Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/37

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CHAPITRE V.

Progrès de Nicolas dans les bonnes grâces des frères Cheeryble et de M. Timothée Linkinwater. Les frères donnent un banquet à l’occasion d’un grand anniversaire. Nicolas, en rentrant chez lui après la fête, reçoit des lèvres de Mme Nickleby une importante et mystérieuse confidence.

Sans doute le square où était situé le comptoir des frères Cheeryble ne répondait pas entièrement aux espérances extravagantes qu’un étranger aurait pu en concevoir d’après les dithyrambes et les panégyriques de Tim Linkinwater ; mais ce n’en était pas moins, pour être au cœur du centre des affaires, dans une ville comme Londres, un petit coin qui valait son prix. Il y avait dans le voisinage plus d’un grave personnage qui lui gardait une place honorable dans ses souvenirs reconnaissants, quoiqu’il n’y eût personne qui eût le droit de faire remonter plus haut cette reconnaissance, et qui portât plus ce square favori dans son cœur que l’enthousiaste Timothée.

Et qu’on n’aille pas croire, parce qu’on est accoutumé à voir sous ses yeux tous les jours la gravité aristocratique de Grosvenor-Square, les airs de douairière froide et stériles de Fiteroy-Square, ou encore les allées sablées et les bancs de jardin si élégants des squares de Russell et d’Easton ; qu’on n’aille pas croire que l’affection de Tim Linkinwater ou des autres partisans de cette localité fût soutenue et excitée par quelque association d’idées rafraîchissantes, avec un feuillage par exemple, même sombre, ou avec un gazon, même rare et maigre, non ; il n’y avait dans le square de la Cité pas d’autre enclos que le petit treillage autour de la lanterne de gaz au milieu de la place, ni d’autre gazon que le chiendent qui pousse au pied. C’est un petit endroit tranquille, peu fréquenté, retiré même, favorable aux méditations mélancoliques, aux rendez-vous à long cours ; on y voit de tous côtés se promener de long en large, chacun à son tour, tous les gens qui viennent y croquer le marmot, éveillant les échos au bruit de leurs pas monotones sur les pavés usés par le temps ; on les voit, pour se distraire, commencer par compter les fenêtres, et puis finir par compter les briques de toutes les grandes et silencieuses maisons qui l’entourent. En hiver, la neige y reste encore volontiers longtemps après qu’elle s’est fondue dans les rues et sur les routes ; en été, le soleil s’en tient à distance respectueuse, et ne lui envoie qu’avec discrétion quelques-uns de ses gais rayons, gardant sa chaleur brûlante et toutes ses splendeurs pour des places plus bruyantes et moins imposantes.

Celle-ci est si paisible que vous pourriez y entendre le tic tac de votre montre quand vous vous arrêtez un moment à respirer le frais dans son atmosphère réfrigérante. Il y règne un bourdonnement lointain, non pas de moucherons, mais des voitures de la Cité ; c’est le seul bruit qui trouble sa solitude. Le facteur harassé se repose en passant contre le poteau du coin, où il trouve une chaleur douce, mais non pas brûlante, quand ailleurs tout rôtit au soleil. Il laisse flotter languissamment à l’air son tablier blanc ; sa tête retombe peu à peu sur sa poitrine, ses yeux luttent longtemps avant de se fermer tout à fait, mais il finit lui-même par céder à l’influence soporifique de cette latitude, et se livre insensiblement au sommeil. Puis, en se réveillant, il tressaille tout à coup et recule quelques pas en arrière, les yeux fixés devant lui avec une expression de surprise étrange. Qu’est-ce donc qu’il regarde, est-ce un faiseur de tours ou un petit garçon qui joue à la poquette ? Est-ce un spectre qui lui apparaît ? Est-ce un orgue qui frappe ses oreilles ? Non, c’est quelque chose de bien plus extraordinaire : il voit un papillon sur la place, un vrai papillon, un papillon en vie, qui s’est égaré, le malheureux, loin du suc des fleurs, pour venir voltiger sur les piques en fer qui couronnent la grille poudreuse des sous-sols.

Mais, s’il n’y avait pas au dehors de grands sujets de distraction ou d’observation pour Nicolas chez les frères Cheeryble, il n’en manquait pas au-dedans pour l’amuser et l’intéresser vivement. Là, il ne se trouvait presque pas un objet, animé ou inanimé, qui ne rappelât pour sa part la méthode scrupuleuse et l’exactitude parfaite de M. Timothée Linkinwater. Aussi ponctuel que la pendule du bureau, le meilleur régulateur de Londres, selon lui, après l’horloge d’une vieille église inconnue, cachée dans un coin, près de là (car Timothée ne voulait pas croire à la perfection tant vantée de l’horloge des Horse-guards, il la regardait comme une fiction ridicule inventée par la jalousie des beaux messieurs de ce quartier élégant), le vieux caissier observait dans le retour des plus minces travaux du jour, comme dans l’arrangement des plus minces objets de son petit cabinet, un ordre précis et régulier. C’eût été réellement une cage de verre destinée à recouvrir des curiosités de prix qu’elle n’eût pas été mieux rangée. Le papier, les plumes, l’encre, la règle, les pains à cacheter, la cire, la poudrière, le peloton de fil, la boîte d’allumettes, le chapeau de Timothée, les gants de Timothée pliés avec un soin scrupuleux, l’habit numéro un de Timothée pendu au mur comme un autre lui-même, tout avait sa place fixe, mesurée à un pouce près. Après la pendule incomparable, il n’y avait pas au monde un instrument aussi sûr, aussi irréprochable que le petit thermomètre accroché derrière la porte. Il n’y avait pas non plus dans tout l’univers un oiseau qui eût des habitudes aussi méthodiques, aussi régulières que le merle aveugle qui passait là sa vie à rêver et à sommeiller dans une bonne grande cage ; malheureusement il avait perdu la voix, par suite de son grand âge, bien des années avant que Timothée en eût fait l’emplette. Il n’y avait pas dans tous les recueils d’anecdotes une histoire aussi intéressante que celle de l’acquisition qu’en avait faite Timothée. Il fallait l’entendre raconter comment, par compassion pour les souffrances de cet oiseau presque mort d’inanition, il l’avait acheté dans l’intention charitable de terminer sa malheureuse existence ; comment il avait pris le parti d’attendre trois jours pour voir si ce petit meurt-de-faim reviendrait à l’existence ; comment, au bout de vingt-quatre heures, il avait donné signe de vie ; comment il se ranima, reprit son appétit et sa bonne mine, petit à petit, au point de devenir, qui l’eût cru ! « tel que vous le voyez, monsieur, » disait Timothée en jetant avec orgueil un coup d’œil sur la cage. Et puis, il fallait voir quand Timothée, d’un ton mélodieux, lui criait : « Dick, » comme Dick, jusque-là immobile et sans vie, un vrai merle empaillé, ou une imitation de merle en bois assez grossière, faisait tout à coup trois petits sauts pour venir passer son bec au travers des barreaux de sa cage, et tourner du côté de son vieux maître sa tête sans regard ! et qui peut dire quel était alors le plus heureux, de l’oiseau ou de Tim Linkinwater ?

