Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/55

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Traduction par Paul Lorain.
Hachette (tome 2p. 334-347).

CHAPITRE XXIII.

Affaires de famille, soucis, espérances, désappointements et chagrins.

Quoique Nicolas et sa sœur eussent mis Mme Nickleby au courant de tous les détails qu’ils pouvaient connaître de l’histoire de Madeleine Bray ; quoiqu’on lui eût bien expliqué la responsabilité particulière de son fils dans cette affaire, et qu’on l’eût même préparée d’avance à la possibilité qu’elle eût à recevoir chez elle cette jeune demoiselle, tout improbable que dût paraître la chose quelques minutes encore avant l’événement ; cependant, depuis le moment où elle avait reçu cette confidence, la veille au soir, elle était restée absorbée dans un état de déplaisir et de profonde mystification, contre lequel venaient échouer toutes les représentations et les raisonnements, et qui ne fit que s’aggraver de plus en plus à chaque monologue, à chaque réflexion nouvelle.

« Mais, au nom du ciel, Catherine, disait la bonne dame, si les MM. Cheeryble ne veulent pas qu’on marie cette fille, pourquoi ne font-ils pas passer un bill contre le lord chancelier ? pourquoi ne pas constituer à la demoiselle une protection juridique ? pourquoi ne pas l’enfermer provisoirement en prison pour plus de sûreté ?… J’en ai vu cent fois des exemples dans le journal… Ou s’il est vrai qu’ils l’aiment autant que le dit Nicolas, pourquoi ne l’épousent-ils pas eux-mêmes… l’un d’eux seulement, bien entendu ? Et même, en supposant que, tout en voulant empêcher ce mariage, ils ne veuillent pas l’épouser eux-mêmes, pourquoi, je vous prie, faire de Nicolas un chevalier errant occupé à courir le monde, pour faire rompre les bans des gens ?

— Je crains, chère maman, répondit doucement Catherine, que vous ne compreniez pas bien la situation.

— Bien ! ma fille, grand merci de votre politesse, répliquait Mme Nickleby ; il me semble pourtant que j’ai été mariée moi-même, et que j’en ai vu marier d’autres. Ah ! je ne comprends pas ! à la bonne heure !

— Je sais bien, chère maman, reprenait Catherine, que vous avez acquis une grande expérience, et ne la mets pas en doute ; je veux dire seulement que, peut-être dans cette affaire, vous ne comprenez pas parfaitement toutes les circonstances ; et c’est notre faute : nous ne vous les avons sans doute pas bien expliquées.

— Pour cela, vous avez bien raison, repartit la mère sèchement ; il est très probable que vous m’avez mal renseignée ; je n’en suis pas responsable, j’espère. Pourtant, comme ces circonstances dont vous parlez sont assez claires par elles-mêmes, je prendrai la liberté, ma mie, de vous dire que je les comprends à merveille, quelle que soit l’opinion contraire que vous puissiez en avoir, vous et Nicolas. Ne semble-t-il pas que tout soit perdu parce que cette demoiselle Madeleine va épouser quelqu’un de plus âgé qu’elle ! Est-ce que votre pauvre papa n’était pas plus âgé que moi ? et de quatre ans et demi encore ! Jeanne Dibabs… vous savez bien, les Dibabs qui demeuraient dans cette jolie petite maison blanche à un étage, recouverte de chaume et toute tapissée de lierre et de plantes grimpantes, avec un charmant petit portail garni de chèvrefeuille et de toute sorte de choses ? Vous vous rappelez même que souvent les perce-oreilles tombaient dans votre thé, le soir pendant l’été, et, quand une fois ils étaient tombés sur le dos dans la tasse, ils remuaient les pattes à faire trembler ? Vous rappelez-vous aussi comme les grenouilles venaient quelquefois se glisser jusque dans les lanternes en toile métallique, quand on y passait la nuit, et montaient tout du long pour vous regarder par les petits trous, comme des chrétiens ?… Eh bien ! donc, cette Jeanne Dibabs, elle a bien épousé un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et de son plein gré, en dépit de tout ce qu’on a pu lui dire pour l’en détourner, et elle en était éprise plus qu’on ne peut dire. On n’a pas fait tant de bruit de Jeanne Dibabs, et cela n’a pas empêché que son mari ne fût un homme excellent, honorable, et dont personne ne disait que du bien. Pourquoi donc alors faire tant de bruit du mariage de cette Mlle Madeleine ?

