Napoléon et la conquête du monde/II/02

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H.-L. Delloye (p. 244-249).

CHAPITRE II.

ÉGYPTE.



Ce qu’on a dit des femmes, que leurs projets sont le plus souvent exécutés avant d’être conçus, on aurait pu le dire également de l’empereur, tant la rapidité de sa pensée s’alliait à la rapidité de son action.

Aussi, l’expédition d’Égypte, à peine annoncée au Panthéon, était-elle déjà toute prête dans les ports de la Méditerranée et de l’Adriatique. Nous parlons de l’expédition maritime d’Égypte, car l’expédition par terre, dirigée contre l’Asie, se préparait dans l’ancienne Turquie, où depuis quelque temps une grande armée était réunie dans les environs de Constantinople et sur la frontière de l’ancienne Asie, de l’autre côté du Bosphore.

Napoléon aimait à recommencer cette expédition d’Égypte à laquelle il avait autrefois donné le titre de grande expédition, lorsqu’il l’avait faite avec peu de soldats, peu de victoires, et en définitive avec quelques défaites et une évacuation forcée, et cependant cette expédition première gardait à juste titre ce nom célèbre dans l’esprit des nations, parce que le Bonaparte d’alors l’avait agrandie d’un éclat insolite en faisant balancer par le triomphe plus sûr de la science les succès moins certains de la gloire politique.

Aujourd’hui il recommençait avec joie cette campagne, aujourd’hui qu’il avait l’Europe entière à ses ordres, et que l’Angleterre, qu’il avait retrouvée jadis comme ennemie sur les côtes du Delta, n’était plus qu’un utile et soumis auxiliaire.

Il confia le commandement de l’expédition maritime au comte Sidney Smith.

— « Si Nelson vivait, dit-il, il aurait commandé la flotte, et je l’aurais fait débarquer dans la baie d’Aboukir. »

C’est ainsi qu’il ne craignait pas de rappeler les plus tristes souvenirs de la première guerre, et d’appeler sur les lieux mêmes de leurs victoires des généraux autrefois ses ennemis, tant il regardait actuellement comme fondues et éteintes dans la France européenne les anciennes individualités nationales.

Les flottes, composées d’une assez petite quantité de bâtiments de guerre, et d’un nombre immense de bâtiments de transport, partirent à des époques fixées des différents ports de la Méditerranée, où elles étaient échelonnées, et elles se trouvèrent réunies vers la fin de février 1821 dans les eaux du Nil.

Le débarquement général s’opéra le 2 et le 3 mars 1821. Cent dix mille hommes d’infanterie, trente-deux mille hommes de cavalerie et une artillerie considérable, telle était l’armée qui fut ainsi transportée en Égypte.

Vers la même époque, la grande armée de terre, forte de plus de deux cent cinquante mille hommes, se réunissait tout entière dans les environs de Smyrne, et, selon les prévisions de l’empereur, la jonction générale des deux armées devait s’opérer vers les premiers jours d’avril dans les plaines d’Alep en Syrie.

Pour lui, Napoléon, son visage rayonnait de joie, lorsqu’il reposa son pied sur la terre d’Égypte. Tout ce qu’il s’était promis dans sa pensée, lorsque, vingt ans auparavant, il l’abandonnait, était réalisé, au-delà même de ses prévisions peut-être, et maintenant qu’il y reparaissait avec sa toute-puissance, les rêves revinrent encore, et il lui sembla que les destinées du monde allaient s’accomplir en Orient, et qu’il en était déjà le maître.

Il fit diriger l’armée vers la Syrie, et, ne gardant que dix mille hommes, il s’avança à leur tête dans la haute Égypte ; c’était comme une promenade militaire dans laquelle il venait, avec de vieux compagnons d’armes, reconnaître les champs de bataille où naguère ils avaient combattu.

Ce ne fut en effet qu’une promenade, et non pas une conquête. L’Égypte, qui tremblait à son souvenir et à la seule pensée de sa venue, tomba à genoux et silencieuse quand il fut arrivé, pareille à ces divinités agenouillées de granit qui furent, pendant trois mille ans, ses dieux.

Il entra au Caire, où le pacha d’Égypte vint se soumettre. Le lendemain, il mena ses dix mille hommes aux pyramides. Les vieux soldats, qui dans la première guerre s’étaient reposés à leur ombre, les montraient avec orgueil à leurs nouveaux frères d’armes, et l’armée attendait avec anxiété que Napoléon leur fît entendre quelques paroles sublimes comme celles qu’il avait prononcées autrefois devant ces constructions colossales.

Mais lui était rêveur devant elles, ou plutôt il n’y pensait pas, elles lui paraissaient à présent plus petites, et il ne dit pas une parole.

Il ne poussa pas plus loin sa marche ; un fait était assez constaté, la soumission silencieuse de l’Égypte. Là d’ailleurs n’étaient pas ses desseins ; l’Égypte est comme une terre neutre placée entre l’Afrique et l’Asie, tenant peu de l’une et de l’autre ; contrée de passage, qui par elle-même offrirait peu d’intérêt à la conquête si la conquête devait s’arrêter chez elle : pour Napoléon elle était plutôt un moyen qu’un but.

Il quitta bientôt le Caire, n’y laissant qu’une assez faible garnison, un gouverneur français et un drapeau tricolore, et avec le reste de ses dix mille hommes il alla rejoindre son armée en Syrie.

Avant d’atteindre l’isthme de Suez il reconnut avec émotion les fortifications de Salahieh et de Belbeys, que dans la première guerre il avait fait élever par les soins du chef de bataillon du génie M. A. Geoffroy. Ces ouvrages existaient encore. Napoléon se rappela cet officier qu’il aimait et qui depuis était mort si jeune à Austerlitz ; son cœur se serra à cette vue, le souvenir de ce brave et savant militaire lui revint, mêlé de regrets. « Si Geoffroy était là, » dit-il. Et il passa rapidement, et quelques instants s’étaient écoulés que la pensée de la gloire n’avait pas encore entièrement chassé de son esprit la mémoire du compagnon d’armes qui n’était plus.