Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/51

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 273-286).

CHAPITRE XIX.

Au moment où le complot de M. Ralph Nickleby et de son ami touche au succès, la mèche est éventée par un tiers qu’ils n’avaient pas admis dans leur confidence.

Dans une vieille maison, horriblement sombre et poudreuse, qui semblait être tombée en décrépitude avec son maître, et avoir pris avec lui les rides et le teint jaunâtre de la vieillesse, à force de la tenir cachée à la lumière du jour, comme lui à force de tenir son argent caché dans ses coffres, demeurait Arthur Gride. On y voyait rangées, dans un ordre monotone, le long des murs obscurs, de vieilles chaises et de vieilles tables qui n’avaient pas coûté cher de façon, aux formes massives, roides et froides comme des cœurs d’avares. On y voyait des armoires amincies par l’usage, molles et flexibles à force de s’être ouvertes et fermées sur les tiroirs qu’elles renfermaient, tremblotantes au moindre mouvement (sans doute par appréhension et par crainte des voleurs), qui se blottissaient dans des coins sombres d’où elles ne pouvaient projeter d’ombre sur le parquet, et où on aurait dit qu’elles étaient allées se tapir pour se dérober aux regards. Sur l’escalier, une grande pendule toute renfrognée, avec ses longues aiguilles toutes maigres, et sa face affamée, son balancier monotone, dont le tic tac parlait tout bas prudemment, sa sonnerie, dont le timbre faible et languissant, semblable à la voix cassée d’un vieillard, râlait en marquant l’heure, comme un homme qui meurt de faim sur la paille.

N’ayez pas peur qu’il y eût là, auprès du feu, quelque bon canapé pour vous inviter au bien-être et au repos ; il y avait des fauteuils, c’est vrai, mais ils paraissaient mal à leur aise. Ils retroussaient leur bras d’un air soupçonneux et timide, comme des gens qui se tiennent sur leurs gardes. Il y en avait d’autres dont les formes grêles et élancées pouvaient faire croire qu’ils s’étaient redressés de toute leur hauteur pour effaroucher, de leurs regards les plus effrayants, l’imprudent visiteur qui s’aventurerait à les prendre. D’autres, encore, s’appuyaient sur leurs voisins ou s’accotaient, pour se soutenir, contre le mur, peut-être pour déployer, avec une certaine ostentation, toute leur incommodité, ayant l’air de prendre les gens à témoin qu’ils ne valaient pas la peine qu’on y touchât. Les bois de lit, avec leurs pieds lourds, leurs piliers carrés, ressemblaient plutôt à des tombeaux dressés pour les cauchemars de l’insomnie ; leurs rideaux moisis se ramassaient en petits plis les uns contre les autres, pour se communiquer tout bas, de proche en proche, quand ils étaient froissés par le vent, leurs craintes tremblantes sur la sécurité des objets séduisants qui pouvaient tenter les voleurs, dans l’ombre des cabinets voisins soigneusement fermés.

C’est du fond de la chambre la plus triste et la plus affamée de toute cette maison, le temple de la tristesse et de la faim, qu’un beau matin se firent entendre les accents chevrotants de la voix du vieux Gride gazouillant, d’un ton de croque-mort, la queue de quelque chansonnette oubliée :

Tari ta ta,
Jette-moi là
Tes vieux souliers, car je t’épouse.
Toute fille en sera jalouse.

Peut-être n’en savait-il plus que ce refrain dont il répétait encore les notes aiguës et tremblotantes, si un violent accès de toux n’était venu l’obliger à se modérer et à poursuivre en silence les soins dont il était en ce moment occupé.

Ces soins consistaient à tirer, des planches d’une garde-robe vermoulue, quantité de hardes malpropres, l’une après l’autre ; à leur faire subir un examen soigneux et minutieux, en les tenant devant ses yeux contre le jour ; puis, après les avoir remises exactement dans leurs plis, il les rangeait dans l’un des deux tas qu’il avait faits près de lui. Il se gardait bien de jamais prendre à la fois, dans l’armoire, deux articles de toilette ; il ne les prenait qu’à mesure, un par un, et ne manquait pas de fermer la porte de la garde-robe et de tourner la clef à chaque visite nouvelle qu’il faisait à ses planches.

