Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/49

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 239-256).

CHAPITRE XVII.

Suite des faits et gestes de la famille Nickleby et conclusion des amours du voisin en culotte courte.

Pendant que Nicolas, absorbé tout entier dans l’immense intérêt de ses dernières aventures, n’avait pas d’autre occupation pour ses heures de loisir que de penser à Madeleine Bray ; pendant qu’en exécution des commissions dont le chargeait le frère Charles, dans sa tendre sollicitude pour elle, il lui rendait de fréquentes visites dont la dernière était toujours la plus dangereuse pour son repos et portait un nouveau coup à ses résolutions magnanimes, Mme Nickleby et Catherine continuaient de vivre dans une solitude paisible sans autre trouble, sans autre souci que les tentatives fatigantes renouvelées par M. Snawley pour se remettre en possession de son fils. Pourtant elles avaient, je me trompe, un autre sujet d’alarmes ; c’était de voir la santé de Smike, depuis longtemps sur son déclin, prendre de jour en jour un caractère moins vague et plus inquiétant, et souvent elles s’en entretenaient avec Nicolas dans les termes de l’appréhension la plus vive, car le pauvre garçon était cher à toute la maison.

Ce n’est pas qu’il eût à se reprocher de les avoir troublés par la moindre plainte ou par le plus léger murmure ; il ne songeait qu’à une chose, à multiplier tous les petits services qu’il pouvait leur rendre, à leur renvoyer au moins, en échange de leurs bienfaits, un visage heureux et content, de cacher à leurs yeux amis tous les signes qui auraient pu leur faire lire dans ses traits quelque sombre pressentiment ; mais il avait beau faire : souvent, trop souvent, elles voyaient bien que son œil brillait d’un éclat fiévreux dans cette orbite cave où il était enfoncé ; que sa joue creuse était animée d’un teint trop coloré ; que sa respiration était lourde et gênée ; que sa constitution tout entière devenait de plus en plus faible et épuisée.

Il faut avouer que c’est un terrible mal que celui qui se plaît à préparer ainsi sa victime d’avance, à la mûrir pour la mort ; qui, tous les jours, semble raffiner les dehors grossiers de sa proie ; qui écrit tous les jours dans ses traits, pour l’œil familier qui sait y lire, les signes infaillibles de la prochaine métamorphose ; mal terrible, en effet, où la lutte entre l’âme et le corps est si lente, si calme, si solennelle, et pourtant d’un progrès si sûr que, jour par jour, atome par atome, la partie mortelle dépérit et disparaît, pendant que l’esprit plus vif et plus léger, à mesure qu’il se dégage de son fardeau et sent venir l’immortalité, n’a l’air de regarder sa transformation que comme une étape de la vie mortelle ! Mal étrange où la vie et la mort sont si étroitement unies et mêlées ensemble, qu’il semble que la mort emprunte à la vie ses couleurs chaudes et vives comme la vie emprunte à la mort ses formes sèches et décharnées ! Mal rebelle, incurable à la médecine, inexorable pour le riche comme pour le pauvre, qui tantôt s’avance à pas de géant, tantôt marche languissamment d’un pied tardif, mais qui, lent ou précipité, est toujours sûr d’arriver à son but.

Quoique l’esprit de Nicolas se refusât à y croire, il n’avait pu s’empêcher de songer quelquefois à ce mal affreux et c’est pour cela qu’il avait fait examiner Smike par un des premiers médecins de Londres. Le docteur avait déclaré qu’il ne voyait point de sujet de s’alarmer encore, que les symptômes actuels n’étaient pas de nature à motiver une réponse décisive ; certainement la constitution avait éprouvé dès le bas âge un choc bien violent, mais pourtant on ne pouvait encore rien affirmer ; le docteur n’en disait pas davantage.

Cependant, au bout du compte, Smike n’avait pas l’air d’empirer, et, comme il n’était pas difficile de trouver dans les tourments et l’agitation de ces dernières épreuves des raisons suffisantes pour expliquer les symptômes de son mal, Nicolas aimait à nourrir l’espérance de voir bientôt son ami recouvrer la santé. Il la faisait partager à ses sœurs et à sa mère ; et, comme l’objet de leur commune sollicitude n’avait pas l’air de ressentir lui-même ni souffrance, ni abattement, que tous les jours au contraire il répondait, le sourire sur les lèvres, qu’il se sentait mieux que la vielle, leurs craintes se dissipèrent et le bonheur général revint encore par degrés habiter la maison.

Plus tard, dans les années qui suivirent, Nicolas mainte et mainte fois repassa dans son souvenir cette période de sa vie, et se représenta ces scènes domestiques d’un repos humble et tranquille, qui lui rappelait alors sa première jeunesse. Mainte et mainte fois, au crépuscule d’une soirée d’été ou devant le feu pétillant de l’hiver, ses pensées mélancoliques retournèrent vers ces temps passés et s’arrêtèrent, avec un chagrin qui n’était pas sans charme, sur les plus minces souvenirs dont les détails se pressaient dans son esprit. C’était la petite chambre où ils étaient si souvent restés assis, à la tombée du jour, à rêver ensemble des projets de bonheur. C’était la voix folâtre et le rire joyeux de Catherine, qui leur manquait bien quand elle était sortie par hasard et qu’ils restaient tristement à attendre son retour, ne rompant le silence que pour exprimer leur ennui de son absence. C’était l’ardeur avec laquelle le pauvre Smike s’élançait du coin obscur où il se tenait d’ordinaire pour aller la recevoir à son arrivée, ou bien les larmes qu’ils voyaient souvent alors baigner son visage, sans pouvoir se rendre compte de cet étrange mélange de joie et de tristesse. Il n’y avait pas, dans l’histoire de ces jours tranquilles, un incident si petit, un mot si futile, un regard si fugitif, alors inaperçu, qui ne se retraçât frais et vivant dans sa mémoire, quand le temps eut adouci plus tard ses soucis et ses peines. Ses souvenirs refleurissaient alors, sans avoir été flétris par la poussière desséchante des années, verts au contraire, jeunes et vigoureux comme le rejeton de la veille.