Ce n’était pas là tout. La bienveillance des bons frères se lisait partout dans les moindres détails de la maison. Les commis et les facteurs étaient de solides gaillards dont la mine faisait plaisir à voir. Au milieu des affiches maritimes et des annonces de bateaux à vapeur en partance, qui décoraient les murs du comptoir, se trouvaient des projets de maisons de secours, des rapports d’établissements charitables, des plans d’hospices et d’hôpitaux à fonder. Cela n’empêchait pas qu’on voyait pendus à la cheminée deux sabres et une espingole, pour faire peur aux voleurs ; mais il faut dire que les deux sabres étaient émoussés et ébréchés et que l’espingole était rouillée dans l’âme. Partout ailleurs, en voyant en étalage cet épouvantail innocent, on n’aurait pu s’empêcher d’en rire ; mais, là, il semblait que même les armes offensives, les instruments de la violence, s’étaient soumis à l’influence pacifique qui régnait en ces lieux pour se transformer en emblèmes de miséricorde et de pardon.

Telles furent les impressions qui frappèrent vivement l’esprit de Nicolas le matin même du jour où il vint prendre possession du tabouret vacant, et où il promena autour de lui des yeux plus libres et plus satisfaits qu’il n’avait fait depuis longtemps. Sans doute ce fut pour lui un stimulant pour son énergie, un aiguillon pour son courage, car, pendant les deux premières semaines, il se leva plus matin et se coucha plus tard pour consacrer toutes ses heures de liberté à l’étude des mystères de la tenue des livres et des autres règles de comptabilité commerciale. Il s’y appliqua avec tant de suite et de persévérance, que, malgré son ignorance antérieure de ces connaissances spéciales, il y fit de grands progrès. Jusque-là la science du commerce s’était bornée pour lui, dans sa pension, à l’énoncé de deux ou trois nombres d’une longueur démesurée, sur un cahier d’arithmétique, décoré, pour flatter l’œil des parents, de l’effigie d’un gros cygne que la main du maître d’écriture s’était surpassée à dessiner en contours élégants ; néanmoins, au bout d’une quinzaine de zèle et de patience, il se trouva en état de confier à M. Linkinwater ses espérances de succès et de réclamer de lui la promesse qu’il lui avait faite de l’associer désormais à ses travaux sérieux.

Il faisait beau voir Tim Linkinwater prendre doucement un registre massif et un volumineux journal, les tourner et les retourner avec complaisance, en essuyer amoureusement la poussière, et sur le dos et sur la tranche, en ouvrir çà et là les feuillets, et reposer sur ces lignes de comptes, belles, pures et sans taches, des yeux où l’orgueil le disputait à un sentiment de regret douloureux.

« Quarante-quatre ans au mois de mai prochain ! dit Timothée ; que d’autres registres depuis ce temps-là ! quarante-quatre ans ! »

Timothée referma son grand livre.

« Allons, allons, dit Nicolas, je brûle de commencer. »

Tim Linkinwater secoua la tête d’un air de reproche. M. Nickleby n’avait pas assez le sentiment de la difficulté et de l’importance de la tâche qu’il entreprenait là. S’il allait faire quelque erreur, bon Dieu ! Une rature !

Que la jeunesse est aventureuse ! vraiment on ne comprend pas quelquefois les hardiesses auxquelles elle est capable de se porter. Quand je pense que, sans prendre seulement la précaution de bien s’asseoir sur son tabouret, point du tout, en se mettant à son aise, debout à son pupitre, le sourire sur les lèvres (ceci est positif, M. Linkinwater l’a vu, et il n’en revenait pas, il l’a assez souvent répété depuis), Nicolas trempa sa plume dans l’encrier vis-à-vis, et la plongea, le téméraire ! dans les livres de Cheeryble frères.

Tim Linkinwater en pâlit, et, se tenant assis en équilibre sur les deux pieds de devant de son tabouret, penché sur Nicolas, il le regardait par-dessus l’épaule sans cesser seulement de souffler, tant il le suivait avec inquiétude. Frère Charles et frère Ned entrèrent l’un après l’autre dans le bureau ; mais Tim Linkinwater, sans se retourner pour les voir, leur fit de la main un signe d’impatience, pour qu’ils eussent à observer le plus profond silence, pendant que ses yeux, tendus et inquiets, suivaient dans tous ses mouvements le bec de la plume novice.

Les deux frères étaient là à regarder ce tableau, la figure riante ; mais Tim Linkinwater ne riait pas, lui ; il ne remuait seulement pas. Enfin, au bout de quelques minutes, il reprit sa respiration avec une espèce de long soupir, et, toujours en équilibre sur son tabouret, sans changer de position, il jeta un coup d’œil à la dérobée sur frère Charles, lui montrant secrètement Nicolas du bout de sa plume, et fit, d’un air grave et décidé, un signe de tête satisfait qui voulait dire clairement : « Il ira. »

Frère Charles y répondit par le même signe de tête, et échangea un bon gros sourire avec frère Ned ; mais justement Nicolas s’arrêta en ce moment, pour passer à une autre page, et Tim Linkinwater, incapable de contenir plus longtemps sa joie, descendit de son tabouret et saisit avec ravissement son jeune ami par la main.

« C’est lui qui a fait cela, dit Timothée se retournant vers ses patrons et remuant la tête d’un air de triomphe. Ses grands B et ses grands D sont exactement comme les miens ; il pointe tous ses I et barre tous ses T à mesure qu’il écrit. Il n’y a pas dans toute la ville de Londres un jeune homme de sa force, ajouta-t-il en donnant une tape sur l’épaule de Nicolas ; il n’y en a pas. Qu’on ne dise pas non. La Cité n’a pas son égal, je l’en défie, la Cité. »

En jetant ainsi le gant à la Cité, Tim Linkinwater frappa sur le pupitre un coup si vigoureux dans son entraînement, que le vieux merle en tomba tout effaré de son perchoir, et rompit son mutisme pour pousser un faible croassement dans le paroxysme de son étonnement.