« L’habit tabac ! dit Arthur Gride en inspectant un habit usé jusqu’à la corde : étais-je bien en couleur tabac ? je ne me rappelle plus. »

En y réfléchissant, il ne parut pas satisfait de ses souvenirs, car il replia ce vêtement, le mit de côté et monta sur une chaise pour en prendre un autre, toujours en chantonnant :

Jeunesse, amour et beauté,
Argent, fraîcheur et santé.
Oh ! l’heureuse épouse !
Toute fille en sera jalouse.

« Je ne vois pas où ils vont toujours chercher la jeunesse dans leurs chansons, dit le vieil Arthur, ce ne peut être que pour le besoin du vers. Après ça, cette chansonnette-ci n’est pas fameuse ; une pauvre petite chanson de campagne qu’on m’a apprise dans mon enfance ; tiens ! mais… un instant ! la jeunesse, ce n’est peut-être pas déjà si bête !… c’est la mariée qu’ils veulent dire… ma foi ! oui, hé ! hé ! hé ! c’est de la mariée qu’ils veulent parler. Ma foi ! c’est excellent, excellent, sans compter que c’est vrai, très vrai. »

Il fut si heureux de cette découverte qu’il recommença le couplet avec un redoublement d’énergie accompagné par instants d’un balancement de tête tout à fait folâtre. « Mais reprenons nos occupations, dit-il.

« Le vert-bouteille, oh ! c’était un fameux habit que le vert-bouteille, sans compter que je l’ai acheté si bon marché au fripier, et encore… hé ! hé ! hé ! c’est qu’il y avait un vieux schelling dans la poche de côté. Quand on pense que le fripier ne s’était pas seulement aperçu qu’il y avait un schelling dedans. Moi, par exemple, je ne l’ai pas manqué ; je m’en étais déjà aperçu en tâtant le drap pour en examiner la qualité. L’imbécile ! et puis il n’est pas mal chanceux ce vert-bouteille, il m’a porté bonheur, dès le premier jour que je l’ai porté : le vieux lord Mallowford a été trouvé brûlé dans son lit, et toutes ses dettes remboursées ; décidément, je veux me marier en vert-bouteille. Peg ! Peg Sliderskew… je mettrai le vert-bouteille. »

À cet appel répété deux ou trois fois d’une voix retentissante, à la porte de la chambre, on vit bientôt paraître une petite vieille mince, terreuse, chassieuse, boiteuse, hideuse, qui, essuyant du coin de son tablier sale sa figure ratatinée, lui demanda à voix basse, comme les sourds n’y manquent jamais :

« Est-ce que vous m’appelez, ou si c’est la pendule qui sonne ? J’ai l’oreille si dure à présent que je n’y connais plus rien ; cependant, quand j’entends du bruit, je sais bien comme de raison que c’est vous qui le faites, puisque, excepté vous, il n’y a jamais âme qui vive dans la maison.

— C’est moi, Peg… moi, dit Arthur Gride en se donnant une tape sur la poitrine pour qu’à défaut du son sa gouvernante pût comprendre le geste.

— Vous ? eh bien ! reprit Peg, qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux me marier en vert-bouteille, cria Arthur Gride.

— C’est bien trop bon pour se marier, maître, répliqua Peg après avoir jeté un coup d’œil sur l’habit. Est-ce que vous n’avez pas quelque chose de plus mauvais que ça ?

— Rien de convenable.

— Comment, pas convenable ? si j’étais que de vous, je porterais mes habits de tous les jours, bravement… hein !

— Ils ne sont pas assez bien, Peg, lui répondit son maître.

— Pas assez quoi ?

— Bien.

— Bien pour quoi ? répliqua Peg d’un ton bourru ; ils seront toujours assez bien pour le vieux qui les porte. »

Arthur Gride marmotta une imprécation contre la surdité de sa gouvernante, et lui cria dans l’oreille :

« Ils ne sont pas assez gaillards ; je veux que tout le monde me regarde pour admirer ma tournure.

— Regarde ! cria Peg ; si elle est aussi jolie que vous dites, elle ne vous regardera pas beaucoup, maître, vous pouvez en être sûr ; et quant à vous faire regarder, que vous soyez jaune, rémoulade, vert-bouteille, bleu de ciel ou carreaux écossais, vous n’y gagnerez pas grand’chose. »

Charmée du compliment consolant qu’elle venait de lui faire, Peg Sliderskew se mit à ramasser l’habillement favorisé d’une préférence par Arthur Gride, le prit en paquet dans ses bras décharnés et resta là à faire des grimaces, à rire du coin de la bouche, à cligner ses yeux humides, comme un de ces marmousets dont le sculpteur s’est amusé à sabrer la figure dans quelque bas-relief fantastique.