Mais ces souvenirs ne se bornaient pas là, et nous ne devons pas oublier plusieurs autres personnes qui s’y trouvèrent mêlées ; ce qui nous ramène naturellement aux détails de notre histoire commencée : qu’elle reprenne donc son train accoutumé. Nous promettons aux lecteurs de modérer désormais ses allures anticipées, ses écarts désordonnés, et de la contenir dans le cours régulier de ses développements légitimes.

Si les frères Cheeryble témoignaient tous les jours à Nicolas, par quelque nouvelle preuve de leur bienveillance solide, qu’ils le trouvaient de plus en plus digne de leur estime et de leur confiance, ils ne négligeaient pas non plus de la répandre sur ceux qui lui appartenaient. Mme Nickleby reçut bien des petits cadeaux, toujours les mieux accommodés à ses besoins, qui ne contribuèrent pas peu à l’amélioration du ménage et à l’embellissement du cottage. Catherine avait fini par se faire, grâce à eux, sur sa ménagère, une exposition éblouissante des plus jolis objets de fantaisie. Quant à leur société, si ce n’était pas frère Charles ou frère Ned qui venait leur dire un petit bonjour tous les dimanches ou un petit bonsoir dans la semaine, M. Tim Linkinwater ne manquait guère de faire de leur maison son but de promenade et son lieu de repos tous les soirs. Notez qu’il n’avait pas, dans toute sa vie, voulu faire plus d’une demi-douzaine de connaissances et qu’il n’avait encore aimé personne comme ses nouveaux amis. Enfin, trois fois au moins la semaine, je ne sais comment cela se faisait, mais il y avait toujours quelque étrange concours de circonstances qui faisait que M. Frank Cheeryble, pour une affaire ou pour une autre, passait devant leur porte et naturellement il entrait par politesse.

« C’est bien le jeune homme le plus attentif que j’aie jamais vu, Catherine, dit à sa fille Mme Nickleby un soir qu’elle venait d’en faire le sujet d’un éloge détaillé pendant lequel Catherine avait gardé un profond silence.

— Attentif ? maman, répondit Catherine.

— Bon Dieu ! Catherine, cria Mme Nickleby avec sa vivacité ordinaire, qu’avez-vous donc, qu’est-ce qui vous prend, vous voilà toute rouge !

— Ah ! maman, comme vous vous figurez toujours des choses étranges !

— Ma chère Catherine, je ne me figure rien du tout, je suis bien certaine de mon fait ; mais, d’ailleurs, voilà que c’est passé, par conséquent peu importe que ce fût ou non… Mais de quoi donc étions-nous en train de parler ?… Ah ! de M. Frank. Je n’ai vu de ma vie autant d’attention à personne !

— Vous ne dites pas cela sérieusement, maman, répondit Catherine qui se sentit rougir de manière à ne pas pouvoir le nier cette fois.

— Je ne parle pas sérieusement ! répliqua Mme Nickleby, et pourquoi donc ne parlerais-je pas sérieusement ? Très sérieusement au contraire, et je puis dire que sa politesse et ses attentions pour moi sont une des choses qui m’ont donné le plus de plaisir, de satisfaction, de contentement depuis bien longtemps. On ne rencontre pas tous les jours ces formes-là maintenant chez les jeunes gens, et c’est ce qui fait que, quand on les rencontre, on en est encore plus frappé.

— Ah ! des attentions pour vous, maman, repartit Catherine vivement, ah ! certainement je n’y étais pas.

— Ma chère Catherine, répliqua Mme Nickleby, quelle étrange fille vous faites ! et de qui donc croyiez-vous que je voulais parler ? Que m’aurait importé qu’il fît attention à quelque autre ? Seulement je suis fâchée de savoir qu’il aime une dame allemande.

— Mais, maman, il a dit positivement le contraire ; ne vous rappelez-vous pas qu’il a démenti cette plaisanterie le soir même où il vint nous voir pour la première fois ? Et d’ailleurs, ajouta Catherine d’un ton plus doux, pourquoi en serions-nous fâchées ; qu’est-ce que cela nous fait, maman ?

— À nous, Catherine ? il est possible que cela ne nous fasse rien, mais moi j’avoue que cela me fait quelque chose. J’aime qu’un Anglais soit Anglais jusqu’au bout et non pas à moitié Anglais, moitié je ne sais quoi ; aussi, la première fois qu’il viendra, je lui dirai tout net que je voudrais qu’il épousât une Anglaise comme lui. Nous verrons ce qu’il dira à cela.

— Je vous en prie, maman, dit Catherine avec la plus grande vivacité, n’en faites rien, au nom du ciel, réfléchissez combien cela serait…

— Eh bien ! ma chère, combien cela serait quoi ? » dit Mme Nickleby ouvrant des yeux tout grands d’étonnement.

Avant que Catherine eût eu le temps de répondre, un drôle de petit coup de marteau à la porte, bien connu de la maison, annonça une visite de miss la Creevy, qui se présenta bientôt en personne. Sa vue fit oublier, en dépit d’elle, à Mme Nickleby les raisonnements qu’elle préparait contre sa fille pour la confondre, et la jeta dans une foule de suppositions sur la voiture qu’avait dû prendre leur bonne amie pour venir : comme quoi le conducteur qui l’avait amenée devait être ou l’homme en bras de chemise, ou l’homme à l’œil de taffetas noir. Quel qu’il fût, avait-il retrouvé l’ombrelle qu’elle avait laissée dans l’omnibus la semaine dernière ? Peut-être s’étaient-ils arrêtés longtemps, en venant, à la maison de mi-chemin : peut-être, au contraire, qu’étant au complet ils avaient fait le chemin tout d’une traite. Enfin, disait Mme Nickleby, ils avaient sûrement rattrapé et passé Nicolas sur la route.