— Son mari est bien plus âgé, il n’est pas du tout de son goût, et le caractère de l’homme est exactement le contraire de celui que vous venez de décrire, disait Catherine ; jugez, ma mère, s’il y a la moindre ressemblance. »

À cela, Mme Nickleby se contentait de répondre qu’elle savait bien qu’elle n’avait pas de bon sens ; que ce serait bien sa faute si elle ne le savait pas ; que ses enfants le lui répétaient assez tous les jours, sur tous les tons ; qu’à la vérité, à raison de ce qu’elle était un peu leur aînée, il y avait des gens assez simples pour croire peut-être qu’elle devait raisonnablement en savoir plus long qu’eux ; mais non, elle savait bien que c’était elle qui avait tort, toujours tort ; elle ne pouvait pas avoir raison, il n’y avait que ses enfants qui avaient toujours raison, et elle n’avait rien de mieux à faire que d’être toujours de leur avis. Pendant une heure de suite, toutes les concessions, toutes les déférences de Catherine n’obtinrent d’autre réponse : « Oh ! certainement ! pourquoi me demander quelque chose, à moi ?… On sait bien que mon opinion, à moi, ne tire pas à conséquence… Qu’importe ce que je puis en dire, moi ? »

Et quand elle voulait se donner l’air d’être trop résignée pour rien dire, elle se contentait d’exprimer les mêmes sentiments en hochant la tête, en levant les yeux en l’air, en commençant de petits gémissements qu’elle terminait, pour les dissimuler, en une petite toux. Elle en était encore là lorsque Nicolas et Catherine revinrent avec l’objet de leur tendre sollicitude. Satisfaite alors d’avoir suffisamment établi son importance, à ce qu’il lui semblait, par son abnégation prétendue ; prenant, d’ailleurs, au fond un intérêt véritable aux épreuves de cette jeune et belle victime, non seulement elle se mit à déployer toute son activité et tout son zèle, mais elle crut qu’il y allait de son honneur de louer hautement la conduite de son fils, et ne cessa de déclarer, avec un coup d’œil expressif, qu’il était bien heureux que les choses fussent comme elles étaient, et de faire entendre qu’elles ne se seraient jamais passées comme cela sans ses encouragements et ses conseils.

Sans rechercher si Mme Nickleby avait ou non une grande part dans le succès de cette affaire, il est du moins hors de doute qu’elle eut tout lieu de s’en applaudir. Les frères Cheeryble, à leur retour, donnèrent tant d’éloges à Nicolas pour ses soins intelligents, et montrèrent tant de joie du changement heureux qui leur rendait leur jeune favorite après des épreuves si cruelles et des dangers si menaçants, qu’à partir de ce moment, comme elle le répéta souvent à sa fille, la fortune de la famille lui parut faite, ou c’était tout comme. M. Charles Cheeryble, dans ses premiers transports de surprise et de joie, le lui avait dit positivement ou à peu près. Aussi, sans s’expliquer davantage sur la portée de ces mots un peu ambigus, elle ne revenait jamais sur ce sujet qu’elle ne prît un air de mystère et d’importance et ne se livrât à des visions d’opulence, de grandeur et de dignité, dont les formes vagues et nébuleuses ne l’empêchaient pas d’être alors aussi heureuse que si la fortune eût réellement donné un établissement solide à ses rêves de magnificence et de splendeur.

Quant à Madeleine, le choc terrible et soudain qu’elle venait de recevoir, mêlé à sa grande affliction et à ses longues souffrances, avait porté un rude coup à ses forces. Elle ne sortit de l’état de stupeur où l’avait plongée d’abord, pour son bonheur, la mort de son père, que pour tomber dans une fièvre aiguë et dans une maladie dangereuse. Quand les facultés physiques, toutes délicates qu’elles peuvent être, se trouvent en face d’une crise qui les excite, elles puisent dans l’énergie de l’esprit une vigueur surnaturelle qui les soutient ; mais le courage passe avec le danger, les forces succombent, et alors leur degré de prostration ne peut se mesurer que sur l’étendue des efforts qu’il leur a fallu faire. Aussi le mal de Madeleine, au lieu d’être d’une nature légère et passagère, alla jusqu’à menacer sa raison et sa vie même.