« Bravo ! Tim, bravo ! cria frère Charles, presque aussi enchanté que Timothée lui-même, et battant des mains de bon cœur : je le savais bien, moi, que notre jeune ami ferait des efforts pour réussir, et je ne doutais pas de son prochain succès. N’est-ce pas que je vous l’ai dit souvent, frère Ned ?

— Oui, mon cher frère, c’est vrai. Et vous aviez bien raison. Tim Linkinwater est hors de lui, mais son émotion est légitime, très légitime. Tim est un joli garçon. Tim Linkinwater, oui, monsieur, vous êtes un joli garçon.

— Mais voyez donc comme c’est agréable ! dit Timothée sans faire attention à cet éloge personnel et en détournant ses lunettes du registre pour les diriger sur les deux frères. Voyez comme c’est agréable ! Croyez-vous que je ne me suis pas souvent demandé avec inquiétude ce que deviendraient après moi ces livres-là ? Croyez-vous que je n’ai pas souvent pensé que, quand je n’y serais plus, les choses pourraient bien aller ici tout de travers ? Mais maintenant, continua-t-il en désignant du doigt Nicolas, maintenant, avec quelques leçons que je lui donnerai encore, je suis tranquille. Les affaires iront leur train quand je serai mort tout comme de mon vivant ; rien de changé, et j’emporterai la satisfaction de savoir qu’il n’y aura jamais eu de livres, jamais, non, jamais, comme les livres de Cheeryble frères. »

Après cette explosion de sentiments, M. Linkinwater ne retint plus un rire superbe, provoquant, à l’adresse des cités de Londres et de Westminster ; puis il retourna tranquillement à son pupitre, reporter à la colonne des dizaines le nombre soixante-seize, qu’il avait retenu sur la colonne précédente, et continua ses comptes comme si de rien n’était.

« Tim Linkinwater, monsieur, dit le frère Charles, donnez-moi la main, monsieur. Que je vous voie vous occuper d’autre chose avant d’avoir reçu nos compliments et nos vœux pour votre anniversaire ! Que Dieu vous garde, Timothée, que Dieu vous garde !

— Mon cher frère, dit l’autre saisissant la main de Timothée, Linkinwater a l’air plus jeune de dix ans qu’à son dernier anniversaire.

— Frère Ned, mon bon ami, reprit l’autre, je vais vous dire : Je suis sûr que Tim Linkinwater est né à l’âge de cent cinquante ans, mais qu’il redescend tout doucement jusqu’à vingt-cinq, car il a un an de moins tous les ans, le jour de son anniversaire.

— C’est cela, frère Charles, c’est bien cela. Il n’y a pas l’ombre d’un doute.

— Rappelez-vous, Tim, dit frère Charles, que nous dînons aujourd’hui à cinq heures et demie, au lieu de deux heures. Vous savez que, le jour de votre anniversaire, nous changeons toujours notre heure. Monsieur Nickleby, mon cher monsieur, vous serez des nôtres. Tim Linkinwater, donnez-moi votre tabatière comme un souvenir, pour mon frère Ned et pour moi, du plus fieffé et du plus dévoué coquin que nous aimions tous les deux, et recevez celle-ci en échange comme un faible gage d’estime et de respect de notre part ; surtout, nous vous défendons de l’ouvrir avant de vous coucher, et de jamais nous en reparler, ou je tue le merle. Chien de merle, va ! il y a plus de six ans qu’il percherait dans une cage en or, pour peu que cela lui eût fait plaisir à lui ou à son maître. À présent, frère Ned, mon cher ami, me voilà prêt. À cinq heures et demie, rappelez-vous bien, monsieur Nickleby ! Tim Linkinwater, ayez bien soin, monsieur, que M. Nickleby ne l’oublie pas. Me voilà, frère Ned. »

Et les deux jumeaux, toujours jasant, toujours riant pour éviter, selon leur habitude, les remerciements qu’ils auraient à essuyer de la reconnaissance des autres, se mirent à trotter ensemble, bras dessus bras dessous, charmés d’avoir laissé dans les mains de Tim Linkinwater une riche tabatière en or, contenant un billet de banque qui valait bien dix fois la tabatière.

À cinq heures et quart arriva, selon l’usage antique et solennel, la sœur de Tim Linkinwater, aussi ponctuelle que son frère. Aussitôt commencèrent, entre elle et la vieille gouvernante, des explications à n’en plus finir relativement au bonnet de la sœur de Timothée : elle l’avait pourtant bien envoyé par un petit commissionnaire ; elle l’avait vu partir de la maison garnie où elle prenait sa pension ; comment se faisait-il qu’il ne fût pas encore arrivé ? elle l’avait bien emballé dans un carton, enveloppé le carton d’un mouchoir, et passé le mouchoir au bras du petit garçon. Ce n’est pas tout : elle avait bien mis l’adresse de sa destination, tout au long, sans abréviation, au dos d’une vieille lettre, et elle n’avait pas manqué de menacer le petit drôle d’une foule de punitions horribles, dans le cas de faire frémir la nature humaine, s’il ne la portait pas au galop, sans s’amuser à flâner en route. La sœur de Tim Linkinwater se lamentait : la gouvernante la plaignait, et toutes deux avançaient la tête par la fenêtre du second étage, pour regarder si elles ne verraient rien venir. Ce n’était pas beaucoup la peine, car elles ne l’auraient pas plutôt vu venir qu’il aurait déjà tourné le coin de la rue, à cinq minutes de la maison. Mais voilà qui est plus fort : tout à coup, au moment où elles s’y attendaient le moins, elles voient précisément, dans la direction opposée, apparaître le commissionnaire portant avec beaucoup de précaution le précieux carton ; il était tout essoufflé et hors d’haleine, la figure toute rouge de l’exercice violent auquel il venait de se livrer. Ce n’est pas étonnant ; il avait commencé par prendre l’air derrière un fiacre qui allait au bout de la ville, puis en revenant il avait suivi deux polichinelles et n’avait pas voulu quitter les faiseurs de tours, avant de les voir rentrer chez eux avec leurs échasses. Enfin le bonnet était arrivé en bon état. C’était une consolation : on avait encore celle de n’être pas obligé de le gronder, à quoi bon ? Le petit garçon s’en retourna donc gaiement, et la sœur de Tim Linkinwater descendit se présenter à la compagnie, juste cinq minutes après que la pendule infaillible de son frère eut sonné la demie.