« Je ne l’ai pas vu du tout, dit Mlle la Creevy ; je n’ai rencontré que ce cher brave homme de M. Tim Linkinwater.

— Je parie qu’il faisait sa petite promenade de tous les soirs, et qu’il venait se reposer à la maison avant de retourner à la Cité, dit Mme Nickleby.

— Je le pense comme vous, répliqua miss la Creevy, d’autant plus qu’il était avec M. Frank Cheeryble.

— Ce n’est sûrement pas là, dit Catherine, ce qui vous fait croire qu’il doive venir ici ?

— Je vous demande pardon, ma chère. M. Frank Cheeryble n’est pas un grand marcheur pour son âge, et je remarque que généralement il tombe de fatigue et se sent le besoin de se reposer longtemps quand il est venu jusqu’ici. Mais où est mon bon ami ? continua la petite femme cherchant autour d’elle, après un coup d’œil malin à l’adresse de Catherine. Il ne s’est pas sauvé encore une fois, je suppose ?

— Ah ! vous parlez de M. Smike, dit Mme Nickleby ; il était ici il n’y a qu’un instant. »

Après information, on sut, au grand étonnement de la bonne dame, que Smike venait au moment même de monter se coucher.

« Là ! voyez ! dit Mme Nickleby, quelle étrange créature ! Mardi dernier,… était-ce mardi ? mais oui, pour sûr… ; vous vous rappelez, ma chère Catherine, la dernière fois qu’est venu le jeune M. Cheeryble ;… mardi dernier donc, il a fait absolument de même, juste au moment où il a entendu frapper à la porte. Ce ne peut pas être par répugnance pour le monde, car il aime toutes les personnes qui aiment Nicolas, et il sait si M. Frank Cheeryble est de ce nombre. Mais ce qu’il y a de plus étrange là-dedans, c’est qu’il ne se couche pas : ce n’est donc pas pour se reposer qu’il se retire. Or, je sais qu’il ne se couche pas, car ma chambre est tout contre la sienne et, mardi dernier, quand je suis montée, plusieurs heures après lui, je n’ai pas même vu ses souliers à la porte, et cependant il n’avait pas de chandelle : il faut qu’il soit resté là dans l’obscurité à bouder sur sa chaise. Ma parole, quand je pense à cela, je trouve que c’est bien extraordinaire. »

Comme elle ne trouva pas d’écho parmi ses auditeurs, qui gardaient un profond silence, soit parce qu’elles ne savaient que dire, soit par discrétion pour ne pas l’interrompre, Mme Nickleby, selon sa vieille habitude, se mit à suivre le fil de son discours.

« J’espère, dit-elle, que, malgré cette conduite inexplicable, il n’en est pas cependant à se mettre au lit pour y passer toute sa vie, comme la femme altérée de Tutbury ou le revenant de Cock-Lane, et d’autres êtres non moins fantastiques. Par parenthèse, il y en avait un des deux qui avait avec nous quelques rapports de famille. Il faudrait que je regardasse dans quelques vieilles lettres que j’ai là-haut, pour savoir si ce n’était pas mon grand-père qui a été camarade de classes du revenant de Cock-Lane, ou si ce n’est pas plus tôt ma grand’mère qui a été en pension avec la femme altérée de Tutbury. Vous connaissez bien cette histoire, miss la Creevy ? Quel était donc celui des deux qui ne faisait aucune attention à ce que disait M. le curé ? Était-ce le revenant de Cock-Lane, ou la femme altérée de Tutbury ?

— Je crois que c’est le revenant de Cock-Lane.

— Eh bien ! maintenant je n’ai plus aucun doute, dit Mme Nickleby, c’était lui qui était le camarade de classes de mon grand-père, car je me rappelle que le maître d’école était un dissident, et cela expliquerait, en grande partie, la conduite inconvenante du revenant de Cock-Lane envers le ministre quand il fut devenu grand. Ah ! ciel ! élever un revenant !… Je vous disais donc, ma fille… »

Où l’auraient menée, Dieu le sait, ses réflexions sur ce thème sans but et sans fin, si heureusement l’arrivée de Tim Linkinwater avec M. Frank Cheeryble n’était pas venue y mettre un terme. Mais la bonne dame mit tant d’empressement à les recevoir, qu’elle en perdit de vue tout autre intérêt.

« Que je suis donc fâchée que Nicolas ne soit pas à la maison ! dit-elle. Catherine, ma chère, vous ne risquez rien de vous multiplier ; il faut que vous comptiez pour deux, pour Nicolas et pour vous-même.

— Mlle Nickleby n’a pas besoin, ce me semble, d’être autre chose qu’elle-même. Pour moi, si vous voulez bien le permettre, je m’oppose tout à fait à ce qu’elle y change rien.

— Dans tous les cas, c’est à elle à vous retenir, repartit Mme Nickleby. M. Linkinwater parle de s’en aller dans dix minutes, mais je ne peux pas vous laisser partir sitôt. Nicolas m’en voudrait bien fort, j’en suis sûre. Ma chère Catherine… »

Elle acheva la phrase à Catherine par une foule de signes de tête, de froncements de sourcils, de clignements d’œil assez peu intelligibles, que sa fille interpréta comme autant d’invitations à faire des instances auprès des visiteurs pour qu’ils prolongeassent leur visite. Et Catherine, en fille bien apprise, n’y manqua pas. Cependant, il est à remarquer que c’est à Tim Linkinwater seulement que s’adressèrent ses prières ; et ses manières trahissaient un certain embarras qui ne lui ôtait rien de sa grâce accoutumée, qui ajoutait plutôt à ses charmes en colorant ses joues, mais auquel l’œil même de Mme Nickleby ne pouvait pas se méprendre. Heureusement que la tournure de son esprit ne portait guère la bonne dame à la réflexion, excepté dans les occasions malheureuses où ces réflexions pouvaient se faire tout haut et s’épancher à grands cris. Elle attribua donc simplement la rougeur de sa fille à ce qu’elle était contrariée de n’avoir pas mis sa belle robe, « quoique vraiment, ajouta-t-elle, je ne l’aie jamais vue plus à son avantage. » Bien convaincue d’avoir trouvé la vraie cause du trouble de sa fille, et se félicitant une fois de plus de l’heureuse intuition qui, chez elle, ne se trompait jamais, elle ne songea plus qu’à s’applaudir d’être si fine et si bonne connaisseuse.