Comment, dès les premiers progrès d’une lente convalescence, après une maladie si grave et si dangereuse, n’aurait-elle pas été touchée des attentions incessantes d’une garde aussi soigneuse, aussi tendre que l’était Catherine ? Cette voix prudente et adoucie, ce pas discret dans la chambre, cette main délicate dans ses soins, ces mille petits services de l’amitié rendus à chaque instant sans trouble et sans bruit, que nous sentons si vivement quand nous sommes malades, quoique nous ne les oubliions que trop vite après, sur qui pouvaient-ils faire une impression plus profonde que sur un jeune cœur qui débordait de tous ces sentiments d’affection vive et pure, le trésor d’une femme ? sur un cœur presque étranger, jusque-là, aux caresses et au dévouement de son propre sexe, à moins qu’il ne l’eût deviné par lui-même ? sur un cœur rendu, par le malheur et la souffrance, plus avide encore d’une sympathie si longtemps inconnue, si longtemps souhaitée vainement ? Ne nous étonnons donc pas que les premières heures qui les unirent valussent des années entières d’épreuve pour leur amitié. Ne nous étonnons pas que chaque heure de convalescence doublât la force de leurs épanchements, lorsque Catherine, émue en racontant le passé à sa malade reconnaissante, un passé de quelques semaines qui paraissait vieux comme un siècle, prodiguait les éloges de son enthousiasme à la conduite de son frère bien-aimé. Faudrait-il même s’étonner que ces éloges trouvassent un écho rapide dans le sein de Madeleine, et qu’en voyant si souvent l’image de Nicolas retracée jusque dans les traits de sa sœur, elle finît par ne plus les séparer dans sa pensée, et qu’elle eût elle-même quelquefois de la peine à démêler au fond de son cœur la différence des sentiments qu’elle éprouvait pour l’un et l’autre, mêlant, à son insu, à sa gratitude pour Nicolas quelque chose de l’affection plus tendre qu’elle avait vouée à Catherine ?

« Ma chère amie, disait Mme Nickleby en entrant dans la chambre avec une précaution étudiée, faite pour agacer les nerfs d’un malade cent fois plus que l’arrivée d’un carabinier au grand galop, comment vous trouvez-vous ce soir ? Vous allez mieux, j’espère ?

— Presque bien, maman, se hâtait de répondre Catherine, en posant son ouvrage pour prendre dans sa main la main de Madeleine.

— Catherine, reprenait Mme Nickleby d’un ton de reproche, ne parlez donc pas si haut. » Et la bonne dame avait une manière de parler tout bas qui aurait glacé le sang d’un hercule dans ses veines.

Catherine acceptait tranquillement ce reproche immérité, et Mme Nickleby, qui faisait craquer toutes les planches du parquet et voltiger tous les rideaux en marchant doucement à sa manière, sur la pointe du pied :

« Mon fils Nicolas, ajoutait-elle, vient de rentrer à l’instant, et je viens moi-même, comme d’habitude, ma chère, savoir de votre propre bouche, avec exactitude, comment vous vous trouvez, car il ne s’en rapporterait pas à moi, il veut que ce soit de vous que je tienne mes nouvelles.

— Il est rentré plus tard que d’habitude ce soir, disait quelquefois Madeleine, d’une bonne demi-heure.

— Là ! je n’ai jamais vu de ma vie des gens comme vous, vraiment, s’écriait Mme Nickleby dans le plus grand étonnement ; jamais de ma vie. Je ne me doutais pas le moins du monde que Nicolas fût en retard. M. Nickleby disait toujours : Catherine, ma chère enfant, c’est de votre pauvre cher papa que je parle, il disait toujours qu’il n’y avait pas de meilleure pendule au monde que l’appétit ; et cependant vous, ma chère demoiselle Bray, ce n’est pas l’appétit qui vous règle. Plût à Dieu que vous en eussiez davantage ; et, j’y pense, pourquoi donc ne vous fait-on pas prendre quelque chose pour vous donner de l’appétit ? Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai entendu dire qu’il n’y a rien qui donne de l’appétit comme deux ou trois douzaines de petits homards anglais, quoique, à vrai dire, cela me paraisse un cercle vicieux : car, enfin, pour les manger, il faut commencer par avoir de l’appétit. Qu’est-ce que je dis donc, des homards ! c’est des huîtres que je voulais dire, mais cela revient au même… je ne m’explique toujours pas comment vous pouvez calculer le retour de Nicolas avec tant de…