« Ah ! vous êtes d’humeur à rire aujourd’hui, à ce qu’il paraît, Peg, lui dit son maître d’assez mauvaise grâce.

— Dam, n’y a-t-il pas de quoi ? reprit la petite vieille, je ne rirai pas toujours, et peut-être même avant peu, s’il vient quelqu’un ici pour me commander en maître, car je suis bien aise de vous le dire, Peg Sliderskew ne se laissera pas monter sur le dos ; il y a trop d’années qu’elle dirige la maison ; mais vous le savez bien, je n’ai pas besoin de vous le dire, cela ne m’irait pas, d’abord ; non, non, ni à vous non plus. Vous n’avez qu’à essayer, et vous serez bientôt ruiné, ruiné, ruiné.

— Dieu ! Dieu ! je n’ai garde de l’essayer jamais, dit Arthur Gride effrayé rien que d’entendre prononcer ce mot : du diable si j’essaye ! Ce ne serait déjà pas si difficile de me ruiner ; il faut, au contraire, que nous redoublions de soins, d’économie, car nous allons avoir une bouche de plus dans la maison ; seulement, il ne faut pas…, il ne faut pas que notre économie aille jusqu’à lui faire perdre sa bonne mine, car j’ai bien du plaisir à la voir comme cela.

— Prenez garde, vous pourriez bien finir par trouver que les bonnes mines coûtent cher, repartit Peg en remuant son index d’un air prophétique.

— Mais vous ne savez donc pas qu’elle peut gagner de l’argent par elle-même ? dit Arthur Gride examinant avec attention l’effet que cette communication allait produire sur la physionomie de la vieille ; elle sait dessiner, peindre, confectionner toutes sortes de jolies petites choses pour orner les chaises et les fauteuils ; elle sait faire des pantoufles, Peg, des cordons de montre, des chaînes en cheveux, mille et mille petites bagatelles élégantes dont je ne serais pas même capable de vous réciter tous les noms ; et puis elle sait jouer du piano (qui plus est, c’est qu’elle en a un), elle chante comme un petit oiseau. Sa toilette et son entretien ne coûteront pas cher, allez, Peg ; ne pensez-vous pas comme moi ?

— Sans doute, si vous ne vous laissez pas attraper, répliqua Peg.

— Attraper ! moi ! s’écria Arthur, sachez bien que votre vieux maître, Peg, ne se laisse pas comme cela attraper par de jolis minois : non pas, non pas, ni par de vieilles laiderons non plus, madame Sliderskew, ajouta-t-il à voix basse en manière de monologue.

— Je ne sais ce que vous dites là entre vos dents, dit Peg, mais je vois bien que c’est quelque chose que vous ne voulez pas que j’entende.

— Sapristi ! il faut que cette femme-là ait le diable au corps, » marmotta son bourgeois ; puis il se hâta d’ajouter bien haut avec un regard caressant qui ne le rendait pas plus beau : « Je disais que je m’en rapportais entièrement à vous pour mes intérêts, Peg, voilà tout.

— Eh bien ! répliqua Peg satisfaite, vous n’avez qu’à vous en rapporter à moi et ne plus vous inquiéter de rien.

— Oui, va-t’en voir s’ils viennent, » pensa Arthur Gride en lui-même ; mais s’il le pensa, il eut bien soin de ne pas seulement remuer les lèvres ; la vieille s’en serait aperçu. Encore n’était-il pas bien rassuré ; il avait peur qu’elle ne lût jusqu’au fond de ses pensées mêmes ; aussi lui lança-t-il encore une œillade câline en lui disant :

« Il y a des points à faire dans le vert-bouteille ; vous prendrez pour le coudre de la soie noir première qualité ; vous en achèterez un écheveau. L’habit a besoin aussi de quelques boutons neufs et frais. Ah ! une bonne idée, Peg ! je suis sûr d’avance qu’elle vous plaira. Comme je n’ai encore rien donné à ma fiancée, et que les petites filles aiment ces attentions-là, vous frotterez un peu ce collier étincelant que j’ai là-haut, pour que je le lui donne le jour de ses noces. Quel bonheur de l’arrondir moi-même autour de son charmant petit cou ! Mais, par exemple, je le lui reprendrai le lendemain. Hé ! hé ! hé ! Je le mets sous clef, et puis ni vu ni connu : qui est-ce qui sera attrapé de nous deux, elle ou moi, je vous le demande, Peg ? »