Nicolas ne revenait pas, et Smike ne reparaissait pas. Chose étonnante ! la petite société n’en fut pas moins de la plus belle humeur du monde. Si je vous disais qu’il y eut comme un échange d’agaceries entre miss la Creevy et Tim Linkinwater ; que le vieux caissier fit une foule de plaisanteries plus drôles les unes que les autres ; qu’il devint, petit à petit, des plus galants, pour ne pas dire tendre. La petite miss la Creevy n’était pas en reste. Quel feu ! quelle gaieté ! elle alla jusqu’à railler Timothée d’être resté garçon toute sa vie, et le convertit même, car il s’oublia jusqu’à déclarer que, s’il pouvait trouver quelqu’un qui lui convînt, il ne disait pas qu’il ne changerait pas de condition. Là-dessus miss la Creevy l’avertit qu’elle avait son affaire ; elle connaissait une dame qui lui conviendrait parfaitement et qui possédait une jolie fortune. Mais Timothée se montra peu sensible à cette dernière séduction. Timothée était un homme de cœur, ce n’était pas la fortune qu’il cherchait, c’était le mérite personnel et un caractère enjoué, dans celle dont il voudrait faire sa femme ; avec de pareilles qualités, ils auraient toujours assez d’argent pour satisfaire aux besoins modérés d’un honnête ménage. Miss la Creevy n’était pas pour le contredire dans ces bons sentiments ; bien au contraire, elle et Mme Nickleby ne trouvaient pas assez d’éloges pour les encourager ; et Timothée, ne connaissant plus rien, se lança à bride abattue dans un grand nombre d’autres déclarations, qui faisaient également honneur à son désintéressement et à son dévouement délicat pour le beau sexe ; jugez s’il grandit encore dans l’estime de ces dames. Toute cette scène fut jouée avec un mélange comique de sérieux et de badinage, qui donna lieu à de grands éclats de rire, et leur fit passer une soirée ravissante.

C’était ordinairement Catherine qui était l’âme et la vie de la conversation chez elle : mais ce jour-là elle était plus réservée que de coutume… C’était peut-être parce que miss la Creevy et Timothée avaient pris le dé et ne le rendaient pas… Elle se tenait à part des interlocuteurs, assise à la fenêtre, à regarder l’ombre du soir qui s’avançait dans le ciel, à jouir des beautés calmes de la nuit ; doux spectacle qui n’avait pas apparemment moins d’attrait pour Frank, car il commença par rester près de là le nez en l’air, puis il prit une chaise près d’elle, par sympathie. Après cela, tout le monde sait qu’on a tant de choses à se dire sur une soirée d’été, et qu’on ne se les dit jamais mieux qu’à voix basse, pour mieux se conformer au repos tranquille de ces heures sereines. N’est-ce pas aussi le moment où le dialogue s’interrompt par de longues pauses ? Puis il se ravive par un mot ou deux, dits avec expression. Vient ensuite un intervalle de silence, qui n’est pourtant pas un silence parfait, car on détourne la tête, on baisse les yeux vers la terre… On est encore sujet à d’autres habitudes qui ne valent pas la peine d’en parler. Par exemple, on n’aime pas à voir allumer les bougies, on confond les heures avec les minutes : toutes influences naturelles et irrésistibles de ce temps de la journée qu’on appelle le soir, comme pourraient l’attester tant de livres aimables qui nous prêteraient au besoin leur témoignage. Et voilà pourquoi Mme Nickleby avait grand tort, lorsqu’on finit par apporter les bougies, de se montrer surprise que les yeux brillants de Catherine se refusassent à soutenir l’éclat des lumières, qu’elle fut obligée de commencer par détourner la tête, et même par sortir un moment pour se réconforter. Ce n’était pourtant pas bien extraordinaire. Quand on est restée assise si longtemps dans les ténèbres, il n’y a rien d’éblouissant comme la lumière des bougies, et vous n’avez qu’à demander à toutes les jeunes personnes, elles vous diront qu’il n’y a rien là que de très naturel. Ce n’est pas que les vieilles gens l’ignorent ; mais il y a si longtemps qu’ils le savent, qu’ils oublient quelquefois ces choses-là, et c’est bien dommage.

Cependant la surprise de la bonne dame ne finit pas là. Elle redoubla plutôt, quand elle fit la découverte que Catherine n’avait pas le moindre appétit à souper. Personne même ne pourrait dire tous les efforts de rhétorique que Mme Nickleby, dans son inquiétude, se préparait à faire pour persuader à sa fille d’avoir faim, lorsque l’attention générale fut, pour le moment, attirée par un bruit étrange et d’autant plus merveilleux qu’au dire de la servante pâle et tremblante (et chacun put s’assurer qu’elle avait raison), ce bruit descendait par la cheminée de la chambre voisine.