— Nous parlions justement de lui dans l’instant, maman ; c’est pour cela que…

— Il me semble, Catherine, que vous ne parlez jamais d’autre chose, et, franchement, je ne comprends pas que vous soyez si indiscrète. Vous avez bien assez d’autres sujets de conversations, peut-être ; et, quand vous savez toute l’importance qu’il y a à distraire Mlle Bray et à la récréer par une causerie intéressante, réellement je trouve extraordinaire que vous soyez toujours à lui carillonner aux oreilles le même dinn dinn, don, don, toujours et toujours. Ma foi ! Catherine, vous êtes une belle garde-malade ; je sais bien que vous ne le faites pas exprès, mais je peux bien dire que, sans moi, je ne sais pas réellement comment le moral de Mlle Bray pourrait se relever ; c’est ce que je dis tous les jours au docteur. Il me dit, de son côté, qu’il ne sait pas comment je fais pour me conserver comme je suis, et la vérité est que je m’étonne moi-même de me soutenir si bien. Ce n’est pas sans peine ; mais, quand je pense à tout ce qui ne peut se passer de moi dans cette maison, je suis bien obligée de faire de mon mieux. Je n’ai pas de mérite à cela : il le faut, et je me résigne. »

Là-dessus, Mme Nickleby prit un fauteuil et, pendant trois grands quarts d’heure, se lança à perte de vue dans une foule de sujets de distraction où il n’y avait guère que son esprit de distrait. Enfin elle se retira pour aller distraire à son tour Nicolas, pendant son souper. Après avoir commencé par lui confier, apparemment pour lui relever aussi le moral, que décidément elle trouvait la malade empirée, elle continua de lui récréer le cœur en lui racontant que Mlle Bray était triste, indolente, abattue, ce qui tenait à ce que Catherine, sottement, ne l’entretenait que de lui et de leurs affaires de famille. Après avoir consolé Nicolas par ces nouvelles encourageantes, elle entra dans le détail de tout ce qu’elle avait eu à faire dans la journée, et ne put s’empêcher de se montrer de temps en temps émue jusqu’aux larmes, en pensant au malheur que ce serait pour sa famille, à laquelle elle était si nécessaire, si elle venait à lui être enlevée.

D’autres fois, quand Nicolas revenait le soir, c’était en compagnie de M. Frank Cheeryble, qui était chargé par ses oncles de venir savoir comment Madeleine avait passé la journée. Dans ces occasions, qui se répétaient très-souvent, Mme Nickleby n’avait garde de s’endormir : d’après certains signes auxquels sa vigilance ne s’était point trompée, elle avait conjecturé finement que M. Frank, avec tout ce bel intérêt de ses oncles pour Madeleine, venait au moins autant pour voir Catherine que pour chercher des nouvelles de la malade au nom des frères Cheeryble ; d’autant plus que ces messieurs étaient en relations journalières avec le docteur ; qu’ils faisaient eux-mêmes de fréquentes visites à la maison, et que tous les matins ils avaient des détails circonstanciés de la bouche même de Nicolas. C’est alors que Mme Nickleby était toute fière ; jamais on n’avait vu femme si grave et si discrète, ni si mystérieuse non plus ; jamais général d’armée n’usa d’une tactique plus savante, et ne combina des plans plus impénétrables qu’elle, pour sonder M. Frank et vérifier ses soupçons. Et, quand elle se crut sûre de son fait, quelle adresse dans ses manœuvres pour l’amener à la choisir pour confidente, et à s’adresser à son intervention charitable ! Mme Nickleby faisait feu de toutes ses batteries pour s’assurer le succès ; elle savait les masquer et les démasquer à propos pour porter le trouble chez l’ennemi. Tantôt, elle était pleine de cordialité gracieuse ; tantôt, de roideur glaciale. Aujourd’hui, on aurait dit qu’elle voulait épancher tous les secrets de son cœur dans le sein de son infortunée victime ; le lendemain, elle le tenait à distance et le recevait avec une réserve calculée, comme si elle venait d’être éclairée d’un rayon de lumière, et qu’en devinant ses intentions, elle eût résolu de les étouffer dans leur germe : comme si elle croyait de son devoir rigoureux d’agir en vrai Spartiate, et de décourager, une fois pour toutes, des espérances qui ne devaient jamais se réaliser. Quelquefois même, quand elle était sûre que Nicolas n’était pas là pour l’entendre, et que Catherine était montée près de son amie pour lui donner des soins empressés, la digne matrone laissait échapper des demi-confidences sur l’intention où elle était d’envoyer sa fille passer trois ou quatre ans en France, ou en Écosse, pour restaurer sa santé altérée par ses dernières fatigues ; ou faire un tour en Amérique, n’importe où, pourvu que ce fût une menace de longue et douloureuse séparation. Ce n’était pas tout : elle alla, une fois, jusqu’à faire entendre, en termes obscurs, que sa fille avait inspiré depuis longtemps une passion au fils d’un de ses anciens voisins, un M. Horace Peltirogus (le jeune gentleman pouvait bien avoir alors à peu près quatre ans), et elle poussa la ruse jusqu’à représenter cette affaire comme un arrangement convenu entre les familles : on n’attendait plus que l’assentiment définitif de sa fille pour la mener à l’autel, et consommer le bonheur ineffable de tout le monde.

