monde, la grandeur et la bonté.

La place du Panthéon était devenue une tente énorme où se pressait la foule du peuple, et pour qu’elle pût mieux assister aux scènes intérieures de l’édifice, le portail avait été mis à jour et les murs abattus pour cette journée, de sorte que derrière les colonnes de la façade, il n’y eut plus qu’une porté immense qui permettait aux yeux d’atteindre aux dernières profondeurs de l’édifice.

Dans cette profondeur circulaire, avait été construite une tribune fort élevée où les vingt rois s’assirent sur leurs trônes ; le pape Clément XV apparaissait au milieu d’eux, revêtu de ses habits pontificaux.

En avant de ce demi-cercle de rois, sur une élévation très-considérable, étaient placés deux trônes : Napoléon y prit place avec Joséphine.

Dans les deux bas-côtés étaient sur des sièges, à droite de l’empereur, le sénat ; à gauche, le corps législatif. Deux étages de tribune et le reste du temple contenaient les reines, les grands dignitaires, les maréchaux, les hauts fonctionnaires de l’état. Le peuple et l’armée se partageaient la tente dressée sur la place et une grande partie de l’intérieur de l’édifice.

Il n’est pas besoin de parler du soleil de cette belle journée, il était devenu proverbial de dire les soleils de Napoléon.

À une heure, il se leva de son trône, et prononça le discours suivant :

« Sénateurs et députés au corps législatif,

« Vous savez ce que j’ai fait.

« Depuis sept années que je n’ai pu me trouver au milieu de vous, je m’occupais sans cesse des soins de ma gloire et de la grandeur de l’empire.

« Aujourd’hui, je vous ai rassemblés pour vous rappeler ce que j’ai accompli, et vous apprendre ainsi qu’à mon armée et à mes peuples ce que je veux faire.

« Depuis ces sept années, j’ai triomphé de ceux qui étaient mes ennemis, dans le nord de l’Europe.

« J’ai conquis l’Angleterre. Je n’ai qu’à me féliciter d’avoir réuni cette grande nation à mon empire ; mes nouveaux sujets se sont montrés dignes de mes sujets de France.

« J’ai placé Londres au troisième rang parmi les villes de l’empire, après Paris et Rome ; Amsterdam a dû prendre la quatrième place.

« Après cette conquête, l’Europe impuissante et irréfléchie a voulu encore se soulever, je l’ai comprimée en peu de jours et pour jamais.

« Mais ce dernier soupir qu’exhalait la vieille Europe m’a fait connaître qu’il fallait organiser ce corps désormais dissous et sans vie.

« Je l’ai reconstituée et j’y ai établi un ordre nouveau ; mes décrets de 1817 vous ont appris ma volonté politique lorsque je m’en suis déclaré le souverain suprême.

« C’est alors que j’ai fait replier leurs tentes aux fils barbares de Mahomet ; ils ont abandonné l’Europe aujourd’hui toute chrétienne. Constantinople était une capitale qui complétait mon empire, elle en est devenue la cinquième ville.

« Je n’ai qu’à me louer des rois mes feudataires.

« J’ai fait nettoyer les côtes de l’Afrique ; les brigands ont repassé l’Atlas. J’ai aussi créé là une France africaine, qui commence à l’Océan et finit à l’Égypte ; mais pour peu de temps : j’ai d’autres desseins sur l’Égypte.

« Après avoir tant fait pour l’empire et l’Europe, j’ai pu faire quelque chose pour moi ; j’ai retrouvé ma bonne Joséphine. »

En disant ces mots, l’empereur parut ému, et son attendrissement fut partagé par la foule. Mais l’enthousiasme fut au comble, lorsqu’à ce moment Joséphine s’étant jetée aux pieds de Napoléon, l’empereur la releva et la pressa dans ses bras. On n’entendait que des acclamations et des cris de joie. Il continua :

« Mon bonheur est complet comme ma gloire !

« J’ai voulu que mes peuples prissent part à ce bonheur comme ils ont pris part à la gloire.

« Depuis mes dernières victoires et trois années de paix, mes trésors, malgré les immenses améliorations dont j’ai doté mon empire, se sont accumulés.

« Loin donc de vous demander, messieurs, de fixer le revenu de l’état pour cette année, je déclare que je puis m’en passer.

« Je remets à mon peuple tous les impôts ; pendant un an il ne sera rien perçu sous aucun prétexte. »

À l’annonce de cette libéralité inouie, qui accordait près de deux milliards aux peuples de l’empire, l’enthousiasme fut tel qu’il semblait que les voûtes du Panthéon allaient s’écrouler.

Quand le calme fut rétabli, Napoléon se retournant vers les rois leur dit :

« Rois de l’Europe, faites aussi connaître à vos sujets que le souverain de l’Europe ne les oublie pas dans sa munificence ; je leur remets les tributs de cette année.

« Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux sénateurs et aux députés, voilà ce que j’ai fait ; je puis vous parler de l’avenir.

« Je vais m’emparer de l’Égypte et conquérir l’Asie.

« Je ne dois pas approfondir devant vous cette volonté, ma politique garde son secret ; mais j’ai voulu que mes peuples fussent avertis… je ne crains pas que l’Asie le soit. »

L’empereur termina là son discours, et d’un geste il congédia l’assemblée.

Cette nouvelle de la guerre d’Asie était inattendue, et pénétra la foule d’admiration. Les acclamations et les applaudissements succédèrent à ces paroles extraordinaires, et elles accompagnèrent jusqu’à son palais l’empereur, qui, avec son cortège, reprit le chemin des Tuileries.