La compagnie se composait des frères Cheeryble, de Tim Linkinwater, d’un ami de Timothée au visage vermeil couronné de cheveux blancs (c’était un commis de la Banque en retraite), enfin de Nicolas, dont on fit la présentation en règle à la sœur de Tim Linkinwater avec les formes les plus graves et les plus solennelles. Les convives étant donc au complet, frère Ned sonna pour demander le dîner ; on vint annoncer qu’il était servi ; il s’empara du bras de la sœur de Tim Linkinwater, pour la conduire dans la salle à manger, où le couvert était mis avec une certaine cérémonie. Puis frère Ned prit le haut bout, frère Charles lui fit vis-à-vis ; la sœur de Tim Linkinwater à la gauche du frère Ned ; Tim Linkinwater à la droite ; un gros maître d’hôtel déjà ancien, gros rougeaud à jambes courtes, se mit à son poste derrière le fauteuil de frère Ned, où il se tenait fixe, immobile, sauf quelques signes télégraphiques de sa main droite, pour se préparer à découvrir les plats avec une élégante dextérité.

« Frère Charles, dit Ned, commençant le benedicite : « Pour ces biens et tous ceux que nous vous devons… »

« Seigneur, faites que nous vous soyons fidèlement reconnaissants, » acheva frère Charles.

Aussitôt le maître d’hôtel apoplectique enleva rapidement le couvercle de la soupière, et passa tout de suite de son immobilité majestueuse à une activité violente.

La conversation devint animée, et il n’y avait pas de danger que la bonne humeur des glorieux jumeaux la laissât dépérir, car ils mettaient tout le monde en train : aussi la sœur de Tim Linkinwater, dès le premier verre de champagne, se lança-t-elle dans un long récit bien détaillé de la vie de son frère, dès son bas âge, tout en prenant la précaution de commencer par rappeler qu’elle était de beaucoup la cadette de Timothée, mais qu’elle avait recueilli ces faits dans les traditions de la famille, qui en avait conservé et perpétué le souvenir. Après cette biographie, frère Ned y ajouta malicieusement un détail oublié, à savoir qu’il y avait trente-cinq ans, Tim Linkinwater avait été véhémentement soupçonné d’avoir reçu un billet doux, et que des renseignements, il est vrai un peu vagues, l’avaient accusé à cette époque de s’être laissé voir au bas de Cheapside donnant le bras à une vieille fille extrêmement jolie. Jugez si cette imputation fut accueillie par une explosion d’éclats de rire ; on alla jusqu’à prétendre que Tim Linkinwater n’avait pu s’empêcher de rougir, et, sommé de s’expliquer, au nom de la morale publique, il y répondit par une dénégation formelle. « Mais, d’ailleurs, ajouta-t-il, quand ce serait vrai, où serait le mal ? » Cette défense équivoque redoubla le rire éclatant du commis de la Banque en retraite, qui jura ses grands dieux qu’il n’avait jamais entendu de réponse plus amusante de sa vie, et que Tim Linkinwater n’en ferait pas de longtemps qui fît oublier celle-là.

La gaieté de cette petite fête n’empêcha pas les bons frères d’évoquer un souvenir plus grave à l’occasion de ce jour anniversaire où se mêlaient pour eux le plaisir et la peine. Nicolas se sentit ému à la fois et du sujet de l’incident et de la manière simple et franche dont ils satisfirent à ce pieux devoir. Quand on eut ôté la nappe et mis en circulation les flacons, il se fit un profond silence, et la face joyeuse des frères Cheeryble prit une expression, je ne dirai pas de tristesse, mais de regret sérieux, peu ordinaire dans un festin. Nicolas, frappé de ce changement subit, ne savait où en chercher la cause, lorsque tous deux se levèrent ensemble, et que celui qui occupait le haut bout de la table, s’inclinant vers l’autre, lui dit à voix basse, comme pour montrer que c’était à lui seul que s’adressaient ses paroles :

« Frère Charles, mon brave et cher camarade, ce jour nous ramène tous les ans un autre souvenir qui ne doit jamais être oublié, qui ne peut jamais être oublié, ni de vous, ni de moi. Le même jour, qui nous a donné un ami si fidèle, si excellent, si incomparable, nous a ravi à tous deux la meilleure, la plus tendre des mères. Plût à Dieu qu’elle eût assez vécu pour voir aujourd’hui notre prospérité et la partager avec nous ! Plût à Dieu que nous eussions pu lui faire connaître toute l’étendue de notre affection pour elle au sein de la fortune, comme nous avons essayé de le faire dans la pauvreté de notre première jeunesse ! mais Dieu ne l’a pas voulu. Mon cher frère, à la mémoire de notre mère !

— Braves gens ! pensa Nicolas ; et dire que parmi les personnes de leur rang, il y en a je ne sais combien qui, les connaissant comme ils les connaissent, ne voudraient pas pour tout au monde les inviter à dîner, parce qu’ils mangent avec leurs couteaux et ne sont jamais allés au collège ! »

Mais on n’avait pas le temps de philosopher, car la gaieté avait repris son tour, et le flacon de porto se trouvant bientôt vide, frère Ned tira la sonnette : le maître d’hôtel ne tarda pas à reparaître.

« David, dit frère Ned.

— Monsieur ? répondit le maître d’hôtel.

— Une bouteille de tokay, David, pour boire à la santé de M. Linkinwater. »

À l’instant même, par un trait d’habileté qui était en possession, depuis plusieurs années, de faire l’admiration générale de la société, le maître d’hôtel apoplectique, ramenant sa main gauche, cachée derrière le bas de son dos, la montra munie de la bouteille demandée, avec le tire-bouchon déjà planté au cœur. Il la déboucha d’un seul coup et plaça la fameuse bouteille et son bouchon devant son maître, avec la gravité d’un homme qui sait rendre justice à son adresse.

« Ah ! dit frère Ned commençant par examiner d’abord le bouchon, puis remplissant son verre, pendant que le maître d’hôtel continuait de se donner des airs aimables et généreux, comme si les vins lui appartenaient en propriété, mais qu’il fût bien aise d’en faire les honneurs à la société, il n’a pas mauvaise mine, David.