Elle était encore dans toute l’ivresse de son orgueil et de sa gloire d’avoir fait jouer cette mine décisive le soir même, avec un succès sans pareil, lorsqu’elle profita d’une occasion où elle se vit seule avec Nicolas, avant d’aller au lit, pour le pressentir sur ce sujet qui occupait toutes ses pensées. Elle ne faisait aucun doute qu’ils ne fussent tous les deux du même avis sur ce point. Elle commença par attaquer la question en faisant sur l’amabilité de M. Frank Cheeryble en général des observations tout à sa louange.

« Vous avez bien raison, ma mère, dit Nicolas, c’est un charmant garçon.

— Et de bonne mine, ce qui ne gâte rien, reprit Mme Nickleby.

— Tout à fait de bonne mine, répondit Nicolas.

— Qu’est-ce que vous dites de son nez, mon cher ? poursuivit Mme Nickleby pour intéresser de plus en plus Nicolas à ce sujet de conversation.

— Que voulez-vous que je dise de son nez ? répéta Nicolas.

— Ah ! répliqua sa mère, je vous demande quel style de nez vous lui trouvez, à quel ordre d’architecture, pour ainsi dire, il appartient, selon vous. Je ne suis pas bien forte sur les nez. Comment appelleriez-vous le sien, grec ou romain ?

— Ma foi ! ma mère, dit Nicolas en riant, autant que je me rappelle, je le rangerais plutôt dans l’ordre composite, l’ordre des nez mixtes. Mais j’avoue que je ne me rappelle pas parfaitement le sien. Pourtant, si cela peut vous être agréable, j’y regarderai de plus près, pour vous en faire part.

— Vous me ferez plaisir, mon cher, dit Mme Nickleby de l’air le plus sérieux du monde.

— Très bien, je n’y manquerai pas. »

Et Nicolas, croyant le sujet épuisé, reprit sa lecture commencée, mais ce n’était pas le compte de Mme Nickleby, et après un moment de réflexion :

« Il vous est très attaché, mon cher fils, » reprit-elle.

Nicolas répondit de bonne humeur, en fermant son livre, qu’il en était bien aise, et fit seulement la remarque que sa mère paraissait déjà bien avant dans la confidence de leur nouvel ami.

« Hem ! dit Mme Nickleby, je n’en sais rien, mais je crois très nécessaire qu’il y ait quelqu’un qui y soit, dans sa confidence, tout à fait nécessaire. »

Encouragés par un regard de curiosité qu’elle surprit chez son fils, et fière de posséder à elle toute seule un secret de cette importance, Mme Nickleby continua d’un ton très animé :

« Vraiment, mon cher Nicolas, je ne comprends pas que cela vous ait échappé, quoique, à vrai dire, il soit certain que, dans une certaine mesure, c’est une des choses qui peuvent sauter aux yeux d’une femme, sans frapper ceux d’un homme, surtout au début. Je ne me flatte pas d’avoir plus de pénétration qu’une autre en pareille matière. Je puis en avoir davantage, c’est à ceux qui me connaissent à le dire, et je crois bien qu’ils le pensent. Mais ce n’est pas à moi à insister là-dessus, ce serait manquer à la modestie, et d’ailleurs cela ne fait rien à la question. »

Nicolas moucha la chandelle, mit ses mains dans ses goussets, se renversa dans son fauteuil, et prit un air de patience douloureuse et de mélancolique résignation.