Ce plan ingénieux parut tout à fait du goût de Mme Sliderskew, et elle en exprima sa satisfaction par une suite de contorsions et de tortillements de corps et de tête qui n’étaient pas pour ajouter à ses charmes naturels, et qu’elle continua jusqu’à ce qu’elle eut passé le pas de la porte. Là, sa physionomie changea en un tour de main pour prendre une expression aigre et méchante, et, entre ses mâchoires de travers, elle murmura de tout son cœur des malédictions contre la future Mme Gride, tout en remontant l’escalier presque à quatre pattes et en s’arrêtant à chaque marche pour reprendre sa respiration.

« La vieille sorcière ! dit Arthur Gride quand il se vit seul ; heureusement qu’elle est très-sobre et très-sourde ; sa nourriture ne me coûte presque rien ; quant à écouter aux portes, il n’y a pas de danger, elle n’entendrait rien. C’est une femme charmante… pour ce que j’en veux faire ; c’est une vieille gouvernante de maison très-discrète et qui vaut son pesant de… cuivre. »

Après avoir ainsi chanté les mérites de sa domestique, le vieil Arthur retourna au refrain de sa chansonnette, puis, ayant mis de côté l’habit décidément destiné à faire valoir ses formes gracieuses, le jour prochain des noces, il replaça les autres avec le même soin qu’il avait mis à les prendre, dans les coins humides où ils reposaient en silence depuis bien des années.

En entendant sonner à la porte, il se dépêcha de terminer cette opération et de fermer l’armoire. Quoiqu’il n’y eût pas besoin de se presser beaucoup, car la discrète Marguerite entendait rarement la sonnette et ne reconnaissait qu’il y avait quelqu’un à la porte que lorsque, par hasard, elle jetait un coup d’œil égaré au plafond de la cuisine, et qu’elle voyait branler le battant, cependant, quelques moments après, Marguerite entra en boitillant suivie de Newman Noggs.

« Ah ! monsieur Noggs, cria Arthur Gride en se frottant les mains ; mon bon ami monsieur Noggs, quelle nouvelle m’apportez-vous ? »

Newman, la figure immobile et impassible, l’œil fixe, puisqu’il ne pouvait pas bouger, lui répondit en lui mettant un billet dans la main :

« Une lettre de M. Nickleby, le porteur attend la réponse.

— Ne voudriez-vous pas prendre… ?

Newman leva les yeux, tout alléché, en faisant claquer ses lèvres.

« Une… chaise ? dit Arthur Gride.

— Non, répondit Newman ; merci. »

Arthur ouvrit la lettre d’une main tremblante, en dévora le contenu avec une avidité sans pareille, la relut plusieurs fois, toujours avec un rire étouffé. Il n’avait pas le courage de la quitter des yeux. Enfin, il la lut et relut tant de fois, que Newman crut devoir lui rappeler qu’il était là à l’attendre.

« Réponse, dit-il ; le porteur attend.

— C’est vrai, répliqua le vieil Arthur ; oui, oui, ma foi, je l’avais presque oublié.

— Je voyais bien que vous l’oubliiez, dit Newman.

— Vous avez bien fait de m’en faire ressouvenir, monsieur Noggs, vraiment oui, dit Arthur. Je vais écrire deux mots ; vous me voyez… vous me voyez… un peu agité, monsieur Noggs, c’est que la nouvelle est…

— Mauvaise ? interrompit Newman.

— Non, monsieur Noggs, je vous remercie, bonne, bonne, au contraire ; la meilleure nouvelle du monde. Je vais prendre une plume et de l’encre pour écrire deux mots de réponse ; je ne veux pas vous retenir longtemps ; je sais, monsieur Noggs, que vous êtes un vrai trésor pour votre maître, et qu’il ne peut se passer de vous ; aussi, quand il parle de vous, c’est dans des termes qui vous étonneraient vous-même. C’est comme moi, je vous prie de croire, je n’en parle pas autrement non plus.