Quand une fois chacun se fut bien convaincu, malgré l’invraisemblance de la chose, que le bruit venait en effet de la cheminée en question, et qu’il continuait d’y entretenir des sons variés, tantôt grondants, tantôt grattants, tantôt glissants, tantôt ronflants, tantôt discordants, mais toujours étouffés par le tuyau de la cheminée, Frank Cheeryble prit une bougie. Tim Linkinwater s’arma d’une paire de pincettes, et ils se mettaient en devoir de vérifier incontinent la cause de ce tapage, lorsque Mme Nickleby, prête à se trouver mal, ne voulut pas entendre parler d’être laissée seule dans le salon. Après un petit pourparler qui se termina par une irruption en masse dans la chambre hantée par les esprits, Mme Nickleby serait demeurée seule avec la domestique, si miss la Creevy, prévenue que cette fille avait eu des attaques de nerfs dans son enfance, n’avait pas consenti à rester avec elle pour donner l’alarme au besoin ou pour appliquer les remèdes nécessaires.

En s’avançant vers la porte de la chambre mystérieuse, l’expédition ne fut pas peu surprise d’entendre chanter, avec l’expression de mélancolie la plus affectée, une voix humaine, mais une voix humaine qui semblait sortir du fond d’une demi-douzaine de lits de plume superposés. Elle chantait l’air autrefois populaire :

L’infidèle a trahi sa foi.

Aussitôt les confédérés font irruption sans crier gare, et leur étonnement redouble, en voyant que cette complainte romanesque devait venir du gosier de quelque individu planté dans le corps de la cheminée, dont on n’apercevait encore que les jambes, pendillant par la grille au charbon, et qui, sans doute, attendait avec impatience, pour mettre pied à terre, qu’on voulût bien décrocher le rideau de tôle qui cachait l’embouchure.

À ce spectacle burlesque et si peu en rapport avec les habitudes régulières de ses opérations commerciales, Tim Linkinwater sentit ses moyens complètement paralysés. Il avait commencé par administrer à l’étranger quelques bons petits coups de pincettes dans les mollets, mais sans aucun effet. Il y avait donc renoncé et se contentait pour le moment de battre l’une contre l’autre les deux branches de son arme peu meurtrière, comme s’il leur faisait sonner la charge pour recommencer l’assaut.

« Il faut que ce soit quelque ivrogne, dit Frank : ce n’est pas un voleur qui s’annoncerait aux gens avec si peu de façon. »

Tout en faisant cette réflexion avec une grande indignation, il leva la bougie pour mieux voir les jambes de l’ennemi, et s’apprêtait à les tirer sans plus de cérémonie, quand Mme Nickleby, joignant les mains, poussa un son aigu entre le cri de terreur et l’exclamation banale, demandant avec instance qu’on voulût bien lui dire si, par hasard, ses yeux ne l’avaient point trompée, et si les membres en question n’étaient pas couronnés d’une culotte courte et habillés de bas de laine grise tricotés.

« Justement, cria Frank en approchant la lumière pour passer l’examen, voilà bien déjà la culotte courte et… et de gros bas gris. Est-ce que vous connaissez l’homme, madame ?

— Ma chère Catherine, dit Mme Nickleby d’un ton délibéré, et s’asseyant sur une chaise, avec cet air de résignation désespérée, qui semblait annoncer qu’au point où en étaient venues les choses, tout déguisement était désormais inutile ; ayez la bonté, mon enfant, d’expliquer positivement ce qui en est. Je n’ai jamais donné d’encouragement à sa passion… jamais… pas le moindre, vous le savez, ma chère ; je vous en prends à témoin. Il a toujours été respectueux… extrêmement respectueux… dans sa déclaration, c’est vrai : vous y étiez vous-même. Cependant je dois dire que, s’il faut me voir persécutée de cette manière, s’il faut m’attendre à voir ses légumes, dont je ne me rappelle pas le nom, et tous ses produits horticoles rouler sur mes pas dans mon jardin ; s’il faut que les gens viennent, par amour pour moi, s’étouffer dans mes cheminées, réellement je ne sais plus que devenir. C’est une chose très-ennuyeuse. Avant d’épouser votre cher papa, j’ai eu certainement alors bien des contrariétés, mais jamais de pareilles, et celles-là, au moins, je devais m’y attendre, et j’y étais préparée. J’étais loin d’avoir votre âge, ma chère, que déjà un jeune gentleman, qui se plaçait près de nous au temple, s’amusait presque tous les dimanches à graver, avec la pointe de son couteau, mon nom en grosses lettres sur le devant de son banc pendant le sermon. Je ne peux pas dire que cela ne me fît pas plaisir, c’est bien naturel, mais en même temps c’était assez ennuyeux, car le banc était justement en vue, et le bedeau le fit sortir plusieurs fois de l’église pour l’avoir pris sur le fait. Mais enfin, tout cela n’est rien auprès du procédé de ce monsieur. Cette fois, c’est bien pis et plus embarrassant. J’aimerais bien mieux, ma chère Catherine, continua Mme Nickleby avec une grande solennité et un torrent de larmes, oh ! oui, j’aimerais bien mieux être laide à faire peur ; je ne serais pas exposée à tous les tourments qu’on me fait endurer. »

Rien ne peut peindre l’étonnement de Frank Cheeryble et de Tim Linkinwater. Ils se regardaient l’un l’autre, puis ils regardaient Catherine, comme pour demander le mot de l’énigme. Elle sentait bien que des explications étaient devenues nécessaires, mais partagée, comme elle l’était, entre la terreur qu’elle avait éprouvée à l’apparition des jambes de l’amoureux, la crainte que le propriétaire des bas gris ne fût réellement suffoqué, l’embarras de trouver à cette scène mystérieuse une solution qui ne fût pas trop ridicule, elle était hors d’état de prononcer un mot.