« Je crois de mon devoir, mon cher Nicolas, reprit sa mère, de vous dire ce que je sais, non seulement parce que vous avez le droit de le connaître aussi, comme tout ce qui se passe dans notre famille, mais parce qu’il dépend de vous de seconder nos vues et de faire réussir la chose ; et il n’est point douteux qu’en pareille circonstance il vaut toujours mieux éclaircir ses doutes plus tôt que plus tard. Or, il y a une foule de moyens que vous pouvez employer : soit en allant faire un petit tour de promenade dans le jardin, soit en montant pour un moment dans votre chambre ; soit en ayant l’air de faire un somme sur votre chaise ; soit en prétextant une affaire que vous aviez oubliée, qui vous appelle dehors pour une heure ou deux, avec Smike. Tout cela paraît bien peu de chose, et peut-être trouvez-vous drôle que j’y attache tant d’importance ; et cependant, mon cher ami, je puis vous assurer (et vous le verrez vous-même un de ces jours, si vous devenez jamais amoureux, comme je l’espère, pourvu que votre prétendue soit une fille honnête et respectable ; d’ailleurs vous êtes incapable de placer votre affection autrement) ; je puis vous assurer que ces petites choses-là ont beaucoup plus d’importance que vous ne pourriez le croire. Si votre pauvre papa était encore de ce monde, il vous dirait lui-même toute la conséquence de laisser seuls le jeune homme avec la demoiselle. Vous sentez bien qu’il ne s’agirait pas de quitter la chambre comme si vous le faisiez exprès, mais comme par pur accident, et vous reviendriez de même. Si vous toussez dans le corridor avant d’ouvrir la porte, ou si vous sifflez sans faire semblant de rien, ou si vous fredonnez un air, et bien d’autres choses de la sorte, pour leur faire entendre que vous arrivez, cela vaut toujours mieux ; parce que, comme de raison, quoiqu’il n’y ait rien de mal dans ces entrevues secrètes, il y a toujours quelque confusion à se voir surpris l’un et l’autre quand on est… quand on est assis sur le sofa, et… une foule de choses. C’est bien ridicule sans doute, mais enfin c’est comme cela. »

Nicolas avait beau regarder sa mère pendant cette longue tirade avec un profond étonnement, qui s’accrut par degrés avec les confidences de Mme Nickleby, elle n’en fut pas troublée le moins du monde : bien au contraire, elle n’y vit que l’admiration inspirée par sa haute expérience des manœuvres antématrimoniales. Aussi, après avoir un moment interrompu le fil de son discours pour remarquer seulement, avec une certaine complaisance, qu’elle savait bien qu’elle allait l’étonner, elle repartit de plus belle pour entrer dans l’exposé des preuves dont les détails étaient des plus incohérents. Enfin, pour le bouquet, elle établit, sans conteste, que M. Frank Cheeryble était passionnément amoureux de Catherine.

« De qui ? cria Nicolas.

— De Catherine, répéta Mme Nickleby.

— Quoi ? notre Catherine ? ma sœur ?

— Bon Dieu ! Nicolas, reprit Mme Nickleby, de quelle Catherine voulez-vous donc que ce soit ? Vous imaginez-vous que j’irais me soucier de tout cela le moins du monde, et y prendre le moindre intérêt s’il s’agissait de toute autre que votre sœur ?

— Mais, ma chère mère, dit Nicolas, assurément ce n’est pas possible.

— Très bien, mon cher ami, répliqua Mme Nickleby avec une grande assurance. Eh bien ! attendez et vous verrez : je ne vous dis que cela. »

Nicolas, jusqu’alors, n’avait jamais un moment arrêté sa pensée sur la possibilité de l’incident dont sa mère venait de lui faire part. Depuis quelque temps, il avait été trop souvent absent de la maison, et trop occupé d’autres soins ; mais, d’ailleurs, ses idées avaient pris un autre cours, et s’il avait remarqué la fréquence des visites de Frank Cheeryble, c’était pour en concevoir le soupçon jaloux qu’apparemment ce jeune homme ressentait pour Madeleine un intérêt de la même nature que celui qu’il éprouvait lui-même. Même en cet instant, quoiqu’il vît bien que les conjectures d’une mère vigilante eussent dans ce cas plus d’apparence que les siennes, et quoiqu’il se rappelât aussitôt une foule de petites circonstances dont la réunion semblait en effet donner raison aux suppositions dont elle se montrait triomphante, il n’était pas encore bien convaincu qu’il ne fallût pas les attribuer simplement à la galanterie inconsidérée d’un jeune homme naturellement aimant, qui ne se serait pas montré moins empressé avec toute autre jeune fille aimable et belle. Du moins il l’espérait encore, et par conséquent il cherchait à se le persuader.

« Je suis tout troublé de ce que vous me dites là, dit-il après un moment de réflexion, quoique j’aime à croire encore que vous vous trompez.