— Oui, se dit Newman en le voyant sortir pour chercher son écritoire, je me le rappelle bien ; je donne M. Noggs au diable de tout mon cœur, voilà comment vous en parlez. »

Gride, en sortant, avait laissé tomber la lettre par terre ; Newman, poussé par la curiosité de savoir la tournure que prenait le complot dont il avait entendu dresser le plan du fond de son armoire, commença par regarder avec soin si personne ne pouvait le voir, puis la ramassa et lut rapidement ce qui suit :

« Gride,

J’ai revu Bray ce matin, et, selon votre désir, j’ai proposé de faire le mariage après-demain. Il n’y a pas d’objection de sa part, quant à elle, elle ne tient pas à un jour plus qu’à l’autre. Nous nous y rendrons ensemble : soyez chez moi à sept heures du matin ; je n’ai pas besoin de vous recommander de l’exactitude.

« En attendant, suspendez vos visites à la fille : vous les avez renouvelées dans ces derniers temps plus que de raison ; vous savez bien qu’elle ne brûle pas précisément de vous voir ; vous faisiez là une imprudence. Contenez, si vous pouvez, votre ardeur juvénile quarante-huit heures encore, et laissez-la seule avec son père : vous ne feriez que défaire ce qu’il fait, et ce serait dommage, car il s’en acquitte bien.

« Votre très-humble,

« Ralph Nickleby. »

En entendant les pas de Gride, qui revenait, Newman laissa retomber la lettre au même endroit, et, pour mieux l’y fixer, donna dessus un bon coup de talon, puis il se hâta de retourner sur sa chaise d’une seule enjambée, prenant un air aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Arthur Gride, après avoir regardé avec inquiétude autour de lui, vit par terre la lettre qu’il cherchait, la ramassa, s’assit à son bureau pour écrire, regardant du coin de l’œil Newman Noggs, qui regardait lui-même le mur d’en face avec une attention si remarquable qu’Arthur en fut tout alarmé.

« Est-ce que vous voyez-là quelque chose de particulier, monsieur Noggs ? » dit Arthur essayant de suivre la direction des yeux de Newman.

Peine perdue ! c’était une chose impossible et que jamais personne n’avait pu faire.

« Oh ! rien, une toile d’araignée, répliqua Newman.

— Oh ! voilà tout ?

— Non, il y a une mouche dedans.

— Il n’en manque pas ici de toiles d’araignées, repartit Arthur Gride.

— C’est comme chez nous, répondit Newman, ni de mouches non plus pour s’y prendre. »

Newman parut enchanté de cette repartie, et, pour célébrer son succès, il se mit, au grand désagrément des nerfs d’Arthur Gride, à tirer de ses doigts une foule de craquements dans les jointures, qu’on aurait pu prendre, avec un peu de bonne volonté, pour une charge de mousqueterie dans le lointain. Arthur finit pourtant par pouvoir achever sa lettre à Ralph, et la remit en mains propres à l’excentrique messager de son noble ami.

« Voilà, monsieur Noggs, dit Gride. »

Newman le salua d’un signe de tête, mit la lettre dans son chapeau et s’en allait, lorsque Gride, qui, dans l’enthousiasme de son bonheur, ne connaissait plus rien, lui fit signe de revenir sur ses pas, et lui dit tout bas d’une voix perçante avec un ricanement qui lui rida toute la face au point de lui cacher presque les yeux :

« Voulez-vous…, voulez-vous prendre une petite goutte de quelque chose, seulement pour y goûter ? »

Qu’Arthur Gride eût offert à Newman de boire ensemble un petit coup d’amitié (et il en était bien incapable), Newman n’aurait pas voulu à ce titre accepter de lui le vin le plus généreux. Mais ici c’était un ladre qui proposait dans l’espérance d’être refusé, et Newman ne fut pas fâché de lui jouer un mauvais tour en acceptant tout net, pour voir un peu ce qu’il dirait, et pour le punir à sa manière.

Arthur Gride, pris au piège, s’approcha donc de l’armoire. Il y avait une tablette chargée de grandes chopes flamandes et de bouteilles curieuses, les unes avec des goulots longs comme des cous de cigogne, les autres avec de gros ventres hollandais et de petits goulots apoplectiques : c’est là qu’il prit une bouteille poudreuse d’assez bonne mine, avec deux verres d’une petitesse microscopique.