« Il me fait beaucoup de peine, reprit Mme Nickleby séchant ses larmes, beaucoup de peine ; mais pourtant qu’on ne lui enlève pas un cheveu de la tête, je vous en conjure ; pas un cheveu de la tête. »

Vu l’état des choses, il n’aurait pas été aussi facile que Mme Nickleby paraissait le craindre, d’enlever un cheveu de la tête du gentleman, car cette partie de sa personne physique n’était pas celle qu’il présentait à ses agresseurs ; elle était, pour le moment, occupée, quelques pieds plus haut, dans la cheminée dont le tuyau n’était pas large. Jusque-là, il n’avait pas cessé de chanter sa complainte sur la banqueroute que la belle inconnue avait faite à sa foi ; mais ses croassements amoureux n’avaient plus la même vigueur, et il ruait des pieds avec une grande violence, comme si la respiration commençait à lui manquer ; M. Frank Cheeryble crut le moment venu de ne plus rien marchander : il le prit au cul et aux chausses avec une telle ardeur, qu’il le jeta tout palpitant sur le parquet, un peu plus vivement qu’il n’en avait eu le dessein.

« Oui, oui, dit Catherine aussitôt qu’elle put voir à plein le singulier visiteur qui faisait son entrée si brusquement dans la chambre, je le reconnais ; je vous en prie, ne lui faites pas de mal. S’est-il blessé ? j’espère que non… Faites-moi le plaisir de vous assurer s’il ne s’est point fait de mal.

— Lui ! point du tout, je vous assure, répliqua Frank tâtant avec précaution et presque avec tendresse le protégé de Catherine. Il ne s’est pas fait le moindre mal.

— Ne le laissez pas approcher, dit-elle en se reculant le plus loin qu’elle put.

— Non, non, n’ayez pas peur, répliqua Frank, il ne bougera pas de là ; vous voyez que je le tiens ; mais voulez-vous me permettre de vous demander ce que tout cela signifie, et si vous n’attendiez pas la visite de ce vieux monsieur ?

— Point du tout, dit Catherine ; par exemple ! Mais… quoique maman ne soit pas de mon avis là-dessus, je vous dirai que c’est un fou qui s’est échappé de la maison voisine et qui aura trouvé quelque occasion de venir se réfugier ici.

— Catherine, dit avec une dignité sévère Mme Nickleby blessée dans ses sentiments, vous m’étonnez.

— Ma chère maman… reprit Catherine avec l’air d’un doux reproche.

— Vous m’étonnez, répéta Mme Nickleby. Je vous assure, Catherine, que je ne me serais jamais attendue à vous voir prendre le parti des gens qui persécutent cet infortuné gentleman, quand vous savez vous-même les abominables desseins qu’ils ont formés pour s’emparer de ses biens, car c’est là le fin mot. Il serait plus charitable à vous, Catherine, de prier M. Linkinwater ou M. Cheeryble d’intervenir en sa faveur pour lui faire rendre justice. Vous ne devriez pas vous laisser ainsi influencer par vos sentiments personnels : ce n’est pas bien… pas bien du tout. Et moi donc, si je m’abandonnais à mes sentiments ! car enfin, s’il y a quelqu’un qui doive être indigné, n’est-ce pas moi ? moi qui ai tant de raison de l’être. Et cependant, en même temps, je ne voudrais pas pour tout au monde commettre une pareille injustice. Non, continua Mme Nickleby redressant fièrement la tête, qu’elle détournait néanmoins avec une modestie pleine de majesté, il me suffira pour me faire comprendre de ce gentleman, de lui dire, de lui répéter la réponse qu’il a déjà reçue de moi l’autre jour : il n’en recevra jamais d’autre. Je veux bien le croire égaré par un sentiment sincère quand il se met, pour l’amour de moi, dans des situations si effrayantes, mais je ne l’en prie pas moins d’avoir la bonté de s’en aller tout de suite, ou il me sera impossible de m’en taire à mon fils Nicolas. Je lui suis reconnaissante, très reconnaissante, mais je ne puis pas un instant prêter l’oreille à ses déclarations. C’est tout à fait impossible. »

Pendant le cours de cette longue tirade, le vieux gentleman, le nez et les joues embellis de larges tâches de suie dérobées à la cheminée qu’il venait de ramoner, était assis par terre, les bras croisés, regardant les spectateurs dans un profond silence et d’un air véritablement majestueux. Il ne paraissait pas avoir la moindre idée de tout ce que Mme Nickleby venait de débiter sur son compte ; seulement, quand elle eut achevé sa harangue, il lui fit l’honneur de la regarder longtemps en face, et de lui demander si elle avait fini.

« Je n’ai plus rien à ajouter, répliqua cette dame avec modestie, réellement je ne saurais plus que dire.

— Très bien ! dit le vieux gentleman en élevant la voix. Alors, garçon, apportez-moi une bouteille d’éclair, un verre propre et un tire-bouchon. »

Comme le garçon ne venait pas à cet appel, le vieux gentleman, après un moment de silence, éleva de nouveau la voix pour demander un sandwich au tonnerre. Comme cet article de consommation ne venait pas davantage, il voulut au moins se faire servir une fricassée de revers de bottes au coulis de poissons rouges, et finit par un éclat de rire bruyant, couronné par un beuglement long, sonore, retentissant.

Mme Nickleby, loin de se rendre à l’opinion exprimée sur la physionomie de tous les assistants, en présence de ces actes de folie, secoua la tête d’une manière significative, en femme résolue à ne rien voir dans tout cela que des marques légères d’originalité un peu excentrique ; et rien n’aurait pu l’empêcher de conserver ce sentiment jusqu’à la fin de ses jours, sans une suite de circonstances nouvelles qui vinrent s’ajouter à cette scène burlesque, et changèrent la thèse du tout au tout.

Il est bon de savoir que miss la Creevy, restée seule avec la bonne pour surveiller ses nerfs, ne voyant rien d’imminent dans son état, et se sentant une vive démangeaison d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté, se précipita dans la chambre, au moment où le vieux gentleman soufflait comme un bœuf. Par quel hasard se fit-il, je ne sais, qu’en l’apercevant ce monsieur aussitôt coupa court à cet exercice, se dressa tout à coup sur ses pieds, et se mit à lui envoyer avec sa main des baisers passionnés. Qu’on juge de la terreur de la petite artiste ; elle ne savait où elle en était, et ne trouva rien de mieux que d’aller chercher au plus tôt un refuge derrière Tim Linkinwater.