— Je crois bien, répliqua David ; vous auriez bien de la peine à trouver ailleurs un verre de ce vin-là, et M. Linkinwater le sait bien. Savez-vous que ce vin-là a été mis en bouteille le jour où M. Linkinwater est venu célébrer ici son premier anniversaire ? Oui, messieurs, c’est ce jour-là même qu’il a été mis en bouteille.

— Non, David, non, dit frère Charles.

— C’est moi qui l’ai enregistré moi-même au chapitre des vins, s’il vous plaît, dit David du ton d’un homme sûr de lui. Il n’y avait pas plus de vingt ans, monsieur, que M. Linkinwater était ici, quand on a mis en bouteille cette pièce de tokay.

— David a raison, frère Charles, dit Ned. Je me le rappelle comme lui. Tout le monde est-il ici, David ?

— Oui, monsieur, les gens sont à la porte, répondit le maître d’hôtel.

— Faites-les entrer, David, faites-les entrer. »

En recevant cet ordre, le vieux maître d’hôtel plaça devant son maître un petit plateau avec des verres propres, puis il ouvrit la porte à ces employés et à ces facteurs de bonne mine que Nicolas avait déjà vus en bas. Ils étaient quatre en tout, qui entrèrent en rougissant, avec force révérences, un ricanement embarrassé, soutenus à l’arrière-garde par la gouvernante, la cuisinière et la femme de chambre.

« Sept, dit frère Ned remplissant de tokay le même nombre de verres, et David, cela fait huit. Là, maintenant, vous allez tous boire à la santé de votre meilleur ami, M. Timothée Linkinwater, et lui souhaiter santé et longue vie, accompagnées de plusieurs autres anniversaires comme celui-ci, tant pour son compte que pour celui de vos vieux maîtres, qui le regardent comme un trésor inestimable. Monsieur Tim Linkinwater, à votre santé ! Que le diable vous emporte, monsieur Tim Linkinwater ! Que Dieu vous bénisse ! »

Sans paraître le moins du monde embarrassé de cette contradiction étrange dans les termes, frère Ned appliqua à Tim Linkinwater une tape dans le dos, qui lui donna, pour le moment, l’air aussi apoplectique qu’au maître d’hôtel, et vida d’un trait son verre de tokay.

À peine tout le monde avait-il fait honneur au toast porté à Tim Linkinwater, que le plus intrépide et le plus décidé des subalternes là présents, jouant des coudes pour passer devant ses camarades, rouge jusqu’aux oreilles, et ne sachant quelle contenance faire, se tira, sur le milieu du front, une boucle de cheveux, en forme de salut respectueux adressé à la compagnie, et fit la harangue suivante en se frottant tout le temps la paume de la main bien fort sur son mouchoir de coton bleu.

« Vous voulez bien, messieurs, nous accorder tous les ans la liberté de prendre la parole. Nous allons faire, s’il vous plaît, comme à l’ordinaire. D’autant plus qu’il n’y a rien de tel que le présent, et qu’un bon tiens ne vaut pas deux tu l’auras, c’est bien connu : … c’est-à-dire, c’est le contraire, mais cela revient au même (un repos : le maître d’hôtel ne paraît pas convaincu). Ce que nous venons dire, c’est qu’il n’y a jamais eu (se tournant vers le maître d’hôtel) des maîtres aussi (se tournant vers la cuisinière) nobles, excellents (se tournant vers tout le monde sans voir personne), grands, généreux, affables, que ceux qui viennent de nous régaler si largement aujourd’hui ; et nous venons les remercier de toute la bonté qu’ils mettent constamment à répandre partout leur… et leur souhaiter longue vie et le paradis à la fin de leurs jours. »

À la fin de cette harangue, qui aurait pu être beaucoup plus élégante, sans aller aussi droit au but, tout le corps des subalternes, sur le commandement du maître d’hôtel apoplectique, poussa trois hourras reconnaissants ; seulement, à la grande indignation de leur capitaine, l’ensemble aurait pu être plus régulier, si les femmes ne s’étaient pas obstinées à pousser, en leur particulier, une foule de petits hourras criards, également en désaccord avec le ton et la mesure. Cela fait, ils battirent en retraite ; la sœur de Tim Linkinwater ne tarda pas à suivre leur exemple. Les autres, au bout de quelque temps, se levèrent aussi de table, pour prendre le thé et le café, et faire une partie de cartes.

À dix heures et demie, heure indue pour le square, entra un petit plateau de sandwiches avec un bol de bishop, qui, venant couronner l’effet du vieux tokay et des autres spiritueux, rendit Tim Linkinwater si communicatif, qu’il tira Nicolas à l’écart pour lui donner à entendre en confidence que tout ce que l’on avait dit de la demoiselle extrêmement jolie était vrai, et qu’elle valait au moins le portrait qu’on en avait fait. Elle valait même mieux ; seulement, elle était trop pressée de changer de position, et c’est ce qui avait fait que, pendant que Timothée lui faisait la cour et hésitait à renoncer au célibat, la belle en avait pris un autre. « Après tout, je puis bien dire que c’est ma faute, ajouta Timothée. Je vous montrerai quelque jour dans ma chambre en haut une gravure qui m’a coûté trente francs. Je l’ai achetée quelque temps après notre brouille. Vous n’en parlerez à personne. Mais jamais vous n’avez vu pareille ressemblance ; on dirait son portrait, monsieur. »

Avec tout cela, il était plus de onze heures, et la sœur de Tim Linkinwater, maintenant habillée pour le départ, ayant déclaré qu’il y avait une grande heure qu’elle devrait être rendue chez elle, on envoya chercher une voiture dans laquelle elle fut mise en grande cérémonie par les soins du frère Ned, pendant que le frère Charles donnait avec précision l’adresse et des instructions particulières au cocher. Heureux cocher ! avec le schelling qu’on lui paya d’avance en sus du tarif, pour reconnaître le soin qu’il devait prendre de la dame, il eut encore la chance de se voir étranglé, ou peut s’en faut, par un verre de spiritueux qu’on lui versa : liquide généreux, d’une force si peu commune, que, sous prétexte de lui donner du ton, il lui ôta presque un moment la respiration.

Enfin voilà la voiture qui roule et la sœur de Tim Linkinwater en route pour retourner commodément chez elle. Nicolas et l’ami de Tim Linkinwater, à leur tour, prennent congé de la société, et laissent le vieux Timothée aller se coucher ainsi que les excellents frères.

