Napoléon et la conquête du monde/II/34

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H.-L. Delloye (p. 432-436).

CHAPITRE XXXIV.

LES JUIFS.



Tous les peuples étaient vaincus, tous avaient subi le niveau de la souveraineté de Napoléon, tous sans doute, car si un seul fût demeuré en dehors de cette loi, une armée, une flotte, le nom de l’empereur eussent suffi en peu de temps pour le soumettre.

Et cependant, il existait encore un peuple qui pouvait douter de la conquête ; insaisissable comme nation, partout sur la terre et nulle part, circulant, vivant à travers les autres peuples, trouvant partout des patries, et lui-même sans patrie, sans sol, sans terre à qui donner le nom de sa nationalité.

Les juifs, cette nation-mystère, entrée famille en Égypte et sortie peuple, captive à Babylone, vaincue par Alexandre, berceau d’un dieu qu’elle tue et maudit, détruite comme ville, anéantie comme empire, et se répandant sur la surface du globe, pour y accumuler les richesses, y marcher à la tête du commerce du monde, et traîner partout cette loi fatale qui la disperse et la conserve.

Nation d’exilés, mais indestructible ; fidèle à la constitution divine de Moïse, de ce Moïse qui de ses mains puissantes les avait si merveilleusement pétris en nation qu’à défaut de sol ils étaient déjà peuple, qu’ils restent peuple depuis qu’ils l’ont perdu, que leur nationalité peut vivre sans patrie, et qu’ils ne cessent pas d’être juifs dans les terres étrangères.

Si Napoléon pensa quelques instants aux juifs, ce fut peut-être lorsqu’il contemplait cette constitution admirable, alors que lui-même songeait à repétrir et à reconstituer l’univers.

Comme conquête, il s’inquiétait peu de ce caractère d’étranger que les juifs tenaient à conserver au milieu des nations qui les laissaient naître et mourir. Il lui suffisait que ces nations fussent vaincues, et les juifs subissaient avec elles la loi commune.

Cependant, l’empereur ressentit une vive satisfaction lorsqu’il sut que les chefs religieux de ce peuple, expliquant leurs traditions, avaient pensé à rassembler leurs frères pour délibérer sur l’état de la nation juive.

Cette célèbre réunion des juifs eut lieu à Varsovie.

Ce fut un curieux spectacle que celui d’une nation convoquée tout entière, représentée dans ce qu’elle avait de plus considérable en hommes illustres, réunie dans une ville du nord pour délibérer sur son existence, et décider s’il fallait abjurer l’ancien culte, anéantir la vieille constitution, accepter une religion ennemie, et se fondre dans des nationalités étrangères.

Mais, tel était l’empire des idées qui avaient saisi le monde, que ces vieux sentiments, si profondément amarrés dans les cœurs des Israélites, faiblissaient et se détachaient au milieu de l’entraînement général : les temps, disaient-ils, étaient arrivés, les traditions accomplies ; et la crainte et l’admiration balayaient le reste de leurs doutes.

Le sanhedrin eut une durée de plus d’un mois. Ce fut la dernière de ces assemblées. Dans la dernière séance, tous les juifs, d’un assentiment unanime, abjurèrent leur culte, en déclarant les temps d’Israël accomplis, et tous, d’un commun accord, acceptèrent la religion catholique, en lui sacrifiant leur loi et leur foi.

Un seul parmi eux, Samuel Manassès, rabbin de Strasbourg, protesta avec la plus grande violence contre la décision de ses frères, et, dans un moment d’exaltation, il s’écria : « Que le Christ signale donc sa vérité et sa puissance ! Pour moi, fidèle à la loi de mes pères, je le blasphème hautement, et je défie le dieu des chrétiens ! »

Soit que l’exaspération avec laquelle Manassès prononça ces dernières paroles eût rompu chez lui les équilibres de l’existence, soit que le doigt de Dieu l’eût touché, il tomba écumant et frappé. On l’entoura, il n’était déjà plus.

Cette circonstance extraordinaire porta le dernier coup à la religion juive, elle expira cette année avec le culte et les constitutions de Moïse.

Après ce grand sacrifice, les juifs demandèrent avec instance à Napoléon la restitution de Jérusalem et de la Judée ; mais cette ville sainte fut refusée à des chrétiens trop nouveaux encore pour posséder le sanctuaire du christianisme.

L’île de Chypre venait d’être dévastée par la peste, les habitants que ce fléau n’avait pas atteints avaient abandonné l’île avec effroi pour se retirer dans l’Asie mineure.

L’empereur accorda cette île aux juifs, ils la repeuplèrent bientôt, et en firent le centre de leur commerce et de leurs richesses. C’était la première fois, depuis leur dispersion, qu’ils se réunissaient sur une terre nationale ; ils y bâtirent une nouvelle Jérusalem, et l’île, appelée Nouvelle-Judée, ne cessa pas de faire partie de l’empire français, et d’être soumise directement à l’administration impériale.