« Ah ! ah ! cria le vieux gentleman croisant les mains et les serrant ensemble de toutes ses forces ; c’est elle que je revois ! la voici, c’est bien elle ! mon amour, ma vie, ma fiancée, ma beauté non pareille ! La voilà donc enfin revenue… enfin… vivent le gaz et les longues guêtres ! »

Mme Nickleby parut un moment déconcertée, mais ce fut l’affaire d’un instant. Elle fit plusieurs fois à Mlle la Creevy et aux autres spectateurs des signes de tête incompris, elle fronça le sourcil, elle sourit d’un air grave ; tout cela pour leur faire entendre qu’elle savait bien que c’était un malentendu, qu’elle tenait la clef de l’énigme et qu’en moins d’une minute elle allait tout éclaircir.

« La voilà revenue ! disait le vieux gentleman, mettant la main sur son cœur. Cormoran et sapajou ! la voilà revenue ! Qu’elle veuille seulement m’accepter pour esclave, et tout mon or est à ses pieds. Où trouver tant de grâce, de beautés séduisantes ! Est-ce chez l’impératrice de Madagascar ? non ; chez la reine Pomaré ? non ; chez Mme Roland qui prend tous les matins un bain gratis dans le Kalydor ? non. Mettez-les toutes ensemble, confondues avec les trois Grâces, les neuf Muses et les quatorze pâtissières de la rue d’Oxford, et vous n’en ferez pas une femme aussi jolie de moitié. Ouais ! je vous en défie. »

Après ce dithyrambe, le vieux gentleman fit claquer ses doigts plus de vingt fois, et s’arrêta à contempler en extase les charmes de miss la Creevy. Mme Nickleby profita de cet intervalle favorable pour entrer immédiatement en matière, non pas cependant sans avoir fait précéder ses explications d’une petite toux en manière de préface.

« Certes, je suis heureuse, en pareille circonstance, de voir qu’on en prenne une autre pour moi : c’est une grande consolation dans l’embarras où je me trouverais sans cela. Et je dois dire que c’est la première fois que j’ai été l’objet d’une telle méprise, excepté pourtant quand on m’a prise pour ma fille Catherine, ce qui n’est pas rare. Dans ce dernier cas, il fallait que les gens fussent bien simples pour se tromper de la sorte, mais enfin ils me prenaient pour elle, et, comme vous pensez bien, ce n’était pas ma faute. Ce serait aussi par trop pénible qu’on me rendît responsable de ces erreurs-là. Mais ici, je me reprocherais toujours d’avoir souffert que qui que ce fût, particulièrement une personne à laquelle j’ai tant d’obligations, éprouvât des contrariétés pour moi, et je crois de mon devoir de déclarer au gentleman qu’il se trompe, que c’est moi la dame dont je ne sais quel impertinent lui avait dit qu’elle était la nièce du comité de pavage général, et que c’est moi qui le prie et le supplie de se retirer tranquillement ne fût-ce que pour… (ici Mme Nickleby sourit et rougit à la fois), pour me faire plaisir. » On devait s’attendre à voir le vieux gentleman touché jusqu’au fond de l’âme de la délicatesse de cet appel généreux à sa sensibilité. C’était bien le moins qu’il y répondît par quelque politesse. Quel fut donc le choc affreux qui vint frapper Mme Nickleby, lorsque, s’adressant à elle en personne, de la manière la moins équivoque, il répliqua d’une voix glapissante : « Arrière, vieille chatte !

— Monsieur ! cria Mme Nickleby presque défaillante.

— Vieille chatte ! » car il osa le répéter avec les noms de toutes les chattes connues, depuis Minette et Griselide jusqu’à Puss, Tit et Grimalkin. « Pchi ! Pchi ! » en même temps il sifflait entre ses dents comme un matou effarouché, faisait avec les bras des moulinets effrayants, tantôt en s’approchant avec fureur, tantôt en reculant avec frayeur devant Mme Nickleby, figurant à peu près cette espèce de danse sauvage qu’on voit représenter aux paysans les jours de marché pour faire peur aux cochons, aux vaches et autre bétail, lorsque ces animaux indociles veulent prendre à droite au lieu de tourner à gauche.

Mme Nickleby ne perdit pas son temps à répondre un seul mot, elle poussa un cri de surprise et d’horreur et s’évanouit.

« Laissez-moi soigner maman, dit promptement Catherine, ce ne sera rien, Dieu merci ! mais, je vous en prie, emmenez l’homme, vite qu’on l’emmène. »

Frank ne savait trop comment exécuter cet ordre. Heureusement il s’avisa d’un stratagème ingénieux qui réussit à merveille. Il pria miss la Creevy de marcher quelques pas en avant, bien sûr que le vieux gentleman ne manquerait pas de la suivre. En effet, il se mit à sa poursuite dans un ravissement bien flatteur pour cette demoiselle, mais toujours sous la garde vigilante de Tim Linkinwater d’un côté, et de Frank Cheeryble de l’autre.

« Catherine, murmura Mme Nickleby reprenant ses esprits aussitôt qu’il n’y eut plus personne pour la voir évanouie, est-il parti ? »

Quand elle fut assurée du fait :

« Ah ! Catherine, dit-elle, je ne me pardonnerai jamais, non jamais ! Ce pauvre gentleman a décidément perdu la tête, et c’est moi, malheureuse, qui en suis la cause.

— Vous, la cause ! dit Catherine dans un étonnement profond.