Nicolas avait du chemin à faire pour retourner chez lui : aussi n’y fut-il pas avant minuit passé. En arrivant, il y trouva Smike et sa mère, qui avaient voulu attendre son retour. Il n’était pas dans leurs habitudes de veiller si tard. Ils avaient espéré le revoir au moins deux heures plus tôt. Cependant Smike ne s’était pas ennuyé, car Mme Nickleby lui avait déroulé l’arbre généalogique de sa famille du côté maternel, y compris l’esquisse biographique de ses principaux rejetons ; et Smike, de son côté, était resté la bouche ouverte d’étonnement, sans savoir ce que tout cela voulait dire, et se demandant si c’était appris par cœur dans un livre, ou si Mme Nickleby trouvait tout cela dans sa tête, si bien donc qu’ils avaient passé ensemble une bonne petite soirée.

Nicolas, avant d’aller se coucher, ne put s’empêcher de s’étendre avec complaisance sur toutes les bontés et la munificence des frères Cheeryble, et de raconter à sa mère le succès merveilleux dont avaient été récompensés ses efforts en ce jour. Mais il avait dit à peine une douzaine de mots, que Mme Nickleby, avec une foule d’œillades et de signes de tête, dont il ne comprenait pas le sens, fit remarquer que M. Smike devait être harassé, et déclara qu’elle ne voulait pas lui permettre absolument de rester là une minute de plus à lui tenir compagnie.

« Voyez-vous, dit Mme Nickleby à Nicolas, quand Smike fut sorti de la chambre après lui avoir souhaité le bonsoir, c’est assurément un très honnête garçon, mais vous m’excuserez, mon cher Nicolas, de ne pas aimer à faire cela devant du monde ; franchement, ce ne serait pas du tout convenable devant un jeune homme, quoique, après tout, je ne voie réellement pas le mal qu’il peut y avoir, si ce n’est que c’est une chose reconnue pour être malséante. Il ne manque pas de gens, cependant, qui ne sont pas de cet avis, et je ne vois pas pourquoi on leur donnerait tort, quand il est bien monté, et que les bordures sont bien plissées à petits plis, car, vous sentez, cela y fait beaucoup. »

Après cette préface, Mme Nickleby prit son bonnet de nuit entre les feuillets d’un livre de prières in-folio, où il avait été mis sous presse, et le noua sous son cou, toujours parlant à tort et à travers selon son habitude.

« On en dira ce qu’on voudra, mais c’est bien commode, un bonnet de nuit, et vous seriez vous-même de mon avis, Nicolas, si vous aviez des cordons d’attache au vôtre, et si vous l’enfonciez bien sur votre tête, comme un chrétien que vous êtes, au lieu de le pencher tout à fait sur le haut de votre tête, comme le turban d’un mécréant ; et cependant, vous auriez tort de croire que ce fût une chose ridicule et indigne d’un homme, que de trop s’occuper de son bonnet de nuit. Car j’ai souvent entendu votre pauvre cher père, et le révérend M…, je ne sais plus son nom, vous savez bien, celui qui faisait ordinairement la prière dans cette vieille église dont le petit clocher si curieux était surmonté d’une girouette qui a été jetée par terre par le vent, huit jours avant votre naissance. Je leur ai souvent entendu dire que les jeunes gens de l’université sont très difficiles pour leurs bonnets de nuit, et que les bonnets de nuit d’Oxford sont renommés pour leur force et leur solidité, de sorte que ces jeunes messieurs ne s’aviseraient pas d’aller se coucher sans en mettre un, et, si je ne me trompe, tout le monde s’accorde à dire qu’ils savent bien ce qui est bon, et qu’ils ont bien soin de leurs petites personnes. »

Nicolas se mit à rire, et, sans vouloir pénétrer davantage dans le sujet de cette longue harangue, il revint sur les divertissements de l’anniversaire dont il avait eu sa part ; et Mme Nickleby ayant montré tout à coup une grande curiosité d’en connaître les détails, avec force questions sur ce qu’on avait eu à dîner, sur le service de la table, si c’était trop cuit ou pas assez cuit, sur les personnes qui étaient là ; sur ce que les MM. Cheeryble avaient dit, sur ce que Nicolas avait dit, et sur ce qu’avaient dit les MM. Cheeryble lorsqu’il avait dit cela. Nicolas, pour satisfaire aux désirs de sa mère, fit la description complète et détaillée des cérémonies du jour, sans oublier les circonstances intéressantes de son petit triomphe du matin.

« Mais, ajouta-t-il, il est pourtant bien tard ; eh bien ! je suis assez égoïste pour regretter que Catherine ne m’ait pas attendu ici ; je lui aurais tout conté ; le long du chemin, je me faisais un plaisir de penser que j’allais lui en faire le récit.

— Catherine, dit Mme Nickleby en mettant ses pieds sur le garde-feu dont elle approcha sa chaise, comme une personne qui s’installe à son aise avant de commencer une histoire de longue haleine, Catherine est allée se coucher il y a bien déjà une couple d’heures, et je suis charmée, mon cher Nicolas, de l’y avoir décidée, parce que je désirais beaucoup me ménager l’occasion de vous dire quelques mots ; vous verrez que ce n’est pas sans raison, et d’ailleurs c’est naturellement un véritable plaisir et une précieuse consolation d’avoir un grand fils, avec lequel on puisse communiquer en toute confiance et se consulter au besoin. Franchement, je ne sais pas trop à quoi servirait d’avoir des fils, si ce n’était pas pour pouvoir en faire ses confidents. »

Nicolas s’arrêta tout court, au milieu d’un bâillement provoqué par le sommeil, en entendant ce préambule, et fixa sur elle des yeux attentifs.

« Il y avait une dame dans notre voisinage, dit Mme Nickleby (c’est ce que nous disions des fils qui me remet cela en mémoire), une dame de notre voisinage, du temps que nous vivions près de Dawlish, je crois qu’elle s’appelait Rogers ; c’est cela : je ne me trompe pas,… à moins que ce ne fût Murphy. C’est toujours l’un ou l’autre.

— Est-ce d’elle, ma mère, que vous voulez m’entretenir ? dit Nicolas tranquillement.