« Vous n’avez jamais goûté de cela, dit-il, c’est de l’eau d’or. Je l’aimerais rien que pour son nom. Nom délicieux ! de l’eau d’or ! Dieu de Dieu ! n’est-ce pas péché d’en boire ? »

Et en effet le cœur avait l’air de lui manquer à cette pensée. Il s’amusait avec le bouchon de manière à laisser craindre que tout cela ne finît par remettre la bouteille en place sans y toucher. Newman en eut la peur : il prit un des petits verricules, et le toqua deux ou trois fois contre la bouteille, comme pour rappeler doucement à l’autre qu’il ne lui avait encore rien donné. Arthur poussa un profond soupir avant de consommer le sacrifice, le remplit lentement, non pas jusqu’au bord pourtant, puis remplit le sien à son tour.

« Un instant ! un instant ! Ne buvez pas encore, dit-il en arrêtant la main de Newman prêt à boire. Vous voyez bien, voilà vingt ans qu’on m’en a fait cadeau, et quand j’en prends une goutte, ce qui m’arrive très… très-rarement, j’aime à y réfléchir auparavant, pour taquiner ma soif. Voyons ! porterons-nous une santé ? Oui, c’est cela, nous allons porter une santé, n’est-ce pas, monsieur Noggs ?

— Ah ! dit Newman impatienté du retard et surtout de l’exiguïté du verre, dépêchons-nous : le porteur attend.

— Mais, je vais vous dire, nous allons boire ; hé ! hé ! hé ! à la santé d’une dame.

— Des dames ? dit Newman.

— Non pas, monsieur Noggs, non pas ; d’une dame. Vous êtes étonné de m’entendre dire d’une dame ; je vois bien que vous êtes étonné. Eh bien ! c’est de la petite Madeleine. Voici mon toast, monsieur Noggs : à la petite Madeleine !

— À Madeleine ! dit Newman ajoutant en lui-même, par restriction mentale : « que Dieu la protège ! »

La promptitude et l’indifférence avec laquelle Newman expédia sa ration d’eau d’or frappèrent le vieil Arthur d’une si profonde surprise qu’il ne pouvait en revenir, et restait là à le regarder, la bouche ouverte, sans avoir la force de respirer. Newman n’eut seulement pas l’air de s’en apercevoir et le laissa savourer son nectar à son aise, ou le reverser dans la bouteille, par réflexion, si cela lui convenait, et partit, après avoir offensé mortellement la dignité de Peg Sliderskew, en la bousculant dans le corridor, sans seulement crier gare.

M. Gride et sa gouvernante ne furent pas plutôt seuls qu’ils se formèrent immédiatement en petit comité exécutif pour discuter et régler tous les points de la réception qui serait faite à la jeune fiancée. Mais les comités, en général, dans leurs délibérations, sont si longs et si ennuyeux, que celui-là pourrait bien ne pas être plus amusant que les autres. Nous ferons donc mieux de sortir avec Newman Noggs et de nous attacher à ses pas. Aussi bien nous aurions été toujours obligés de le faire, car la nécessité nous presse, et nécessité n’a pas de loi ; tout le monde sait cela.

« Vous avez été bien longtemps, dit Ralph à Newman de retour.

— C’est lui qui a été bien longtemps, répliqua Newman.

— Bah ! cria Ralph impatienté. Voyons ! donnez-moi sa lettre, si vous en avez une ; sa réponse, en tout cas ; et surtout, restez : j’ai deux mots à vous dire, monsieur. »

Newman lui remit la lettre, et prit l’air le plus vertueux et le plus innocent, pendant que son patron en brisait le cachet et y jetait les yeux.

« Il ne manquera pas de venir ! marmotta Ralph en la déchirant en mille morceaux ; belle nouvelle, ma foi ! c’est bien la peine de me dire cela. Noggs ! quel était, je vous prie, monsieur, l’homme avec lequel je vous ai vu dans la rue hier au soir ?

— Je ne le connais pas.

— Vous ferez bien de vous en rafraîchir la mémoire, monsieur, dit Ralph d’un air menaçant.

— Quand je vous dis, répliqua Newman hardiment, que je ne le connais pas. Il est venu ici deux fois demander après vous : vous n’y étiez pas. Il est revenu : vous l’avez mis à la porte, vous-même. Il a dit s’appeler Brooker.

— Je sais bien tout cela, dit Ralph ; mais après ?