— Je ne vois pas pourquoi vous aimeriez à le croire, dit Mme Nickleby ; je vous avoue que cela me surprend ; mais, dans tous les cas, vous pouvez compter que je ne me trompe pas.

— Et Catherine ?

— Ah ! pour cela, c’est justement, mon cher, le point sur lequel je ne suis pas encore fixée. Pendant cette maladie de Madeleine, elle n’a presque pas quitté son chevet. Jamais on n’a vu deux personnes s’attacher si vivement l’une à l’autre ; et puis, je vais vous l’avouer, Nicolas, je l’ai tenue de temps en temps un peu à l’écart, parce que c’est, selon moi, un excellent moyen pour garder un jeune homme en haleine. Il ne faut pas qu’il soit trop sûr de son fait, vous sentez. »

La pauvre mère disait tout cela avec un tel mélange de joie du cœur et de satisfaction d’amour-propre, qu’on ne saurait dire la peine qu’éprouvait Nicolas d’être obligé de briser ses espérances. Mais il sentait que l’honneur ne lui laissait pas le choix, et que son devoir le commandait impérieusement.

« Ma chère mère, lui dit-il avec douceur, ne voyez-vous pas que, si M. Frank avait en effet une inclination sérieuse pour Catherine, et que nous eussions la faiblesse de l’encourager, nous ferions là une action malhonnête, et que nous jouerions un rôle plein d’ingratitude ? En vous demandant si vous ne le voyez pas, je ne sens que trop qu’en effet vous n’y avez pas pensé ; autrement, vous y auriez mis plus de réserve. Permettez-moi de vous expliquer ma pensée. Vous savez combien nous sommes pauvres. »

Mme Nickleby secoua la tête en disant, à travers ses larmes, que pauvreté n’est pas vice.

« Non, dit Nicolas, et c’est pour cela même qu’il faut puiser dans notre pauvreté un noble orgueil qui nous défende contre toute tentation d’actions mauvaises, contraires à la délicatesse, et nous laisse ce respect de nous-mêmes que l’indigent peut garder à l’égal du plus fier monarque. Songez à tout ce que nous devons aux frères Cheeryble ; rappelez-vous ce qu’ils ont fait, ce qu’ils font tous les jours pour nous avec une générosité et une délicatesse que nous ne payerions pas assez du sacrifice de notre vie même. La belle récompense, pour reconnaître leurs bienfaits, que de permettre à leur neveu, leur unique parent, on peut dire leur fils, pour lequel il serait insensé de supposer qu’ils n’ont pas formé déjà des plans d’établissement dignes de son éducation et de la fortune dont il doit hériter un jour ; de lui permettre d’épouser une jeune fille sans dot et sans espérances ; une jeune fille qui nous tient de si près que personne ne pourra douter que nous ne lui ayons tendu un piège, que c’était une intrigue préméditée, un vil calcul arrêté entre nous trois ! Rendez-vous bien compte de notre position, ma mère. Que diriez-vous, si, ce mariage une fois convenu, les frères Cheeryble, en venant nous faire ici une de ces visites généreuses qui les amènent souvent chez nous, vous aviez à leur confesser la vérité ? vous sentiriez-vous à votre aise ? ne vous reprocheriez-vous pas d’avoir joué un rôle au moins équivoque ? »

La pauvre Mme Nickleby pleurait bien plus encore et se débattait en murmurant, avec moins d’assurance, que M. Frank commencerait par demander d’abord le consentement de ses oncles.

« Je veux bien, dit Nicolas ; c’est une démarche qui le placerait, lui, dans une meilleure situation près d’eux ; mais nous, qui nous laverait de leurs soupçons ? La distance qui nous sépare les uns des autres en serait-elle moins grande ? les avantages que nous avions à gagner dans cette union, qu’on supposerait intéressée, en seraient-ils moins évidents ? Tenez ! ajouta-t-il d’un ton moins sérieux, nous pourrions bien, dans tout ceci, compter sans notre hôte ; je crois, je suis presque sûr que nous sommes dupes de quelque erreur ; mais s’il en était autrement, je connais assez Catherine pour savoir qu’elle pensera là-dessus comme moi : et vous aussi, ma mère, je vous connais assez pour être assuré que vous ferez de même après quelques moments de réflexion. »

À force de représentations et de prières, Nicolas obtint de sa mère la promesse de faire tout son possible pour penser là-dessus comme lui, et que, si M. Frank persévérait dans ses attentions, elle essayerait de le décourager de son mieux, ou qu’au moins elle ne se prêterait en rien à les seconder. Quant à lui, il se décida à ne point en parler à Catherine avant d’être bien convaincu qu’il y eût réellement nécessité de le faire, se réservant d’ailleurs de s’assurer aussi bien que possible, par ses observations personnelles, de l’état exact des choses. C’était penser sagement ; mais un nouveau sujet d’anxiété cruelle vint l’arrêter dans l’exécution de ce plan.