— D’elle ! cria Mme Nickleby ; est-il possible, mon cher Nicolas ? il faut que vous soyez bien ridicule, mais c’est justement comme cela qu’était votre pauvre cher père,… justement comme cela : l’esprit toujours distrait, incapable de fixer jamais ses idées sur un sujet deux minutes de suite. Je crois encore le voir, dit Mme Nickleby essuyant ses yeux humides, me regarder comme vous faites pendant que je lui parlais de ses affaires, persuadée, bien à tort, qu’il avait toute sa tête à lui. Quelqu’un qui serait venu nous surprendre dans cet entretien, aurait pu croire, à nous voir, que c’était moi qui le troublais et confondais ses idées, au lieu de les éclaircir, au contraire, comme je faisais ; oui vraiment on aurait pu le croire.

— Mon Dieu ! ma mère, je suis bien fâché d’avoir eu le malheur d’hériter de lui cette lenteur de conception ; mais je vous promets de faire de mon mieux pour vous comprendre, si vous voulez seulement aller droit au but ; me voilà tout prêt.

— Votre pauvre papa, dit Mme Nickleby d’un air pensif, n’a reconnu que trop tard ce qu’il aurait dû faire s’il m’avait écoutée. » Trop tard ! elle eût aussitôt fait de dire jamais ; car feu M. Nickleby était parti de ce monde avant d’y avoir réussi. Après cela, ce n’était pas bien extraordinaire, car Mme Nickleby elle-même n’avait jamais su ce qu’elle voulait.

« Mais, dit Mme Nickleby séchant ses larmes, passons là-dessus ; cela n’a aucun rapport, non, certainement pas le moindre, avec le monsieur de la maison d’à côté.

— Mais ce monsieur lui-même, ce monsieur d’à côté, quel rapport a-t-il avec nous ? répliqua Nicolas.

— N’en parlez pas si cavalièrement, Nicolas ; je suis sûre que c’est un gentleman : il a bien les manières d’un gentleman, il en a même tout l’extérieur, si ce n’est cependant qu’il porte des culottes courtes et des bas de laine gris tricotés. Mais cela peut être une originalité ; peut-être aussi met-il de l’amour-propre à montrer ses jambes, cela n’aurait rien d’extraordinaire ; le prince régent avait aussi l’amour-propre de faire belle jambe. Daniel Lambert, le gros Daniel, lui aussi, il aimait à montrer ses jambes ; Mlle Biffin aussi aimait à montrer… non, dit Mme Nickleby se reprenant, ce n’étaient pas ses jambes, c’était seulement le bout de son petit pied ; mais le principe est le même. »

Nicolas ouvrait toujours de grands yeux, sans rien comprendre à cette nouvelle introduction. Au reste, Mme Nickleby ne parut pas surprise de son étonnement.

« Comment ne seriez-vous pas surpris, mon cher Nicolas, dit-elle, si vous saviez combien je l’ai été moi-même ? Ç’a été comme un coup de foudre qui m’a glacé le sang. Vous savez que le fond de son jardin touche au fond du nôtre ; j’ai donc pu le voir bien des fois, assis sous son petit berceau au milieu de ses haricots rouges, en soignant ses melons sur couche ; je voyais bien qu’il me regardait souvent fixement, mais je n’y faisais pas attention, parce qu’en notre qualité de nouveaux venus, nous devions nous attendre à piquer la curiosité de nos voisins ; mais, quand il s’est mis à nous jeter ses concombres par-dessus le mur mitoyen…

— Jeter ses concombres par-dessus notre mur ! répéta Nicolas ébahi.

— Oui, mon cher Nicolas, répéta Mme Nickleby d’un ton sérieux, ses concombres par-dessus notre mur, et même ses potirons.

— L’impudent coquin ! dit Nicolas prenant feu tout de suite, quelles peuvent être ses intentions ?

— Je ne crois pas du tout que ses intentions aient rien d’inconvenant, répliqua Mme Nickleby.

— Comment ! dit Nickleby, jeter des concombres et des potirons à la tête des gens pendant qu’ils se promènent dans leur jardin, et on viendra me dire que c’est dans des intentions qui n’ont rien d’inconvenant ! »

Nicolas s’arrêta tout court, car il put voir une expression indicible de triomphe calme et tranquille, mêlée à une confusion pleine de modestie, couver sous les garnitures à petits plis du bonnet de nuit de Mme Nickleby ; son attention s’éveilla donc tout à coup.

« Que l’on dise que c’est un homme très imprudent, étourdi, léger, dit Mme Nickleby, blâmable même (au moins je suppose qu’il y a des gens qui pourraient le juger ainsi) ; moi je ne puis naturellement m’exprimer aussi sévèrement à son égard, surtout après avoir si souvent défendu votre pauvre cher papa contre l’opinion publique, qui le blâmait de me rechercher en mariage, quoiqu’à dire vrai, je pense aussi que ce monsieur aurait pu trouver un autre moyen de me faire connaître ses sentiments. Mais enfin, jusqu’à présent et dans la mesure discrète qu’il a observée, ses attentions n’en sont pas moins plutôt flatteuses qu’autrement, et, quoique je ne doive jamais songer à me remarier, tant que je n’aurai point établi ma chère petite Catherine…

— Mais assurément, ma mère, il est impossible qu’une pareille idée vous ait même un instant traversée la cervelle.

— Mon Dieu, mon cher Nicolas, répliqua sa mère d’un ton maussade, si vous vous donniez seulement la peine de m’écouter, vous verriez que c’est précisément là ce que je dis. Certainement, je n’y ai jamais pensé sérieusement, et vous me voyez tout étonnée et toute surprise que vous m’en supposiez capable. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il faut chercher quel est le moyen le plus convenable pour repousser avec civilité et délicatesse ses avances et surtout prendre garde, en blessant trop fort sa sensibilité, de le pousser au désespoir ou à quelque chose comme cela. Dieu du ciel ! s’écria Mme Nickleby avec un sourire mal dissimulé, supposé qu’il allât se porter à quelque extrémité contre sa personne ; jugez, Nicolas, si je ne me le reprocherais pas toute ma vie ! »

Malgré son inquiétude et son dépit, Nicolas put à peine lui répondre sans rire.

« Enfin, ma mère, croyez-vous probable que le plus cruel refus pût entraîner de pareilles conséquences ?