— Mais après ? Eh bien, il a rôdé autour de la maison ; il m’a suivi dans la rue. Tous les soirs il vient me tourmenter pour que je lui donne les moyens de se trouver avec vous, face à face, comme il prétend s’y être trouvé déjà une fois, il n’y a pas encore longtemps. Il veut, dit-il, vous voir seulement face à face, et alors vous ne demanderez pas mieux que de l’entendre jusqu’au bout, toujours à ce qu’il dit.

— Et que répondez-vous à cela ? demanda Ralph jetant un coup d’œil perçant à son souffre-douleur.

— Que cela ne me regarde pas ; que je ne veux pas l’introduire chez vous ; qu’il n’a qu’à vous attraper dans la rue, si c’est là tout ce qu’il demande. Mais non, il ne veut pas de cela : vous refuseriez de l’écouter comme cela, à ce qu’il dit. Il faut qu’il vous tienne seul dans une chambre, la porte fermée à clef, à vous parler sans crainte, et alors il vous fera bien changer de ton, et vous forcera bien à l’écouter patiemment.

— L’impudent gredin ! murmura Ralph entre ses dents.

— Je n’en sais pas davantage, dit Newman, et je vous répète que je ne le connais pas. Peut-être lui-même n’en sait-il pas plus là-dessus que vous, qui pourriez bien le connaître mieux que personne.

— Je ne dis pas non, répliqua Ralph.

— Eh bien ! répliqua Newman de mauvaise humeur, ce n’est pas une raison pour me dire que je le connais, voilà tout. Vous allez peut-être aussi me demander pourquoi je ne vous en ai jamais parlé auparavant : avec cela que je serais bien reçu à vous conter tout ce qu’on dit de vous ! Quand, par hasard, cela m’arrive, qu’est-ce que j’y gagne ? que vous m’appelez un âne, une brute, et que vous prenez feu comme un dragon volant. »

Tout cela était exact, et Newman avait fait preuve d’adresse en allant au-devant d’une question qui était en effet déjà sur les lèvres de Ralph.

« C’est un fainéant, un sacripant, dit celui-ci, un vagabond qui s’est échappé de Botany Bay, où il faisait un voyage pour ses crimes ; un coquin qu’on aura lâché pour qu’il allât se faire pendre ailleurs ; un filou qui a l’audace de se frotter à moi, quoiqu’il sache bien que je le connais. La première fois qu’il viendra vous ennuyer, mettez-le entre les mains de la police, comme essayant d’extorquer de l’argent par des mensonges et des menaces, entendez-vous ? et après cela je m’en charge ; je l’enverrai se rafraîchir les talons un bon bout de temps au cachot, et je vous réponds qu’il sortira de là doux comme un mouton ; vous m’entendez bien, n’est-ce pas ?

— Oui ! dit Newman.

— Eh bien ! répondit Ralph, n’y manquez pas ; je vous donnerai quelque chose. Vous pouvez vous en aller. »

Newman profita de la permission, et revint s’enfermer dans son petit bureau, où il resta tout le jour occupé de sérieuses réflexions. Le soir, quand il fut libre, il courut à la Cité, reprendre son ancien poste, derrière la pompe, pour voir sortir Nicolas ; car Newman Noggs avait son amour-propre, et ne se sentait pas le courage d’aller se présenter chez les frères Cheeryble dans l’accoutrement misérable qu’il était réduit à porter, pour s’annoncer comme l’ami de leur protégé.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il y était, quand il eut le plaisir de voir arriver Nicolas. Aussitôt, il sortit de son embuscade pour aller au-devant de lui. Nicolas, de son côté, ne fut pas moins charmé de sa rencontre, car il y avait quelque temps qu’il ne l’avait vu ; ils se serrèrent la main avec chaleur.

« Justement, je pensais à vous à l’instant même, dit Nicolas.

— Cela se trouve bien : vous voyez que j’en faisais autant ; je n’ai pas pu m’empêcher de venir vous trouver ce soir. Je voulais vous dire que je me crois sur la voie de quelque découverte.

— Et qu’est-ce que ce peut être ? répliqua Nicolas en souriant à cette singulière communication.

— Je ne sais pas ce que c’est ou ce que ce n’est pas, dit Newman, mais c’est un secret où votre oncle est intéressé. Malheureusement je n’ai pas encore pu découvrir comment, quoique j’aie là-dessus des soupçons très positifs ; mais je ne veux pas vous en donner encore connaissance, de peur que cela ne vous fasse de la peine.

— À moi ! de la peine ! cria Nicolas ; est-ce que j’y suis intéressé ?