— Moi-même, ma chère enfant, répliqua Mme Nickleby avec un calme plein de désespoir. Vous l’avez vu l’autre jour, vous le voyez aujourd’hui : quel changement ! Je l’avais bien dit à votre frère, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’avais peur que mon refus ne fût un coup trop violent pour lui. Vous voyez en effet ce qui en est résulté. Je veux bien qu’il fût un peu exalté, mais que de raison, de sensibilité, d’honnêteté dans son langage, lorsque nous l’avons vu dans le jardin, vous vous rappelez ? Comparez cela avec les abominables sottises qu’il a dites ce soir et ses procédés insensés envers cette pauvre petite malheureuse vieille fille ; convenez qu’il n’y a personne qui puisse douter de sa folie.

— Personne, assurément, dit Catherine avec douceur.

— Ni moi non plus, lui répondit sa mère ; mais au moins, si j’en ai été cause sans le vouloir, j’ai la satisfaction de penser que je ne mérite aucun reproche. Je l’ai dit à Nicolas ; je lui ai dit : mon cher Nicolas, de la prudence ; n’allons pas trop vite ; c’est à peine s’il m’écoutait. Si l’on avait traité les choses en douceur dès le commencement, comme je le voulais, mais, Nicolas et vous, vous êtes tout le portrait de votre pauvre papa. Enfin ! j’ai ma conscience pour moi, c’est beaucoup. »

Après s’être ainsi lavé les mains de toute responsabilité sur ce point pour les fautes passées, présentes et à venir, Mme Nickleby eut la bonté d’exprimer le vœu que jamais ses enfants n’eussent de plus grands reproches à se faire que leur mère, puis elle se prépara à recevoir le cortège, qui revint bientôt annoncer que le vieux gentleman était coffré et rendu à la surveillance de ses gardiens, qui ne s’étaient pas seulement aperçus de son absence pendant qu’ils se régalaient à table avec quelques amis.

La paix étant ainsi rétablie, il y eut une demi-heure de conversation délicieuse, selon l’expression de Frank, en causant avec Tim Linkinwater, chemin faisant, pour revenir chez eux. Et Timotée, voyant enfin à sa montre qu’il était grand temps de partir, ces dames restèrent seules, malgré les offres pressantes de Frank de leur tenir compagnie jusqu’à l’arrivée de Nicolas, n’importe à quelle heure, si la brusque invasion de leur voisin malencontreux leur laissait la moindre crainte de rester toutes seules ; mais, en voyant leur résolution qui ne laissait plus de prétexte à son insistance pour monter la garde près d’elles, il fut obligé d’abandonner la citadelle et d’opérer sa retraite avec le fidèle Timothée.

Il se passa près de trois heures ensuite dans un silence absolu. Quand Nicolas revint Catherine fut toute honteuse de voir combien elle était restée de temps, sans s’en apercevoir, assise toute seule, plongée dans ses pensées.

« Vraiment ! dit-elle, je ne croyais pas qu’il y eût plus d’une demi-heure.

— Il faut donc, Catherine, reprit gaiement Nicolas, que ces pensées-là aient été bien agréables pour vous faire passer le temps si vite. Je voudrais bien les connaître. »

Catherine resta confuse à remuer, en se jouant, je ne sais quoi sur la table : elle leva les yeux avec un sourire, et les baissa avec une larme.

« Eh bien ! Catherine, dit Nicolas, attirant sa sœur sur son sein et lui baisant le front, voyons donc un peu ce visage ; non ? Ah ! je n’ai pas eu le temps de le voir, vilaine méchante !… Mieux que cela, Catherine. Allons ! laissez-moi le regarder plus longtemps, je veux y lire le secret de vos pensées. »

Cette proposition avait beau être faite sans la moindre connaissance, sans le moindre soupçon de ce qui se passait dans son cœur, Catherine n’en fut pas moins alarmée de penser qu’il pourrait deviner ses pensées. Nicolas s’en aperçut et changea en riant de sujet pour parler de la maison. C’est ainsi qu’il vint à savoir, petit à petit, en montant l’escalier avec elle, que Smike avait passé la soirée tout seul ; petit à petit, car c’était encore un sujet dont Catherine paraissait s’entretenir avec quelque répugnance.

« Le pauvre garçon, dit Nicolas en donnant un petit coup à sa porte ; qu’est-ce que tout cela veut donc dire ? »

Catherine était suspendue au bras de son frère. La porte s’ouvrit trop brusquement pour qu’elle eût le temps de le quitter, avant que Smike, pâle, hagard, tout habillé, se trouvât face à face avec eux.

« Vous n’étiez donc pas allé vous coucher ? dit Nicolas.

— N…on, fut toute sa réponse.

— Pourquoi non ? dit Nicolas retenant le bras de sa sœur qui faisait un effort pour se retirer.

— Je n’aurais pas pu dormir, dit Smike serrant la main que lui présentait son ami.

— Vous n’êtes donc pas bien ? » répliqua Nicolas.

Smike s’empressa de répondre qu’il était mieux au contraire, bien mieux.

« Alors, pourquoi donc vous abandonner à ces accès de mélancolie ? lui demanda Nicolas avec douceur ; ou pourquoi ne pas nous en dire au moins la cause ? Vous n’étiez pas comme ça, Smike !

— C’est vrai, je m’en aperçois moi-même, répliqua-t-il. Je vous en dirai la raison quelque jour, mais pas aujourd’hui. Je m’en veux moi-même : vous êtes tous si bons, si bienveillants pour moi ; mais je ne peux pas m’en empêcher, j’ai le cœur si plein… Vous ne savez pas tout ce que j’ai dans le cœur ! »

Il tordit la main de Nicolas avant de la lui rendre, et, jetant un coup d’œil attendri sur le frère et la sœur, debout devant lui et se tenant par le bras, comme s’il y avait dans l’image de leur mutuelle affection quelque chose qui touchait profondément son âme, il se retira dans sa chambre, où ce fut bientôt la seule créature qui veillât encore sous ce toit paisible.