La santé de Smike était devenue alarmante ; l’épuisement de ses forces ne lui permettait plus d’aller d’une chambre à l’autre sans l’appui d’un bras. Sa maigreur et l’altération de ses traits faisaient peine à voir. Le même médecin qu’il avait appelé d’abord l’avertit que la seule et dernière chance d’espérance qui restât de le sauver, c’était de l’éloigner de Londres au plus vite. On lui désigna, comme la résidence la plus favorable, la partie du Devonshire où Nicolas avait été élevé lui-même. Mais on ne lui laissa pas ignorer, avec tous les ménagements qu’on put prendre, que, quelle que fût la personne qui l’y accompagnerait, elle devrait s’attendre à tout, car tous les symptômes d’une consomption rapide s’étaient déclarés, et il était bien possible qu’il n’en revînt jamais.

Les bons frères, qui connaissaient déjà le triste état du pauvre Smike, avaient envoyé Timothée pour assister à la consultation. Le jour même, frère Charles appela Nicolas dans son cabinet et lui dit :

« Mon cher monsieur, il n’y a pas de temps à perdre. Il ne faut pas laisser mourir ce pauvre garçon, sans avoir mis en usage les derniers moyens de lui sauver la vie. Il ne faut pas non plus qu’on le laisse mourir seul, dans un pays où il serait étranger. Emmenez-le demain matin, veillez à ce qu’il ne lui manque aucun des soins que réclame son état, et ne le quittez pas, ne le quittez pas, mon cher monsieur, avant d’avoir reconnu qu’il n’y a plus de danger immédiat. Il y aurait de la cruauté à vous séparer en ce moment l’un de l’autre ; non, non ! Timothée ira vous voir ce soir et vous faire ses adieux… Frère Ned, mon cher ami, M. Nicolas est là pour vous serrer la main avant son départ. M. Nickleby ne sera pas longtemps absent. Ce pauvre garçon va se remettre promptement, très promptement, et alors on trouvera là-bas quelques bonnes gens, quelques honnêtes villageois à qui on pourra le confier, et M. Nickleby ira et viendra de temps en temps, n’est-ce pas, frère Ned ? et il aurait tort de se laisser aller au chagrin ; son ami se remettra promptement, j’en suis sûr, n’est-ce pas, frère Ned, n’est-ce pas ? »

Il est inutile de dire pourquoi Timothée vint le soir même au cottage, et la mission dont il était chargé. Dès le lendemain matin, Nicolas se mit en route avec son camarade défaillant.

Personne, personne, excepté celui qui n’avait jamais trouvé ailleurs que chez les amis réunis à son départ un regard de tendresse ou une parole de pitié, ne pourrait exprimer les angoisses de l’âme, les pensées amères, le chagrin stérile qui empoisonnaient pour lui cette séparation dernière.

« Regardez, criait Nicolas avec vivacité en passant la tête à la portière, regardez, Smike, ils sont encore là tous au coin du sentier. Et tenez ! voici Catherine, cette pauvre Catherine à qui vous disiez que vous n’auriez jamais le courage de dire adieu. La voici qui agite de loin son mouchoir. Ne vous en allez pas sans lui faire quelque signe d’adieu.

— Je ne puis pas, non, cria son compagnon tremblant, en se rejetant en arrière dans la voiture et en se couvrant les yeux. Est-ce que vous la voyez toujours ? Est-ce qu’elle est encore là ?

— Certainement, lui dit Nicolas d’un air sérieux. Tenez ! la voilà qui vous fait encore un salut de la main. Je viens de le lui rendre pour vous. À présent on ne peut plus la voir. Ne vous attendrissez pas comme cela, mon cher ami, vous les reverrez tous encore. »

Smike, à cet encouragement, répondit en élevant ses mains flétries et les joignant avec ferveur : « Dans le ciel, dit-il ; j’adresse humblement cette prière à Dieu ; dans le ciel ! »

Et cette prière avait l’air de sortir du fond d’un cœur brisé à tout jamais.