— Ma foi ! mon cher, je n’en sais rien, reprit Mme Nickleby, je n’en sais vraiment rien. Tenez, il y avait justement avant-hier, dans le Times, un extrait de je ne sais quel journal français, où il s’agissait d’un ouvrier cordonnier qui, furieux contre une jeune fille du village voisin, parce qu’elle n’avait pas voulu s’enfermer hermétiquement avec lui dans un cabinet au troisième étage, pour s’asphyxier ensemble par le charbon, alla se cacher dans un bois, avec un couteau pointu, et, se précipitant sur elle au moment où elle passait par là avec quelques amis, commença par se tuer, puis après cela tous les amis, et enfin la fille ; je me trompe, commença par tuer tous les amis, puis la fille et enfin lui-même. Ne trouvez-vous pas que cela fait frémir ? C’est singulier, ajouta Mme Nickleby après quelques moments de silence, je ne sais comment cela se fait, mais ce sont toujours les ouvriers cordonniers qui font de ces choses-là en France, sur le journal. Je ne m’explique pas cela ; il faut donc qu’il y ait quelque chose dans le cuir.

— Oui, mais cet homme, qui n’est pas un cordonnier, qu’a-t-il fait, ma mère, qu’a-t-il dit ? demanda Nicolas poussé à bout, tout en faisant son possible pour paraître aussi patient, aussi résigné que Mme Nickleby elle-même. Car, enfin, vous le savez aussi bien que moi, les légumes n’ont pas de langue qui puisse transformer un concombre en déclaration d’amour.

— Mon cher, répliqua sa mère secouant la tête et regardant les cendres de l’âtre, il a fait et dit toutes sortes de choses.

— Mais êtes-vous bien sûre de ne pas vous être trompée ?

— Me tromper ! cria Mme Nickleby ; me supposez-vous assez niaise pour ne pas savoir distinguer si un homme parle pour de rire ou pour de bon ?

— Bien ! bien ! murmura Nicolas.

— Chaque fois que je me mets à la fenêtre il m’envoie des baisers d’une main et place l’autre sur son cœur ; je sais bien que c’est très ridicule de sa part, et je ne doute pas que vous le trouviez très mauvais, mais je dois dire qu’il le fait d’une manière respectueuse, très respectueuse, et très tendre même, extrêmement tendre. Pour ce qui est de cela, il n’y a rien qui ne lui fasse beaucoup d’honneur. Et puis enfin, tous ces cadeaux qu’il fait pleuvoir pour moi toute la journée par-dessus le mur, ils sont vraiment d’une très belle qualité. Hier encore, nous avons mangé un de ses concombres à dîner, et nous allons confire les autres pour l’hiver prochain. Enfin, hier au soir, continua Mme Nickleby avec une confusion toujours croissante, pendant que je me promenais dans le jardin, il est venu doucement passer la tête par-dessus le mur pour me proposer de m’enlever et de m’épouser après. Il a la voix aussi claire qu’une cloche ou qu’un harmonica, tout à fait une voix d’harmonica ; malgré cela, je n’ai pas voulu l’écouter. Ainsi, mon cher Nicolas, vous le voyez, que dois-je faire ? c’est là toute la question.

— Catherine a-t-elle entendu parler de cela ? demanda Nicolas.

— Je ne lui en ai pas encore ouvert la bouche.

— Alors, au nom du ciel ! répondit Nicolas en se levant, ne lui en parlez pas, elle en aurait trop de chagrin. Quant à ce que vous avez à faire, ma chère mère, c’est bien simple ; vous n’avez qu’à suivre les inspirations de votre bon sens et de votre bon cœur, en vous rappelant toujours avec respect la mémoire de mon père. Vous avez mille moyens de faire éclater votre dégoût pour ces attentions imbéciles. Montrez-vous ferme, et, si elles se renouvellent, je saurai bien y mettre promptement un terme, quoique je préférasse ne pas avoir à intervenir dans une affaire si ridicule, où il vous suffira de vous faire respecter vous-même. C’est ce que les femmes font tous les jours, surtout à votre âge et dans votre condition, quand elles se trouvent en face de circonstances qui ne méritent pas plus que celle-ci d’occuper leur esprit. Je voudrais bien ne pas vous donner le désagrément de paraître prendre la chose à cœur et de la traiter sérieusement, ne fût-ce qu’un moment. Vieux stupide, va ! faut-il être idiot ! »

En disant ces mots, Nicolas embrassa sa mère, lui souhaita une bonne nuit, et tous deux se retirèrent dans leur chambre.

Il faut rendre justice à Mme Nickleby ; elle aimait trop véritablement ses enfants pour songer sérieusement à convoler en secondes noces, quand elle aurait assez oublié le souvenir de son défunt mari pour se sentir entraînée par son inclination vers de nouveaux liens. Mais s’il n’y avait pas en elle de mauvais instinct ni d’égoïsme étroit dans son cœur, c’était une tête faible et vide. Et elle trouvait quelque chose de si flatteur pour son amour-propre à pouvoir se dire qu’elle avait fait à son âge une passion, et une passion malheureuse, qu’elle ne pouvait se résoudre à congédier lestement et avec aussi peu de ménagement que Nicolas l’exigeait d’elle, le gentleman inconnu qui lui avait procuré le plaisir de lui refuser sa main. Quant à ces épithètes d’imbécile, ridicule, stupide, dont Nicolas n’avait pas été chiche, « je ne vois pas cela du tout, se disait Mme Nickleby, conversant avec elle-même dans sa chambre ; son amour est un amour sans espoir, c’est vrai, mais j’avoue que je ne vois pas du tout que ce soit pour cela un vieux stupide ni un vieil idiot. Le pauvre garçon ! il est à plaindre, selon moi, et voilà tout. »

Mme Nickleby ne termina pas ces réflexions sans donner un coup d’œil au miroir de sa toilette ; elle recula même de quelques pas pour mieux juger l’effet et chercher à se rappeler qui donc lui avait toujours prophétisé que, quand Nicolas aurait vingt et un ans, elle aurait plutôt l’air de sa sœur que de sa mère. Après avoir vainement essayé de se remémorer le nom de son autorité, elle se décida à mettre l’éteignoir sur sa bougie, et leva la jalousie, pour donner passage au petit jour qui commençait à poindre.

« Il ne fait pas bien clair pour distinguer les objets, murmura Mme Nickleby en regardant par la fenêtre dans le jardin ; mais je crois, ma parole d’honneur ! qu’il y a encore un autre énorme potiron, planté, en ce moment, au bout des tessons de bouteilles qui garnissent le mur mitoyen. »