— Je crois que oui, répliqua Newman ; je me suis fourré dans la tête que vous devez y être intéressé. J’ai rencontré un homme qui en sait plus long qu’il ne veut en dire, et il m’a déjà lâché quelques demi-confidences qui me tourmentent… mais bien fort, dit Newman en se grattant le nez de manière qu’il devint pourpre de rouge qu’il était, et en fixant les yeux sur Nicolas pendant ce temps-là de toute sa force. »

Étonné de le voir devenu tout à coup si mystérieux, Nicolas lui fit une foule de questions pour tirer de lui quelque chose, mais en vain ; il fut impossible d’obtenir de Newman le moindre éclaircissement. C’était toujours la même répétition : combien il était inquiet et perplexe ! combien il fallait de précaution ! comment Ralph, ce renard aux yeux de lynx, l’avait déjà vu dans la compagnie d’un correspondant inconnu ; toute la peine qu’il avait eue à le dérouter par une extrême discrétion dans ses manières et une grande habileté dans ses réponses ; heureusement qu’il était sur ses gardes, et que, dès l’origine, il s’était préparé à cette lutte de finesse.

Nicolas n’avait pas oublié les goûts de son compagnon, et il suffisait de voir son nez pour les connaître : c’était comme un fanal placé sur sa figure pour en avertir les passants. Il l’attira donc dans une petite taverne borgne, où il se mit à repasser avec lui l’origine et les progrès de leur intimité, reprenant un à un, comme cela se fait souvent, les petits incidents les plus intéressants qui l’avaient signalée ; c’est ainsi qu’ils arrivèrent à la mystification de l’affaire Cécilia Crevisse.

« À propos ! dit Newman, cela me rappelle que vous ne m’avez jamais dit le vrai nom de votre dulcinée.

— Madeleine ! cria Nicolas.

— Madeleine ! s’écria aussi Newman ; quelle Madeleine ? son autre nom ?… Voyons ! quel est son autre nom ?

— Bray, dit Nicolas tout étonné de cette ardeur de questions.

« C’est cela même ! cria Newman. Diable ! ça va mal. Comment aussi restez-vous là à vous croiser les bras, à regarder faire ce mariage abominable, sans faire rien seulement pour essayer au moins de la sauver ?

— Que voulez-vous dire ? s’écria Nicolas bondissant. Un mariage ! êtes-vous fou ?

— Il y en a un de nous deux qui est fou. Qui sait si ce n’est pas elle qui est folle ? Mais vous êtes donc aveugle, sourd, paralysé, mort et enterré ? dit Newman. Vous ne savez donc pas que, dans vingt-quatre heures, grâce à votre oncle Ralph, elle va épouser un homme qui ne vaut pas mieux que lui, pire encore si c’était possible ? Vous ne savez donc pas que, dans vingt-quatre heures, elle va être sacrifiée, aussi sûr que vous êtes là vivant devant moi, à un vieux coquin, un vrai fils du diable, qui en remontrerait à son père ?

— Faites attention à ce que vous dites, répliqua Nicolas. Au nom du ciel ! faites-y attention. Je suis tout seul à Londres ; je n’ai pas là le secours des personnes qui pourraient lui tendre la main dans le naufrage ; ils sont partis loin d’ici. Voyons ! qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je n’avais jamais entendu prononcer son nom, dit Newman suffoqué. Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ? Comment pouvais-je le savoir ? Au moins nous aurions eu le temps de nous retourner.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? » criait toujours Nicolas.

Il ne fut pas facile de lui arracher ce qu’il voulait dire. Pourtant enfin, après une grande quantité de pantomimes des plus étranges qui n’éclaircissaient rien, Nicolas, qui n’était guère moins exaspéré que Newman, le mit de force sur son siège et de force l’y retint jusqu’à ce qu’il eût conté son conte.

La rage, la surprise, l’indignation, toutes les passions déchaînées entrèrent en foule dans le cœur du malheureux, à mesure qu’il entendit dérouler tous les détails du complot. Et il ne les eut pas plutôt entendus jusqu’au bout qu’il partit comme un trait, pâle comme la mort et tremblant comme la feuille.

Newman courut à sa poursuite, car il craignait quelque éclat.

« Arrêtez ! criait-il, arrêtez ! il va faire un mauvais coup ! Il va assassiner un homme ! Holà ! eh ! arrêtez ! au voleur ! arrêtez le voleur ! »